La révolution russe et les bases économiques de la

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Congrès Marx International V - Section Histoire – Paris-Sorbonne et Nanterre – 3/6 octobre
2007
Maurice Andreu
La révolution russe… et les bases économiques de la révolution socialiste.
Notes sur les positions de quelques idéologues de l’Internationale
Communiste (jusqu’en 1929).
La révolution socialiste n’était certainement pas « mûre » en Russie, en particulier parce
qu’elle y était dépourvue de « bases économiques ». La révolution socialiste russe était ainsi,
nécessairement, une « œuvre de l’esprit », une « fiction », la « projection » d’une idée sur une
réalité sociale sans rapport avec sa représentation. Les idées mènent le monde, mais pas celles
du socialisme révolutionnaire, car elles ne trouvèrent leur champ d’action que là où elles ne
pouvaient pas matériellement exister. Ces clichés, qui pour être assez vraisemblables n’en
sont pas moins contradictoires, seront éclairés ici par des coups de sonde dans la pensée
économique et sociologique des dirigeants du mouvement communiste russe et international.
M. N. Prokovsky, éminent historien bolchevik, distinguait, en 1928, trois « grands ouvrages
de science sociale » parus en Union Soviétique depuis la révolution : L’Etat et la révolution,
de V. I. Lénine (début 1918, écrit en août-septembre 1917), L’économique de la période de
transition, de N. I. Boukharine (mai 1920, écrit en 1919-1920) et La période héroïque de la
grande révolution russe, de L. N. Kritsman (1925, écrit en 1921-1922, avec des ajouts de
1924). Comme le laisse prévoir le moment de leur rédaction, ces textes traitent plus ou moins
des bases économiques de la révolution socialiste, mais pas de la même façon.
L’ouvrage de Lénine contient un chapitre V intitulé « Les bases économiques de l’extinction
de l’Etat ». Comme le reste de la brochure, il s’agit d’un rappel des idées avancées par Marx
ou Engels. Selon eux, nous rappelle-t-il, l’Etat s’éteindra lorsque le communisme sera
réalisé… Sans entrer dans les détails, notons que Lénine y envisage, pour la première phase
du communisme (le socialisme), le maintien partiel d’un « Etat bourgeois sans bourgeoisie »
et que, pour cette période là, « l’essentiel » serait assuré si la dictature du prolétariat effectuait
« l’enregistrement et le contrôle » de l’activité économique des grandes entreprises et des
grands services publics (la poste, par exemple). L’Etat et la révolution fait partie des
instruments de combat mis en œuvre par Lénine pour atteindre son objectif : conduire une
révolution en rompant toujours plus avec la mollesse social-démocrate. Lénine, depuis août
1914, relie son projet révolutionnaire à une base économique générale : la concurrence des
capitalismes financiers impérialistes. Elle a conduit à la guerre et les grandes organisations
mises en place par les monopoles ou par l’Etat impérialiste sont « la préparation matérielle la
plus complète du socialisme » (O. t. 25, p. 390). Mais en réalité, cette idée se combine avec
un autre ensemble d’analyses politiques et économiques visant à constituer une alliance avec
la masse des paysans (il n’en dit rien dans l’Etat et la révolution). Les revendications des
paysans (partager les terres) appellent à une révolution « bourgeoise ». Lénine se fait fort de
conduire les deux révolutions pour accéder au pouvoir avec son parti prolétarien…
Pour notre propos, nous pouvons dire que Lénine, ici, a une conception assez vague et
partielle de la « base économique » qu’il invoque rituellement (elle est obligatoire). Mais, par
ailleurs, il a une capacité remarquable à saisir les opportunités tactiques et stratégiques qui
découlent de la situation « économique » : la classe capitaliste mondiale (et locale) est divisée,
on peut l’attaquer avec des forces que mobilisent le refus de la guerre et l’appétit de terres des
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paysans. Lénine est toujours assez difficile à décrypter, mais dans l’ensemble de ses œuvres
(il ne faut pas se borner à relire l’un ou l’autre de ses opuscules) on peut trouver des traces de
sa manière de penser. Elle est toujours orientée par l’art de la guerre.
