Olivier REBOUL - Philosophie de l`Education

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LES DOSSIERS DE LA PHILOSOPHIE DE
L’EDUCATION
OLIVIER REBOUL
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LES DOSSIERS DE LA PHILOSOPHIE DE L’EDUCATION
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Table des matières
1. EDUCATION ET VALEURS
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2. EDUCATION ET DEMOCRATIE
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1. PREMIER PRINCIPE
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2. SECOND PRINCIPE
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3. TROISIEME PRINCIPE
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4. L'ENDOCTRINEMENT
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3. L'AUTORITÉ
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1. AUTORITE ET EDUCATION
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2. LES FIGURES DE L'AUTORITE
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A. DEFINITION
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B. LES FIGURES
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C. LA PRATIQUE
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3. LE DEBAT SUR L'AUTORITE EN EDUCATION
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A. L’EMANCIPATION
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B. L’EDUCATION CLASSIQUE
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C. L’EDUCATION NOUVELLE
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D. L’AUTORITE EN EDUCATION
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1. Education et Valeurs
Dans la Guerre des Gaules(VI, 14), Jules César nous apprend que les druides se gardaient de mettre
leurs doctrines par écrit. Pourquoi ? Pour deux raisons. D'abord, ils ne voulaient pas que leur enseignement fût
divulgué. Ensuite, ils pensaient que leurs disciples, s'ils s'en remettaient à l'écrit, perdraient leur mémoire, faute
d'avoir besoin de l'exercer.
Ce point de vue des druides est riche d'enseignements.
Il montre d'abord que, même dans un domaine aussi technique et en apparence aussi neutre que la lecture,
des valeurs fondamentales sont en jeu, que c'est la condition même de l'homme qui est en cause.
Il montre aussi que ces valeurs varient du tout au tout d'une société à l'autre. Nous trouvons normal que les
savoirs soient transmis le mieux possible au plus possible de gens ; eux, non. Nous pensons que savoir par
cœur n'est pas savoir? Eux, les druides, estiment que les savoirs les plus importants sont ceux qui méritent
d'être appris par cœur, et que la mémoire ayant donc valeur de moyen privilégié, il convient d'écarter tout ce
qui en empêche l'exercice.
C'est à dessein que j'ai choisi cet exemple… car il montre que même dans son "noyau intellectuel",
l'enseignement scolaire, l'éducation n'échappe pas aux valeurs. Il n'y a pas d'éducation sans valeur, sans
l'idée que quelque chose est préférable à autre chose, c'est toujours faire passer quelqu'un à un stade qu'on
estime "meilleur".
Revenons à nos druides. Leur refus d'enseigner la lecture, alors qu'ils étaient parfaitement capables dixit Caesar - d'écrire en lettres grecques "les actes publics et les conventions particulières", leur refus, comme
d'ailleurs notre position contraire, dépassent l'un et l'autre le simple utilitarisme. Dans les deux cas, il s'agit de
valeurs essentielles.
Pour les druides, un savoir traditionnel, constitué de mythes religieux et cosmogoniques, a valeur de
fin en soi ; le but intangible de l'éducation est de se l'approprier ; leurs élèves, nous dit César, pouvaient
consacrer jusqu'à vingt ans de leur vie à l'apprendre par cœur. En conséquence, la mémoire a valeur pour eux
de moyen privilégié ; elle est l'instrument intellectuel par excellence, ce qui ne veut pas dire qu'ils
méconnaissaient les autres. L'écriture, qui divulgue le savoir, par définition sacré, et qui atrophie la mémoire,
leur apparaît comme un obstacle, une anti-valeur.
Dans une culture comme la nôtre, c'est le savoir rationnel, objectif, communicable qui a valeur de fin
en soi. L'écrit est donc un moyen privilégié de communication et d'enseignement ; en revanche, la mémoire, le
"par-cœur" est plutôt méprisé ; on l'admet tout au plus comme un pis-aller, un peu comme les gaulois se
résignaient à utiliser l'écriture pour leurs contrats. Bref le rapport entre fins et moyens est inversé.
