Philosopher avec les enfants Par Edwige Chirouter Nous avions eu la chance d’assister à la conférence qu’elle avait donnée à Paris en février 2015 dans le cadre du colloque organisé par le CRILJ, intitulé : 50 ans de littérature pour la jeunesse. Edwige Chirouter est maître de conférences en philosophie et sciences de l’éducation à l’Université de Nantes. Elle est également experte auprès de l’UNESCO pour le développement de la philosophie avec les enfants. Elle a publié plusieurs ouvrages dont « Aborder la philosophie en classe à partir d’albums de jeunesse » chez Hachette éducation et « Moi , Jean-Jacques Rousseau » dans la collection Les petits Platons. Elle anime enfin de nombreux ateliers et, sur France 5, l’émission Les maternelles diffuse tous les mercredis un reportage sur la philosophie avec les enfants. (http://lesmaternelles.france5.fr) Hypothèse de recherche On ne peut pas apprendre à philosopher sans textes On ne peut pas apprendre à philosopher sans médiation culturelle, sans un support qui permette la problèmatisation et la mise en scène de la notion à travailler. Or les textes classiques de philosophie sont trop difficiles, ils supposent des pré-requis. C’est d’ailleurs pourquoi jusqu’à une date récente on réservait la philosophie seulement aux classes terminales. Et encore, uniquement à celles de l’enseignement général ! Pourtant, comme le souligne Aristote, il y a chez l’enfant un étonnement devant le monde qui le rend apte à réfléchir et à philosopher dès le plus jeune âge. Alors comment faire ? C’est peut-être grâce à la littérature de jeunesse qu’on peut faire ses premiers pas dans la philosophie, qu’on peut penser le monde. D’autant que depuis 50 ans on assiste à l’avènement d’une littérature très riche qui aborde de grands thèmes et donne une vision complexe du monde qui nous entoure. 1- Avènement d’une littérature qui permet de philosopher avec les enfants La littérature de jeunesse est révélatrice de la façon dont une époque se représente le monde de l’enfance On peut distinguer 3 grandes époques dans la représentation de l’enfant. 1ère période : du Moyen Age au 18e siècle L’enfant est marqué par le péché originel (on parle de péché d’enfance) Les sentiments que l’on a vis à vis de l’enfant sont marqués par le mépris ou l’indifférence. On en trouve des marques chez Saint Augustin, Descartes ou Montaigne (qui ne savait même pas s’il avait perdu 2 ou 3 enfants !). A la fin du 18 e siècle c’est un tournant, une révolution copernicienne avec J.J.Rousseau qui dans son ouvrage, l’Emile , bouleverse la conception qu’on avait de l’enfance et la pédagogie. Désormais l’enfant est bon, il faut lui faire confiance, valoriser sa liberté. Les termes qu’on associe à l’enfant sont ceux de pureté et d’innocence. Au 19e siècle, en littérature, les personnages de Cosette chez Victor Hugo ou d’Oliver Twist chez Dickens vont perpétuer cette idée. 3e période : la révolution freudienne Avec la psychanalyse c’est encore une nouvelle représentation qui nous est proposée. L’enfant n’est plus ni pur ni innocent. C’est un « pervers polymorphe ». Le monde de l’enfant est un monde de désirs, d’angoisses et de pulsions. Son monde est traversé par des préoccupations existentielles profondes. Dans les années 1970 les émissions à la radio de Françoise Dolto diffusent l’idée que l’enfant est un sujet, digne de respect. Tandis que Bettelheim dans La Psychanalyse des contes de fées développe la thèse selon laquelle le conte décrit les conflits intérieurs de l’enfant, ses tensions (amour/haine par ex.), ou ses pulsions (comme le cannibalisme). Le conte est donc une sorte de représentation de la vie psychique enfantine. Puisque l’enfant est un être complexe, il doit pouvoir lire des textes complexes ou qui traitent de questions complexes. C’est le pari que fait Claude Ponti, un auteur pas toujours compris par les adultes mais que les enfants adorent. Prenons l’exemple de l’album L’arbre sans fin. La jeune Hipollène perd sa grand’mère qu’elle adore et pour l’oublier s’en va dans l’arbre sans fin. Quand elle revient chez elle, après bien des épreuves, elle retrouve Ortic, le « monstre dévoreur d’enfants perdus » qui la terrifiait au début de l’histoire. Il bondit sur elle en criant : « Je n’ai pas peur