CHAPITRE : LE DESIR ET LE BONHEUR – Être heureux, est-ce assouvir tous ses désirs ? «D'ailleurs les désirs de l'homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n'est pas à sa portée de tout acquérir.» Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, II. Texte de MOLIERE, Don Juan, Acte I, scène 2. DOM JUAN: « Quoi? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non: la constance n'est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. » [en gras, les citations utiles à savoir] Ce texte montre que le désir est lié à la quête de bonheur et de liberté : Don Juan se sent exister lorsqu’il désire. En même temps, nous remarquons le caractère insatiable de ce désir : il s’éteint dès qu’il atteint son objet : « il n’y a plus rien à dire ni à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini ». Le désir assouvi plonge Don Juan dans le sommeil. Son désir se porte alors sur un autre objet, indéfiniment. Or, cet aspect dévorant est-il source de souffrance ou au contraire source d’affirmation ? Définition de désir : Le désir est une tendance consciente d’elle-même, dirigée vers une fin (un but) conçue ou imaginée. ». Une tendance désigne une force orientée vers un but. Le désir désigne ainsi tout mouvement qui nous porte à rechercher la jouissance ou la possession d’un objet. Etymologie : Désir vient du latin desidare, « regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose ». Le désir est donc lié à une absence. Nous retrouvons le terme sidus, « étoile », « astre ». Ce que nous désirons est lointain, inatteignable. La multiplicité du désir : Le désir paraît avoir des formes diverses comme l’amour, la soif, la volupté, la cupidité, la curiosité, le souhait, l‘envie: le désir est une « bête multiforme et polycéphale » disait Platon, dans la République, une hydre aux mille têtes qu‘aucune définition ne paraît pouvoir épuiser. Distinctions conceptuelles: Le désir s’oppose ainsi aux notions suivantes: Du besoin: tendance de l’organisme, purement physiologique. Le désir, contrairement au besoin, est spirituel. De l’instinct: tendance innée. Contrairement à l‘instinct animal qui se caractérise par un comportement spécifique, irréfléchi et immuable, le désir humain possède un caractère historique, c’est à dire qu’il évolue sans cesse. Comme le souligne Rousseau, l’homme est cet animal sans instinct qui peut se métamorphoser en vertu de sa perfectibilité. Du fantasme : mise en scène imaginaire, consciente ou inconsciente, par laquelle le sujet exprime et satisfait un désir plus ou moins refoulé. De la pulsion: chez Freud, processus dynamique, issu de l’inconscient, et consistant en une poussée, une force, faisant tendre l’organisme vers un but, de manière à supprimer un état de tension organique. Le désir, par opposition à la pulsion, est conscient. De l’acte volontaire, lequel suppose réflexion, délibération, décision. Le désir semble constituer le premier niveau de l’activité volontaire, sans atteindre le degré de rationalité de celle-ci. De la passion: du latin « patior », « souffrir », « pâtir », « subir »; au 17ème siècle (cf. Descartes), les passions désignent tous les phénomènes passifs de l’âme. À partir du 18ème siècle, la passion est comprise comme une tendance d’une certaine durée, accompagnée d’états affectifs et intellectuels assez puissante pour dominer la vie de l’esprit. La passion est ainsi devenue une inclination non maîtrisable, conduisant à une rupture de l’état psychologique. Chez Hegel, plus particulièrement, la passion devient la force qui nous pousse à agir: « Rien de grand n’a jamais été accompli ni ne saurait s’accomplir sans les passions » (Hegel, Philosophie de l‘esprit). Contrairement au désir, la passion marquerait le moment où un désir ponctuel et passager est devenu capable d’influencer l’ensemble de la vie psychique. De l’amour : l’amour est désir d’un autre homme. 1 Définition de bonheur : Etat de complète satisfaction (de « bon » et « heur », qui vient du latin augurium, présage, chance, le bonheur est donc lié à l’idée de chance). Cet état est durable. Distinctions conceptuelles : Le bonheur se distingue : De la joie, état de satisfaction intense, et du plaisir, sensation agréable, qui sont toutes deux des émotions éphémères, toujours liées à un objet particulier De la béatitude : état de plénitude et de bonheur parfait (dans la théologie chrétienne, état de bonheur absolu et éternel auquel accéderont les justes dans l’autre monde). Problématique : Par définition, le désir est un manque, tandis que le bonheur désigne un état de plénitude, où rien ne manque. Il semble donc que le bonheur exige que tous nos désirs soient comblés. Mais, être heureux, est-ce assouvir tous ses désirs ? 1) Le fait de désirer n’est-il pas l’expression d’un manque, d’une imperfection ? 2) Ne désirons-nous que le bonheur ? 3) Faut-il éliminer les désirs ? I. DESIRER : UNE SOURCE DE SOUFFRANCE OU DE BONHEUR ? Dans cette première partie du cours, nous étudierons la nature du désir. Quelle est la spécificité du désir par rapport à toute autre forme de tendance ? D’un côté, le désir serait la manifestation de notre insertion dans la nature, dont témoigne notre corps, ses tendances et ses besoins, pulsions ou instincts ; mais il est aussi le signe de notre singularité d’humain : le désir fait intervenir l’imagination, l’intellect, et nous emporte plus loin que notre corps. En quoi le désir est-il spécifiquement humain ? Nous verrons que c’est parce que l’homme est un sujet qu’il a des désirs. 1/ Le besoin est naturel quand le désir est culturel: Le désir est souvent défini par différence avec le besoin : le besoin serait naturel, nécessaire, limité, tandis que le désir serait artificiel, superflu, illimité. Des privations différentes : Autrement dit, on ne peut se passer de nos besoins, alors qu’on peut réprimer nos désirs. Nous pouvons remarquer que la privation d’un besoin et celle d’un désir s’opposent: la carence, qui désigne un besoin non satisfait diffère de la frustration, qui exprime un désir non satisfait. Artificiel : Le désir est artificiel, autrement dit, il relève de l’acquis et non de l’inné. Sa dimension culturelle s’observe dans sa variabilité historique et géographique. Limité : Le besoin est limité, parce qu’une fois comblé, il disparaît (provisoirement). Le désir, lui, est insatiable (cf. Don Juan). A peine satisfait, le désir renaît, se porte sur un nouvel objet. Le désir est spirituel : On dit encore que le corps a des besoins tandis que l’âme a des désirs. Le désir est ainsi une notion qui implique la subjectivité. Le besoin, au contraire, est une réalité naturelle, qui enracine l’homme dans son corps et dans une nature animale. Il est la traduction psychique d’un déséquilibre physique. Le désir, lui, s’il prend souvent sa source dans le besoin, relève d’une construction intellectuelle. À partir de quand un besoin devient-il un désir? Le désir n’est-il que le prolongement du besoin, son expression humaine, ou bien le désir recèle-t-il une différence irréductible? Entre besoin et désir, y a-t-il continuité ou discontinuité? Désir et conscience du temps : Besoin et désir sont irréductibles car le désir suppose la conscience du temps, quand le besoin s’enracine dans l’instinct et dans l’immédiateté. Or l’homme possède ce que Hegel appelle une « double existence ». Grâce à sa conscience, l’homme est capable d’accéder au temps alors que les animaux vivent dans un instant éternel. La conscience humaine est mémoire nous disait Locke. C’est parce qu’il possède une mémoire, il peut entretenir le souvenir d’un objet, le désirer dans l’avenir. DESCARTES dans Les Passions de l’âme, article 86, définit ainsi le désir : « La passion du désir est une agitation de l’âme causée par les esprits qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être convenables. Ainsi on ne désire pas seulement la présence du bien absent, mais aussi la conservation du présent, et de plus l’absence du mal, tant de celui qu’on a déjà que de celui qu’on croit pouvoir recevoir au temps à venir. » Le désir est corporel : Le désir est une « passion », autrement dit, il est quelque chose qui est subi par l’âme et qui prend sa source dans le corps (au contraire d’une action, où c’est l’âme qui dirige le corps). Les « esprits » dont parle ici Descartes sont les esprits animaux qui circulent dans notre corps, et qui permettent la communication entre l’âme et le corps : dans le cas d’une passion, ce sont les esprits animaux qui atteignent la glande pinéale et qui lui transmettent une passion qui vient du corps. Désir et conscience : Mais s’il provient du corps, le désir exige