La confrontation de deux cultures - Universitatea „1 Decembrie 1918”

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La confrontation de deux cultures
dans les Lettres philosophiques de Voltaire
Lector univ. dr.Rodica-Gabriela CHIRA
Universitatea „1 Decembrie 1918” Alba Iulia
À partir de l’affirmation de H.-R. Patapievici conformèment à laquelle nous pouvons parler,
pour un seul pays, de plusieurs cultures fonctionnant toutes d’après le système de la roue - la
culture publique se situant au milieu, les autres tout autour avec, entre elles, un rapport de
correspondances - nous avons tenté une approche des Lettres philosophiques de Voltaire. Ce
système de correspondances est facile à distinguer dans l’oeuvre menntionnée. Sont confrontées
ainsi la culture religieuse, la culture politique et économique, la culture philosophique et
scientifique et finalement la culture littéraire, parties constituantes de la culture publique en
Angleterre et en France. La conclusion qui s’impose est que l’enchaînement est bien logique,
l’ordre de la présentation de ces cultures est fort important, la culture scientifique, philosophique et
littéraire, ne pouvant exister dans l’absence d’une bonne corrélation avec les autres. Dans la vision
de Voltaire, le modèle culturel à suivre serait celui de l’Angleterre.
La diversité culturelle dans un pays, la diversité culturelle entre plusieurs pays. Le sujet est
bien vaste et il peut conduire à des débats interminables. Parce que le XVIIIe siècle est le siècle des
Lumières, le siècle qui veut ouvrir les horizons des masses, le siècle dans lequel le philosophe
descend dans la rue pour populariser les sciences, la littérature, etc., nous pouvons parler d’une
culture publique, d’après le schéma proposé par H.-R. Patapievici dans son Manifeste du premier
numéro de la revue Idées en Dialogue parue au mois d’octobre 2004. Il y a dans cette culture
publique différentes couches auxquelles le citoyen prétentieux doit avoir accès : « Le type idéal de
ce modèle correspond à la situation dans laquelle toutes les couches sont communicantes : chaque
couche supérieure contrôle stylistiquement et professionnellement la couche inférieure et les
couches d’en bas fixent les cadres d’acceptabilité morale des couches d’en haut. Pratiquement, le
modèle de la culture stratifiée est monarchique, sans être organique. Les sociétés réelles [...]
connaissent le modèle de la structure stratifiée seulement sous la forme d’une monarchie
démembrée. » Les philosophes du XVIIIe siècle ont essayé de créer une liaison entre ces différentes
cultures, autant que cela s’avérait possible à l’époque. Il est bien clair que « les professions
spécialisées se sont détachées de la réflexion philosophique générale et de la manière dont la
philosophie elle même continue à s’alimenter avec des questions et des problèmes [...] »1. Les
sciences particulières sont donc le résultat d’une spécialisation des questions philosophiques. Par la
division du travail, ces questions particularisées sont devenues celles de la physique, des
Horia-Roman Patapievici, “Manifest: calmul discutiei, seninatatea valorilor”, in Idei în dialog, Revista lunară de
cultura ideilor editată de Academia Caţavencu. Director H.-R. Patapievici, Nr. 1, Octombrie 2004.
1
mathématiques, de la chimie, de la théologie, de l’économie, de la philosophie analytique, etc.
Toute discipline spécialisée a une racine dans une culture commune et une autre, à elle, dans la
culture spécialisée. Ce qui fait que l’unité de toutes les cultures spécialisées se retrouve dans une
culture commune d’après le modèle de la roue, la culture commune se situant au milieu. Les
cultures spécialisées communiquent entre elles par la culture commune ou par les domaines
interdisciplinaires. Sans cette culture commune les cultures spécialisées perdent leur humanité et
leur intelligence.
