Charles-Henry CUIN, Librairie DR0Z, Genève, 2000.

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(Fiche faite par Ugo Rollin,
pour la question d’agrégation « expliquer/comprendre »,
Préparation ENS Ulm, année 2002-2003)
CE QUE (NE) FONT (PAS) LES SOCIOLOGUES
Petit essai d’épistémologie critique
Charles-Henry CUIN, Librairie DR0Z, Genève, 2000.
INTRODUCTION
La sociologie contribue à donner du sens à ce que nous vivons, pensons et faisons. Pourtant son utilité
est mal reconnue (prestige médiocre, faible intérêt du public, piètre diffusion des connaissances, salaires des
chercheurs peu élevés, etc.). L’activité des sociologues a le plus grand mal à passer pour une science1, car
elle ne vérifie pas les caractéristiques des sciences de la Nature : incertitude sur les théories et méthodes
scientifique2 (absence d’un paradigme indiscuté ou dominant), incertitude sur le savoir théorique
cumulatif (impression de stagnation ou de régression du savoir théorique général), incertitude sur
l’efficacité des capacité explicatives (applications pratiques peu commodes et peu efficaces).
Le camp des positivistes durs dénie à la sociologie la capacité d’être et de devenir une vraie science aux
larges capacités déductives (Cuin : « jeter l’enfant avec l’eau parfois peu engageante de son bain »). Les
héritiers du dualisme diltheyen3 tentent de définir un domaine qui serait l’apanage exclusif de la sociologie
(chercher « des vertus lustrales à l’eau du bain »). Les défenseurs d’un positivisme tempéré empruntent une
voie médiane et affirment la vocation et la capacité de la sociologie à délivrer un savoir conforme aux
critères généraux de la scientificité.
Cet ouvrage se propose d’effectuer l’analyse épistémologique de la production de connaissances et de
savoirs sociologiques, avec pour ambition d’éclairer les conditions de la promotion de la sociologie au
statut d’une science comme les autres. Le propos n’est ni de trancher sur la valeur sociale, esthétique,
éthique, pratique, etc., de la sociologie, ni d’examiner ce qui rend une activité ou un produit sociologiques
séduisants ou efficaces. Il s’agit d’examiner ce qui fait considérer un résultat sociologique comme probant.
La rationalité n’est pas un critère plus légitime qu’un autre, mais c’est le critère choisi dans cette étude, afin
d’examiner comment la sociologie peut accéder au statut des science. Cuin entend donc analyser les
fondements scientifiques d’un certain nombre de pratiques sociologiques et se livre à leur évaluation sévère,
au regard d’une conception exigeante de la scientificité (cohérence interne et adéquation empirique).
D’emblée, précisons que la neutralité axiologique de l’auteur cède devant « un engagement axiologique
irrépressible et massif » en faveur d’une approche explicative fondée sur l’activité nomothétique.
PREMIERE PARTIE : Les sociologues et la sociologie ou ce que font les sociologues
L’objectif de toute activité scientifique est, au-delà de connaître (les faits, la réalité), de savoir, c’est-àdire expliquer la réalité et ses phénomènes par la connaissance des causes, voire des lois, qui s’y rattachent.
L’activité scientifique opère par un double mouvement dialectique d’observation/description (la recherche
des faits - pôle empirique) et d’interprétation/explication (la recherche du sens à donner aux faits - pôle
théorique ou formel). L’activité théorique ne concerne pas seulement la construction des théories, mais
intervient à tous les niveaux de l’activité scientifique, depuis la définition des problèmes jusqu’à leur
solution. Les hypothèses ne naissent pas principalement par induction, mais résultent d’une interprétation.
Plutôt qu’une dichotomie entre empirisme militant et pure abstraction conceptuelle, il existe plutôt un
continuum entre empirie et théorie : « Pas de faits sans théorie, pas de théorie sans faits »4
Chapitre I - L’activité empirique : connaître pour agir, réfuter et savoir
Contrairement aux sciences de la nature (qui aboutissent à des découvertes absolues sur des objets dont
personne ne savait rien jusqu’alors), la sociologie procure à certains des informations que d’autres possèdent
J-C PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel [1991] « La sociologie est une
science comme les autres, qui a seulement plus de difficultés que les autres à être une science comme les autres ».
2 J-M BERTHELOT, Les Vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les sciences sociales.
3 Methodenstreit - Wilhelm DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit [1883]. cf. infra
4 François SIMIAND, « Méthode historique et science sociales » in Annales ESC [1903].
1
éventuellement déjà, mais qu’eux-mêmes ne possèdent pas : la consommation dans la classe ouvrière, les
rites de passages chez les Arapesh, la corrélation vote/sexe à un scrutin donné, etc.
La sociologie a donc une vocation empirique, qui consiste à rationaliser la collecte d’information et à
systématiser son exploitation cognitive selon une méthode scientifique. Observer, Décrire et Mesurer sont
indispensables à la théorisation. L’activité empirique suscite les questions qui engendrent la connaissance :
toute problématique naît de l’incohérence entre ce que la réalité donne à voir et ce que nous savons ou
croyons savoir d’elle ; c’est de l’efficacité de l’activité empirique que dépend l’efficacité de l’explication ; la
fécondité de l’induction repose sur la richesse et la précision des données factuelles.
La description des faits sociaux bruts permet d’agir (expertise du chercheur pour les décideurs, prise en
compte des résultats de la recherche par les acteurs dans la détermination de leurs stratégies).
L’activité empirique est également une réfutation de l’erreur, au sens de falsification popperienne de
savoirs (pratiques comme conceptuels, puisque empirie et théorie sont liés dans la science). Les objets
sociologiques sont hyper-historiques, c’est-à-dire très instables et volatiles, car fortement situés dans un lieu
et une histoire. La réfutation effective constitue ainsi un quasi-savoir, un savoir de la fausseté, dont la valeur
cognitive est supérieure à celle de la connaissance factuelle qui détruit seulement l’ignorance. De plus, la
destruction de l’erreur possède des potentialités libératrices et émancipatrices1.
La rationalisation scientifique des savoirs communs n’a rien à voir avec de simples informations
factuelles. Elle s’appuie sur des démarches instrumentées et codifiées, qui la distinguent de la connaissance
ordinaire2 des acteurs. Surtout, elle ne devient science sociale qu’à la condition que le sociologue s’en serve
pour élaborer des lois (expliquer des traits de la réalité) ou des régularités (déduire des traits théoriques de la
réalité). La sociologie n’est pas une sociographie ; connaître n’est pas savoir.