la conscience du temps : c’est « vouloir pour l’avenir » quelque chose. Le désir renvoie toujours à notre présent (le bien que nous n’avons pas, le mal que nous avons) et suppose la capacité de se projeter dans le futur. Autre définition (Spinoza) : L’importance de la dimension consciente dans la caractérisation du désir se retrouve chez Spinoza lorsqu’il définit le désir comme « l’appétit accompagné de la conscience de lui-même » (Ethique, III, scolie de la proposition 9). Prolongement [LE BONHEUR] : PASCAL, Les Pensées : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous, blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu'il nous afflige et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; 2 et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Le divertissement : Dans ce texte, Pascal tire une conséquence de cette conscience humaine du temps : la tendance au divertissement. L’homme ne sait pas profiter du temps présent, il passe son temps à regretter le passé ou à anticiper l’avenir. Il s’étourdit avec de multiples activités pour fuir ce présent : c’est ce qu’il appelle le divertissement (qui n’a plus ici le sens ordinaire de « loisir »). Or, le temps présent est « le seul qui nous appartient », et le seul qui puisse nous apporter la plénitude. Le divertissement nous éloigne du bonheur : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. » La fuite du présent : « Nous ne tenons jamais au temps présent » observe Pascal ; Si nous fuyons le présent, c’est pour deux raisons : soit « il nous afflige », et alors nous voulons le voir cesser ; soit « il nous est agréable », et alors la conscience de son caractère éphémère nous empêche d’en profiter. « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Les désirs, ennemis du bonheur : Ainsi, nous voyons que nos désirs participent à cette fuite du moment présent, et nous conduisent à « [errer] dans les temps qui ne sont pas nôtres ». Les désirs semblent ainsi s’opposer au bonheur. [Pour approfondir : objection : même un besoin est culturel : tout besoin n’est-il pas aussi une construction artificielle ? MARX, Travail salarié et capital « Qu’une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement, on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’élever à côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n’être plus qu’une hutte. C’est une preuve que le propriétaire de la petite maison ne peut désormais prétendre à rien, ou à si peu que rien ; elle aura beau se dresser vers le ciel tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, plus insatisfaits, plus à l’étroit entre leur quatre murs, car elle restera toujours petite, si le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes … Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Etant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature. » La relativité des désirs : Lorsque Marx affirme : « étant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature », il souligne la dimension sociale du besoin. L’homme est constitutivement un être social. Le besoin ne peut être défini que dans une société déterminée qui conditionne l’individu à ressentir tel ou tel besoin. Besoin et reconnaissance : Ici, le besoin n’a pas pour but une satisfaction physiologique mais une reconnaissance de soi par autrui. Le besoin est ici défini comme un manque par comparaison avec autrui. Va l’attirer et être éprouvé comme privation intolérable ce qui est possédé par l’autre, perçu comme socialement supérieur. De là le caractère inépuisable des besoins humains. Nous atteignons une caractéristique essentielle du désir humain : il est désir d’un autre désir ] Conclusion : Désir et besoin s’opposent, comme la culture et la nature s’opposent. Le désir, contrairement au besoin, est une construction de notre conscience (qui peut éventuellement prend sa source dans un besoin). Le désir suppose en effet la capacité de se représenter le temps. Par conséquent, les désirs humains subissent une évolution historique et dépendent de la culture dans laquelle nous vivons. Il peut être un obstacle au bonheur, en ce qu’il nous empêche de goûter au présent. 2/ Le désir comme manque : Le désir possède une structure négative: le désir prend la forme du manque. L’étymologie nous l’indique : désir vient de « desiderium », de « sidus », étoile, qui signifie « regret d’un astre perdu ». Le désir est la marque de la finitude humaine: Quel que soit l’objet de mon désir, le désir est manque de cet objet vers lequel il me porte. citation: DESCARTES, Méditation métaphysique, III: « Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire, c’est à dire qu’il me manque quelque chose, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature? » Le désir comme manque d’être et le doute comme manque de connaissance valent pour signe de l’existence de Dieu. C’est la marque de notre nature finie, de notre défaut, de notre « misère » et de notre imperfection. Texte: PLATON, Le Banquet: « Le mythe d’Aristophane » L’ouvrage : Le Banquet est un dialogue de Platon qui se déroule pendant un banquet organisé par Agathon, qui vient de remporter le 1er prix de tragédie, et qui a pour objet de caractériser ce qu’est l’amour. Chacun des convives du banquet doit faire l’éloge d’Éros, dieu de l’amour. Pour Platon, l’amour équivaut au désir. Aristophane, un des invités, propose une définition du désir : le désir est manque de son objet, c’est à dire qu‘il est désir de quelque chose qu‘on ne possède pas. « Ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour. » Pour illustrer cela, Aristophane, un convive du banquet, raconte un mythe (connu sous le nom mythe d’Aristophane): Les hommes primitifs : A l’origine, l’humanité était composée de 3 genres: masculin, féminin, androgyne. Leurs corps est rond, ils ont 4 jambes, 4 bras, deux visages. L’orgueil de ces hommes : Ces hommes primitifs entreprennent de s’attaquer aux dieux. Zeus, pour les punir, décide de les couper en deux. Les dieux tenaient à garder en vie les hommes pour qu’ils continuent à les honorer de leurs sacrifices. Apollon s’occupe de cette opération, dont le nombril est la cicatrice. Depuis cette coupure, qui a donné l’homme tel que nous le connaissons maintenant, chacun recherche sa moitié perdue. Le désir est donc un châtiment humain destiné à expier l’orgueil humain. Apparition de l’homme actuel : Mais les hommes, qui n’aspiraient qu’à retrouver leur moitié, mourraient de faim et d’inaction. Zeus, pris de pitié, inventa l’amour et l’enfantement, de façon à ce que les hommes puissent connaître des périodes de satiété momentanées pendant lesquelles ils puissent travailler sans être tiraillés par le désir. Cela explique que les 3 sortes d’amour (homme/homme, femme/femme et homme/femme) soient possibles. 3 L’amour exprime la nostalgie de l’unité perdue de l‘homme, ainsi que le désir de ne plus faire qu‘un. Le désir de l’impossible et de l’interdit : Ainsi s’explique chez l’homme sa tendance à désirer l’impossible et l’interdit, car l’impossible est ce qui, par définition, lui manquera toujours (exemple : Orphée et la quête d’Eurydice). Conclusion : Contrairement au besoin, le désir est par nature manque. Il est toujours désir de ce que nous n’avons pas. Par là, le désir nous expose à l’altérité, à ce qui nous est extérieur. Transition : Le problème d’une telle caractérisation du désir est qu’elle ne rend pas compte de la variabilité de nos désirs et de leur plasticité. 