Il paraît que le XVIIIe siècle ait compris cette leçon et Voltaire est un des philosophes qui va
s’intéresser à la culture religieuse, économique, sociale, politique, littéraire, scientifique intérêt qu’il
va manifester non seulement dans les Lettres philosophiques qui constituent l’objet de notre
analyse, mais aussi dans d’autres publications tout au long de sa vie. Les Lettres philosophiques ou
Lettres anglaises se proposent de confronter les cultures publiques de deux pays, l’Angleterre et la
France. Si le séjour en Angleterre de 1726 à 1728 imposé par les conséquences d’une querelle avec
le chevalier de Rohan a représenté le moment où Voltaire a eu l’occasion de rédiger ses lettres,
celles-ci ne sont pas le résultat immédiat de l’expérience anglaise. Il avait besoin d’une période de
maturation. Par conséquent, la plupart des Lettres ont été composées après le retour en France, à
partir de 1729 et pour l’essentiel entre 1730 et 1731 ; l’ouvrage est fini vers la fin de l’année 1732 et
publié en 17342. Son accueil a l’époque est assez controversé : les Anglais l’acceptent, les Français
l’interdisent. Voltaire est obligé de nouveau de quitter Paris pour y revenir en 1735.
Le volume en question comprend vingt-cinq lettres disposées par sujets concernant plusieurs
couches de la culture publique : culture religieuse (lettres I à VII), culture politique et économique
(lettres VIII à X), culture scientifique et philosophique (lettres XI à XVII), culture littéraire (lettres
XVIII à XXIV) et finalement la XXVe lettre, comme une conclusion, consacrée à une réflexion sur
les Pensées de Pascal. L’enchaînement est bien logique. S’il commence par la culture religieuse, ce
n’est pas un hasard : c’est que la liberté religieuse est celle qui peut contribuer à l’évolution des
autres cultures, ensuite la culture peut se développer dans un état qui offre des libertés à ses citoyens
donc les problèmes politiques et économiques passent devant les problèmes scientifiques et
littéraires.
La culture religieuse
Voltaire connaît sur le vif les différentes sectes existant en Angleterre à côté de l’Église
anglicane qui impose la religion officielle : sont ainsi présentés, à tour de rôle, les quakers, les
presbytériens, les sociniens, ou ariens, ou antitrinitaires. Par inclination personnelle, il insiste dans
quatre des sept lettres sur les quakers dans la doctrine desquels il voit des ressemblances avec le
déisme dont il est l’adepte. Il fait ainsi l’expérience de la rencontre avec un quaker arrivé à l’âge de
la sagesse qui, après avoir fait du commerce et ayant gagné une fortune considérable, s’est retiré à
la campagne, auprès de Londres. Les analystes littéraires voient en lui Andrew Pitt avec qui
Voltaire avait eu une relation d’amitié jusqu’à la mort de celui-là. À part ce personnage, les données
sur les quakers sont prises aussi d’un livre de R. Barklay, Theologiae vere chrisitianae apologia
(1675)3. Le quaker à qui notre auteur rend visite l’accueille dans une maison propre, bien bâtie,
d’une grande simplicité. Simplicité qu’il trouve aussi dans la personne de son hôte - en pleine santé
pour ne pas avoir fait des abus dans la vie - , dans ses vêtements simples « sans boutons sur les
poches ni sur les manches », « le chapeau à bords rabattus, comme nos ecclésistiques ». La
comparaison avec ses homologues français est toujours présente et, à mesure que le texte se déroule
devant nos yeux, nous devons tenir compte de ce fait. Le quaker garde le chapeau sur la tête, il ne
fait pas de gestes superflus du genre ôter le chapeau, « tirer une jambe derrière l’autre ». Les
2
3
Cf. la Préface de Fréderic Deloffre, à Voltaire, Lettres Philosophiques, Gallimard, 1986, p. 24.