Chapitre II - L’activité interprétative : comprendre
Sans interprétation, le monde est dénué de sens. L’interprétation est la démarche intellectuelle qui
consiste à donner de l’intelligibilité à la réalité sociale. Comprendre un phénomène, c’est (se) le
représenter sur le mode de l’évidence3. La démarche compréhensive ne se cantonne donc pas à la seule
interprétation d’un phénomène par la subjectivité des acteurs, mais s’étend à toute activité cognitive.
L’interprétation poursuit un objectif d’efficacité pratique. Elle apporte une satisfaction subjective, qui
peut être de nature très diverse (rationnelle, certes, mais aussi esthétique, affective, morale, etc.). La
connaissance produite par l’interprétation peut donc être fructueuse, mais pas nécessairement valide. Le but
n’est pas la recherche de lois naturelles, mais la production d’une structure douée de sens, qui permette
d’inscrire le réel dans un savoir. Comprendre la réalité sociale, mais pas l’expliquer.
Interpréter, c’est donc d’abord inventer des explications satisfaisantes.
L’interprétation en sociologie atteint son plus haut niveau d’efficacité lorsqu’un fait empirique ne trouve
aucune explication dans les lois déjà établies par l’activité scientifique. L’interprétation consiste à formuler
des hypothèses et à les tester après en avoir déduit des implications vérifiables (Hempel) ou des falsificateurs
virtuels (Popper). L’interprétation explicative recherche les « raisons des effets » (Pascal), c’est-à-dire
répondre aux questions « Pourquoi ? » et « Comment ? ». Elle vise à démontrer la nécessité d’un phénomène
et à conférer de l’intelligibilité à cet enchaînement causal, sans pour autant que la causalité découverte soit
validée scientifiquement. Le cadre du raisonnement est celui de la rationalité, mais le savoir produit ne vient
pas de déductions formelles. L’interprétation est invention d’hypothèses explicatives qui permettent de
comprendre comment tel effet a été produit par telle cause. L’interprétation significative confère du sens, de
l’intelligibilité à son objet, mais elle ne confère pas de validité à ce sens. Elle n’est qu’une hypothèse
permettant d’organiser les connaissances de manière satisfaisante pour l’esprit. La compréhension d’un fait
peut s’imposer par l’évidence du système d’interprétation utilisé et la cohérence du discours interprétatif,
mais l’explication de ce fait doit être soumise à une forme de validation pour être reconnue scientifique.
Lorsqu’un phénomène empirique vérifie une loi générale, l’interprétation consiste, premièrement à
concevoir ce phénomène comme l’expression d’une loi, puis à identifier cette loi parmi celles déjà connues.
L’interprétation significative (ou sémiologique) est chevillée à une explication nomologique. La
signification n’est pas inventée, mais découverte. Tel le médecin qui recherche les symptômes (signes) d’une
maladie, le sociologue qui se livre à ce type d’interprétation ne vise pas à construire un savoir, mais à
P.BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action [1994] : « [L’analyse sociologique] offre quelques uns des moyens les plus
efficaces d’accéder à la liberté que la connaissance des déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes ».
2 A.GIDDENS : « Dans un très grand nombre de cas, les ‘trouvailles’ des sociologues ne sont telles que pour ceux et celles qui ne se
trouvent pas dans les contextes d’activité des acteurs étudiés », observation qui n’est pas fausse, mais qui le conduit presque à
déduire, à tort selon CUIN, que la « connaissance ordinaire » des acteurs n’est guère différente du savoir sociologique, même si des
travaux ressemblent à des « comptes rendus de comptes rendus » (GARFINFEL).
3 Comprendre un phénomène, c’est commuer « l’évidence de l’énigmatique » en « évidence de ce qui se livre sans réserve » (LADRIERE).
1
exploiter un savoir antérieur. Il interprète des données empiriques comme des signes que son savoir et/ou son
expérience le conduisent à rapprocher de certaines significations. Ce n’est pas l’objet qu’il questionne, mais
lui-même. L’interprétation n’est pas de nature causale, elle n’est pas non plus inventée. Elle n’est pas
explication, mais recherche de l’entité théorique latente manifestée par un fait empirique.
Chapitre III - L’activité théorique : expliquer
Expliquer, c’est à la fois construire des objets virtuels et tenter d’énoncer à leur propos un discours
permettant de rendre intelligibles des observations empiriques. L’activité théorique repose, d’une part sur des
faits et les concepts qui les expriment et les construisent, d’autre part sur des principes d’intelligibilité, dont
la légitimité tient à leur capacité à convaincre. L’explication réclame une légitimité empirique et théorique.
Les concepts sont des principes d’organisation du donné empirique, c’est-à-dire des hypothèses de
construction de la réalité sociale pour mieux la connaître. Pratiquement, la conceptualisation est une
opération de classement destinée à ordonner le chaos de nos représentations et réduire ainsi la complexité du
monde. Il s’agit de construire un monde symbolique dans lequel il existe, sinon de l’identique, du moins du
comparable : soit les faits sociaux sont des choses, et la conceptualisation consiste alors à trier le réel (thèse
réaliste ou naturaliste); soit l’identique n’existe pas, et le sociologue doit créer des entités qui transcendent le
réel (thèse constructiviste ou nominaliste). Un concept sert à la théorisation, permet l’explication et ne s’y
substitue pas. L’innovation conceptuelle et la rupture théorique cherchent souvent à accroître l’impression de
scientificité, mais ne font que compliquer une réalité sociale que les concepts sont censés simplifier.
L’activité nomologique vise à établir une relation spécifiée, nécessaire et constante entre deux ou
plusieurs phénomènes. La généralisation empirique est la simple affirmation d’une régularité (le taux de
suicide varie avec l’état civil); elle ne concerne que des faits et est donc dépourvue d’intelligibilité propre.
Un énoncé universel fait découler une régularité d’une loi (les célibataires se suicident plus que les mariés,
parce que l’intégration sociale préserve partiellement du suicide). Une loi scientifique incorpore des concepts
qui autorisent une construction de la réalité sociale. C’est la théorie qui explique l’empirie. Les
généralisations empiriques apparaissent comme des implications logiques de lois universelles et valides.
L’ambition nomologique des sociologues remonte au commencement positiviste de la discipline1. Elle a
progressivement reculé jusqu’à apparaître aujourd’hui illégitime : peu réaliste du fait des obstacles
méthodologiques et des réfutations empiriques auxquels elle se heurte (Boudon); irréaliste, du fait du statut
même des objets sociaux (Passeron). La recherche de lois est délaissée au profit de rationalisations
empiriques à prétention explicative, qui multiplient les cadres théoriques d’interprétation. Le paradoxe tient
au fait que leurs auteurs continuent de revendiquer une démarche explicative, alors que celle-ci dépend toute
entière de l’activité de théorisation.