3/ Désir et imagination : Le désir est construit par l’imagination : L’imagination est la faculté qu’a la pensée de se représenter des objets absents. Son rôle dans l’élaboration et l’entretien du désir s’avère ainsi considérable. Texte [LE BONHEUR] : ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, 1761 « Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n'est pas un état d'homme; vivre ainsi c'est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable. » Le rôle de l’imagination : L’imagination est ici décrite comme « une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire ». En effet, l’imagination nous permet d’avoir « en esprit » l’objet de notre désir, et permet donc d’entretenir ce désir. Supériorité de l’imaginaire sur le réel : Mais la conséquence de cette jouissance imaginaire de l’objet du désir est qu’elle est toujours supérieure à la jouissance réelle de celui-ci. En effet, l’imagination le « modifie », l’« embellit », le « pare », même si c’est une illusion. Pour Rousseau, « le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité », « il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas ». Désir et bonheur : Par conséquent, c’est le désir, et non la jouissance qui nous rend heureux : l’homme qui pourrait tout obtenir serait, aux dires de Rousseau, le plus malheureux des hommes. [Pour approfondir : le désir, moteur de l’activité humaine : LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1704). « L’inquiétude (uneasiness) qu’un homme ressent en lui-même pour l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir (desire), qui est plus ou moins grand selon que cette inquiétude est plus ou moins ardente (…) L’inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes. Car quelque bien qu’on propose à l’homme, si l’absence de ce bien n’est suivie d’aucun déplaisir, ni d’aucune douleur, et que celui qui en est privé, puisse être content et à son aise sans le posséder, il ne s’avise pas de le désirer, et moins encore de faire des efforts pour en jouir. Il ne sent pour cette espèce de bien qu’une pure velléité, terme qu’on emploie pour signifier le plus bas degré du désir, et ce qui approche le plus de cet état où se trouve l’âme à l’égard d’une chose qui lui est tout à fait indifférente, et qu’elle ne désire en aucune manière, lorsque le déplaisir que cause l’absence d’une chose est si peu considérable, et si mince, pour ainsi dire, qu’il ne porte celui qui en est privé qu’à de faibles souhaits sans se mettre autrement en peine d’en rechercher la possession. Le désir est encore éteint ou ralenti par l’opinion où l’on est, que le bien souhaité ne peut être obtenu, à proportion que l’inquiétude de l’âme est dissipée, ou diminuée par cette considération. » Définition du désir : Dans ce texte, Leibniz identifie désir et inquiétude : « L’inquiétude (ou uneasiness en anglais) qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. » Le moteur de notre activité : Or, poursuit Leibniz, « l’inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l’industrie et l’activité des hommes », c’est-à-dire que l’état de tension intérieure dans lequel nous plonge le désir est le moteur de notre action. Si l’absence d’un objet n’engendre pas de souffrance, alors nous ne ferons rien pour l’obtenir ; tout au plus aurons-nous une « velléité » d’avoir cet objet, mais nous ne nous donnerons pas les moyens pour le posséder. Autre citation : Nous pouvons reprocher la position de Leibniz de celle de Rousseau : « Quoi qu'en disent les moralistes, l'entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d'un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi. C'est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir. » Sur l'origine de l'inégalité, 1755.] Conclusion : Si le désir porte sur ce qui nous manque, c’est parce que « l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède ». Seul ce que nous n’avons pas est magnifié par l’imagination. C’est aussi ce que disait Proust dans Les Plaisirs et les Jours, 1896 : « Le désir fleurit, la possession flétrit toutes les choses. » Le désir est à la fois source de souffrance (car il témoigne d’un manque) et de bonheur (c’est le fait de désirer, non de posséder qui rend heureux). Transition : Le désir entretient une relation ambigüe avec son objet : comme le remarque Montaigne, « nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie, nous l’abandonner tout à fait, c’est nous en engendrer mépris ». Si les désirs portent sur ce que nous n’avons pas, l’absence suffit-elle à rendre un objet désirable ? Qu’est-ce qui explique que je désire tel objet plutôt que tel autre ? 4 II. NE DESIRONS-NOUS QUE LE BONHEUR ? Quel est l’objet de mon désir ? L’objet que je désire est-il naturellement désirable, ou bien est-ce ma subjectivité qui lui attribue ce caractère désirable ? 1/ Tous les hommes désirent d’être heureux : L’homme désire le souverain bien : La tradition grecque considère que l’homme désire un objet par nature désirable. ARISTOTE, dans l’Ethique à Nicomaque, livre I observe que tous les hommes désirent être heureux. Le souverain bien : Le bonheur constitue le Souverain Bien, car il est recherché comme une fin absolue et non relative. Les biens particuliers : Chaque activité particulière tend vers quelque bien: la médecine vers la santé, l’art militaire vers la victoire, l’art financier vers la richesse. La fin la plus haute : Ces biens, cependant, ne sont pas poursuivis pour eux-mêmes, mais seulement comme des moyens en vue d’une fin plus haute qui est le bonheur. Toutes les fins particulières se subordonnent à cette fin suprême unique qui n’est pas un moyen en vue d’une fin ultérieure, mais qui est recherchée en elle-même et pour elle-même. Nous désirons être heureux pour être heureux. [Pour approfondir [LE BONHEUR] : Les trois modèles de vie : Mais qu’est-ce qu’une vie heureuse? Aristote définit trois types de vie, et trois idéaux de bonheur : La vie de jouissance, propre à la foule. Le but d’une telle vie est le plaisir. Selon Aristote, chaque être vivant possède une hexis, une vertu propre, et l’excellence pour chacun consiste à remplir au mieux la fonction qui convient à sa nature. Or, une vie sensitive ne nous distingue en rien des bêtes qui éprouvent comme nous les sensations de plaisir et de peine. Une vie de plaisir ne nous permet pas de nous accomplir comme humain. Le plaisir ne doit pas être la fin dernière de nos activités, mais une fin surajoutée qui les couronne lorsqu’elles sont menées à bien. Le plaisir, trop éphémère, ne peut constituer le bien suprême. La vie politique, à laquelle aspirent surtout les gens cultivés soucieux de l’honneur. C’est l’idéal timocratique. Mais « l’honneur apparaît une chose trop superficielle pour être l’objet recherché. » selon Aristote. Il met l’homme à la merci de l’opinion inconstante de la foule. Un bien qui ne dépend pas de nous et qui peut être ravi selon les caprices de la fortune n’est pas un bien véritable. De même, la richesse n’est qu’un moyen utile en vue d’une fin. C’est un bien relatif et périssable, qui n’est pas à l’abri des revers de fortune. Honneur et richesse ne peuvent être le bien suprême. [LA DEMONSTRATION] La vie contemplative prisée par les sages. Selon Aristote, la contemplation est la fin suprême de l’existence humaine. La vie contemplative est supérieure en dignité à la vie active, tournée vers les affaires humaines. Seule la philosophie est à même de procurer la vie heureuse. Aristote définit la sagesse au livre VII de l’Ethique à Nicomaque: « La sagesse sera la plus achevée des formes du savoir. Le sage doit non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes. La sagesse sera ainsi à la fois raison intuitive et science, science munie en quelque sorte d’une tête et portant sur les réalités les plus hautes. » Définition de la science : La science est pour Aristote un ensemble de connaissances destinées à expliquer les phénomènes en les rattachant à leurs causes et fondées sur des démonstrations. Or, une démonstration consiste à tirer des conclusions à partir de principes admis et indémontrables. Elle est imparfaite, car elle repose sur des principes dont on ne rend pas raison. Définition de la philosophie : La philosophie, elle, s’attache aux fondements des principes et s’efforce de contempler les causes premières. Elle sera donc science, car elle s’appuie elle aussi sur des démonstrations, et raison intuitive, car elle saisit immédiatement les principes. La philosophie est métaphysique, « science de l’être en tant qu’être », science qui détermine l’existence d’un principe suprême, cause de l’être et de son mouvement. Sa tâche essentielle consiste à élever l’intellect vers des objets d’une réalité supérieure à l’homme, à savoir les astres dont les révolutions constantes et régulières offrent un modèle de nécessité, pour le tourner enfin vers la contemplation du « premier moteur », substance première. La vie prudente ou vie « mixte » (politique + contemplation) : mais, la vie contemplative semble inaccessible aux hommes: « une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine, car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous » nous dit Aristote. À côté de cette vie contemplative, il existe un autre type de sagesse, elle typiquement humaine, symbolisée par la prudence. La prudence, phronésis, est cette vertu intellectuelle qui est le propre des hommes capables de délibérer correctement sur ce qu’ils doivent faire. La prudence est la sagesse de la vie politique. Le prudent est celui qui voit et qui prévoit ce qui lui est profitable. La prudence est la qualité d’adaptation aux circonstances, contrairement à une sagesse immuable et universelle. La prudence est une vertu à caractère humain et, à ce titre, elle ne peut prétendre l’emporter sur une sagesse à caractère divin. Aristote préconise donc un