Cf. note 2, p. 37/221 de l’édition des Lettres philosophiques citée dans notre note 2.
compliments à la française venant de la part du visiteur ne seront pas appréciés par le vieillard qui,
par contre, deviendra très ouvert devant la curiosité du personnage, curiosité qui l’incitera à parler.
Plusieurs problèmes religieux sont abordés : le baptême, la circoncision, la communion, l’attitude
envers la guerre. Ainsi, les anabaptistes (les quakers représentent une des branches des anabaptistes
persécutés en Europe Centrale dès la fin du Moyen Àge) ne reçoivent pas le baptême ce qui, d’après
l’exégèse catholique déterminerait leur classement parmi les demi-chrétiens. L’hôte explique qu’il
prend l’Épitre aux Corinthiens à la lettre donc que saint Paul n’avait pas eu comme mission de
baptiser mais de prêcher l’Évangile. On pourrait aussi bien, dans ce cas, reprocher aux autres
chrétiens l’absence de circoncision puisque Jésus y avait procédé. Au sujet de la communion, le
vieillard soutiendra que « les sacrements étaient tous d’invention humaine et le mot sacrement ne se
trouvait pas une seule fois dans l’Évangile »4. Conclusion : toutes les dissensions entre les religions
ne viennent que de l’interprétation des textes saints.
L’occasion de participer à une réunion de cette secte donne à l’auteur la possibilité de
présenter, dans la deuxième lettre, l’histoire de la secte, son installation en Pennsylvanie, le nombre
réduit de quakers qui restent à Londres et en Angletere parce que « Par tout pays, la religion
dominante, quand elle ne persécute point, engloutit à la longue toutes les autres »5. Les quakers en
France s’occupent surtout du commerce et n’ont pas de positions publiques.
Les presbytéranisme, religion dominante en Écosse, imitant le calvinisme pur de Genève, est
comparé au jansénisme « fanatique » (à l’avis de Voltaire) ordre religieux auquel il reviendra dans
la lettre XXV pour le combattre sur le plan doctrinaire à travers les Pensées de Pascal. Pourtant,
nous trouvons à la fin de cette lettre sur les presbytériens des phrases sur la tolérance – à la Bourse
de Londres toutes les religions s’entendent parce qu’elles ont un langage commun, le désir du bienêtre matériel, idées manifestées aussi lorsqu’il parle des quakers. Iddées reprises d’aiileurs trente
ans plus tard dans son Dictionnaire philososphique où, à l’article « Théiste » il fait la remarque
suivante:
Qu’à la bourse de Londres, ou de Surate, ou de Bassora, le guèbre, la baniain, le
juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le
chrétien protestant, le chrétien quaker trafiquent ensemble : ils ne lèveront pas le poignard
les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. Pourquoi donc nous sommesnous égorgés presque sans interruption depuis le premier concile de Nicée?6
S’il met en discussion les sociniens, c’est aussi pour marquer leur rapprochement des déistes
qui sont mal entendus. En fait, la plupart des religions que Voltaire n’accepte pas ont de nombreux
adeptes, tandis que celles qui sont plus proches des idées de Newton et de Locke ne sont pas
entendues.
Nous avons expressément laissé la cinquième lettre à la fin pour mettre en évidence les idées
que Voltaire a au sujet des religions. Il est déiste, il est vrai, mais il ne refusera pas d’autres
croyances tant qu’elles ne nuisent au bien-être général. « C’est ici le pays des sectes. Un Anglais,
comme homme libre, va au Ciel par le chemin qui lui va. »7 L’auteur considère que, en ce qui
concerne les moeurs, le clergé anglican est plus réglé que celui de France parce qu’il vit une bonne
partie de sa vie dans les universités et se situe loin de la corruption et du capital. Il arrive à des
diginités très tard « dans un âge où les hommes n’ont d’autres passions que l’avarice lorsque leur
ambition manque d’aliments ». En plus, en Angleterre il n’y a pas d’abbés ces personnes qui
4
Lettre I, 3Sur les quakers3, des Lettres philosophiques, éd. citée, p. 40.