En effet, l’explication d’un phénomène vise à montrer que son existence peut être déduite d’une ou
plusieurs lois et qu’il est donc une manifestation singulière d’une théorie plus générale. Une théorie est le
système démonstratif constitué par les énoncés universels (lois) et singuliers (conditions initiales) dont
l’articulation logique permet de déduire le phénomène à expliquer. C’est l’objet de la méthode
nomologique-déductive (Hempel2). Faute de lois disponible, l’activité théorique a pour objet de former des
hypothèses relatives à l’explication du phénomène en question. Ces hypothèses font nécessairement appel à
une loi conjecturale (virtuelle, non encore validée). L’interprétation devient explication quand l’hypothèse
formulée est corroborée, c’est-à-dire quand ses implications sont testées sur des données distinctes de celles
qui l’ont suscitées. Cette vérification donne à l’explication sa légitimité et, par voie déductive, transforme la
loi virtuelle en loi effective. C’est l’objet de la démarche hypothético-déductive (Popper). Ainsi, toute
explication scientifique semble devoir faire appel, directement ou indirectement, à une ou plusieurs lois.
La sociologie est apte à produire des cadres théoriques et des attirails conceptuels élaborés permettant
des analyses explicatives pertinentes et des validations convenables. De nombreuses théories explicatives sur
la scolarisation, les organisations, l’action collective et surtout la mobilité sociale, ont réfuté des erreurs
antérieures, échangé des méthodes, des critères de vérification, multiplié les questionnements, bref, se sont
confrontées les unes aux autres et ont cumulé les savoirs3. Une révolution scientifique (Kuhn) peut bien sûr
survenir et rendre les savoirs théoriques obsolètes, mais les connaissances factuelles produites grâce à ces
théories restent acquises. Malgré les gains cognitifs enregistrés, les sociologues ont tendance à s’éloigner de
la théorie explicative et à séparer ainsi l’empirie et la théorie.
Cf. l’injonction comtienne de délaisser la recherche des causes pour celle des lois.
Aspects of scientific explanation other essays in the philosophy of science, New-York, The Free Press, 1965.
3 BOUDON a par exemple montré la fécondité d’une approche alliant décisions individuelles et contraintes structurelles, par
l’élaboration de véritables lois sur les rapports entre les évolutions respectives de la structure sociale, du système scolaire et de la
mobilité sociale. L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles [1973].
1
2
D’une part, la plupart des productions sociologiques contemporaines sont de simples généralisations
empiriques qui prétendent, à tort, avoir une vocation explicative. Ces rationalisations d’observations
empiriques (Merton parle de théories post factum), mettent au jour des régularités, parfois de simples
ressemblances, qui autorisent pourtant leur auteur à théoriser sur le champ, en systématisant les inductions et
en légitimant par déduction les découvertes empiriques. Les théories obtenues sont auto-référentielles, c’està-dire validées par les seules données empiriques qui ont servi à leur élaboration. L’induction n’est
productrice de connaissances nouvelles que si elle est guidée par des hypothèses propres à diriger la
recherche et la classification des faits. Or, ces hypothèses ne font référence à aucun schéma théorique plus
général et ne peuvent provenir que de pré-jugements qui vont se trouver validés au terme de l’analyse. Cette
démarche peut baptiser de nouveaux concepts, mais n’ayant aucun rapport avec d’autres productions
théoriques, ils interdisent tout cumul de savoirs et encombrent inutilement le lexique de la discipline. Au
final, elle peut produire une faible intelligibilité, portant sur un nombre fini et énumérable de phénomènes,
mais elle n’est pas scientifique, car elle n’est pas explicative.
D’autre part, une conjecture ne se transforme en hypothèse scientifique que si ses utilisateurs acceptent
de la soumettre à l’épreuve empirique, d’abandonner des réponses assurées pour des questions incertaines.
Un théoricisme immodéré n’a donc pas plus de capacité heuristique. Ainsi, les machines à résoudre des
énigmes (Kuhn) que devraient être les paradigmes ne sont pas considérés comme des instruments à produire
des connaissances, car leur incommensurabilité les apparente à des produits scientifiques achevés qui
cherchent à imposer une représentation du monde. A l’inverse, les programmes de recherche n’énoncent rien
de substantiel sur l’essence de la réalité sociale empirique. Ils se contentent de proposer des hypothèses
directrices propres à décrire, analyser et expliquer les phénomènes sociaux : le fonctionnalisme de Merton,
l’individualisme méthodologique de Boudon, etc. Négligeant leur opérationnalisation et leur exploitation
empirique, les sociologues n’en font pourtant pas une meilleure utilisation.
Conclusion de la première partie
La science implique un fort degré de validité des résultats et un savoir théorique fondamental
relativement intégré, systématisé et stable. A cette aune, la sociologie n’apparaît pas comme une science
comme les autres, car, si elle produit une moisson empirique opulente et des édifices théoriques massifs, peu
de savoirs sont accumulés à l’interface des deux. La cohabitation conflictuelle de plusieurs cadres théoriques
et conceptuels, des bases déductives incertaines, des critiques sur la nature des objets sociaux, autant de
limites qui ternissent la vocation scientifique de la sociologie.
La question se pose pourtant de savoir si la sociologie ne peut pas prétendre aux mêmes ambitions que
les sciences de la nature ou si ce sont les travaux des sociologues qui ne répondent pas aux critères de
l’explication scientifique. L’incapacité de la sociologie a cumuler les savoirs est-elle une fatalité ? Tel
Sisyphe remontant inlassablement son rocher, le sociologue est-il condamné à renoncer à la théorisation pour
se consacrer aux seules interprétations empiriques ? N’est-il pas plutôt semblable à Pénélope, tissant le jour
ce qu’elle défait la nuit, prisonnier volontaire d’une démarche qui renonce à de fructueux gains cognitifs ?
DEUXIEME PARTIE : La sociologie et les sociologues ou ce que ne font pas les sociologues
Chapitre IV - La sociologie est une science comme les autres
La conception moniste prétend que la sociologie ne peut jamais atteindre un degré de validité
scientifique comparable à celui des vraies sciences nomologiques, tandis que la tradition dualiste instaure
une rupture entre les activités d’explication dévolues aux sciences de la nature et les activités d’interprétation
propres aux sciences de la culture. Nous examinerons dans ce chapitre les apories que constituent les raisons
ontologiques et épistémologiques de cette rupture, réservant la question des méthodes aux chapitres suivants.