Les deux autres livres repérés par Pokrovsky sont en fait fortement liés, car leurs auteurs, qui
se connaissaient et s’estimaient, partageaient beaucoup d’idées. Boukharine signale plusieurs
fois avec enthousiasme la découverte de Kritsman : dès 1918, il a vu que l’ordre des phases de
la révolution allait à rebours de celui du déterminisme économique marxiste (la révolution
commence par l’idéologie, va ensuite à la case politique, puis à l’économie et, enfin, elle
touche aux techniques et aux forces productives). Boukharine avait prévu de compléter son
Economique de la période de transition par un second tome donnant une « description
concrète de l’économie russe actuelle ». Il n’a jamais pu réaliser ce rêve, mais Kritsman, au
moment où la NEP se mettait en route, a pu faire un travail très proche de ce que voulait
Boukharine. Considérons donc cet ensemble comme un tout.
1/ Notons d’abord le ralliement joyeux et spontané de ces deux économistes philosophes à
une sorte d’idéalisme révolutionnaire : ce sont les idées qui vont conduire les affaires. La
révolution est un monde à l’envers.
2/ Boukharine commence EPT en résumant les résultats de son livre sur L’économie mondiale
et l’impérialisme (1916). Il présente ainsi une analyse économique très complète de la crise
révolutionnaire (La constitution des « trusts capitalistes d’Etat » autour des capitaux
financiers, les politiques impérialistes, la guerre, les tendances au capitalisme d’Etat intégral
pendant la guerre, la désagrégation de l’économie et de la société capitaliste lorsque la guerre
l’entraîne dans une « reproduction rétrécie » qui menace la classe ouvrière et l’humanité de
« destruction » - mot pris à Kritsman, nous dit Boukharine - ce qui explique le basculement
des ouvriers et d’autres forces sociales dans le camp des révolutionnaires dirigés par les
bolcheviks…). Dans ce récit, qu’on trouve dans les deux livres, relevons que la crise
révolutionnaire est entièrement incluse dans la guerre. La guerre déborde les capacités du
capitalisme (au moins en Russie) et provoque, d’une part, un mouvement accéléré de
dépassement des relations marchandes (une planification ou une organisation déterminée par
les besoins de la guerre) tandis que d’autre part les forces productives sont cumulativement
détruites. Grand écart insupportable…
3/ Entre novembre 1917 et l’été 1918 le parti bolchevik s’est installé au commandes et il a
essayé de trouver une politique économique. Lorsque Boukharine écrit EPT, après quelques
mois d’expérience, il présente une théorie de la transition encore très proche du premier
mouvement qui a été le sien : le passage d’un système à l’autre se fera en détruisant les
organisations du capitalisme d’Etat pour les reconstruire et les recombiner sous la direction de
l’Etat socialiste. Boukharine parle même de « socialisme d’Etat », mais renonce à ce mot,
perverti par Rodbertus… Le « SE » dépeint dans EPT est en tout point semblable au « CE » :
même centralisation, même structure hiérarchique, mêmes méthodes de contrôle sur
l’agriculture, etc. Comme la transition se développe dans un contexte de guerre ouverte, le
« SE » subit un processus cumulatif de destruction des forces productives et il doit maintenir
un contrôle militaire de la production. La contrainte de l’Etat socialiste pèse aussi sur le
prolétariat… Pourquoi Boukharine s’imagine-t-il que le « SE » s’en tirera mieux que le
« CE » ? Parce qu’il affirme que son SE est la « négation dialectique » du CE.
4/ On touche ici à l’essentiel : Boukharine croit qu’une organisation économique qui abolit la
soumission fétichiste aux lois du marché est toujours plus rationnelle que le marché. Le
« SE », en outre, n’est pas soumis au fétiche du profit ; il fera toujours mieux que le « CE ».