Ibid. p. 53.
6
Voltaire, Dictionnaire philosophique, Chronologie et préface par René Pomeau, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. p.
363.
7
Lettres philosophiques, éd. citée, p. 55.
5
peuvent avoir des bénéfices ecclésiastiques mais qui ne sont pas prêtres, ne recevant que les ordres
mineurs : « être indéfinissable qui n’est ni ecclésiastique ni séculier, en un mot ce qu’on appelle un
abbé » connu par sa débauche, élevé à la prélature par des intrigues de femmes, qui fait la cour aux
femmes, compose des chansons tendres et donne tous les jours des soupers délicats et longs.
Voltaire sera toujours attentif au rôle que les problèmes spirituels et économiques ensemble peuvent
avoir sur une nation. Il est conscient que même en Angleterre c’est l’Église anglicane qui est la plus
forte. Tant de non-conformistes ont été convertis que c’est seulement la vingtième partie de la
population qui a une autre religion. Ceci confirme l’accord de Voltaire avec la politique d’avant la
révocation de l’Édit de Nantes qui écartait les protestants de certaines fonctions et recompensait
ceux qui se convertissaient.
La culture politique
Historiquement, l’attaque de Voltaire contre la politique française est valable. Par
l’existence du Parlement, « La Chambre des pairs et celle des communes sont les arbitres de la
nation, le roi est le sur-arbitre », « le premier pilote », la liberté se discute d’une autre manière. Le
but du gouvernement d’Angleterre « n’est point fait à la brillante folie de faire des conquêtes mais
d’empêcher que ses voisins n’en fassent ; ce peuple n’est pas seulement jaloux de sa liberté, il l’est
encore de celle des autres »8. Tandis que les autres nations ont eu autant de troubles que les Anglais
sans parvenir à obtenir la liberté, les Anglais y sont parvenus. « Les guerres civiles en France ont
été plus longues, plus cruelles, plus fécondes en crimes que celles d’Angleterre ; mais de toutes ces
guerres civiles, aucune n’a eu une liberté sage pour objet. » Il n’y avait là que des intérêts
personnels : sous Charles IX et Henri III par exemple, « il s’agissait seulement de savoir si on serait
l’esclave des Guise. [...] Nos guerres civiles sous Charles VI avaient été cruelles, celles de la Ligue
furent abominables, celle de la Fronde fut ridicule. »9 C’est une occasion pour cet auteur incisif de
rehausser le prestige du parlement anglais qui, depuis l’exécution de Charles Ier (1649) avait en
France une réputation de régicide répandue même dans le petit peuple. Les Français eux aussi ont
tué leur roi, réplique Voltaire : un moine (il s’agit de Jacques Clément, moine jacobin, en 1589) «
ministre de la rage de tout un parti », celui des Ligueurs a tué Henri III, et Henri IV a été tué en
1610 par Ravaillac, un fanatique catholique. En fait, on ne sait pas si Voltaire oppose ici les Anglais
aux autres peuples ou les protestants aux catholiques. Le parallèle n’est pas exact : en Angleterre il
s’agit d’un régicide tandis qu’en France d’actes individuels qui ne rendent pas la collectivité
nationale responsable. Elle ne le fera que sous la révolution avec Louis XVI et sa famille10.
Le gouvernement d’Angleterre (Neuvième lettre) « ce concert entre les communes, les lords
et le roi n’a pas toujours subsisté ». Voltaire est d’accord que « la liberté est née en Angleterre des
querelles des tyrans ». Si en Angleterre le régime précedent où les seigneurs subjuguaient le peuple
a été détruit par les rois et le peuple, ce qui lui donne le droit à la liberté, en France cela s’est fait
par les rois seulement.