1- La mauvaise question de la spécificité de l’objet social : complexité et historicité du social
La complexité des phénomènes sociaux tient à la multiplicité des facteurs explicatifs en interaction. Des
méthodes et des instruments sont forgés, afin de prendre en compte la complexité empirique et la réduire par
la construction d’entités théoriques simples. C’est d’autant moins un obstacle à la science qu’« il y a de
bonnes raisons de croire que (…) les situations sociales concrètes sont moins compliquées que les situations
physiques concrètes », car les conduites individuelles qui sont les objets de la première, obéissent
généralement à un principe de rationalité qui fait défaut au monde physique1 : il est plus difficile de prévoir
1
Karl R. POPPER, Misère de l’historicisme [1944-45] et aussi : « En effet, dans la plupart des situations sociales – sinon dans toutes –
il y a un élément de rationalité (…) ; aussi devient-il possible de construire des modèles comparativement simples de leurs actions et
interactions, et d’utiliser ces modèles comme des approximations ».
où chutera une feuille d’un arbre en automne, que la prise de décision électorale. La complexité n’est pas une
caractéristique intrinsèque du social ; elle dépend de la façon dont il est construit. Un objet empirique reste
enraciné dans le réel et en reproduit la complexité ; un objet théorique se substitue au réel pour en donner
une explication simple. C’est le propre de toute démarche scientifique1.
L’historicité du social, la dimension spécifique et temporelle des objets sociologiques, n’est pas non
plus un obstacle à la connaissance scientifique. Le monde naturel n’est lui-même constitué que d’évènements
singuliers. Ce sont nos représentations contemporaines de la nature qui font d’elle un espace de régularités et
d’identités : si deux feuilles d’un même arbre paraissent se ressembler davantage que deux religions
occidentales, ce n’est que par pure effet d’une construction de l’esprit, rendue plus facile dans le premier cas
que dans le second par une similitude des sensations physiques éprouvées par l’observateur.
2- La fable du rapport épistémique : le contournement par le rapport aux valeurs
Le rapport épistémique (Piaget) décrit la relation perverse que le sujet entretient avec son objet. Ce
questionnement n’est pas absent des sciences de la nature, où le chercheur est aussi un sujet social et les
enjeux sociaux de la recherche n’ont jamais totalement disparus. Le rapport épistémique est certes plus
marqué dans les sciences sociales, mais loin d’être un obstacle insurmontable, il est même souhaitable. Toute
science commence en effet par une prise de conscience subjective du monde, qui, grâce à la multiplication
des points de vue, peut seule conduire à la conscience de sa propre relativité. La déconstruction de cette
relativité par la mise en évidence d’invariants ruine progressivement subjectivité et relativisme, et permet de
construire une objectivité par delà le sujet. Les prénotions ou les illusions subjectives jouent un rôle
nécessaire dans l’objectivation scientifique de la réalité. Ils deviennent des points de vue comparatifs, qui ne
sont finalement que des modes d’apparaître des objets.
Le rapport aux valeurs de Max Weber ne dit pas autre chose2. Il a pour but de permettre au sociologue
d’exprimer et d’expliciter les tenants axiologiques de son entreprise, et, au lieu de tenter vainement de les
annihiler, d’en contrôler les effets sur les connaissances produites. Weber rappelle que la connaissance
objective est connaissance partielle et abstraite d’un phénomène construit en fonction d’une perspective
particulière parmi une infinité d’autres possibles. L’incommensurabilité des problématiques affirmée par
cette notion permet également de rendre compte du caractère poly-paradigmatique des sciences sociales.
3- Les inconsistances du dualisme
Contradiction des fondements positivistes de la sociologie, le Methodenstreit est à l’origine de
l’opposition entre expliquer et comprendre. Dilthey distingue les sciences étudiant les phénomènes
universels et reproductibles (en mesure d’énoncer des lois explicatives) et les sciences de l’esprit,
intégralement subjectives, procédant par reviviscence, empathie, intuition, rapport à l’expérience
personnelle, et dont la raison expérimentale ou déductive ne saurait être le modèle scientifique 3. Cette
séparation a engendré d’autres clivages entre sciences nomothétiques et idiographiques (Windelband),
sciences de la nature et de la culture (Rickert), et s’est tant et si bien répandue qu’aujourd’hui presque tous
les courants des sciences humaines s’accordent à reconnaître que le caractère essentiellement subjectif de
l’action humaine confère à ses produits une spécificité interdisant de les réduire à des phénomènes naturels.
Ce dualisme ontologique n’implique pour autant pas un dualisme épistémologique. La spécificité des
faits sociaux n’empêche pas de considérer qu’ils puissent être analysés et expliqués comme le sont les
phénomènes de la matière et de la vie ; les traiter comme des choses : pour Durkheim, la réalité sociale
consiste en représentations et est identifiée comme le produit de subjectivités, qui n’ont pas leurs fondements
dans la libre volonté des sujets, mais dans les formes mêmes de l’interaction sociale, l’association (Cf. infra).
Les sociologues sont-ils des scientifiques comme les autres ?
Chapitre V - L’inhibition nomothétique
1- La crise nomothétique
Le dualisme ontologique se double-t-il d’un dualisme méthodologique ? Les sociologues refusent la
démarche de recherche et d’élaboration de lois, tout en continuant à revendiquer la vocation scientifique de
1
2
3
Alain TESTART, Pour les sciences sociales : essai d’épistémologie [1991] : « aucune théorie scientifique n’a jamais fait la théorie
d’aucun fait concret (…) il n’y a pas de science du concret »
Max WEBER : « La réalité empirique est culture à nos yeux parce que, et en tant que nous la rapportons à des idées de valeurs, elle
embrasse des éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d’éléments qui acquièrent une signification pour nous par ce rapport
aux valeurs. Une infime partie de la réalité singulière que l’on examine chaque fois se laisse colorer par notre intérêt déterminé par ces
idées de valeurs ; seule cette partie acquiert une signification pour nous et elle en a une parce qu’elle révèle des relations qui sont
importantes par suite de leur liaison avec des idées de valeur » in « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique
sociale » in Essai sur la théorie de la science [1904].
Wilhelm DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit. [1883] Critique de la raison théorique : « Les faits sociaux ne sont
compréhensibles que de l’intérieur (…) Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique ».
cette discipline. Or, l’explication scientifique (la mise en évidence des causes), repose toujours sur une base
légale, explicite ou implicite : elle est déduite soit d’une loi préalablement établie (méthode déductivenomologique), soit d’une expérimentation directe ou indirecte permettant de valider une hypothèse construite
au moyen d’un énoncé universel (méthode hypothético-déductive). La crise nomothétique n’est pas une crise
de l’explication, mais plutôt une incertitude fondamentale sur le statut et le rôle de la sociologie. Si elle n’est
pas une élaboration de loi, elle n’est une recherche de causes. Que peut-elle alors être ?
