La méditation: tentatives de définition (extrait de Hervé Clerc,« les

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La méditation: tentatives de définition (extrait de Hervé Clerc,« les choses
comme elles sont, une initiation au bouddhisme ordinaire », 2011, pp.169-179)
L'homme de Lascaux peignant ses bouquetins, le savant penché sur ses
éprouvettes, Beethoven cherchant le motif de l'Appassionata, en grommelant,
méditent, chacun à leur façon. Ils maintiennent leur attention durablement fixée
sur un sujet unique. Le joueur d'échecs, l'écrivain, le peintre méditent et
beaucoup d'autres. Rien de plus vague que ce mot, méditation (sauf peut-être le
mot sagesse).
La méditation bouddhiste s'appuie sur quelques exercices relativement simples.
Même dans ce cadre relativement restreint, la recherche d'une définition —
Qu'est-ce que la méditation bouddhiste ? — nous entraîne dans un étrange jeu de
chaises musicales. À peine en a-t-on trouvé une qu'une autre surgit, plus
lumineuse encore, plus évidente que la première — « Mais oui, c'est ça, c'est
bien sûr! » —, puis une autre survient qui rend la précédente obsolète. Et ainsi
de suite. La méditation bouddhiste — plongée dans la profondeur de la vie — se
caractérise, comme la vie, par un mouvement rythmique : vide et plein, ouvert et
fermé, jour et nuit. Dans la méditation, ces deux phases sont nommées samatha et
vipassanâ.
Samatha désigne le calme, le vide de l'esprit, et vipassanâ, la vision, le
plein. Le calme produit la vision profonde qui à son tour produit encore plus de
calme. Ce processus dynamique est la méditation. C'est une définition possible.
La psychologie bouddhiste distingue deux strates dans l'esprit: une
surface, houleuse, fragmentée, perpétuellement déphasée, et une profondeur
silencieuse et tranquille, d'où jaillissent, par éclairs, les traits de cette
sagesse cachée nommée prajnâ. La méditation consiste à se détacher de la surface
et à s'établir dans la profondeur. Autre définition possible.
Quand l'eau est. Tranquille, elle reflète chaque poil de la barbe et des
sourcils de l'homme, note un sage chinois, chaque point noir, chaque petite
ride. Si l'eau calme permet de refléter des choses infimes, que ne pourra la
tranquillité de l'esprit? La méditation consiste à adopter la neutralité du
miroir, qui n'adhère à rien, ne rejette rien, ne retient rien.
Un maître dit, à ce propos, que le travail d'un homme dans la vie consiste à
polir et purifier le miroir de l'esprit, mais un autre maître enseigne, de façon
paradoxale, que ce miroir n'a jamais cessé d'être clair et qu'il n'y a donc
aucune poussière à enlever. Ces deux visions des choses ont donné naissance,
autrefois, à deux écoles distinctes du bouddhisme chinois.
Il existe, dans le bouddhisme ancien, trois pratiques de méditation qui prennent
appui sur trois activités humaines élémentaires : respirer, marcher, aimer.
Avant d'aborder ces trois «champs» de méditation, je prie le lecteur de bien
vouloir se rappeler que mon approche est dictée par l'expérience, c'est dire
combien elle est parcellaire et insuffisante. Le lecteur qui veut approfondir
ses connaissances — ou mieux : commencer la pratique de la méditation — doit se
reporter aux textes et manuels spécialisés et surtout aux sûtra consacrés à la
méditation, en premier lieu le Mettâ sutta (sûtra sur l'amour) et le
Satipatthâna sutta (sutra de l'établissement de l'attention). Dans la
littérature postcanonique, mention doit être faite du fameux (et volumineux)
Visuddhimagga, traité composé au Ve siècle par Buddhaghosa.
