Les débats autour du cycle Kondratiev 1

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Les débats autour du cycle Kondratiev
1- Cycles longs: l'éternel retour (1993)
Le cycle long serait-il en train d'effectuer un retour en force au hit parade des idées économiques? Après
vingt années qui ont vu la notion de crise inonder les publications spécialisées mais aussi les journaux et
les manuels scolaires, voilà que ce bon vieux Kondratieff reprend du service... Publication en français de
ses textes, travaux érudits sur les cycles de répartition et les innovations technologiques qui les déclencheraient, colloques et séminaires... Et si les temps difficiles que nous vivons n'étaient que la
phase descendante d'un de ces cycle réguliers, d'environ cinquante ans, popularisés par l'économiste russe des années vingt ? Si la "crise" actuelle n'était qu'un moment d'une respiration inéluctable
du capitalisme: essor de 1848 à 1873, dépression ensuite de 1873 à 1895, puis reprise jusqu'en 1925 et
re-dépression jusqu'en 1945, trente glorieuses ensuite de 1945 à 1973, suivies de la crise actuelle? Cette
dernière sera-t-elle surmontée après les 25 ans qu'indique la chronologie, soit vers 1998? Si l'interrogation reste permise, force est de constater l'ambiguïté de thèses qui reviennent peu ou prou à nier le travail
du temps dans l'histoire économique: toute expansion et toute crise sont d'abord originales et le déterminisme classique ne permet pas de les appréhender.
Première constatation: le cycle long n'existe pas, il ne saute pas aux yeux de l'économiste à partir
des données brutes sur la production ou les prix. Le cycle long est toujours construit, obtenu après de
multiples manipulations des données premières: calculs de moyennes mobiles, établissement d'une tendance de longue durée, gommage des cycles courts (7 à 11 ans)... Le cycle long est donc toujours le résultat
d'une " trituration " des données statistiques observées. Ce qui explique au passage la grande multiplicité
des cycles courts, moyens et longs " découverts ", ou plutôt, fabriqués: outre le cycle des affaires de
quelques mois et le cycle Juglar (7 à 11 ans), nous trouvons le cycle de la construction et des transports
(18 ans environ), le cycle de Kuznets (22 ans), les cycles de Wardwell (15 à 19 ans), de Hoffmann, de Mitchell, enfin le cycle de Kondratieff (50 ans) et le trend séculaire. (…) Le vrai problème (…) est de savoir si
cette construction artificielle est féconde pour aider à expliquer l'histoire économique des deux derniers
siècles.
Seconde constatation: le terme de cycle long est profondément ambigu. Les fluctuations construites
par les différents auteurs sont en effet rarement régulières et présentent des amplitudes et périodicités
variables d'un " cycle " à l'autre, voire même aléatoires pour l'amplitude: il ne s'agirait donc même pas
d'ondes au sens que ce terme prend en physique (périodicité et amplitude variables de façon non aléatoire). Il s'agirait plus vaguement de " mouvements longs ", comme il est dit aujourd'hui, ce qui vient discréditer complètement la notion de cycle. Un cycle en effet exprime une idée de stricte régularité, de
répétition du même, voire de réversibilité du temps (on pense aussi à la roue de bicyclette...). Derrière
cette notion se dissimule l'idée que des causes en grande partie identiques président à chaque mouvement
d'expansion-dépression. En clair, l'usage du terme de cycle induit nécessairement une idée de déterminisme. On voit mal en effet le moindre hasard interférer dans une reproduction aussi régulière et de ce fait
fascinante... Le terme de cycle, attribué fort hâtivement aux mouvements longs, conduit ainsi à privilégier
des explications très déterministes de l'évolution économique.
Or (on le reconnaît de plus en plus aujourd'hui) l'introduction du hasard, du " chaos ", de l'incertitude, de "
points de bifurcation " ou encore de " catastrophes ", est fondamentale pour rendre compte du réel, qu'il
soit physique, biologique ou encore social et historique. En économie, ce sont à l'évidence les interactions
sociales qui font que l'avenir n'est écrit nulle part. Ce sont peut-être aussi (mais c'est plus discutable) les
innovations technologiques comme Schumpeter l'avait suggéré... Dès lors le concept de " cycle long ", avec
ses connotations déterministes n'est il pas d'abord un objet inadéquat pour la pensée? Et ne faudrait-il pas
lui substituer un autre objet de recherche plus intéressant et moins ambigu? Car c'est d'abord la contradiction entre les connotations déterministes du concept de cycle, l'idée de nécessité qu'il induit,
d'une part, et l'existence d'aléas historiques incontournables pour l'analyse d'autre part qui déchire manifestement certains théoriciens du cycle long. Au point que ceux-ci en viennent à abandonner leur objet premier de recherche pour en saisir un autre (crise, ordre productif, innovations techniques...), ce qui est tout sauf fortuit...