Ce qui m'importe dans cet exemple, c'est qu'il suggère que la lecture n'est pas un simple moyen, qu'elle
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possède une valeur intrinsèque.
Le fait de lire introduit une mutation fondamentale dans la culture. Lire, c'est d'abord pouvoir
communiquer avec l'interlocuteur lointain, dans le temps comme dans l'espace... Lire, c'est aussi pouvoir
relire… Lire, c'est trouver devant soi des repères écrits, donc immuables, bien qu'en nombre indéfini, comme
les dates historiques, les données géographiques qui permettent de structurer objectivement le temps et
l'espace… Lire, enfin et surtout, introduit une distance entre le savoir et son sujet : le texte écrit, et surtout
l'imprimé, est devant moi comme un objet que j'ai pouvoir d'accepter ou d'écarter, de prendre sans m'y laisser
prendre.
La lecture est donc bien plus qu'un simple moyen. Elle permet la prise de distance par rapport au
message, l'analyse conceptuelle, l'esprit critique et objectif, le changement. La lecture libère la pensée… lire a
une valeur en soi… apprendre à lire est accéder à une certaine liberté.
2. Education et démocratie
Dimension Politique des problèmes pédagogiques
Comme nous l'avons vu, les problèmes pédagogiques ont une dimension politique. On peut
penser d'ailleurs qu'il existe une relation entre le régime politique d'une société et la pédagogie qu'elle utilise
en enseignant. Mais la relation n'est pas à sens unique, car si l'enseignement est déterminé par la société
globale, il la détermine à son tour; il la fixe ou il la change.
A partir de là, nous poserons la question : que doit être un enseignement dans une société qui se
veut démocratique ? Si la réponse est difficile, c'est que le mot "démocratie" est loin d'être univoque.
On le remarque avec la formule démocratiser l'enseignement. Certains la traduisent par : donner plus
de liberté, plus de responsabilité aux élèves eux-mêmes ; le contenu de la démocratisation est alors
pédagogique avant tout. D'autres traduisent la formule tout autrement : rendre tous les enfants égaux devant
l'enseignement, soit en donnant à tous les mêmes chances, soit, ce qui est plus logique, en donnant plus de
chances à ceux qui sont moins favorisés au départ, par des classes moins nombreuses, des cours de soutien,
etc. On le voit, pour les premiers, l'enseignement peut rester tout à fait inégalitaire, puisque rien n'empêche la
pédagogie démocratique de confirmer les différences, donc les clivages entre plus et moins doués, entre futurs
chefs et futurs subordonnés (cf. Meirieu, 1987). Pour les seconds, l'enseignement peut rester autoritaire,
l'essentiel étant que personne ne soit défavorisé. Nous pensons quant à nous qu'une démocratie ne peut
sacrifier ni la liberté ni l'égalité.
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1. Premier Principe
Posons un premier principe. Comme l'avait bien montré John Dewey, une société n'est réellement
démocratique que si l'école forme réellement des démocrates. Une pédagogie autoritaire risque de faire des
êtres soumis ou des révoltés, une pédagogie laxiste des irresponsables. C'est pourquoi l'enseignement doit se
fonder autant que possible sur l'autorité du contrat, par exemple la gestion commune de projets adoptés en
commun. En tout cas, la démocratie exige que les élèves acquièrent dès que possible l'auto-discipline, le sens
de la coopération, le respect de l'autre qui sont au principe même de son fonctionnement.
2. Second Principe
Un second principe est que l'enseignement fondamental dure le plus possible. Une société, en effet,
n'est pas démocratique si elle contraint la plupart des jeunes à entrer trop tôt dans le monde du travail ou de la
formation professionnelle et laisse à une minorité le loisir de se cultiver, car cette culture-là ne sera plus alors
que celle d'une élite dirigeante. Bref, que tous reçoivent une culture de base aussi complète que possible,
donc aussi longue qu'il le faut.