À côté du gouvernement, ce qui donne la force du pays c’est son économie. Il fait l’éloge du
négociant et de la dignité du travail. Tandis qu’en Angleterre « Milord Townsend, ministre d’État a
un frère qui se contente d’être marchand dans la Cité » en France les titres de noblesse continuent à
être achetés et étalés en défaveur des négociants :
Je ne sais pourtant lequel est plus utile à un état, ou un seigneur bien poudré qui sait
précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des
airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un
8
Ibid., p. 67.
Ibid., p. 68.
10
Cf. Fr. Deloffre, ibid., notes 13, 14, p. 68/233.
9
négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et
contribue au bonheur du monde.11
Voltaire approuve la comparaison faite par Addison entre le marchand anglais et le citoyen romain
remarquant en même temps que la noblesse anglaise ne répugne pas au commerce. 12 Voltaire finira
par ne plus mettre sur le premier plan les hauts faits militaires ou les transactions diplomatiques
mais les moeurs, les faits de civilisation.
La culture scientifique et philosophique
Il y atteint des problèmes de médecine, l’insertion de la petite vérole, des problèmes
philosopiques et des questions de physyque confrontant des hommes célèbres comme Bacon, Locke
et Newton à Descartes et Malebranche. Il les considère tous plus importants que les généraux et les
ministres.
Pour ce qui est des problèmes de médécine, malgré sa conviction, Voltaire n’est pas le
premier à avoir recommandé en France l’insertion de la petite vérole. Toutefois son rôle de
propagandiste de l’inoculation reste très important13.
Côté philosophie et problèmes de physique, Bacon est important pour avoir mis les bases de
la philosophie expérimentale. Ce que Voltaire affirme dans cette lettre (la douzième) vient
contredire les idées énoncées au début de notre analyse, idées appartenant à H.-R. Patapievici,
notamment que la philosophie est une sorte de culture publique d’où dérivent toutes les autres
cultures. Voltaire affirme que, avant Bacon, la philosophie expérimentale n’existait pas et que
toutes les découvertes antérieures étaient dues à un instinct mécanique sinon au hasard. Il ne faut
pas oublier que ces philosophes du XVIIIe siècles n’avaient pas des connaissances très vastes dans
tous les domaines et que, en bonne partie, ils étaient des vulgarisateurs et des amateurs. Et Voltaire
était un amateur comme physicien14. Leur importance n’est pas pour cela moins grande dans
l’évolution des mentalités. Et en dernière instance, Voltaire parle de philosophie et de sciences un
peu en même temps.
Un autre philosophe est Locke. « Tant de raisonneurs ayant fait le roman de l’âme, un sage
est venu, qui en a fait modestement l’histoire. » affirme-t-il, phrase devenue un lieu commun que
Voltaire accepte dans sa treizième lettre. En faisant référence à l’Essai philososphique concernant
l’entendement humain celui-ci passe en revue les grands mérites de Locke, qui,
[...] après avoir ruiné les idées innées, après avoir bien renoncé à la vanité de croire qu’on
pense toujours, établit que toutes nos idées nous viennent par les sens, examine nos idées
simples et celles qui sont composées, suit l’esprit de l’homme dans toutes ses opérations,
fait voir combien les langues que les hommes parlent sont imparfaites, et quel abus nous
faisons des termes à tous moments.15
11
Lettres philosophiques, éd. citée, p. 76.
Idée mise en valeur par Yves Guchet dans “Le XVIIIe siècle: la lutte contre l’irrationnel”, troisième chapitre de son
livre Littérature et politique (XVIe-XXe siècle), Armand Colin, Paris, 2000.