genre de vie mixte qui réconcilie la vie politique et la vie contemplative.] Conclusion : nous désirons ce qui est suprêmement désirable, le Souverain Bien, autrement dit le Bonheur. Transition : mais si la vie contemplative est un idéal très difficile à atteindre, il semble que l’objet du désir porte moins sur le Souverain Bien que sur un bien à la portée des humains. Reste à déterminer un tel bien. 2/ Nous estimons ce que nous désirons, et non l’inverse : Le désir source de valeur : SPINOZA, dans la 3ème partie de l’Ethique, plus précisément dans le scolie de la proposition 9, procède donc à une révolution axiologique en invalidant la thèse d’une objectivité absolue des valeurs: les choses ne sont pas bonnes en elles-mêmes mais relativement à notre désir. Selon Spinoza, c’est donc le désir qui est à l’origine de la valeur que nous attribuons à la chose. Les choses ne sont pas désirées parce qu’elles sont bonnes, mais parce que nous les désirons : nous « ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons 5 bonne ; mais au contraire, nous jugeons qu’un chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. » [Pour approfondir : Critique de l’illusion finaliste [LA LIBERTE] : Ce renversement de perspective est à rattacher à la critique de l’illusion finaliste mise en œuvre par Spinoza dans la préface de la 4ème partie de l’Ethique les hommes croient généralement que leurs appétits sont les effets de la représentation d’un but et qu’ils désirent une chose parce qu’ils la jugent bonnes. Ainsi, les hommes dissocient leur désir de la fin (ou but) de celui-ci. L’exemple de cette illusion, l’habitation : Spinoza donne l’exemple de l’habitation : ordinairement, nous pensons que nous construisons une maison afin de l’habiter, l’habitation étant la cause finale de cette maison. En réalité, le fait d’habiter une maison n’est pas la cause première de la maison. C’est parce que je désire une existence confortable que je juge qu’habiter une maison est une bonne chose et que je construis la maison. C’est mon désir de confort qui est cause de la maison, et non la perspective de l’habiter. Ce n’est pas la représentation du but qui nous pousse à agir, mais notre désir (qui a fait que nous avons jugé ce but convenable pour satisfaire notre désir). Exemple de la musique : Autre exemple donné par Spinoza : la musique peut dans le même temps: « bonne pour le mélancolique », « mauvaise pour qui éprouve de la peine », « ni bonne ni mauvaise pour le sourd. » La cause de l’illusion finaliste : Mais à quoi est due une telle illusion? La clé du mécanisme de cette illusion réside dans le fait que les hommes sont conscients de leurs désirs, mais inconscients des causes qui déterminent ces désirs. Les hommes ont bien conscience de leurs désirs, mais ils pensent que ces désirs sont produits par des objets extérieurs attrayants ou repoussants. En revanche, les causes réelles qui les déterminent ne sont pas directement perceptibles. Les hommes nourrissent de ce fait l’illusion qu’il existe un objet désirable en soi, qui préexistent à sa réalisation, qui exerce un attrait sur eux et qui incline plus ou moins fortement leur volonté, laquelle en dernière instance est toujours libre de céder ou de refuser. En réalité les hommes ignorent la cause véritable qui détermine leurs aspirations et leurs actes. Telle est la raison pour laquelle les hommes se croient libres : « Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. » dit Spinoza dans sa célèbre Lettre à Schuller, 1674. L’illusion est le fruit d’une conscience partielle qui se croit tout connaître.] Le désir, essence de l’homme : SPINOZA, Ethique, III, définition I « Le désir est l'essence même de l'homme en tant qu'elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle. Explication : Nous avons dit plus haut, dans le scolie de la proposition 9, que le désir est l'appétit avec la conscience de luimême; et que l'appétit est l'essence même de l'homme en tant qu'elle est déterminée à faire les choses servant à sa conservation. Mais j'ai fait observer dans ce même scolie que je ne reconnais, en réalité, aucune différence entre l'appétit de l'homme et le désir. Que l'homme en effet, ait ou n'ait pas conscience de son appétit, cet appétit n'en demeure pas moins le même; et ainsi, pour ne pas avoir l'air de faire une tautologie, je n'ai pas voulu expliquer le désir par l'appétit, mais je me suis appliqué à le définir de façon à y comprendre tous les efforts de la nature humaine que nous désignons par les mots d'appétit, de volonté, de désir, ou d'impulsion. Je pouvais dire que le désir est l'essence même de l'homme en tant qu'elle conçue comme déterminée à faire quelque chose, mais il ne suivra de cette définition que l'âme pût avoir conscience de son désir ou de son appétit. Donc, pour que la cause de cette conscience fût enveloppée dans ma définition, il m'a été nécessaire d'ajouter, en tant qu'elle est déterminée par une affection donnée en elle, etc. Car par une affection de l'essence de l'homme, nous entendons toute disposition de cette essence, qu'elle soit innée ou acquise, qu'elle se conçoive par le seul attribut de la pensée ou par le seul attribut de la l'étendue, ou enfin se rapporte à la fois aux deux. J'entends donc par le mot de désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l'homme, lesquels varient selon la disposition variable d'un même homme et s'opposent si bien les uns aux autres que l'homme est traîné en divers sens et ne sait où se tourner. » Tous les désirs relèvent d’un seul désir : Tous mes désirs ne sont que des modalités du désir premier de se conserver et de persévérer dans mon être : si je désire une existence confortable, c’est que j’ai le désir de « rechercher l’utile qui m’est propre ». Le désir est l’essence de l’homme : Spinoza définit ainsi le désir comme conatus, ou « effort pour persévérer dans son être ». La « persévérance dans son être » ou conatus est comme une espèce d’instinct de survie, mais c’est aussi la réalisation de soi, de son potentiel : c’est pourquoi le conatus selon Spinoza exprime l’essence d’une chose, et que le désir est l’essence de l’homme (Ethique, III, définition I). Positivité du désir : Le désir chez Spinoza est ainsi une force créatrice, positive, et non un manque comme chez Platon. Ceci explique pourquoi Spinoza ne condamne pas les désirs : Spinoza estime que la joie permet à l’homme de s’affirmer davantage, augmente sa force, quand la tristesse la diminue. Limiter les désirs risque de conduire à la tristesse, à condition toutefois de distinguer mes vrais désirs, qui émanent de ma personne, et les désirs qui sont imposés de l’extérieur. Conclusion : Spinoza abolit la distinction radicale entre le sujet désirant et l’objet désiré. Le désir, défini comme conatus, ou effort pour persévérer dans son être. L’homme est par essence désir. Tous mes désirs particuliers ne sont que des modes d’expression de ce désir premier de persévérer dans mon être. Tout désir est au fond désir de soi, désir de se réaliser. Transition : Ne désirer que soi-même, n’est-ce pas s’exposer au solipsisme ? Peut-on réellement se réaliser sans autrui ? Le désir de soi n’est-il pas aussi dans une certaine mesure désir des autres hommes ? 3/ Le mimétisme des désirs : Et si le désirable n’était ni dans l’objet, ni dans le sujet, mais dans un autre sujet ? La Rochefoucauld observait d’ailleurs : « Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour. »(Réflexions ou sentences et maximes morales). Tout désir est désir de désir : Alexandre KOJEVE, Introduction à la lecture de Hegel, (1947) 6 « Le Désir humain, ou mieux encore : anthropogène, constituant un individu libre et historique conscient de son individualité, de sa liberté, de son histoire, et, finalement de son historicité -- le Désir anthropogène diffère donc du Désir animal (constituant un être naturel, seulement vivant et n’ayant qu’un sentiment de sa vie) par le fait qu’il porte non pas sur un objet réel, « positif », donné, mais sur un autre Désir. Ainsi, dans le rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le Désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps, mais le désir de l’autre, s’il veut « posséder » ou « assimiler » le Désir pris en tant que Désir, c’està-dire s’il veut être « désiré » ou « aimé » ou bien encore « reconnu » dans sa valeur humaine, dans sa réalité d’individu humain. De même, le Désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le Désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile au point de vue biologique (tel qu’une décoration ou le drapeau de l’ennemi) peut être désiré parce qu’il fait l’objet