Cette incertitude tient beaucoup à la spécificité de la sociologie par rapport à l’histoire. Les opinions sont
souvent tranchées et conflictuelles : Durkheim ne confère à l’histoire de statut scientifique explicatif que
dans la mesure où elle devient une sociologie ; Veyne décrit la sociologie comme une simple histoire du
temps présent1 ; Weber caractérise les incohérences d’un discours qui rejette la validité explicative des lois,
mais semble reconnaître implicitement leur capacité à produire des explications, en histoire comme en
sociologie, deux disciplines que, selon Cuin, il confond.
2- Les incohérences weberiennes
Weber affirme qu’explication et compréhension ne sont pas des activités exclusives l’une de l’autre :
« [la sociologie est] une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là
d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ». L’explication causale n’est pas rejetée, mais Weber
la juge insuffisante au regard d’une discipline apte à atteindre les raisons cachées derrière les causes2. En
effet, la réalité concrète est à la fois d’une diversité empirique infinie et en perpétuel devenir historique. Sa
perception est donc nécessairement partielle. Les sélections effectuées sont commandées par des intérêts de
valeur, dont le sociologue doit découvrir les significations. Il réserve donc à l’activité nomothétique un statut
méthodologique de second plan, car les lois sont des abstractions conceptuelles qui ne permettent pas la
déduction du réel concret et dont le degré de généralité ne confère aucune intelligibilité aux faits sociaux.
Au contraire, les types-idéaux permettent de déduire un phénomène, non pas d’une loi préalablement
établie, mais en le comparant à un tableau de pensée cohérent construit selon un point de vue unilatéral. La
déduction nomologique rend compte d’un phénomène selon sa normalité, la méthode idéal-typique en rend
compte par la déviance (les écarts) de ce phénomène vis-à-vis d’une signification rationnelle particulière (le
type-idéal construit par le savant). Le relevé des déviances et de leurs causes permet de formuler des
hypothèses explicatives. L’explication n’est pas de nature causale, elle se comprend par l’interprétation.
L’essor du capitalisme dans les pays de la Réforme s’explique en se déduisant de la proximité du type-idéal
de la représentation religieuse dominante avec celui du capitalisme.
Toutefois, la compréhension d’un phénomène n’acquiert de validité scientifique que dans la mesure où
elle est « contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes ordinaires de l’imputation causale avant
qu’[elle] ne devienne une explication compréhensible »3. Plus satisfaisante pour l’intelligence que pour la
raison, la méthode compréhensive serait donc une méthode explicative dont la validité scientifique serait
insuffisante. En d’autres termes, la compréhension des causes ne garantirait aucunement que ces causes
existent. Et les autres méthodes ordinaires de l’imputation causale, ne peuvent être que nomologiquedéductives ou hypothético-déductives (ou statistiques, mais cette méthode est dérivée des deux autres). Les
lois servent donc à montrer que le phénomène compris peut aussi être compris par déduction légale.
Pour Cuin, cette concession de Weber a des implications fortes. On peut en effet penser que le rôle des
lois serait aussi d’inciter à rechercher des hypothèses relatives à la compréhension des relations et régularités
qu’elles mettent en évidence. L’activité nomologique validerait la démarche compréhensive, mais aussi
provoquerait la compréhension en fournissant les hypothèses qui la fondent. Les types-idéaux ne sont
d’ailleurs que des constructions de la réalité, qui requièrent des savoirs de type nomologique4.
Pour en revenir à l’histoire, l’exemple célèbre de la bataille de Marathon5 (la victoire des Grecs a sauvé
la liberté et la démocratie) met en évidence une loi virtuelle (les Perses imposaient généralement aux vaincus
Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire [1971] : « La sociologie a échoué à faire davantage que ce que l’histoire faisait ou aurait dû
faire (…) la sociologie naît et vit des incomplétudes de l’histoire ; quand elle n’est pas une vaine phraséologie, elle est de l’histoire
contemporaine ou de l’histoire comparée sans le nom ».
2
WEBER, Economie et société/1 : « dans le cas des structures sociales, nous sommes en mesure d’apporter par delà la constatation de relations
et règles quelque chose de plus qui reste éternellement inaccessible à toute science de la nature (…): il s’agit de la compréhension du
comportement des individus singuliers qui y participent, alors que nous ne pouvons pas comprendre le comportement des cellules par
exemple, mais l’appréhender seulement fonctionnellement et le déterminer ensuite d’après les règles de son fonctionnement ».
3 Max WEBER, « L’objectivité de la connaissance… », op. cit. : « Pour la sociologie, les interprétations significatives d’un
comportement concret ne sont jamais comme telles, même dans le cas de la plus grande évidence, que de simples hypothèses de
l’imputation. Il est donc indispensable de les soumettre à toutes les vérifications possibles, en ayant recours en principe, aux mêmes
moyens que ceux qu’on utilise à propos de n’importe quelle autre hypothèse ».
4 « L’objectivité… » : « Il ne s’agit [les idéaux-types] que de constructions de relations qui sont suffisamment justifiées au regard de
notre imagination, donc ‘objectivement possible’, et qui semblent adéquates à notre savoir nomologique ».
5 Emprunté à l’historien E.MEYER in Max WEBER, Essais sur la théorie de la science [1906].
1
un régime théocratique) caractéristique de la méthode hypothético-déductive. Weber n’attribue pas de
puissance explicative aux lois et ne reconnaît pas l’existence de lois historiques, mais il admet que des
régularités empiriques de l’histoire aient des significations. Selon Cuin, on voit mal ce que la démarche
compréhensive apporterait de plus à une interprétation causale déjà validée par la démarche nomologique.
Sans doute la causalité historique ne dépend pas de lois (nomologique-déductive), pourtant nous n’y
accédons qu’en faisant comme si (hypothético-déductive).
A rebours de la tradition dilthéenne, Weber fonde une méthode qui n’est ni celle des sciences naturelles,
ni celle des sciences de l’esprit, mais relève à proprement parler des sciences sociales. Weber considére
compréhension et explication comme deux moments de l’activité scientifique. Cuin utilise cette ambivalence
pour réaffirmer que la démarche explicative passe, au moins partiellement, par l’élaboration de lois : « la
démarche nomologique fournit des hypothèses à la compréhension et ensuite valide les produits de cette
compréhension en termes d’explication causale ».
3- L’inefficacité des lois
L’inhibition nomologique viendrait alors de l’échec de toutes les lois à portée générale établies jusqu’ici.