Kritsman, d’une manière très proche de celle Boukharine, pense que la centralisation
économique autour de l’Etat ramène l’économie à sa signification « naturelle » : c’est la
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valeur d’usage qui compte et la socialisation de la production apparaît directement, sans
passer par le masque de la marchandise. Quand le prolétariat exproprie le capital, il
« complète le travail du capital, l’élimination du marché » et les nouveaux rapports
économiques prolétariens, qui abolissent le conflit des classes en supprimant l’exploitation,
rendent possible une « harmonisation » et une planification de la production (Kritsman
affirme qu’il suffirait que les grandes entreprises soient « à la disposition du prolétariat » pour
que le reste de l’économie des petits producteurs soit entraîné dans le nouveau mode de
production). En bref, et autrement dit, les théoriciens bolcheviks sont convaincus de la
supériorité de leur pensée, du savoir « défétichisé » que leur donne le marxisme (et l’art de la
guerre…)
5/ Le défaut d’EPT, qui est conçu alors que la guerre civile et, surtout, la guerre avec la
Pologne ne sont pas encore terminées, est que Boukharine ne peut (ou ne veut) pas voir que
l’économie de la révolution n’est qu’une économie de guerre soumise à des contraintes
extrêmes et que ni le CE, ni son double, le SE, ne disposent d’une rationalité supérieure. La
crise qui explosa dès que la guerre fût suspendue a éclairé tous les bolcheviks : le maintien du
« communisme de guerre » (forme concrète du SE abstrait conçu par Boukharine) continuerait
à détruire le peu qui restait d’économie productive. L’Etat « socialiste » devait donc rétablir la
circulation marchande.
Kritsman, qui écrit après le tournant de la NEP, est beaucoup mieux placé pour déceler les
contradictions de l’action révolutionnaire et les décortiquer. Alors que Boukharine, dans EPT,
néglige le problème posé par la révolution agraire, a priori « bourgeoise », Kritsman étudie en
parallèle les révolutions ouvrières et paysannes qui suivent les mêmes phases (idéologique,
politique, économique, technique). En fait, la révolution économique au village, le partage des
terres féodales, précède nettement l’expropriation des usines. Pour nouer l’alliance des
ouvriers et des paysans, le décret sur la terre (volé aux SR) a démantelé les grandes
exploitations. Si l’on ajoute les effets d’une guerre civile acharnée pendant trois ans, on arrive
à des destructions inouïes et à d’importantes déformations du cours de la révolution. Kritsman
souligne que la guerre révolutionnaire exigeait des actions « économiquement irrationnelles ».
Pas seulement les dégâts dus aux combats, mais des folies comme la « nationalisation » d’une
échoppe d’artisan ou la confiscation de meubles et de vêtements. La proscription du
commerce, remplacé par une administration du ravitaillement, aide à asphyxier le capital,
mais elle étrangle aussi le marché des produits agricoles et le développement des petites
exploitations. La révolution apporte beaucoup de changements (Kritsman développe cela)
mais cette première expérience est imparfaite.
6/ Devenue « communisme de guerre », la transition au socialisme fait apparaître des
contradictions propres à cette période : Kritsman voit que l’expropriation du capital n’a pas
supprimé l’anarchie de l’économie. Les entreprises socialisées restent indépendantes. Les
plans de production ne sont pas coordonnés. Dans ces conditions l’approvisionnement est
anarchique et ne correspond jamais aux besoins de la production prévue par les entreprises.
Dans une économie « prolétaro-naturelle », où les produits pourraient être toujours distribués
par une administration, il y a des pénuries, des sous-productions en même temps que des
stocks inutilisés. Cette forme de « crise » s’oppose à la surproduction des marchés
capitalistes. Elle est le signe que le prolétariat n’a pas achevé son travail : organiser une
planification complète. D’autre part la destruction du marché légal a affaibli les capacités de
contrôle des administrations. Un marché noir illégal répond à la demande dans des
proportions énormes, souvent majoritaires. Kritsman observe que les sphères légales et
illégales de l’économie sont reliées par l’émission monétaire (passablement inflationniste),
etc. Notons seulement, ici, que Kritsman pense assurément que le système socialiste
prématurément mis en place pendant (et à cause de) la guerre a voulu trop embrasser et a
explosé.
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7/ Le coût exorbitant du « communisme de guerre » s’est matérialisé dans une floraison
d’organisations bureaucratiques. Kritsman (qui propose une analyse originale du fait en
l’intégrant à sa doctrine des phases de la révolution) reconnaît l’ampleur du problème et
admet la nécessité de la « retraite » effectuée avec la NEP. Pour lui, il est clair que la NEP
permet les relations marchandes et le développement du capital, elle autorise l’achèvement de
la révolution anti-féodale et elle limite la révolution prolétarienne.