13
Cf. Fr. Deloffre, Lettres philosophiques, éd. citée , note 1, p. 77/237: Cette méthode prophylactique avait déjà été
recommandée et discutée plusieurs fois depuis 1717, d’abord à propos de la thèse d’un nommé Boyer soutenue à la
faculté de médécine de Montpellier, puis à propos de comptes rendus d’opinions anglaises publiés dans le Journal des
savants, notamment au sujet d’une lettre au docteur Freind (que Voltaire mettra plus tard en scène dans l’Histoire de
Jenni), contre l’inoculation; surtout à propos d’une brochure de La Coste, D[octeur en] M[édécine], Paris, 1723,
intitulée Lettre sur l’inoculation de la petite vérole comme elle se pratique en Turquie et en Angleterre... Voltaire n’en
était pas au courant.
14
Cf. aussi Pierre Barrière, La vie intellectuelle en France du XVIe siècle à l’époque contemporaine, Éditions Albin
Michel, 1974, Paris, p. 302.
15
Lettres philosophiques, éd. citée, p. 91.
12
Les sensations précèdent la pensée. Elles sont appellées par Locke idées simples, le mot idée
ayant ici le sens de représentation, matière première de la connaissance. Par son travail, c’est-à-dire
en comparant ces idées entre elles, et en en dégageant des abstractions, l’intellect produit des idées
composées.16 Le philosophe anglais finit par douter de la capacité de penser d’un esprit purement
matériel. Les empiristes anglais ne sont pas préoccupés par l’absolu, il traitent surtout des vertus
civiques manifestant une préférence pour le relatif qui, de manière paradoxale, correspond à un sens
profond pour l’élément historiquement concret et uniquement présent en tout acte de décision libre.
Dans les lettres suivantes Voltaire s’attaque à Descartes d’un côté parce que sa
métaphysique représente pour lui la théologie : Descartes a construit d’abord un système
métaphysique et il a à peine ensuite tenté de faire cadrer la réalité avec ce système. La seule chose
qu’il accepte chez ce philosophe français c’est sa géométrie et n’est pas content lorsque lors de
l’éloge de Newton prononcé à l’Académie des sciences par Fontenelle et traduit en français les
Anglais n’acceptent pas la comparaison des deux personnalités. Si Voltaire apprécie Locke et
Newton c’est parce qu’ils ont refusé de faire appel à quelque notion transcendante que ce fut. En
s’adressant aux religieux, Locke soutient :
Confessez du moins que vous êtes aussi ignorants que moi, votre imagination ni la mienne
ne peuvent concevoir comment un corps a des idées, et comprenez-vous mieux comment une
substance, telle qu’elle soit, a des idées ? Vous ne concevez ni la matière ni l’esprit,
comment osez-vous assurer quelque chose ?17
Nous n’allons pas insister ici sur les mérites scientifiques de ces auteurs que Voltaire
présente en vulgarisateur avec pourtant le souci de se renseigner en consultant, pour le cas Newton,
A View of Sir Isaac Newton’s Philosophy du docteur Pemberton (1798), l’Éloge de Newton par
Fontenelle, le Discours sur les différentes figures des astres (1732) de Maupertuis, savant qu’il
consulte aussi en lui demandant de revoir ses lettres. Ce qui nous intéresse est de connaître son
point de vue dans cette comparaison entre la France et l'Angleterre et de retenir la remarque visant
l’intérêt accordé en Europe à ces cultures spécialisées.
La culture littéraire
Dans les lettres qui traitent des problèmes littéraires, Voltaire va insister sur la tragédie et
sur la comédie comme genre dramatiques et sur la poésie philosophique.
Dans la tradition classique, son analyse commence par le théâtre : « Les Anglais avaient déjà
un théâtre, aussi bien que les Espagnols quand les Français n’avaient que des tréteaux. »
Shakespeare est beaucoup apprécié par Voltaire qui essaie même de le traduire.