de TOI ». Mais elle répond : « Moi non plus je n’ai pas peur de MOI »… ce qui fait fuir le monstre ! Car Hipollène a grandi et ne se laisse plus détruire par ses pulsions dévorantes. Ici Claude Ponti, dit Edwige Chirouter, fait le pari de l’intelligence et de la sensibilité de l’enfant. C’est une littérature bien loin de la série des Martine ou des Tchoupi ! Panorama de la littérature philosophique pour les enfants On a d’abord des récits, ce sont surtout des albums contemporains, à forte portée philosophique, qui abordent de grandes questions. Citons Jean de la lune de Tomi Ungerer (qui traite des préjugés). Mais n’oublions pas Une histoire à quatre voix de Anthony Browne ou l’album de Solotareff : Le diable des rochers. On trouve aussi un genre intermédiaire, mi-récit mi-exposé, avec intention didactique. Ce sont par exemple les philo fables de Michel Piquemal qui proposent une réflexion à partir de contes, de mythes, de légendes venues du monde entier, avec, en fin d’ouvrage, un mini dossier (Dans l’atelier de philo) Les éditions du Cheval vert eux, donnent une adaptation des mythes platoniciens (La caverne de Platon). Quant à la maison Les petits Platons elle permet de découvrir à travers un récit la vie et la pensée des philosophes, comme Moi, Jean-Jacques Rousseau de Edwige Chirouter. Mais des manuels de philo pour enfants ont fait leur apparition il y a une dizaine d’années avec Les goûters philo de Brigitte Labbé, chez Milan. Depuis, d’autres collections ont vu le jour, comme Les p’tits philosophes publiés par Bayard et qui regroupent des articles parus dans la revue Pomme d’Api sous le titre Le petit philosophe. La collection Chouette penser, chez Gallimard, s’adresse plutôt aux pré-ados ou aux enseignants. 2-Pourquoi et comment la littérature peut-elle nous aider à philosopher ? Il n’y a pas d’humanité sans récit. Le récit est inhérent à la condition humaine. On a besoin de récit pour comprendre et se comprendre. 1ère fonction de la littérature : Elle ouvre à tous les possibles. Elle n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire, elle dispose d’une fonction référentielle qui nous renvoie à notre expérience du réel, et qui peut même nous dévoiler des dimensions insoupçonnées de la réalité.(Paul Ricoeur). Exemple d’un atelier autour du thème : Qu’est-ce que grandir ? Est-ce bien de grandir ? Les enfants peuvent hésiter, ne pas savoir. Alors on classe les avantages et les inconvénients qu’il y a à grandir jusqu’à ce qu’un enfant dise : « Mais il y en a qui ne veulent pas grandir » en évoquant le personnage de Peter Pan. Ce personnage littéraire incarne alors un désir ou une angoisse qui sont constitutifs de la condition humaine, qui a valeur de vérité. . 2e exemple d’atelier autour des notions de bien et de mal à partir de L’anneau de Gygès (Platon, La République, 2e livre). Cette histoire raconte comment un berger, Gygès, trouve une bague qui rend invisible ce qui lui permettra de séduire la reine, de tuer le roi et ainsi d’obtenir le pouvoir. L’adulte lit le début et s’interrompt : « Et TOI, que ferais-tu si tu trouvais la bague qui rend invisible ? » - S’en suit, après un temps de réflexion le plus souvent en petits groupes, l’énumération joyeuse de toutes sortes de transgressions qu’on peut s’amuser à classer : * à l’égard des parents : les désobéissances (regarder la TV, ne plus aller à l’école, manger ou boire tout ce qu’on veut..) * les transgressions sociales : le vol (d’objets ou d’argent), la fraude (entrer au cinéma ou à la piscine sans payer) * la vengeance : faire des blagues à la maîtresse, aux copains, aux frères et sœurs… * le meurtre : (de façon très provocatrice) tuer la maîtresse, par ex. Puis on réfléchit sur la fonction de la loi. A quoi servent ces interdits ? Pourquoi les parents nous interdisent-ils certaines choses ? Très vite les enfants disent qu’ils dictent des interdits parce qu’ils nous aiment, pour nous protéger, certains vont jusqu’à dire « C’est leur devoir. ». L’interdit est donc signe d’amour. Et la société pourquoi a-t-elle besoin de lois ? A quoi ressemblerait un monde sans loi ? Les enfants alors imaginent un chaos, un monde de désordre et même de destruction. Ce serait un monde où règnerait la loi du plus fort (pas seulement le