Ceux qui trouveraient ces textes rébarbatifs peuvent se reporter à deux ouvrages
du moine vietnamien Thich Nhat Hanh, Enseignements sur l'amour et Transformation
et guérison, qui constituent de précieuses introductions à la méditation, et de
lecture plus aisée
Respirer
Nous respirons depuis notre naissance jusqu'à notre mort, laquelle est
précisément le moment de notre dernier souffle. La méditation sur la respiration
nous reconduit au plus petit dénominateur commun de l'humanité. Beaucoup
d'hommes de femmes ne pensent pas, certains n'aiment pas, ou ne marchent pas
mais il n'en est aucun qui ne respire pas.
'
La méditation sur l'acte de respirer (anapanasati) est très répandue dans
le monde bouddhiste. Elle est plutôt facile à comprendre, on la dit sans danger,
et elle porte rapidement ses fruits. Le Bouddha était profondément absorbé dans
l'attention au souffle lorsqu'il atteignit le nirvana. Il réalisa, en un souffle
justement, «le monde, l'apparition du monde, la fin du monde et le chemin qui
conduit à la fin du monde ».
Dans sa forme élémentaire, l'exercice est simple : rester assis droit
(mais pas raide), dans un endroit silencieux, en observant attentivement,
clairement, et aussi continûment que possible, le double fil de l'inspiration et
dé l'expiration. Il est recommandé de ne pas intervenir volontairement sur le
mouvement respiratoire mais de rester simplement attentif. Au bout d'un moment,
la respiration, éclairée par l'attention, se calme et s'harmonise d'elle-même.
Le canon pali présente seize manières distinctes de pratiquer
l'anapanasati, offrant ainsi à chaque pratiquant une large marge de manœuvre
pour adapter l'exercice à ses besoins et à son tempérament, conformément à la
grande loi de liberté qui imprègne l'enseignement du Bouddha.
Un jour le Bouddha décrivit cette pratique à un groupe de disciples réunis
dans un parc à Savatthi, grande ville du Kosala.
L'anapanasati sutta ou Sutra de la claire conscience de la respiration
retranscrit ainsi ses paroles :
«... Voici comment il faut procéder, disciples. Le pratiquant s'étant retiré
dans un lieu écarté, à l'ombre d'un arbre ou dans un emplacement isolé,
s'assied, jambes croisées, tenant son corps bien droit, mobilisant toute sa
vigilance, il inspire en sachant qu'il inspire, il expire en sachant qu'il
expire.
1) En inspirant longuement, il sait: "J'inspire longuement." En expirant
longuement, il sait : "J'expire longuement."
'
2) En inspirant brièvement, il sait : "J'inspire brièvement." En expirant
brièvement, il sait : "J'expire brièvement."
'
3) II s'entraîne ainsi: "J'inspire et je suis conscient de tout mon corps ;
j'expire et je suis conscient de tout mon corps."
4) Il s'entraîne ainsi : "J'inspire et j'apaise mon corps ; j'expire et j'apaise
mon corps.
5) II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je suis conscient du bien-être que
j'éprouve; j'expire et je suis conscient du bien-être que j'éprouve."
6); II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je me sens heureux; j'expire et je me
sens heureux."
7) II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je suis conscient des formations mentales
qui sont en moi; j'expire et je suis conscient des formations mentales qui sont
en moi."
8) II s'entraîne ainsi : "J'inspire etje suis conscient de l'accalmie des
formations mentales en moi; j'expire et je suis conscient de l'accalmie des
formations mentales en moi."
9) II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je suis conscient de l'esprit; j'expire
et je suis conscient de l'esprit."
10) II s'entraîne ainsi: "J'inspire et je rends l'esprit heureux; j'expire et
je rends l'esprit heureux."
11) II s'entraîne ainsi: "J'inspire et je raffermis l'esprit; j'expire et je
raffermis l'esprit."
12) II s'entraîne ainsi: "J'inspire et je libère mon esprit; j'expire et je
libère mon esprit."
13) II s'entraîne ainsi: "J'inspire et j'observe l'impermanence ; j'expire et
j'observe l'imperma-nence."