[...] leurs pièces presque toutes barbares, dépourvues de bienséance, d’ordre, de
vraisemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. Le style est trop ampoulé,
trop hors de la nature, trop copié des écrivains hébreux si remplis de l’enflure asiatique ;
mais aussi il faut avouer que les échasses du style figuré, sur lesquelles la langue anglaise
est guindée, élèvent aussi l’esprit humain bien haut, quoique par une marche irrégulière.18
Pour comprendre et goûter la comédie anglaise Voltaire nous dit qu’il faut vivre à Londres
trois ans, bien apprendre l’anglais et « voir la comédie tous les jours » ; c’est ce qu’il a fait luiCf. Jeanne Hersch, Mirarea filosofică. Istoria filosofiei europene. Traduit par Drăgan Vasile (L’étonnement
philosophique. Une histoire de la philosophie, Gallimard, 1981, 1983)m Humanitas, Bucureşti, 1994, p. 160.
17
Lettres philosophiques, éd. citée, p. 93.
18
Ibid., p. 127.
16
même. Mais pour la tragédie les problèmes se posent différémment vu que les personnages y
évoqués sont universels.
Un auteur de comédie que le futur patriarche de Ferney apprécie est Wicherley qui a fait un
Misanthrope - The Plain Dealer (1674) - imité de Molière avec plus d’intrigue que chez celui-ci
mais « trop hardie sans doute pour nos moeurs » et, en 1673, The Country Wife, inspirée de
L’École des femmes... Il veut souligner par cela surtout que Molière est en honneur chez les
Anglais. Dans ce qui suit, Voltaire voit en Congreve l’homme qui, « de tous les Anglais, a porté le
plus loin la gloire du théâtre comique ». Ses pièces, peu nombreuses, sont considérées excellentes
dans leur genre :
Les règles du théâtre y sont rigoureusement observées ; elles sont pleines de caractères
nuancés avec une extrême finesse ; on n’y essuie pas la moindre mauvaise plaisanterie ;
vous y voyez partout le langage des honnêtes gens avec des actions de fripon : ce qu’il
prouve qu’il connaissait bien son monde, et qu’il vivait dans ce qu’on appelle la bonne
compagnie.19
La citation est importante parce qu’elle fait preuve de la subjectivité de Voltaire ou plutôt
de la manière dont une certaine culture finit par imprégner la pensée de quelqu’un. Lui qui est
contre Descartes, reste, d’une certaine manière cartésien et garde l’esprit de rigueur du peuple
français.
Pour ce qui est de la poésie, la noblesse par naissance n’empêche pas les poètes anglais de se
sentir fiers de leur talent à la différence des Français qui le cachent où le passent sous l’anonymat.
S’il apprécie Pope « et quelques autres poètes fameux » c’est surtout pour les idées qu’il
transmettent, l’esthétique ne le préoccupe pas.
La place accordée aux gens de lettres et aux académies est mise en discussion. Voltaire
reconnaît le rôle de Louis XIV dans la création des académies et l’encouragement des lettres et des
sciences, mais il croit que l’artiste, l’écrivain sont considérés en France comme des amuseurs et
que, à talent et à préstiges égaux, ils ne jouissent pas des avantages qu’obtiennent d’autres
catégories professionnellles. Plus tard, l’affaiblisement de la monarchie les oblige d’attacher une
plus grande importance aux idées qu’à la forme de l’oeuvre. Par conséquent, c’est seulement dans le
cadre politique de l’Angleterre que les gens de lettre sont appréciés à leur juste valeur. Voltaire
reconnaîtra, petit à petit, après la première publication des Lettres philosophiques, avoir eu tort :
Newton avait une nièce dans une très haute position sociale, d’autres auteurs, tels Thomson ou
Johnson avaient une condition misère, étant obligés de vendre leur poèmes pour manger ou de ne
pas manger du tout un certain temps20.
De nouveau la philosophie et la religion
Le volume finit, de manière cyclique, avec la référence aux Pensées de Pascal. Cyclique
parce qu’il s’agit toujours de religion, la religion des jansénistes que Voltaire désapprouve tant en
parlant des présbytériens dans la sixième lettre et qu’il reprend pour souligner que la meilleure
solution valide en matière de religion reste le déisme21.