L'application de ce principe ne va pas de soi. En effet, qu'est-ce qu'il exige au juste : qu'on donne à
tous le même enseignement fondamental (primaire et secondaire), ou au contraire qu'on différencie
l'enseignement pour l'ajuster aux aptitudes de chacun ?
Le même enseignement pour tous : cette solution aboutit en fait à renforcer les inégalités, ou du moins
à les confirmer. Ou bien, en effet, il s'agit d'un enseignement exigeant ; si des élèves ont besoin de plus
d'aide, ou simplement de plus de temps pour l'assimiler, ils ne suivront pas et seront en état d'échec
permanent. Ou bien, il s'agit d'un enseignement facile - comme dans ces pays où presque tous les jeunes se
retrouvent diplômés de fin d'études secondaires; alors, oui, tous réussiront, mais à un niveau très bas, et les
élèves vraiment forts s'imposeront autrement, par exemple en suivant des cours privés plus sélectifs et plus
ambitieux. Bref, si l'on admet que les enfants, pour être égaux, ne sont pas pareils, on conclura qu'ils ne
peuvent recevoir le même enseignement sans devenir réellement inégaux.
Alors, un enseignement différencié qui, tout en posant le même objectif fondamental pour tous, permet
aux diverses catégories d'élèves de l'atteindre par des voies différentes et selon leur rythme propre ? Reste à
savoir si la "pédagogie différenciée" supprime les inégalités qu'elle avait trouvées au départ, ou si au contraire
elle les consacre. Il s'agit là d'un grave problème, à la fois politique et pédagogique, qu'une démocratie ne
peut se résigner à laisser sans solution.
3. Troisième principe
Posons pour finir un troisième principe. Etant destiné à tous, l'enseignement démocratique se doit
d'être objectif. Nous évitons ici le terme "laÏque", trop connoté, trop lesté d'histoire de France. Et de même le
terme "neutre" ; un enseignement ne peut pas être neutre; le fait même d'enseigner le français plutôt que tel
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dialecte, les sciences et non les sciences occultes, repose sur un choix. D'ailleurs, exiger que l'enseignement
soit démocratique, alors qu'il pourrait ne pas l'être, est déjà une position de valeur.
Que voulons-nous dire alors par objectif? Saint Augustin écrivait : "Quel père serait assez fou pour
envoyer son fils à l'école à la seule fin d'apprendre ce que le maître pense?" (De magistro, n° 45). Autrement
dit, le maître est là pour enseigner des savoirs et des valeurs qui ne dépendent pas de sa subjectivité, qui le
transcendent. Bien entendu, il a le droit d'avoir ses goûts, ses opinions; il est même souhaitable qu'il les fasse
connaître à ses élèves, mais non qu'il les leur fasse apprendre, qu'il les leur enseigne. Alors, qu'est-ce qui est
objectif ? D'une part, les savoirs qui ressortissent à la raison humaine, c'est-à-dire toutes les sciences et aussi
les principes moraux sans lesquels une vie en société ne serait plus possible. Et, d'autre part, les opinions qui
font l'objet d'un consentement culturel; or, une des opinions les plus fondamentales de notre culture est
justement la démocratie.
Certains diront que la démocratie demande trop peu de son enseignement, qu'elle s'avère incapable
d'inculquer ces valeurs qui enthousiasment les Jeunes, cimentent une société et donnent un sens à la vie.
Pour nous, il s'agit là non d'une carence de la démocratie mais de son essence même. En effet, une société
vraiment démocratique se reconnaît d'abord à ceci qu'elle n'est pas ouée à une valeur, mais à plusieurs, qui
peuvent être ou paraître incompatibles, mais qui en tout cas ne dépendent pas du pouvoir, qui n'a pas à "dire
le sens". Le rôle d'un Etat démocratique est tout au contraire de permettre à chacun de trouver par lui-même le
sens de sa vie, en adulte. Un Etat n'est démocratique que s'il renonce à être une Eglise.