d’autres désirs. Un tel Désir ne peut-être qu’un Désir humain, et la réalité humaine en tant que différente de la réalité animale ne se crée que par l’action qui satisfait de tels Désirs : l’histoire humaine est l’histoire des Désirs désirés. […] L’homme s’avère humain en risquant sa vie pour satisfaire son désir humain, c’est à dire son Désir qui porte sur un autre Désir. Or désirer un désir c’est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par ce Désir. Car sans cette substitution on désirerait la valeur, l’objet du désir, et non le Désir lui-même. Désirer le Désir d’un autre, c’est donc en dernière analyse désirer que la valeur que je représente soit la valeur désirée par cet autre : je veux qu’il reconnaisse ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me reconnaisse comme une valeur autonome, c’est à dire qui suffit à former en elle même et par elle-même une valeur désirable. Ainsi tout Désir anthropogène, générateur de la conscience de soi est en fin de compte fonction de la reconnaissance. Et le risque de la vie est en ce sens fonction de ce Désir. » Nous désirons les mêmes objets : Comment expliquer la tendance des hommes à désirer les mêmes objets, s’ils ne font que réaliser leur essence propre ? Nous désirons ce qu’autrui désire : Le désir humain porte non pas sur un objet, mais sur un autre désir : « Le Désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le Désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent. » Nous ne désirons pas un objet parce qu’il est bon de le désirer (c’est le point de vue d’Aristote dans le premier livre de L’Ethique à Nicomaque, un objet est désirable parce qu’il est bon en lui-même), mais parce que les autres le désirent. Ainsi s’explique le mimétisme des désirs et leur convergence sur des objets similaires (pensons au phénomène de la mode). Le désir de reconnaissance : Plus profondément, nos désirs portent sur les désirs des autres hommes parce que nous voulons que notre valeur soit reconnue par les autres. Ici, Kojève fait référence à la célèbre « dialectique du maître et de l’esclave » de HEGEL, Phénoménologie de l’esprit. [Pour approfondir : HEGEL, Phénoménologie de l’esprit Dans cet ouvrage, Hegel décrit l’évolution de la conscience humaine au cours de l’histoire : au début pure sensation, elle devient peu à peu savoir. La « dialectique du maître et de l’esclave » est le récit imagé par lequel Hegel illustre le passage de la conscience (spontanée) à la conscience de soi. La conscience : Avant la rencontre avec autrui, la conscience que l’on a de soi reste vague et n’est pas une véritable conscience de soi, mais un sentiment de soi, un sentiment portant sur sa propre existence comme sujet. Mais ce sentiment n’est qu’une certitude (c’est-à-dire une croyance), non une vérité (correspondance de cette croyance à la réalité). - Conscience de soi et désir : Pour parvenir à la vérité, la conscience va devoir accéder à un niveau supérieur, celui de la conscience de soi. Hegel va se demander comment l'homme peut être amené à dire «je», et ce qui va l'arracher à la nature et déclencher le processus historique). Il affirme que seul l'homme a la conscience de soi, à laquelle ni la pierre, ni la plante, ni l'animal ne sauraient parvenir. o Le désir destructeur : L'animal, dont le désir strictement biologique détruit le donné naturel (par exemple, lorsqu'il se nourrit de la végétation d'un territoire), dépend de l'objet de son besoin, même s'il le dévore. Le besoin animal est aliéné à son objet: il porte sur un être donné, réel; o Le désir de reconnaissance : Le désir humain ne porte pas sur un être donné, comme dans le cas du simple vivant, mais sur un autre désir: le désir sera d’être reconnu par un autre. La conscience veut qu'une autre conscience la reconnaisse comme conscience sinon elle n'est pas pleinement conscience de soi.. La conscience et la mort : Or, qu’est-ce qui peut être la marque de la conscience ? Le fait de ne pas craindre la mort. Cela montre qu’on est au-dessus de la nature, des instincts, du biologique, du besoin. C’est en dominant sa peur de mourir qu’on prouve son humanité. Le « choc des consciences » et instauration d’un rapport maître-esclave : Il y a donc « lutte à mort » entre les deux consciences pour la reconnaissance. Mais il ne faut pas que la mort advienne à l’une des deux consciences, car alors elles auraient toutes les deux échoué leur tentative pour être reconnues comme la conscience. La lutte doit se résoudre en un vainqueur et un vaincu : sera le maître celui qui n’a pas eu peur de la mort. Il manifeste son humanité et sa supériorité sur le monde de la nécessité, sur le monde naturel. L’esclave est celui qui préfère se soumettre que mourir, celui chez qui le besoin de vivre prime sur le désir d’être reconnu. Dès lors l’esclave va travailler pour le maître. Le renversement de la dialectique : liberté de l’esclave et servitude du maître : Or, dit Hegel, le porteur de la continuation de l'histoire n'est pas le maître mais bien l'esclave. L'esclave peut se libérer parce qu'il travaille. Le maître, lui, dépend de l'esclave pour satisfaire ses besoins (voir le cours sur le travail).] Conclusion : La spécificité du désir est qu’il est toujours désir d’un autre désir, et non désir d’un objet extérieur à nous. Transition : Le désir nous fait alors dépendre d’autrui et paraît un obstacle à notre bonheur, conçu comme état de plénitude. Les désirs ne sont-ils pas alors des obstacles à notre bonheur ? Faut-il envisager de les éliminer, ou, au contraire, de les réguler pour être heureux ? III. FAUT-IL ELIMINER LES DESIRS ? 7 Le désir est par nature insatiable et illimité. La renaissance perpétuelle du désir produit une souffrance incessante. L’expérience du désir paraît donc être l’expérience de la servitude et du malheur. 1/ La démesure du désir : Le désir, ennemi de la raison : « Léontios, fils d’Aglaïon, remontant du Pirée et longeant l’extérieur du mur septentrional, s’étant aperçu qu’il y avait des cadavres étendus dans le lieu des supplices, sentit à la fois le désir de les voir et un mouvement de répugnance qui l’en détournait. Pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, vaincu par le désir, il ouvrit les yeux tout grands et, courant vers les morts, il s’écria : tenez malheureux, jouissez de ce beau spectacle. » Cette anecdote que Platon rapporte dans le livre IV de la République souligne l’irréductibilité du désir au jugement et l’impétueuse irrationalité de cet appétit qui exige coûte que coûte la satisfaction. L’expérience du désir n’est pas tant celle d’un manque que d’un manquement à soi où le sujet, en proie au vertige, perd le contrôle de lui-même et se surprend à éprouver ce qu’il réprouve. L’expérience du désir est toujours teintée d’angoisse, dans la mesure où elle semble porter atteinte au sentiment de liberté et de maîtrise de soi. Le « tonneau des Danaïdes » [LE BONHEUR] : Texte de PLATON, Gorgias: « thèse de Calliclès »: Platon considère que le mal s’enracine dans la démesure. Les Grecs voient de l’imperfection dans ce qui est illimité. Au contraire, la perfection réside dans le caractère limité, achevé des choses. Ainsi, selon Platon, l’illimitation des désirs insatiables nous vouent au supplice du tonneau des Danaïdes. Les désirs, du fait de leur versatilité et de leur instabilité, nous tyrannisent. La thèse de Calliclès : « Comment un homme pourrait-il être heureux, s'il est esclave de quelqu'un ? Voici ce qui est beau et juste suivant la nature [...]. Pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, au lieu de les réprimer et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous les désirs à mesure qu'ils éclosent. Mais cela n'est pas à la portée du vulgaire. De là vient qu'il décrie les gens qui en sont capables, parce qu'il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l'intempérance est une chose laide, essayant par là d'asservir ceux qui sont mieux doués par la nature et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l'éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a fait capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu'il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s'imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! Et comment ne seraient-ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu'ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu'à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ? La vérité que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l'incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant. » Le « juste par nature » : Selon Calliclès (un sophiste), l’interlocuteur de Socrate, ce qui est juste par nature (et donc, contrairement à la loi des hommes), c’est de pouvoir accomplir sans frein ses désirs. Faiblesse et tempérance : L’éloge de la tempérance et de la justice, et la critique de l’intempérance (le fait d’assouvir ses désirs sans limite) sont les moyens par lesquels la masse des faibles, impuissants, cherche à dominer les forts, c’est-à-dire « ceux qui sont les mieux doués par la nature », « ceux qui ont eu la chance de naître fils de rois », ceux qui sont capables de réaliser tous leurs désirs. Ceux qui prônent la modération sont en réalité ceux qui n’ont pas la force ni le courage d’assouvir leur désir. Calliclès défend la loi du plus fort, ou loi de la nature. Ne pas limiter ses désirs ; Il convient donc de satisfaire ses désirs sans limitation. Socrate conteste cette thèse de Calliclès: Réponse de Socrate à Calliclès : « Cependant, même à la manière dont tu la dépeins, la vie est une chose bien étrange. Au fait, je me demande si Euripide n’a pas dit la vérité dans le passage que voici : Qui sait si vivre n’est pas mourir, Et si mourir n’est pas vivre ? Et il est possible que réellement nous soyons morts, comme je l’ai entendu dire à un savant homme, qui prétendait que notre vie actuelle est une mort, que notre corps est un tombeau et que cette partie de l’âme où résident les passions est de nature à changer de sentiment et à passer d’une extrémité à l’autre. Cette même partie de l’âme, un spirituel auteur de mythes, un Sicilien, je crois, ou un Italien, jouant sur les mots, l’a appelée tonneau, à cause de sa docilité et de sa crédulité ; il a appelé de même les insensés non initiés et cette partie de leur âme où sont les passions, partie déréglée, incapable de rien garder, il l’a assimilée à un tonneau percé, à cause de sa nature insatiable. Au rebours de toi, Calliclès, cet homme nous montre que, parmi les habitants de l’Hadès il désigne ainsi l’invisible — les plus malheureux sont ces non-initiés, et qu’ils portent de l’eau dans des tonneaux percés avec un crible troué de même. Par ce crible il entend l’âme, à ce que me disait celui qui me rapportait ces choses, et il assimilait à un crible l’âme des insensés, parce qu’elle est percée de trous, et parce qu’infidèle et oublieuse, elle laisse tout écouler. Cette allégorie a quelque chose d’assez bizarre, mais elle illustre bien ce que je veux te faire comprendre pour te persuader, si j’en suis capable, de changer d’idée et de préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte. » Le corps tombeau : Lorsque Socrate compare la vie terrestre à la mort, et notre corps à un tombeau, il veut dire que les désirs emprisonnent l’âme. Le tonneau percé et la passoire : L’âme de l’homme à la vie déréglée (celui qui cède à tous ses désirs) est comparée à un tonneau percé. Les hommes qui assouvissent tous leurs désirs agissent comme s’ils voulaient remplir d’eau un tonneau percé avec un « crible » (une passoire). Cette image assimile le bonheur à la plénitude, au fait de se contenter de ce qu’on a, et illustre l’esclavage des désirs, qui condamnent l’homme à une quête illimitée d’objets toujours différents. Le désir est insatiable Comparaison des deux genres de vie par Socrate : 8 SOCRATE : « Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celuilà de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. Si tu admets que les deux vies sont pareilles au cas de ces deux hommes, est-ce que tu soutiendras que la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé ? Mon allégorie t’amène-t-elle à reconnaître que la vie réglée vaut mieux que la vie déréglée, ou n’es-tu pas convaincu ? CALLICLES : Je ne le suis pas, Socrate. L’homme aux tonneaux pleins n’a plus aucun plaisir, et c’est cela que j’appelais tout à l’heure vivre à la façon d’une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est d’y verser le plus qu’on peut. SOCRATE : Mais si l’on y verse beaucoup, n’est-il pas nécessaire qu’il s’en écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de larges trous pour les écoulements ? CALLICLES : Bien sûr. SOCRATE : Alors, c’est la vie d’un pluvier que tu vantes, non celle d’un mort ni d’une pierre. Mais dis-moi : ce que tu veux dire, c’est qu’il faut avoir faim, et, quand on a faim, manger ? CALLICLES : Oui. SOCRATE : Et avoir soif, et, quand on a soif, se désaltérer ? CALLICLES : Oui, et qu’il faut avoir tous les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour vivre heureux. SOCRATE : Fort bien, excellent Calliclès. Continue comme tu as commencé, et garde-toi de toute fausse honte. De mon côté, je ne dois pas non plus, ce me semble, en montrer. Et d’abord, dis-moi si c’est vivre heureux, quand on a la gale et envie de se gratter, de se gratter à son aise et de passer sa vie à se gratter. CALLICLES : Tu es absurde, Socrate ; on te prendrait pour un véritable orateur populaire. SOCRATE : C’est ainsi, Calliclès, que j’ai déconcerté et intimidé Polos et Gorgias ; mais toi, il n’y a pas de danger que tu te déconcertes et sois intimidé, car tu es un brave. Réponds seulement. CALLICLES : Je réponds donc qu’on peut, en se grattant, vivre agréablement. SOCRATE : Donc heureusement, si on vit agréablement. CALLICLES : Certainement. » Les tonneaux percés : Socrate poursuit sa comparaison : l’homme qui contrôle ses désirs est semblable à un homme conservant de précieux liquides (vin, miel, lait) dans des tonneaux étanches. Un tel homme est tranquille, car ses biens sont conservés. En revanche, l’homme à la vie déréglée n’a que des tonneaux percés, qu’il doit remplir nuit et jour. La vie déréglée condamne à un esclavage sans fin. Les trois parties de l’âme : La raison pour laquelle Socrate condamne la satisfaction sans limite des désirs, c’est parce que l’âme doit conserver son équilibre entre ses trois parties, la raison (logos) qui siège dans la tête, les désirs (epithumia) qui siègent dans le ventre et le courage ou ardeur (thumos), qui réside dans le coeur comme il l’explique au livre 4 de La République. Il faut parvenir à la tempérance. L’homme intempérant, qui se livre à tous ses désirs, est dirigé par l’epithumia, secondée par le thumos. Au livre 9 de la République, Platon compare la raison à un homme, le courage à un lion et les désirs à un monstre. Si nous laissons libre cours à nos désirs, ce sera le monstre, aidé du lion, qui mettra en joug l’homme. Il faut au contraire que l’homme dompte le lion qui va l’aider à maîtriser le monstre. L’homme désirant est selon Platon, semblable au tyran, qui est en réalité tyrannisé par ses désirs, et est le plus malheureux des hommes. Mais comment la raison peut-elle se rendre maître des désirs ? Comment parvenir à dominer ce monstre en nous ? La vie vertueuse équivaut-elle à la mort ? Une petite mort ? Calliclès objecte à Socrate que la vie « réglée », « mesurée » n’est qu’une « vie de pierre », autrement dit, une vie inerte, une mort. L’homme dont les tonneaux sont remplis « n’éprouve plus ni agrément ni souffrance », alors que « le plaisir de vivre réside bien en cela, dans le fait de remplir le plus possible ». La vie de plaisirs, une vie de « grattage » : Socrate objecte à Calliclès que cette vie n’est pas celle d’une pierre ni d’un mort, mais d’un « pluvier », un oiseau vorace (qui recrache l’eau qu’il a bue). Dans un autre dialogue de Platon, le Philèbe, qui oppose Protarque à Socrate, Socrate compare la vie de plaisirs à la vie « d’une huître ou de ces animaux de mer qui vivent dans des coquilles ». Socrate tente de déstabiliser Calliclès et de disqualifier la vie de plaisirs en la comparant à la vie d’une homme se grattant sans limite : « Si on a la gale et qu’on se gratte et qu’on puisse se gratter à volonté, passer sa vie à se gratter, c’est vivre heureux ? » Calliclès conviendra : « je dis donc qu’il y a du plaisir même en se grattant ». La mort n’est pas un mal : Pourtant, Socrate, dans le Phédon, dialogue qui retrace les dernières heures avant sa mise à mort, suggère que la mort n’est pas à redouter, puisqu’elle va libérer l’âme des tourments et des désirs qui l’empêchent de satisfaire son désir fondamental : le désir de vérité. L’âme est enchaînée au corps, le corps est dit « le tombeau de l’âme ». [Pour approfondir : le désir geôlier de l’âme – PLATON, Le Phédon « Il semble que la mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons notre corps et que notre âme sera pétrie avec cette chose mauvaise, jamais nous ne posséderons en suffisance l’objet de notre désir. Or, cet objet, c’est, disons-nous, la vérité. Et non seulement mille et mille tracas nous sont en effet suscités par le corps à l’occasion des nécessités