19
Ibid., p. 132.
Voltaire, Lettres philosophiques avec une Notice biographique, une Notice listorique et littéraire, des Notes
explicatives, une Documentation thématique, des Jugements, un Questionnaire et des Sujets de devoirs par Jean-Pol
Caput, Coll. “Classiques Larousse”, Librairie Larousse, 1972, in Notice, p. 24.
21
Voir aussi Paul Hazard, chapitre X, “Deismele: Voltaire”, in Gîndirea europeană în secolul al XVIII-lea. De la
Montesquieu la Lessing. Ttraducere Viorel Grecu, (La Pensée européenne au XVIIIe siècle. De Montesquieu à Lessing,
Librairie Arthème Fayard, 1963), Editura Univers, Bucureşti, 1981, p. 388-391.
20
La philosophie et la religion sont ainsi confrontées. C’est d’ailleurs une confrontation
permanente : « il ne faut jamais craindre qu’aucun sentiment philosophique puisse nuire à la
religion d’un pays » les philosophes chrétiens savent que les objets de la raison et de la foi sont de
différente nature nous dit l’auteur dans la treizième lettre. Les philosophes ne feront jamais une
secte de religion parce que « ils n’écrivent pas pour le peuple » et ils sont « sans enthousiasme »22
Ce manque d’enthousiasme doit être pris dans le sens conféré par Locke. Les prêtres sont des «
hommes en qui la mélancolie a été mêlée avec la dévotion, et dont la bonne opinion d’eux-mêmes
leur a fait accroire qu’ils avaient une plus étroite familiarité avec Dieu et plus de part à sa faveur
que les autres hommes »23. Les philossophes donc sont les seuls à juger à tête froide, sans faire de
mal aux autres. D’ailleurs, le nombre de ceux qui pensent est tellement petit que ceux-là ne peuvent
pas troubler le monde. Nous ne pouvons pas être d’accord avec Voltaire sur ce point parce que le
XVIIIe siècle prouve que les philosophes ont pu changer le monde par leurs idées dans un moment
historique propice.
Conclusion
En parlant de la culture publique, nous découvrons par ces lettres que le commerce (la
culture économique) est plus important que le gouvernement (la culture politique), les philosophes
et les scientifiques (culture philosophique et scientifique) ont une plus grande valeur que les
généraux et les ministres dont, dans la douzième lettre il se propose de parler plus tard mais dont en
vérité il ne parle jamais. La culture publique doit être en accord avec les cultures spécialisées et les
Anglais sont plus près de ce desiderata que les Français parce que la culture politique a déterminé
les Anglais à conduire leur pays par un gouvernement où le roi et le parlement doivent être de
concert tandis qu’en France ce n’est que la monarchie absolue. Nous pouvons mieux comprendre
peut-être pourquoi, historiquement, la révolution française était finalement nécesaire et pourquoi en
Angleterre la monarchie subsiste aujourd’hui encore. Il ne faut pas pourtant accorder à Voltaire une
crédibilité totale : il exagère souvent pour convaincre et pour soutenir un point de vue. Nous
pouvons remarquer d’ailleurs dans la personnalité de cet auteur quelques idées-force qu’il va
maintenir d’un bout à l’autre de sa vie avec une obstination spécifique : la tolérance visant surtout le
respect de toutes les religions et l’acception du déisme comme supérieur à toute croyance - d’où la
primauté du pouvoir civil sur le pouvoir de l’Église - , l’importance d’un régime politique où le
monarque soit aidé par un Parlement, le rôle du bonheur matériel, l’importance des gens de lettres.
22
Lettres philosophiques, Gallimard, 1986, p. 94.
Cf. Chapitre IV, xix, intitulé “Enthousiasme”, Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduction
Coste (5e éd., 1755), p. 584 alinéa 5 in ibid., note 15, p. 94/243.
23
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