(…)
A tout seigneur tout honneur, citons d'abord Schumpeter. Pour l'économiste autrichien, ce sont les
grappes d'innovation qui impulseraient les cycles: une première innovation (chemin de fer par
exemple) suscite un ensemble de perturbations dans la structure économique qui, à leur tour, obligent à
des innovations secondaires. De fait, l'innovation schumpeterienne aide à comprendre l' "évènement", ce
moment unique où les déterminismes préalables sont transformés et où une certaine irréversibilité du
temps se voit structurée. En clair, quand l'évènement a eu lieu, plus rien ne sera comme avant et les catégories d'analyse doivent être modifiées.
Si l'on a pu critiquer Schumpeter pour le caractère exogène, en quelque sorte " tombé du ciel ", de son
innovation, il n'en reste pas moins que ses continuateurs figurent aujourd'hui parmi les analystes les plus
stimulants en matière de mouvements longs. Certains aboutissent parfois à un séduisant déterminisme
technologique des crises et des phases d'expansion: la crise actuelle ne devait-elle pas être surmontée,
autour de 1990, par les progrès de la micro-électronique et des techniques connexes ? Pour d'autres, les
dépressions longues rendraient rentable l'innovation (pour un entrepreneur, quitte à péricliter, autant
tout tenter pour se sortir d'affaire) et engendreraient de nouveaux " paradigmes technico-économiques ",
c'est à dire " des changements qui vont bien au delà de l'innovation de produit ou de processus et concernent la structure de coût des inputs et les conditions de production et de distribution dans l'ensemble du
système ". Ainsi le pétrole à bon marché a pu constituer après 1945 la matrice d'un nouveau paradigme, ce
que la micro-électronique serait en train de constituer à son tour aujourd'hui.
Il n'en reste pas moins que leur pensée se présente davantage comme un discours d'accompagnement des mouvements longs que comme une véritable explication et d'autres auteurs ont facilement
montré qu'ils ne perçaient pas à jour les mystères du cycle long.
Les marxistes contemporains situent pour leur part leurs explications du cycle dans une filiation déjà
très riche (Kondratieff, Trotski notamment). Étant de par leurs choix idéologiques plus sensibles que
d'autres auteurs aux facteurs contingents de l'évolution (luttes sociales notamment), ce sont eux qui vont
exprimer le plus vivement la contradiction entre les connotations déterministes du concept de cycle long
et ces éléments contingents. (…) pour Mandel, la dépression s'explique par l'épuisement de toutes les
mesures prises par les capitalistes pour contrarier la baisse tendancielle du taux de profit (par exemple
l'intensification de l'exploitation, l'importation de matières premières à bas prix du tiers monde, l'investissement extérieur). Quant à la reprise, elle serait due essentiellement à la modification du rapport de
forces entre travailleurs et capitalistes (à l'avantage de ces derniers) qui relèverait le taux de profit. Ce
faisant, il adopte une position déterministe pour expliquer l'entrée en crise et une position beaucoup plus
ouverte pour analyser la reprise (les luttes sociales, exogènes, en constitueraient le facteur crucial). Il est
facile de montrer que ce paradoxe tient au choix précis de l'objet cycle long dont la nature induit un balancement permanent de la pensée.