14) II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je contemple le dépassionnement;
j'expire et je contemple le dépassionnement. "
15) II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je contemple la cessation; j'expire et
je contemple la cessation."
16) II s'entraîne ainsi : "J'inspire et je contemple le lâcher-prise; j'expire
et je contemple le lâcher-prise."
C'est de cette façon que la claire conscience (sati) de la respiration,
développée et pratiquée de façon continue, portera de grands fruits, sera d'un
grand bénéfice. »
J'ai commencé à méditer sur la respiration il y a quelques années. Comme je
n'avais pas de « maître », j'ai essayé, en tâtonnant, de mettre en application
ce que j'avais lu dans les livres. Extérieurement,ma pratique n'a pas changé :
le matin, au réveil, après une tasse de thé, assis sur un zafu (un coussin de
méditation), je fais porter mon attention, aussi entière et claire que possible,
sur le souffle, pendant un quart d'heure, vingt minutes ou une demi-heure. Avec
le temps, une distinction s'est opérée entre les pensées qui unifient l'esprit
et celles qui le dissipent. Les taches et les éclaircies. Le mieux est de
n'adhérer ni aux unes ni aux autres. Le mieux, en fait, est de n'adhérer à rien
du tout, ni aux pensées, ni aux sentiments, ni aux sensations, mais de
percevoir, en contrepoint de ce remue-ménage, l'invariance lumineuse du corps —
et, une fois vue, de ne pas la perdre de vue.Juste voir. La méditation est un
juste-voir (autre définition).
Mais c'est aussi un voir juste. Car sur cette toile de fond du corps se
révèle, progressivement, une perspective insoupçonnée: nous commençons à
réaliser, pour la première fois de notre vie, que les pensées, sentiments,
sensations qui nous agitent en permanence ou presque, qui nous en font voir de
toutes les couleurs, n'ont pas de noyau, pas de résilience. Ce sont des
figurines de sable, des «tigres de papier», emportés sans exception par le
temps, comme les châteaux d'enfants sur le rivage.
Quand les choses sont considérés ainsi, livrées tout entières à l'impermanence,
et que le devenir est vu en sa qualité de devenir, sans réserve ni position de
repli, sans quant-à-soi, on s'en laisse moins conter. Il nous impressionne
moins.
Je ne cherche pas de maître. Je ne crois pas beaucoup aux maîtres, ni par voie
de conséquence aux disciples, seulement aux rencontres. Je crois (pardon pour ce
lieu commun)que le meilleur maître est en nous, quel que soit le nom que nous
Jui donnions. Socrate l'appelait son «démon», d'autres le nomment l'inconscient.
Il ne réclame rien, juste un peu de temps, et d'attention, Kondanna, le premier
arhat, comprit immédiatement ce que lui soufflait le maître intérieur. À
d'autres, comme moi, il doit rabâcher la leçon. C'est aussi à cela que sert la
méditation: on y apprend à tendre l'oreille.
Cette rencontre matinale leste ma journée. Lorsque je. m'en abstiens, il
me manque un peu de corps, un peu de plomb dans la tête et le cœur, un peu
d'appamada. Mes dérives m'entraînent plus loin qu'il n'est raisonnable.
Le mot samatha désigne, .comme nous l'avons vu, l'une des deux facettes de
la méditation: le calme. Mais samatha désigne aussi l'«arrêt». La méditation
consiste, d'abord, à s'arrêter. À se poser. À ne rien attendre. Cette définition
lapidaire a l'avantage de la simplicité. Nos pensées cessent de courir, et nous
de les suivre. Le rythme change. Dans une société qui incite à courir de plus en
plus, à travailler plus et plus vite (pour gagner plus !) bref à se transformer
en machine, l'arrêt pourrait, bien être l'acte subversif par excellence. «Tout
le malheur de l'homme vient de ne pas savoir demeurer en repos dans une
chambre», écrit Pascal, Par la disposition inverse, en demeurant ,« arrêté »
dans une chambre, assis, tranquille, immobile pendant un moment, l'homme qui
médite espère obtenir, sinon le bonheur, du moins un certain plaisir.