Ce jugement est sévère, car toute science cumulative devient au cours du temps un cimetière de lois et de
théories. De plus, l’invalidation d’une loi n’empêche pas d’y avoir recours pour fonder des hypothèses
relatives à leur explication. Durkheim a établi dans Le suicide une série de lois robustes, même si certaines
des causes identifiées prêtent aujourd’hui à sourire (courants suicidogène, psychologie des femmes, etc.).
Boudon dénonce le préjugé nomologique d’universalité des lois1. Il accuse les lois sociologiques de
transformer des énoncés de possibilités ou de probabilité en loi conditionnelles, décrivant une causalité
nécessaire. La plupart des lois naturelles ne font pourtant pas autrement. La météorologie offre un exemple
évident d’une science construite sur des lois vraies, qui ne sont pas toujours vérifiées empiriquement. La
physique aussi, depuis la révolution quantique, admet le caractère statistique de ses démarches et de ses
résultats. Une loi scientifique n’exprime a priori aucun déterminisme et n’est donc pas tenue à l’universalité.
Boudon pense que la méthode explicative la plus efficace utilise les ressources de la modélisation.
Pourtant, les modèles reposent aussi sur un savoir nomologique du modélisateur et reçoivent in fine une
sanction empirique. Ce sont des énoncés réfutables à forme universelle, donc des lois potentielles. Il est
injuste de ne pas les considérer comme telles, simplement parce qu’ils ne sont testés que sur un petit nombre
de cas et n’ont pas (encore) fait la preuve de leur validité. Une loi n’est d’ailleurs jamais vraiment vérifiable.
Refuser le caractère nomologique des modélisations conduirait à considérer que tout résultat dépendrait de la
spécificité irréductible d’un phénomène singulier et interdirait toute cumulativité aux sciences sociales.
Ainsi, Passeron reformule-t-il les critiques de complexité et d’historicité du social. Il juge la sociologie
victime (1) de l’incapacité de prendre en compte la totalité des variables caractérisant le contexte historique
des faits étudiés et (2) de la non-répétitivité de ces phénomènes, de leur spécificité empirique2. Elle ne
pourrait donc effectuer les comparaisons nécessaires à l’analyse expérimentale sans neutraliser le contenu
historique. En conséquence, une science historique ne peut s’identifier à aucun paradigme unificateur, pas
plus qu’elle ne peut produire des énoncés universels pertinents ou réaliser de cumulativité théorique.
Infalsifiable au sens de Popper, la sociologie ne peut être qu’une science empirique, vouée à l’interprétation
des faits et interdite de théorisation. Cette approche dénie à l’activité théorique toute capacité à comparer des
données singulières, à réduire la complexité empirique. C’est méconnaître les fins de l’activité conceptuelle,
qui ne cherche pas à rendre compte de la richesse du concret, mais à construire le réel. L’analyse
expérimentale est donc moins constitué d’objets matériels que de constructions conceptuelles génériques.
Chapitre VI - L’obsession compréhensive
1- Lois naturelles et causes sociales : les arguments du compréhensivisme
Les sciences de la nature se contentent d’expliquer un phénomène par sa déduction d’une loi générale.
La loi de Newton ne dit pas pourquoi chutent les corps, au contraire, elle s’en remet à la métaphore d’une
force de gravité qui attire les corps les uns vers les autres3. Elle est une hypothèse, une représentation, une
construction du monde physique. Pourtant, la théorie de la gravitation universelle offre une explication
1
Raymond BOUDON, La place du désordre. Critique des théories du changement social [1984].
Jean-Claude PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel [1991]: « (…) la
sociologie, dont l’observation porte sur des configurations jamais réitérées intégralement dans le cours de l’histoire ou dans l’espace
des civilisations, rencontre nécessairement comme limite de ses aspirations expérimentalistes la singularité des contextes historiques,
dont la richesse déborde toujours les possibilités d’une analyse expérimentale, qui ne peut maîtriser stricto sensu que ce qu’elle est
capable d’énumérer ou de définir analytiquement »
3 James NEWTON, Principia, cité par K.POPPER in La connaissance objective : « Jusqu’à présent, j’ai expliqué les phénomènes (…)
de la force de gravitation, mais je n’ai pas encore assigné de cause à la gravitation elle-même ».
2
satisfaisante à la chute des corps, écarte d’autres hypothèses (le poids du corps qui tombe), donne un sens à
des phénomènes mystérieux (marées, mécanique céleste, etc.) et apparaît comme une cause ultime.
Pour les sociologues, il est abusif de parler de cause dans la nature. Seuls les faits sociaux auraient des
causes premières, car ils sont le produit de l’intentionnalité humaine, de l’action créatrice des individus qui
constituent une société. Au contraire, les phénomènes de la nature sont tous contingents les uns aux autres,
reliés en un tout dont il est impossible d’extraire une chaîne de causalité. La pomme tombe en raison de la
gravitation, du vent, de l’existence du pommier, etc., soit aucune cause première, alors que si elle est dans
ma main, c’est parce que je l’ai cueillie. Les sciences humaines peuvent donc rechercher les causes
premières d’une action et comprendre les raisons de cette action plutôt qu’une autre. Je pourrai savoir à
quelle vitesse tombe une pomme, mais jamais pourquoi elle tombe, alors que je peux espérer savoir pourquoi
existe une religion, une mode vestimentaire, un manifestation protestataire.
Les sciences humaines auraient donc des dispositions cognitives très supérieures à celles des sciences
naturelles, qui ne pourraient jamais qu’établir des corrélations entre des phénomènes, des lois empiriques.
Utiliser la démarche nomologique dans les sciences humaines serait donc une démission de l’esprit. D’autres
méthodes permettent de comprendre. Une explication sociologique doit être totalement intelligible, c’est-àdire être un système explicatif qui éclaire un enchaînement causal, explore toutes les implications d’une
décision individuelle et donne une compréhension complète, sans limite ou inconnue, d’un phénomène
social. Cuin juge sévèrement cette posture qui fait de l’individu la mesure des faits sociaux et plus encore ses
dérives qu’il appelle compréhensivistes, comme la connaissance ordinaire, la compréhension immédiate du
discours des acteurs, jugé rationnel et porteur d’un sens à interpréter1.