Maintenant, dans une société moderne, l'enseignement est, pour l'essentiel, public. Même quand il est
juridiquement privé, il dépend de l'Etat (ou de la Région), qui lui impose ses programmes et ses examens,
contrôle ses maîtres et le finance partiellement. En démocratie, ce pouvoir de l'Etat s'arrête au seuil des
convictions, puisque sa fonction est de les protéger, non de les interdire ou de les créer. Maintenant, si un
pouvoir privé, l'enseignement d'une Eglise par exemple, prétend à son tour créer ou interdire les convictions, il
est juste que l'Etat intervienne et impose son contrôle pour protéger la liberté de croire. Que ce contrôle
s'exerce mieux par un enseignement public unique ou par un ensei-gnement interconfessionnel semi-public
n'est pas notre problème. Disons simplement qu'en démocratie l'Etat (ce qui ne veut pas dire le
gouvernement) doit contrôler l'enseignement pour éviter l'endoctrinement.
4. L'Endoctrinement
D'où un dernier problème : à quoi reconnaît-on l'endoctrinement ? (…)Un enseignement
endoctrine, d'abord quand il réprime la pensée, quand, quels que soient ses buts, ses contenus ou ses
méthodes, il impose aux gens de croire tout en leur laissant croire qu'ils pensent. Ensuite, un enseignement
endoctrine quand il inculque la haine; la haine, c'est-à-dire le désir de nuire à toute une catégorie de gens, un
peuple, une race, une confession, un désir à base de mépris et de crainte; car, enseignant la haine, on légitime
la violence, on "apprend" la violence comme le seul recours et on détruit ainsi, dans son principe même, la
démocratie.
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On le voit : l'endoctrinement est la perversion de l'éducation. Il s'en attribue les finalités : préserver
les jeunes et les former. Il s'en attribue les méthodes, toutes les méthodes, puisqu'on peut endoctriner par
l'informatique ou par des entretiens non directifs aussi bien sinon mieux que par des cours et des examens. Il
s'en attribue surtout l'autorité, puisqu'il présente comme un savoir ce qui n'est qu'un croire, puisqu'il légitime la
haine et donc la violence, alors que l'éducation n'a de sens que par des valeurs qui s'opposent au fanatisme, à
la violence et à la haine. Des valeurs qui font l'homme majeur.
3. L'AUTORITÉ
1. Autorité et Education
L'éducation apparaît comme un rapport vertical, en ce sens que le maître se situe au-dessus de
l'élève, le responsable au-dessus de l'irresponsable, celui qui sait au-dessus de celui qui ignore, l'adulte audessus de l'enfant. Un rapport d'autorité, donc, et qui se manifeste de bien des manières : l'autorité du père,
du maître, de l'examinateur, de l'institution. Cela semble aller de soi.
Et pourtant cela ne va pas de soi, en tout cas de nos jours ! L'autorité est contestée, de même que ses
synonymes, la directivité, le pouvoir, les modèles, l'institution, l'adulte, etc. Contestation qui peut prendre bien
des degrés, depuis la demande de libéralisme jusqu'au refus radical de toute autorité. Et nous ne pouvons
esquiver le problème : l'autorité éducative est-elle légitime? Si oui, comment la fonder? Si non, par quoi
remplacer... l'éducation ?
2. Les figures de l'autorité
a. Définition
Qu'est-ce que l'autorité? Le pouvoir, dirons-nous, qu'a quelqu'un de faire faire à d'autres ce
qu'il veut sans avoir à recourir à la violence, pouvoir dû soit à sa position sociale, soit à sa compétence, soit
à son ascendant. Notre définition s'appuie sur le fait que l'obéissance n'est jamais purement contrainte; en
effet, qui obéit peut désobéir; il arrive que ce ne soit pas sans risque, y compris celui d'y perdre la vie, mais il le
peut. Autrement dit, toute autorité se fonde sur une légitimité qui est d'un tout autre ordre que la force
physique, et les différentes figures de l'autorité se définissent à partir de ce qui les rend légitimes.