Si cette zone de bien-être n'existait pas, la méditation n'existerait pas
non plus.
Quels sont les plaisirs de la méditation ? Ils sont nombreux. J'ai noté ceux que
je ressentais, le plus souvent de façon fugace : plaisir du repos, d'être
quitus, de ne pas être empoigné, saisi, roulé par les pensées. Plaisir de
remettre les pendules à l'heure, plaisir de se mettre au présent, comme on se
met au frais après une journée torride. Plaisir d'habiter un corps, plaisir de
la clarté qui habite ce corps, plaisir de la «chambre claire» (selon le titre
d'un beau livre, pas du tout clair, de Roland Barthes). Plaisir du retour, de
l'otium, d'ouvrir les l( vannes du temps. Plaisir de se tenir en amont, d'avoir
dans ce lieu resserré du corps, et pour la première fois, les coudées franches.
Plaisir de très anciennes sensations, ressurgies d'un lointain passé, et vécues
cette fois en pleine conscience. Plaisir d'être au point mort.
Parfois, c'est vrai, on ne ressent aucun plaisir.On ressent même de l'ennui. Des
pensées parasites, venues d'on ne sait où (mieux vaut savoir d'où), emportent
notre esprit. Des écharpes de pensées s'accrochent à la conscience comme la
brume matinale aux parois de la montagne, parfois longtemps après l'arrivée du
soleil. Il ne faut pas les chasser, ce serait une autre façon d'y adhérer et de
s'embrouiller, mais simplement en prendre acte, note, puis revenir sans hâte,
mais sans traîner non plus, au «sujet» de da méditation.
Inutile de battre sa coulpe après ces moments de dissipation. Nous serions
alors comme une crevette grillée des deux côtés, ou pour, reprendre une image
canonique, comme un homme, qui, pour se punir d'avoir été percé par une flèche,
se perce volontairement avec une autre flèche : « Quand un homme ordinaire est
affecté par une sensation déplaisante, il se désole, se lamente, se frappe la
poitrine, il est accablé. Il est pareil à un homme qui, ayant reçu une flèche,
est frappé par une seconde flèche (...) mais quand un disciple du Bouddha est
affecté par une sensation déplaisante, il ne se désole pas, ne se lamente pas,
ne se frappe pas la poitrine. Il reçoit ainsi une flèche et pas deux» (Sn).
Pendant longtemps, nous pouvons avoir l'impression de piétiner. Nos tentatives
pour « entrer » dans la méditation demeurent vaines. Puis un jour, sans que l'on
sache pourquoi, alors que nous n'attendons plus rien, une porte s'ouvre, l'ennui
ne pèse plus. Des forces ont agi en profondeur. Notre vie, unifiée; rassemblée,
orientée, a frappé à la porte, elle a poussé les battants à notre place.
Dans le processus d'approfondissement de la méditation, la tradition
bouddhique distingue quatre portes, nommées jhâna (sanscrit : dhyana), évoqués
plus haut. Chaque jhâna correspond à un degré d'absorption plus subtil et
profond que le précédent. L'esprit, progressant d'un palier à un autre, se
libère progressivement de tous les états conditionnés, au point que le bonheur
lui-même finit par paraître grossier et encombrant (en contradiction
apparente avec la définition du nirvana comme «bonheur suprême»).
Autrefois, en Grèce, Apollon communiqua aux hommes la formule de la vie heureuse
: « Connais-toi toi-même. » Ces mots étaient inscrits au fronton du temple de
Delphes, mais sans le mode d'emploi. Les philosophes passèrent beaucoup de temps
à le chercher. Le Bouddha donne un mode d'emploi. Il donne des clefs, un fil :
sati. Et il explique comment tirer le fil.
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