Chez Rosier et Dockès, l'analyse est d'inspiration marxiste mais débouche sur une analyse particulièrement riche des interactions sociales à l'origine d'une phase d'expansion. Ce sont sans doute les auteurs qui
appréhendent le mieux l'" événement " historique et les transformations structurelles qu'il suscite. Ainsi
pour la grande crise des années 1873-1895, ils partent de la résistance historique des travailleurs à la
diminution de leur salaire réel au cours des années 1860-70, (une diminution qu'impose par ailleurs une
concurrence accrue entre capitalistes). L'effondrement de rentabilité des entreprises entraîne la crise
mais les entrepreneurs réagissent en concentrant et centralisant le capital ce qui résout à la fois le problème de concurrence et de résistance des travailleurs. Cette dernière est définitivement annihilée avec le
taylorisme qui déqualifie la main-d’œuvre et permet d'embaucher les nouveaux immigrés d'origine européenne. La reprise pourra alors avoir lieu sur des bases nouvelles. Pour ces auteurs, ce sont donc les interactions sociales qui constituent la matrice de l'évolution cyclique, qui surtout contribuent principalement
à créer et détruire un " ordre productif ". Introduisant ainsi un nouvel objet de recherche, ces deux auteurs
découvrent implicitement les ambiguïtés de l'objet " cycle long ". (…)
Philippe NOREL - Alternatives Economiques - n°109 - Juillet 1993
2- Le fil rouge de Kondratiev (2001)
(…) Pour Kondratiev, les phases d'expansion du cycle long ont presque toujours été précédées
d'inventions scientifiques et d'innovations industrielles majeures, et elles s'accompagnent, surtout
dans leur début, de chocs politiques de grande envergure qui prennent la forme de guerres et de
révolutions intérieures.
En sens inverse, la première partie des phases de déclin connaît moins d'inventions technologiques, et son
déroulement ne coïncide qu'avec un nombre plus réduit de conflits militaires et sociaux d'envergure. Fort
de cette observation confirmée par les trois cycles qu'il a repérés, Kondratiev reste très prudent sur son
explication. Il reconnaît que, si son évidence empirique est incontestable, aucune explication causale ne
permet encore de rendre compte du lien, même indirect, entre ces deux séries de phénomènes.
Ce constat prend aujourd'hui un relief particulier. Avec beaucoup de circonspection, les adeptes du
cycle long que l'on rencontre encore aujourd'hui pensent avoir identifié un point de retournement
dans le courant des années 1990. A cette époque, l'économie mondiale serait passée d'une phase de
relative stagnation à une nouvelle période d'expansion. On objectera que c'est faire peu de cas des déviations entraînées par les cycles conjoncturels et des décalages temporels souvent importants qui se manifestent entre les différents ensembles économiques (Etats-Unis, Europe, Asie). Mais ces désajustements
sont lissés dès que l'on adopte la vision en surplomb qu'impose une perspective de long terme.
Quoi qu'il en soit, il est clair que les nouvelles technologies de l'information sont apparues en un temps où
les économistes déploraient encore la baisse de la productivité aux Etats-Unis. Cette époque économiquement moins brillante que la précédente avait commencé dès la fin des années 1960. Or, de la crise des
missiles de Cuba (1962) à la chute du mur de Berlin (1989), force est de reconnaître que l'équilibre stratégique mondial a connu une période de relative stabilité. Elle coïncidait donc, au moins approximativement, avec cette phase économique.
Il peut paraître moins surprenant, dans ces conditions, que l'appropriation économique de ces
technologies, qui anticipaient une nouvelle phase d'expansion économique, ait directement précédé un choc stratégique dont la probabilité d'apparition devenait alors plus forte.
Il serait sans doute naïf et prématuré d'invoquer les retombées géopolitiques des transformations économiques engendrées par ces innovations technologiques. La mise en garde dont l'économiste russe accompagnait ces troublantes observations n'a rien perdu aujourd'hui de sa pertinence. Il s'agit maintenant
d'approfondir l'exploration de cette conjecture dans le but de relever le défi intellectuel dont elle est porteuse.
Christian SCHMIDT - Le Monde – 25 septembre 2001
3- Cycles de Kondratieff : la cinquième vague
(…)
Kondratieff ne fournit pas d'explication véritablement satisfaisante de ces cycles. L'interprétation qu'il
propose situe l'origine du cycle dans l'excès d'investissement généralement observé lors des phases de
croissance. Celui-ci résulterait du caractère anarchique de la concurrence capitaliste, chaque firme voulant
tirer le meilleur parti de la progression de la demande. L'épuisement progressif des ressources physiques
et financières disponibles provoquerait la montée des prix et des taux d'intérêt. Seuls la crise et le déclin
de l'activité permettraient de reconstituer le stock de ressources nécessaires à la reprise de l'accumulation. Pour intéressante qu'elle soit, cette interprétation ne rend compte ni de la durée ni de la datation des
cycles. De fait, elle est également avancée pour expliquer le cycle de Juglar, qui s'écoule sur une période de
sept à onze ans.