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b. Les figures
- Le Contrat
La première, la plus rationnelle de toutes, est celle du contrat, où chacune des parties est liée par son
propre consentement. C'est l'autorité de la règle sur les joueurs, celle du projet sur ceux qui l'ont conçu et
accepté, de l'institution démocratique. L'enfreindre signifie fraude ou tricherie.
-L’Expert
La seconde est celle de l'expert, de l'homme dont on suit l'avis sans même le comprendre parce qu'on
reconnaît sa compétence, parce qu'il "fait autorité" en la matière. Elle ne s'exprime pas par des ordres ou des
verdicts, mais par des avis, des ordonnances médicales, des rapports, toujours par des conseils. L'enfreindre
n'est pas une fraude mais une imprudence.
-L’Arbitre
La troisième, encore moins rationnelle, est celle de l'arbitre, qu'on trouve dans le sport, mais aussi
chez le juge. Elle tranche un conflit par une décision que l'arbitre n'a pas toujours à justifier, puisqu'il est
d'avance justifié à la donner. On estime en effet qu'il vaut mieux un verdict même arbitraire qui mette fin au
conflit qu'un conflit sans fin. Ce qu'on requiert de l'arbitre est donc moins des connaissances que
l'indépendance envers les parties. Ici l'infraction signifie désobéissance.
- Le Modèle
La quatrième, l'autorité du modèle, est d'un tout autre ordre. A l'encontre des précédentes, elle est
durable; son fondement n'est pas une nécessité d'occasion, mais le prestige qui rayonne du modèle et
l'admiration qu'il suscite. Le modèle peut être un personnage historique, un artiste, une vedette du sport ou de
la chanson, etc. Ici l'infraction apparaît comme de l'inculture.
- Le Leader
La cinquième, l'autorité du leader, est encore moins rationnelle. Comme celle du modèle, elle repose
sur le prestige, mais le prestige du leader pousse les autres moins à l'imiter qu'à le suivre. Son ascendant
répond chez ceux qui le subissent à un double besoin : celui d'admirer et celui d'obéir, au sens ou l'obéissance
rassure et dispense de vouloir. Il est significatif que c'est dans les situations où l'autorité adulte devient soit
inhumaine soit défaillante que les jeunes se rangent derrière les meneurs. Le nazisme, qui reposait sur ce
genre d'autorité, a su attirer les jeunes en les persuadant qu'il les "libérait" de la triple tutelle de la famille, de
l'école et de l'Eglise.
- Le Roi-Père
La dernière, la plus irrationnelle, est l'autorité du Roi-Père. Celle du chef charismatique, du Monarque
absolu, de l'adjudant en campagne, avant toute explication, avant toute discussion, elle est déjà là,
inexplicable et irrévocable. Et pourtant, elle n'est pas gratuite; dans les régimes de Pouvoir absolu, on a
toujours fait la différence entre le monarque légitime et l'usurpateur, entre le roi et le tyran. C'est que le
premier incarne la transcendance de la société par rapport aux individus. Ici, l'infraction est sacrilège.
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c. La pratique
La figure que rencontre en premier l'enfant est celle du Roi-Père, car le premier pouvoir qui s'exerce
sur lui se présente à lui comme absolu. Il se justifie par le fait que celui qui l'exerce représente la civilisation, à
laquelle l'enfant doit être "élevé" avant même de l'avoir comprise; par le fait aussi que, sous peine de mort,
l'enfant doit être protégé et soigné. Notons que dans les régimes totalitaires le pouvoir se légitime en arguant
que ceux qui lui sont soumis ne sont pas "mûrs" pour être libres. Le modèle du "droit divin", c'est l'autorité de
l'adulte sur l'enfant.