de la vie mais des maladies surviennent-elles, voilà pour nous de nouvelles entraves dans notre chasse au vrai! Amour, désir, craintes, imaginations de toutes sortes, innombrables sornettes, il nous en remplit si bien que par lui (oui, c’est vraiment le mot connu) ne nous en vient même réellement aucune pensée de bon sens: non pas une fois! Voyez plutôt: les guerres, les dissensions, la bataille, il n’y a pour les susciter que le corps et ses convoitises; la possession des biens, voilà en effet la cause originelle de toutes les guerres, et si nous sommes poussés à nous procurer des biens, c’est à cause des corps, esclaves attachés à son service! Par sa faute encore, nous mettons de la paresse à philosopher à cause de tout cela. Mais ce qui est le comble, c’est que, 9 sommes-nous enfin arrivés enfin à avoir de son côté quelque tranquillité, pour nous tourner alors vers un objet quelconque de réflexion, nos recherches sont à nouveau bousculées en tout sens par cet intrus qui nous assourdit, nous trouble et nous démonte, au point de nous rendre incapable de distinguer le vrai. Inversement, nous avons eu réellement la preuve que, si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il nous faudra nous séparer de lui et regarder avec l’âme en elle-même les choses en elles-mêmes. » Le corps, tombeau de l’âme : Si nous sommes condamnés à l’insatisfaction, c’est parce que notre âme, tant qu’elle est enchaînée au corps, ne peut assouvir son véritable désir : le désir de connaître le vrai. C’est le corps qui est la source de tous nos tourments. Il ne faut donc pas regretter de nous séparer de ce corps. Le seul désir de l’âme, le désir de vérité : Socrate s’avère ici ambivalent à l’égard des désirs : d’un côté, il condamne les désirs qui viennent du corps, et de l’autre, il veut assouvir son désir de vérité. Mais faut-il donc vouloir mourir pour se débarrasser des désirs provenant du corps, et combler le seul désir qui le mérite, le désir de vérité ?] [Pour approfondir – la position stoïcienne : pour être heureux, il faut supprimer les désirs – EPICTETE, Le Manuel : Plutôt que de faire mourir le corps, Epictète, philosophe stoïcien, préconise la suppression des désirs. Mais comment procéder pour se débarrasser des désirs ? « Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion, en un mot toutes nos œuvres propres; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres. Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui. Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l'entrave, l'affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes; mais si tu prends pour tien seulement ce qui est tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni t'empêchera, tu n'adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira; tu n'auras pas d'ennemi; car tu ne souffriras aucun dommage. Toi donc qui poursuis de si grands biens, rappelle-toi qu'il faut, pour les saisir, te remuer sans compter, renoncer complètement à certaines choses, et en différer d'autres pour le moment. Si, à ces biens, tu veux joindre la puissance et la richesse, tu risques d'abord de manquer même celles-ci, pour avoir poursuivi aussi ceux-là, et de toute façon tu manqueras assurément les biens qui seuls procurent liberté et bonheur. Aussi à propos de toute idée pénible, prends soin de dire aussitôt : «Tu es une idée, et non pas exactement ce que tu représentes.» Ensuite, examine-la, éprouve-la selon les règles que tu possèdes, et surtout selon la première, à savoir : concerne-t-elle les choses qui dépendent de nous ou celles qui ne dépendent pas de nous? Et si elle concerne l'un des choses qui ne dépendent pas de nous, que la réponse soit prête : «Voilà qui n'est rien pour moi. » L’ataraxie : Epictète est stoïcien, et pense que le bonheur consiste dans la tranquillité de l’âme, ou ataraxie. Ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas : Dans ce texte, Epictète fait la célèbre distinction entre ce qui dépend de nous (nos désirs, nos opinions, nos ambitions) et ce qui n’en dépend pas (les circonstances extérieures, l’ « ordre du monde »). Ce qui dépend de nous : Ce qui dépend entièrement de nous, c’est notre jugement sur les choses (plan de la représentation). Comme l’importance des choses dépend du jugement porté sur elles, si je suis maître de mes jugements, je suis maître des choses. La cause du malheur : Si on croit avoir du pouvoir sur ce qui ne dépend pas de nous, alors on sera malheureux : « si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l’entrave, l’affliction, le trouble… ». Il n’y a pas d’autre mal que le mauvais usage de nos représentations. Par exemple, si je perds un être cher, mon désir me pousse à refuser d’accepter la loi du réel. Cette attitude me condamne au désespoir. L’apathie ou indifférence : En revanche, je dois devenir indifférent à ce qui ne dépend pas de moi (c’est la fameuse « apathie » stoïcienne) ; je peux, grâce à la compréhension rationnelle, agir sur mon désir, l’accorder au Destin et conquérir ainsi la sérénité. De cette compréhension rationnelle ou katalepsis, découle l’assentiment ou accord, sunkatathesis, avec le Destin. « Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent » dit encore Epictète. Les Stoïciens prônent ainsi l’« amor fati », amour du destin. La vertu consiste ainsi à accorder nos désirs à l’ordre du monde grâce à la maîtrise de nos représentations. C’est pourquoi : « Ce n'est pas par la satisfaction des désirs que s'obtient la liberté, mais par la destruction du désir » dira Épictète, dans ses Entretiens, vers 130 apr. J.-C. Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même : Marc-Aurèle, empereur romain qui applique les thèses d’Epictète, tente de « ressembler au promontoire, sur lequel sans cesse se brisent les vagues », autrement dit, il faut bâtir autour de notre âme une « citadelle intérieure » destinée à la protéger : il faut faire retraite en soi-même. Marc-Aurèle remarque le goût des hommes pour les maisons de campagne, or, « nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu’il trouve en son âme ».] Conclusion : Les désirs troublent l’âme et conduisent l’homme au malheur et à l’esclavage. Il faut donc les dominer, voire les supprimer pour être heureux. Ici, le bonheur est un état de paix intérieure. Transition : Pour les Grecs, seule la vertu conduit au bonheur. Mais la vie que nous propose Socrate n’est-elle pas une vie « morte » ? L’apathie des Stoïciens a été beaucoup critiquée, parce qu’inhumaine. 2/ Hiérarchiser les désirs : Tous les désirs sont-ils à condamner ? EPICURE (-341 ; -270) propose un hédonisme : le bonheur réside dans le plaisir. Le désir est toujours quête de plaisir pour Epicure. Cependant, la doctrine épicurienne a souvent été déformée et comprise comme appelant à une vie de débauche. En réalité, le plaisir consiste à ne pas souffrir, et tous les plaisirs ne sont pas à choisir. EPICURE, Lettre à Ménécée : La philosophie, thérapie de l’âme : Epicure appelle les hommes, jeunes ou vieux, à philosopher. La philosophie est un moyen pour atteindre le bonheur, et vivre « comme un dieu parmi les hommes ». 10 - Les quatre règles pour être heureux : « le quadruple remède » : Pour Epicure, le malheur des hommes vient de leurs représentations fausses. Il faut donc lutter et défaire ces fausses représentations : o Il ne faut pas craindre les dieux : Epicure envisage les dieux comme des « vivants bienheureux et immortels », qui ne se mêlent pas de la vie des hommes. Il ne faut donc pas craindre leur colère ou leur châtiment. o Il ne faut pas craindre la mort. La mort est une absence de sensation, et donc, « la mort n’est rien pour nous » : nous ne l’éprouvons pas. Elle n’est pas douloureuse en elle-même. Ce qui nous fait souffrir, c’est la crainte de la mort. Le sage ne rejette ni la vie ni la mort. Il ne cherche donc pas à vivre le plus longtemps possible, mais à vivre le mieux possible. o Le bien est facile à atteindre : le bien réside dans le plaisir, qui est absence de douleur psychique (l’ataraxie) et absence de douleur physique (aponie). Un tel plaisir est naturel, et tout ce qui est naturel est aisé à se procurer. o On peut supprimer la douleur : Il est possible de parvenir à l’ataraxie et à l’aponie en faisant un usage contrôlé des plaisirs. La classification des désirs : Epicure distingue : o Les désirs vains : ces désirs sont source de souffrance. Ils reposent sur de fausses représentations (désir de richesse, de gloire…). Il faut éliminer ces désirs par un travail sur nos représentations. o Les désirs naturels : ces désirs viennent de la nature de l’homme. Ces désirs, contrairement aux désirs vains, sont aisés à satisfaire. Ils se subdivisent en : 1. Désirs naturels seulement : il s’agit des besoins qui viennent de notre nature, mais qui ne mettent pas notre vie en danger (la sexualité par exemple). 