2- Compréhensivisme et conditions scientifiques (Kuhn et Popper)
Ces théories totales forment des paradigmes2 qui répondent au critère de cohérence interne, mais ne sont
pas scientifiques. Premièrement, elles ne peuvent pas échapper au rapport épistémique (Piaget); autrement
dit, l’élaboration des hypothèses est toujours le produit d’intérêt de valeurs. Ensuite, la recherche des causes
premières a pour effet d’enclore l’essence d’un phénomène social dans un système explicatif ; le domaine de
la recherche devient alors le lieu de débats métaphysiques sur le contenu de la matière sociale, la science
étant utilisée pour illustrer empiriquement la supériorité d’un paradigme sur un autre (exemplifier) et non
pour découvrir. Ces théories sont infalsifiables, elle ferment le champ de la connaissance, alors que le
progrès scientifique tient précisément à la réfutabilité des connaissances (Popper).
Le caractère poly-paradigmatique de la sociologie n’est pas un signe de la richesse de son activité, mais
le reflet des prétentions totales de ces paradigmes, incapables de faire face à la contradiction des faits et
toujours remplacés par des paradigmes plus totaux encore (cf. Kuhn : les révolutions scientifiques permettant
de changer de paradigme). A l’inverse, les paradigmes des sciences de la nature s’organisent autour de lois
partielles, provisoires, qui sont préparées à recevoir de nouvelles connaissances. Cette incomplétude est seule
capable de faire taire les débats métaphysiques et de permettre la cumulation des savoirs.
3- Compréhensivisme et compréhension explicative (Weber)
La compréhension explicative est l’explication des buts de l’acteur. Mais les motivations des acteurs sont
souvent inconscientes ou elles évoluent sous l’effet de l’interaction avec d’autres acteurs, bref, elles ne sont
pas rationnelles3. Or, le mode de compréhension du sociologue est celui de la rationalité. Il doit donc
reconstruire les motivations réelles en les rapportant à des motivations rationnelles typiques. Les concepts
idéal-typiques permettent de comparer une conduite avec ses motivations rationnelles et de l’interpréter,
c’est-à-dire de formuler des hypothèses sur l’explication des écarts entre la réalité et le concept.
La compréhension chez Weber n’a rien de commun avec ce qu’il appelle la compréhension actuelle
(intuitive, immédiate, le discours des acteurs), pourtant prônée sous d’autres formes par de nombreuses
théories néo- ou para-weberienne. Selon Cuin, Weber n’est ni le père de l’individualisme méthodologique, ni
l’auteur d’une théorie générale de la sociologie. Sa méthode ne concerne que la sociologie de l’action et non
l’analyse de tout phénomène social. Elle recherche le sens de l’activité sociale, elle vise à réduire les faits à
l’activité des individus isolés, et non à expliquer causalement les phénomènes macro-sociaux à partir de
DURKHEIM, lui-même, concède : « D’une manière générale, nous estimons que le sociologue ne s’est pas acquitté de sa tâche tant
qu’il n’est pas descendu dans le for intérieur des individus afin de rattacher les institutions dont il rend compte à leur condition
psychologique » in « Apports de la sociologie à la psychologie et à la philosophie », Textes/1, [1909] .
2 Au sens de KUHN in La structure des révolutions scientifiques [1962], des postulats relatifs aux lois générales qui président à
l’organisation et au fonctionnement d’un domaine de la réalité.
3 « Une activité effectivement significative, ce qui veut dire pleinement consciente et claire, n’est jamais qu’un cas limite ». Economie…/1
1
l’activité individuelle1. L’Ethique protestante… cherche à expliquer l’influence de l’éthique calviniste sur le
développement et l’institutionnalisation du capitalisme et non à démontrer que l’une est cause de l’autre.
C’est d’ailleurs pourquoi Cuin ne considère pas l’analyse individualiste de Weber comme une méthode
explicative, car elle n’a pas recours à la stricte imputation causale. Elle n’est au mieux qu’une règle
d’hygiène épistémologique, invitant à se méfier des effets pervers de la démarche explicative. Si les
phénomènes macro-sociaux émergent bien des processus d’agrégation des conduites individuelles (processus
d’interaction), alors ils échappent aux décisions individuelles et obéissent à une logique objective que la
compréhension peut rendre évidente mais n’expliquera jamais.
4- Compréhensivisme et démarche explicative (Durkheim)
A l’aide d’une reconstruction de la démarche suivie par Durkheim dans sa célèbre analyse sur Le suicide,
Cuin formule quelques principes sur la non exclusivité de l’explication et de la compréhension.
La démarche explicative de Durkheim est authentiquement compréhensive. Il ne montre pas seulement
que le nombre de suicides s’accroît systématiquement lorsque les cadres de l’intégration ou de la régulation
s’affaiblissent ou au contraire sont surabondants ; il décrit également les processus psychologique typiques
qui conduisent les individus insuffisamment ou trop intégrés à développer une propension particulière au
suicide. Le travail d’explication est fondé sur l’analyse des raisons que les acteurs ont de se suicider.
Les motivations ne sont cependant pas piochées dans le discours des acteurs, toujours partiel et partial,
souvent inaccessible. Les motifs sont reconstruits par le sociologue, qui n’analyse donc pas les raisons que
les acteurs se donnent, mais les rationalités qu’il leurs prête. Les individus ne sont par réels, mais typiques.
La prise en compte des individus concrets se limite donc à l’observation de leur conduite, l’analyse
consistant à reconstruire rationnellement les motivations des acteurs plutôt qu’à les déduire de leur discours.
En quelque sorte, Cuin considère que l’interprétation n’intervient pas après le mise en évidence d’un fait,
mais avant. Elle est le préalable à la formulation des hypothèses qui vont permettre d’isoler et de caractériser
(de construire) les faits sur lesquels s’appuiera l’analyse. Le discours du sociologue n’est peut-être pas plus
vrai que celui des acteurs, c’est toujours une construction, mais il a des vertus explicatives très supérieures
car il est déductif et surtout falsifiable. Il ne ferme pas le champ de la connaissance, permettant ainsi la
cumulativité des savoirs. Il faut donc abandonner la perspectives positiviste de vérification (qui conduit à
l’approfondissement des théories et à l’exemplification) pour celle de la réfutation popperienne (qui porte en
elle le renouvellement des théories existantes et est la condition du progrès scientifique).
Conclusion de la deuxième partie
Toute entreprise scientifique repose donc sur un ensemble de présupposés, sur une représentation
minimale du social qui donne légitimité et sens aux hypothèses de recherche. Cuin distingue essentiellement
deux thématiques qui exercent une influence sur les problématiques théoriques de la sociologie.
La représentation du monde social comme non déterminé et possédant un sens propre conduit à
l’inhibition nomothétique, alors que la perspective constructiviste invite à élaborer rationnellement la réalité2.
Dénier aux sciences sociales un pouvoir explicatif égal à celui des sciences de la nature en raison des
caractéristiques de son objet, c’est fonder un dualisme méthodologique sur un dualisme ontologique, alors
que c’est l’essence de la réalité qui découle de la démarche scientifique et non l’inverse.