3. Le débat sur l'autorité en éducation
a. L’Emancipation
Alors, comment l'homme peut-il s'émanciper? Ne doit-il pas d'abord mettre fin à cette autorité,
accomplir le meurtre du père? Le drame est que ce pouvoir n'est pas extérieur ; il est une contrainte
intériorisée par ceux qui la subissent et qui subsiste par leur consentement. En chacun de nous existe une
soumission à un parent qui expliquerait, selon Marcuse, l'échec de toutes les révolutions, car ceux qui les font
veulent ensuite expier le parricide par une soumission encore plus totale. L'homme est ainsi élevé qu'il a peur
d'être adulte. Aussi, on ne peut détruire cette autorité par une force extérieure ; on ne peut l'atteindre que par
une violence du même type que la sienne, une violence symbolique. Il s'agit moins de tuer le roi que de
montrer que le roi est nu, de contester sa légitimité.
A cette thèse radicale selon laquelle le modèle et la source de toute autorité, de toute oppression aussi, est le
pouvoir de l'adulte sur l'enfant, il est facile de répondre qu'en la supprimant on anéantit l'éducation; on fait
comme si l'homme naissait adulte. Jérémie prête à Dieu ces paroles :
" Ils n'auront plus à instruire leur prochain et leur frère en disant : Connaissez le Seigneur! Car tous me
connaîtront, du plus petit jusqu'au plus grand... " (Jérémie, XXXI, 34).
N'avoir plus à instruire : peut-on faire comme si la prophétie s'était réalisée, comme si l'on était déjà
dans le Royaume? Ce qu'on peut remarquer chez les "libertaires", les "contestataires", bref les adversaires de
toute autorité, c'est qu'ils réduisent celle-ci à une seule de ses figures, celle du Roi-Père. Ils s'enferment ainsi
dans une alternative quelque peu infantile comme s'il fallait choisir entre une liberté totale et une autorité
totalitaire ! Rien d'étonnant, alors, que ceux-là mêmes qui prétendaient détruire ses formes, à commencer par
l'éducation, le pouvoir de la bourgeoisie, se soient souvent mis à genoux devant les dictateurs les plus
tyranniques et les plus sanglants. Rien d'étonnant non plus si tant de gens de nos jours se conduisent en
névrosés de l'autorité; ou bien ils s'y soumettent en abdiquant toute responsabilité personnelle, ou bien ils la
rejettent même sous ses formes les plus modestes et les plus nécessaires. Qu'ils adorent l'autorité ou qu'ils
l'exècrent, ils gardent envers elle le même infantilisme aveugle, comme si elle ne pouvait avoir d'autre figure
que celle du Roi.
Il n'y a pas une figure de l'autorité mais plusieurs. Et le vrai débat n'est pas entre une liberté et
une autorité aussi abstraites l'une que l'autre, mais entre les différentes figures de l'autorité : laquelle
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est la plus apte à éduquer, c'est-à-dire à former la liberté ? Ce débat est celui entre les tenants de
l'éducation classique et ceux de l'éducation nouvelle sous toutes ses formes.
b. L’Education classique
L'éducation classique se situe délibérément dans l'idéal antique de la paideia. Elle n'exclut pas du tout
la liberté de l'éducation, mais elle lui donne un sens bien précis. Les "études libérales" en effet prétendent
délivrer l'individu d'une triple contrainte. D'abord la contrainte tout extérieure de gagner sa vie, puisque l'étude
est désintéressée, tout orientée sur le bonheur de comprendre pour comprendre. Ensuite la contrainte
familiale, puisque l'éducation scolaire transmet des valeurs rationnelles que la famille ne connaît pas. Enfin la
contrainte intérieure des préjugés et des passions, qui empêchent l'individu d'être lui-même.
Ainsi, l'éducation classique, dont le but est de former le libre jugement, rejette l'autorité du Roi-Père.