2. Désirs nécessaires : ce sont les désirs à privilégier, car ils sont essentiels à notre bonheur, c’està-dire à l’absence de douleur physique et psychique. Ces désirs sont par nature limités, puisqu’une fois assouvis, on ne les éprouve plus. Ce n’est que la douleur qui nous fait désirer. 1. les uns sont nécessaires au bonheur (avoir des amis, faire de la philosophie) 2. les autres sont nécessaires à la tranquillité du corps (ne pas avoir de douleur) 3. d’autres encore sont nécessaires à la vie (manger ou boire) Attention, les désirs nécessaires ne sont pas seulement des besoins ! o Le calcul des plaisirs et des peines : Si le plaisir est toujours un bien, et la douleur toujours un mal, tous les plaisirs ne sont pas à choisir, ni toutes les douleurs à rejeter : on peut préférer une douleur momentanée pour obtenir un plaisir plus grand ultérieur, et rejeter un plaisir immédiat qui nous causera par la suite de la douleur. L’idéal autarcique : Le sage doit savoir se suffire à lui-même. Pour cela, il doit éviter les excès, et apprendre à se contenter d’une vie simple et sobre, afin de ne pas souffrir dans les moments de privation. Le plus important est de bien raisonner : « ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes. ». o Epicure ajoutera même que le sage « pense qu’il vaut mieux échouer, par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné ». o La prudence : Le plus grand des biens est la prudence, sagesse pratique, sens du discernement qui nous guide dans nos choix. Conclusion : Ce sont les désirs naturels et nécessaires qui nous conduisent au bonheur. Une fois assouvis, de tels désirs sont supprimés. Le bonheur consiste à ne pas souffrir. Transition : Bien raisonner nous permet d’être heureux : le désir de vérité est donc un désir à assouvir. 3/ Le désir de vérité : Platon lui-même n’échappe pas à cette contradiction. Dans le texte du Phédon, nous remarquons l’opposition entre les « mauvais désirs » du corps, et le « bon désir » de l’âme, le désir de vérité, de connaissance. Le désir philosophe – PLATON, Le Banquet, « discours de Diotime », 203b-204b, trad. P. Vicaire revue. Dans le Banquet, Socrate, après les interventions des autres invités, fait l’éloge du désir (ici, Eros, divinité de l’amour). Socrate avoue son impuissance à faire de beaux discours, et dit qu’il ne fera que dire la vérité. Dire la vérité sur une chose est le meilleur éloge qu’on puisse en faire. Socrate rappelle : « ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour ». Socrate rapporte alors le discours de Diotime, une prêtresse, à propos de l’amour: La nature intermédiaire d’Eros : o La naissance d’Eros : Eros est un démon, c’est à dire que ce n’est ni un dieu, ni un homme. Ainsi, l’amour fait fonction d’intermédiaire entre ce qui est divin et ce qui est humain. Éros est le fils de la mortelle Pénia, Pauvreté, et de Poros, Richesse. « Étant donc fils de Poros et de Pénia, l'Amour se trouve dans cette condition : d'abord, il est toujours pauvre, et loin d ' être délicat et beau comme le croient la plupart, il est rude au contraire, il est dur, il va pieds nus, il est sans gîte, il couche toujours par terre, sur la dure, il dort à la belle étoile près des portes et sur les chemins, car il tient de sa mère, et il est toujours dans le besoin. D'autre part, à l'exemple de son père, il est à l'affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c'est un chasseur de premier ordre, il ne cesse d'inventer des ruses; il est désireux du savoir et sait trouver les passages qui y mènent, il emploie à philosopher tout le temps de sa vie, il est merveilleux sorcier, et magicien, et sophiste. Ajoutons qu'il n'est, par nature, ni immortel ni mortel. Dans la même journée tantôt il fleurit et il vit, tantôt il meurt; puis il revit quand passent en lui les ressources qu'il doit à la nature de son père, mais ce qui passe en lui sans cesse lui échappe ; aussi l'Amour n'est-il jamais ni dans l'indigence ni dans l'opulence ». o Eros philosophe : Éros est donc non seulement l’intermédiaire entre le divin et l’humain, mais aussi entre la richesse et la pauvreté, ainsi qu’entre la science et l’ignorance. C’est la raison pour laquelle il est philosophe, puisque la 11 philosophie tient le milieu entre la connaissance experte et l’ignorance aveugle. En revanche, aucun dieu ne s'occupe à philosopher et ne désire devenir savant, car il l'est. Les ignorants eux non plus ne philosophent pas, et ne désirent pas devenir savants. Le philosophe est celui qui sait qu’il ne sait rien. L’amour est amour du beau : L’amour est désir du beau et du bien, et plus précisément désir de posséder toujours le bien: l’amour est donc désir d’immortalité. Socrate en conclut que Eros est laid, puisqu’on désire ce qui nous manque. Le désir d’éternité : Ce désir d’immortalité de l’amour va être comblé par l’enfantement. C’est pourquoi l’amour, selon Diotime, est « enfantement dans la beauté selon le corps et selon l’esprit ». o Les deux sortes d’amour : Il y a plusieurs sortes d’enfantement: enfantement d’autres hommes en recherchant de beaux corps (procréation), enfantements d’œuvres en recherchant de belles âmes (pensée, œuvres d’art, actions politiques, actions héroïques). « Cela dit, ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes ; et leur façon d’être amoureux, c’est de chercher, en engendrant des enfants, à s’assurer, s’imaginent-ils, l’immortalité, le souvenir et le bonheur, « pour la totalité du temps à venir ». Il y a encore ceux qui sont féconds selon l’âme ; oui, il en est qui sont plus féconds dans leur âme que dans leur corps […]. Dans cette classe, il faut ranger tous les poètes qui sont des procréateurs et tous les artisans qu’on qualifie d’inventeurs. Mais la partie la plus haute et la plus belle de la pensée, c’est celle qui concerne l’ordonnance des cités et des domaines ; on lui donne le nom de modération et de justice. » o Supériorité de l’amour intellectuel : L’amour des belles âmes est supérieur à l’amour des beaux corps. Cet amour intellectuel est amour de la vérité. La dialectique de l’amour : Cependant, il y a une communication entre ces deux types d’amour. L’amour des beaux corps, en effet, produit de beaux discours (pour séduire l’autre) ; puis l’âme va apprécier la beauté des corps en général, puis apprendre à reconnaître une belle âme, puis de ce qui nourrit cette âme (le savoir, les qualités morales) avant de parvenir à la contemplation de la beauté en elle-même, l’Idée de Beau. Chez Platon, le Beau est identique au Vrai (et au Bien). L’âme, dans ce mouvement ascensionnel que Platon appelle la dialectique (la dialectique est le raisonnement philosophique qui parvient à distinguer les apparences et l’essentiel) va se purifier peu à peu et parvenir à la vérité grâce au désir, véritable moteur qui conduit l’âme jusqu’au vrai. Il y a une libération progressive de l’âme. C’est pourquoi Eros (l’amour) est philosophe. Le véritable amour nous fait sortir de nous-mêmes, et implique dépassement de soi, progrès. « Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi. » L’importance de l’éducation : cependant, il convient d’être guidé dans cette ascension vers le beau par un initiateur. [Pour approfondir : le désir de connaissance – ARISTOTE, Métaphysique, A 1 La connaissance, nous dit Aristote dans ce texte, est un désir proprement humain : « Tous les hommes, par nature, désirent savoir ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les sensations leur causent du plaisir, en particulier les sensations visuelles. Mais si nous aimons voir et découvrir par la vue, « la cause en est que la vue est celui de nos sens qui fournit le plus de connaissances ». De là les hommes s’élèvent jusqu’aux raisonnements.] Conclusion : Il faut distinguer les désirs rationnels, qui conduisent l’homme à la vérité et les désirs irrationnels, qui l’asservissent. Par conséquent, seul le désir de savoir est libérateur. Conclusion générale : Être heureux, est-ce assouvir tous ses désirs ? Si le désir est une dimension inhérente à la subjectivité humaine, et qu’il est illusoire de vouloir tous le supprimer, tous les désirs ne sont pas à assouvir. D’une part parce que c’est le désir, et non son assouvissement, qui est source de bonheur. D’autre part, parce qu’il est impossible de tous les assouvir, car le désir renaît une fois assouvi. C’est le désir de vérité, le « raisonnement vigilant », qui nous conduira au bonheur. 12