On peut compléter ce rapide coup d’œil en indiquant comment Boukharine voit arriver la
NEP et comment il l’intègre, sans difficulté apparente, à sa conception de la transition.
L’erreur qui fausse les idées développées dans EPT est d’avoir cru que l’Etat de la dictature
du prolétariat ne laisserait pas s’abaisser le niveau d’organisation atteint par le CE. Dès 1921,
Boukharine soutient complètement la NEP et la justifie comme, par exemple, au IVe Congrès
de l’IC (1922) en disant que l’Etat soviétique ne peut pas organiser intégralement l’ensemble
de l’économie. L’immense appareil bureaucratique qu’il faudrait entretenir est « plus
coûteux » que l’anarchie marchande. Le problème est de « trouver la proportion » entre ce qui
peut être organisé rationnellement par l’Etat et ce qui le sera par des producteurs
indépendants. Le raisonnement sous-jacent est le même que celui d’EPT. Pour Boukharine, le
socialisme ne commence à construire ses bases qu’à partir du moment où le parti
révolutionnaire est seul au pouvoir, la transition passe alors par « diverses formes socialistes
qui sont dans un certain sens le prolongement, sous une forme différente, des formes
capitalistes qui les ont précédées ». Le raccourci du CE, déjà largement non marchand, n’a
pas pu être pris ; les « sujets économiques indépendants » sont redevenus trop nombreux ; il
faut prendre le chemin du marché et celui de la concurrence entre les grandes unité étatisées et
la petite production marchande, urbaine et, surtout, rurale. Le capitalisme en miroir du quel le
socialisme peut se bâtir en Russie a régressé du CE à sa forme antérieure : la concurrence
monopoliste. Dans ce contexte, les firmes d’Etat, dirigées par le (parti du) prolétariat peuvent
s’appuyer sur leur efficacité relative et leur pouvoir de marché pour diriger l’ensemble de
l’économie. Notons que dans ce cadre une planification encore imparfaite redevient
supportable, si elle renforce la force des monopoles d’Etat.
Il est intéressant, pour conclure provisoirement ces notes partielles, de considérer les positions
respectives où étaient parvenus, en 1928-1929, les deux auteurs de ces « grands » ouvrages de
la science sociale soviétique. La thèse principale du groupe dit des « marxistes agrariens »
dont Kritsman est le chef de file est qu’il faut laisser le secteur rural soviétique évoluer
jusqu’au stade du capitalisme avant de pouvoir passer au socialisme (qui implique
l’exploitation collective). On peut donc le situer un peu à « droite » de Boukharine en 1928,
puisque ce dernier souhaitait seulement limiter encore le prélèvement de l’Etat sur la
production marchande du village. Mais ils sont évidemment d’accord pour rejeter tout recours
aux méthodes de l’économie de guerre économiquement irrationnelles et ils croient
certainement être fidèles au dernier message laissé par Lénine, en 1923, lorsqu’il dit que son
« point de vue sur le socialisme a radicalement changé » et qu’il faut mettre l’accent sur « le
travail pacifique d’action culturelle ». Boukharine attendra 1929, et sa défaite politique pour
renoncer (peut-être) à son illusion fondamentale sur les capacités supérieures des
gestionnaires socialistes. Dans les derniers articles qu’il écrit pour la Pravda, avant la
publication de sa disgrâce, il découvre que les grandes organisations économiques
monopolistes sont elles aussi irrationnelles. Il n’espère (peut-être) plus rien des bureaucrates
soviétiques.
N.B. Ces notes sont particulièrement débitrices d’un article de Laure Després, professeur à la
Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Nantes. Nous avons puisé largement dans
Congrès Marx International V - Section Histoire – Paris-Sorbonne et Nanterre – 3/6 octobre
2007
les pages substantielles de son Guerre et transition au socialisme : l’analyse du communisme
de guerre de L. Kritsman, paru dans les Cahiers de l’espace europe, n°16, 2000, une
publication de l’Université Pierre Mendès France de Grenoble.
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