L'interprétation de Schumpeter
(…)
Le démarrage de chacune des phases A du cycle de Kondratieff se caractérise ainsi par l'avènement d'une
série d'innovations majeures. La découverte de la machine à vapeur et son application aux mines de charbon et aux métiers textiles donnent son impulsion à la révolution industrielle à la fin des années 1780. Le
second cycle, qui commence à la fin des années 1840, voit le développement spectaculaire des chemins de
fer et de l'industrie sidérurgique. Le troisième cycle, qui débute à la fin des années 1890, est marqué par la
découverte du moteur à explosion et de l'électricité, l'invention de l'automobile et le développement des
industries chimiques. La quatrième grande onde d'expansion correspond à la période dite des Trente
Glorieuses. A partir de la fin des années 40, le monde capitaliste entre dans une nouvelle phase de prospérité, caractérisée par la production de masse, l'essor des industries pétrochimiques et électroniques, le
développement de l'aviation et l'affirmation du pétrole comme source d'énergie dominante. Le premier
choc pétrolier de 1973 marque la fin de cette époque et le basculement de l'économie mondiale dans une
nouvelle phase B.
La durée des cycles diminue-t-elle?
Si l'on s'en tient à la périodicité observée au cours des deux derniers siècles, le quatrième cycle de Kondratieff devrait être sur le point de s'achever. Pour certains observateurs, cependant, l'économie mondiale
serait déjà entrée, durant les années 90, dans une nouvelle phase A, dont l'essor prodigieux des industries
de l'information (mais aussi le développement des fibres optiques et des biotechnologies) constituerait la
base. Ainsi, en jouant légèrement avec les dates de démarrage des grandes ondes d'expansion, il est possible de soutenir l'idée que la durée moyenne des cycles de Kondratieff diminuerait d'un cycle à l'autre.
Selon cette approche, la longue expansion enregistrée par l'économie américaine depuis 1992 découlerait
de son rôle moteur dans le développement des technologies de la cinquième vague, tandis que ses principaux concurrents, l'Allemagne et le Japon notamment, seraient encore embourbés dans la défense des
industries liées à la quatrième vague (équipement mécanique, automobile, pétrochimie, etc.). L'investissement croissant des firmes et des gouvernements dans la recherche-développement et l'intensification
de la concurrence à l'échelle mondiale seraient à l'origine de l'accélération des cycles longs. A supposer
qu'un cinquième Kondratieff ait effectivement démarré au début des années 90 et que la tendance au raccourcissement des cycles se confirme, on s'approcherait alors du point de retournement du cinquième
cycle, qui pourrait se situer vers 2005.
Une datation traditionnelle plus optimiste
La datation traditionnelle des cycles laisse place à plus d'optimisme. Selon celle-ci, nous vivrions actuellement la fin du quatrième Kondratieff et serions à l'aube d'une nouvelle grande phase de prospérité. La
longue expansion américaine des années 90 ne marquerait pas le début d'un nouveau cycle long mais le
déroulement normal d'un cycle de Juglar, le troisième depuis le début de la phase B en 1973. De fait, la
croissance des économies avancées a été inférieure dans les années 90 à ce qu'elle fut lors des deux Juglar
précédents, soit 2,3% en moyenne annuelle, à comparer à 3,0% environ en 1982-1990 et 1974-1981, et
5% en 1966-1973.
L'ampleur des turbulences financières en 1997-1998 et des bouleversements monétaires en cours (avènement de l'euro) serait caractéristique d'une fin de phase B. Les développements technologiques intervenus dans la période récente (dont la révolution Internet) ne seraient que les signes avant-coureurs
d'une mutation plus fondamentale des modes de consommation et de production. L'intensification de
l'effort de recherche-développement permettrait sans doute une exploitation plus systématique des retombées des grandes vagues d'innovations, mais le temps de diffusion, d'amortissement et d'assimilation
de celles-ci ne serait fondamentalement pas élastique. Des travaux récents d'histoire économique confirment du reste l'existence et la constance de la durée des cycles de Kondratieff bien avant la révolution
industrielle, et ce aussi bien dans le monde occidental qu'en Chine ou au Japon. Ainsi George Modelski et
William Thomson affirment avoir réussi à identifier quatorze cycles d'une cinquantaine d'années avant
1780, le premier remontant à l'invention du papier et de l'imprimerie dans la Chine des Sung en l'an 930
de l'ère courante. A l'évidence, on n'a pas fini d'entendre parler de Kondratieff.
Jacques ADDA - Alternatives Économiques - n°173 - Septembre 1999
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