plus fort sur le plan physique mais intellectuel : le plus rusé, le plus malin..) Ce serait un peu la cour de récré sans surveillance. Le groupe en vient à émettre l’idée que la fonction de la loi est d’assurer une protection et une égalité de traitement entre les gens. On peut pousser encore plus loin la réflexion, insister. « Mais est-ce que vous ne feriez pas comme Gygès si vous étiez assuré d’impunité ? Si on est seul, si on ne nous voit pas, qu’est-ce qui nous empêche de transgresser ? » Réponse d’une petite fille, Anna, (qui à sa manière découvre la pensée de Kant) : « Bien sûr j’aurais envie de le faire mais je ne ferais rien de tout ça parce que j’ai la loi en moi » Il faut souligner à ce stade qu’on n’est pas dans la moralisation. On demeure dans la fiction. 2e fonction de la littérature : elle nous aide à penser La littérature facilite les échanges et la rigueur dans les échanges. Elle permet d’argumenter ( expliquer, justifier, illustrer, démontrer), de problèmatiser (soulever la complexité d’une question), de conceptualiser (c’est-à-dire de définir une notion, un concept) Appliquons ce schéma au déroulement de l’atelier : Qu’est-ce que grandir ? Contre l’opinion générale émise par le groupe un enfant affirme : « Mais il y en a qui ne veulent pas grandir » (problèmatisation) «… Parce que Peter Pan… » (illustration par l’exemple) « …Ils disent qu’on a trop de responsabilités quand on est grand » (essai de conceptualisation) 3e fonction de la littérature : elle sert de médiation La bonne distance qu’instaure le littérature entre l’expérience personnelle et le concept permet de faire le pont entre le trop général et l’intime. 1er exemple : Pour aborder la question sensible de la mort on prendra comme support littéraire l’album de Kitty Crowther : Moi et rien , paru chez Pastel. Depuis la mort de sa maman Lila s’est créé un ami imaginaire qu’elle appelle : RIEN, mais qui l’accompagne partout, mange avec elle, l’occupe pendant que papa est à ses soucis. Puis un jour RIEN disparaît, Lila s’occupe du jardin de sa maman et y fait pousser des fleurs. Son père s’en aperçoit et redevient comme avant. Dans cette histoire toute de pudeur pas d’explication, pas de théorisation. RIEN n’est pas nommé. Que représente-t-il ? Le souvenir douloureux de la mère absente, le vide qu’elle a laissé, l’impossibilité de vivre sans elle, de faire un travail de deuil ? A l’enfant de le découvrir par lui-même. 2e exemple : Avec des plus grands (4e SEGPA par ex.) on pourra s’interroger. L’amour rend-il meilleur ? Est-ce que la jalousie est inhérente au sentiment amoureux ? On pourra prendre comme support littéraire Cyrano de Bergerac qui nous offre un contre- exemple de jalousie puisque Cyrano aide son ami Christian à séduire la femme dont il est lui-même amoureux. Face à cette situation Lucas s’indigne : « Cyrano n’a pas raison d’écrire à la place de Christian. Il est nul. Il aime Roxane. Moi, je ne la laisse pas à quelqu’un d’autre » La littérature permet de s’exprimer, de parler de soi, sous le paravent du personnage. Avant sa conférence Edwige Chirouter nous avait projeté 2 photos. La 1ère photo nous montre des enfants de maternelle en atelier, assis en cercle avec un adulte autour de livres disposés au centre. Tous ces livres ont été soigneusement choisis en rapport avec un thème. Et tous été lus par les enfants. Ils sont là non pour s’évader du réel mais pour aider à le comprendre. La 2e photo est prise chez des plus grands : une classe de CLIS (jeunes souffrant de troubles du langage). Ils participent à un atelier sur le thème de la guerre au cours duquel ils auront à faire la différence entre 3 termes : islamisme (qui renvoie à l’extrémisme), musulmans (concept qui appartient au religieux) et arabes (terme géographique). Ces 2 photos, selon nous, illustrent les idées suivantes : 1-La démarche de Edwige Chirouter est une démarche construite, rigoureuse, qui se déroule dans le temps et s’appuie sur des supports de qualité. Elle n’a rien à voir avec l’improvisation. 2- Elle est respectueuse des enfants et s’adresse à des petits comme à des grands qu’on pourrait avoir la tentation de laisser en marge. Elle est sans exclusive. Elle parie sur l’éducabilité. Velaux, ce 25 novembre 2015 , Josette Maldonado