L’affirmation d’un continuum entre l’individuel et le social conduit à la recherche d’un principe premier
et déterminant de la réalité sociale, soit au niveau macroscopique (fonctionnalisme, structuralisme, etc.), soit
au niveau microscopique (interactionnisme, ethnométhodologie, etc.). Avoir intégré l’individu comme sujet
du monde social est un progrès majeur de la connaissance, mais ne garantit pas le progrès du savoir. Que tout
phénomène social puisse résulter de conduites individuelles n’implique pas que l’on ne puisse l’analyser et
l’expliquer que comme tel. L’exemple de Durkheim n’est pas « le mariage d’une carpe holiste et d’un lapin
individualiste », mais le rappel que les niveaux d’analyse ne sont que des constructions qui ne valent que ce
qu’on leur a demandé de valoir. Il n’y a pas de rupture entre l’explication et la compréhension.
Philippe REYNAUD, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne [1987] : « le point de départ de l’analyse proprement
sociologique (une fois reconnu les régularités causales élémentaires), reste la recherche du sens de l’activité sociale, interprétée à
partir de la reconstruction [idéal-typique] d’un modèle rationnel de l’activité (…) ».
2 La posture réaliste conduit également à indifférencier histoire et sociologie et/ou porte le risque d’identifier des concepts construits à
la réalité sociale qui est donnée ; « le concept de chien n’aboie pas » (ARISTOTE).
1
CONCLUSION GENERALE
Chapitre VII - Vers une science naturelle du social ?
La distinction explication causale – explication légale n’a pas de sens car il faut admettre que la première
se fonde sur la reconnaissance de certaines régularités, que l’on peut qualifier de « lois faibles » (sinon une
explication causale peut être accusée d’être spéculative, auto-référentielle et/ou sans intérêt scientifique).
Surtout, les causes réelles sont inaccessibles ou inexistantes ; leur recherche conduit nécessairement à des
explications métaphysiques et la causalité n’est sans doute rien d’autre que ce qui rend une loi intelligible.
L’approche naturaliste fait la démarche et les connaissances scientifiques de causalités aujourd’hui
largement ignorées. Elle est incohérente parce qu’elle explique l’inconnu par l’inconnu et ouvre inutilement
le débat aux querelles scientifiques.
L’individualisme méthodologique dispose en apparence d’un fort degré de validité explicative. Expliquer
un phénomène macrosocial par l’agrégation de conduites individuelles suppose une interdépendance entre
les acteurs de ces conduites. Celle-ci est indépendante de la rationalité et de l’intentionnalité des acteurs et
produit ainsi des effets non voulus. Le processus de production de ces effets est souvent complexe et les
acteurs peuvent rarement les prévoir. La maîtrise de la situation leur échappe.
L’agrégation des conduites est en effet rarement une simple addition et se développe selon des processus
comprenant des phénomènes de rétroaction, dont les modèles ne permettent pas toujours de rendre compte.
L’explication n’est alors possible qu’au prix d’hypothèses, qui fonctionnent parfois comme des
rationalisations ex-post. Il manque alors la couverture nomologique minimale qui permet de légitimer les
hypothèses proposées et de faire du résultat de l’analyse un savoir transférable.
L’approche individualiste doit donc pouvoir être complétée par une démarche nomologique : soit en lui
fournissant un fondement légal, qui lui donne la légitimité et la validité qui lui font souvent défaut, soit, dans
les cas des interactions les plus complexes, en lui substituant un holisme méthodologique.
Toute entreprise explicative requiert une démarche préalable ou concomitante d’interprétation, c’est-àdire découvrir des hypothèses encore inexistantes ou rechercher parmi les hypothèses et les lois disponibles
celles qui correspondent le mieux au phénomène étudié que l’on pourra en déduire). L’interprétation fait
nécessairement appel à des savoirs nomologiques, régularités empiriques ou théoriques, plus ou moins
générales, sans lesquelles il est impossible de concevoir l’émergence de la moindre hypothèse.
De plus, la validité d’un théorie explicative lui est conférée, d’une part en aval du schéma explicatif par
sa capacité à engendrer des énoncés empiriques testables (donc à produire des explications/prévisions) ;
d’autre part en amont par sa capacité à pouvoir être considérée comme logiquement impliquée par une ou
plusieurs autres lois admises (c’est-à-dire testée indépendamment). Ces lois offrent une légitimité
intellectuelle à ces théories, elles les rendent compréhensibles.
A la suite de Popper, Cuin considère que toute théorie explicative d’un phénomène est constituée par un
ensemble de lois et de conditions initiales (énoncés universels et énoncés existentiels), dont l’existence de ce
phénomène est déduite. A l’origine du système déductif que constitue une théorie, on retrouve une ou
plusieurs lois non expliquées, génératrices des différents énoncés que la théorie permet de valider
empiriquement, mais aussi d’autres systèmes théoriques. C’est parce qu’ils sont validés indépendamment de
cette théorie, qu’ils peuvent être admis au rang de lois scientifiques.
Cuin revendique une activité nomothétique qui se réfère à une définition particulière de la notion de loi.
Elle exclut toute représentation déterministe et réaliste du monde social ; les lois ne sont pas des entités que
la science découvre, mais des constructions scientifiques qui nous permettent d’organiser nos représentations
et de féconder nos analyses. Cette définition faible de la légalité rejette les lois à validité absolue ou
universelle, pour au contraire forger des lois conditionnelles de validité limitée (Dans le contexte A, si B,
alors C), probabilistes (Si A, alors plus souvent B que non-B), possibilistes (A, A’, A’’, etc., alors B). Ces
lois peuvent être empiriques (concerner des régularités relatives – loi de Tocqueville sur la mobilisation
collective) ou théoriques (proposer des explications – lois de Durkheim sur le suicide). Elles sont enfin
provisoires et ne ferment pas le champ de la science1. En résume, ces lois ne sont pas des « lois de nature »,
mais des instruments de description et d’énonciation de régularités empiriques et conceptuelles.
Georg SIMMEL, Les problèmes de la philosophie de l’histoire : « [des lois] qui fournissent des orientations préliminaires qui
permettent de se retrouver dans le chaos des faits singuliers (…) Elles sont appelées à être partiellement démenties par la recherche
ultérieure. Mais il n’en demeure pas moins qu’elles conservent une valeur formelle, en raison du rôle d’orientation et de fonction de
synthèse qu’elles continuent à assumer. En outre, certaines de leurs intuitions sont appelées à être confirmées par la réalité ».
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