Elle insiste au contraire sur celle de l'expert et de l'arbitre, mais surtout sur celle du modèle. Car, selon elle,
c'est en admirant et en imitant les modèles qu'on parvient à être soi, à penser et à juger par soi-même. Le
maître, et c'est en cela qu'il se distingue du leader, le maître est le représentant des modèles, et c'est d'eux
qu'il tient son autorité ; autorité d'expert, puisqu'il a compétence pour les enseigner; autorité d'arbitre, puisqu'il
lui faut bien exercer la discipline, évaluer, redresser. Au nom de ces modèles, il a pour mission de sanctionner
tout écart, depuis la faute d'orthographe jusqu'à la faute morale. Mais toujours dans le but de faire des êtres
libres.
Seulement, peut-on faire des êtres libres par des moyens contraignants, en leur imposant des modèles
qu'ils n'ont pas choisis, une discipline qu'ils ne comprennent pas toujours, une évaluation qui n'est pas la leur?
De plus, cette thèse n'échappe pas au reproche d'élitisme. Depuis l'Antiquité jusqu'à nous, la culture "libérale"
est réservée à une minorité, à ceux qui précisément sont appelés aux postes de commande. Elle forme moins
des hommes libres que des chefs.
c. L’Education nouvelle
L'Education nouvelle ne rejette pas toute forme d'autorité. Elle accepte celle de l'expert : le maître est
en effet la "personne-ressource" qui vient en aide aux élèves et leur fournit les explications qu'ils demandent.
Egalement celle de l'arbitre, lequel peut être soit le maître, soit le conseil de classe, soit des élèves élus par
leurs pairs, mais qui reste indispensable du moment qu'il existe des conflits. Mais, dans les deux cas, il s'agit
d'une autorité fonctionnelle, qui se légitime uniquement par le besoin qu'on en a et qui, ni en pouvoir ni en
durée, ne peut excéder sa fonction.
En quoi cette thèse s'oppose-t-elle à la précédente ? Pour l'essentiel, en ce qu'elle prétend remplacer
l'autorité des modèles par celle du contrat. Les élèves sont tenus pour libres, mais il va de soi qu'ils doivent
aller jusqu'au bout de leur projet, respecter les décisions de ceux qu'ils ont élus, etc. L'obligation est toujours
d'ordre contractuel, et les enfants eux-mêmes châtient ceux qui l'enfreignent comme ils châtient un tricheur (cf.
Piaget, 1957). En revanche, il n'y a plus de modèle imposé. Là où l'Education nouvelle n'est pas ligotée par
les programnies officiels, les élèves choisissent eux-mêmes ce qu'ils veulent apprendre, ou pour mieux dire ce
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qu'ils veulent faire, par exemple écrire ensemble un roman au lieu d'étudier un auteur imposé. Ils apprennent
l'autonomie en étant autonomes, la coopération en coopérant, la démocratie en la pratiquant.
d. L’Autorité en éducation
Bref, au nom de la liberté, on prétend ne garder qu'une obligation d'ordre contractuel et une autorité
d'ordre fonctionnel. Toute la question est de savoir si c'est possible ou si l'on ne s'appuie pas,
inconsciemment, sur des formes de l’autorité qu'on prétendait rejeter.
Par exemple, celle du leader. Si le maître renonce à son autorité au profit des élèves, qui garantit
qu'un de ceux-ci ne va pas s'ériger en meneur, capter à son profit tous les pouvoirs ? En fait, c'est bien
souvent le maître lui-même qui, a son insu, devient leader; qui, par son ascendant, joue sans le savoir le rôle
d'un chef charismatique, la collectivité des élèves se chargeant elle-même de réprimer les éventuels
récalcitrants. On se demande si la réussite de tant d'innovations pédagogiques ne s'explique pas ainsi, par
l'ascendant mystérieux et donc incontrôlable de leur fondateur.
Mais le risque fondamental de l'Education nouvelle, sous toutes ses formes, est de n'apporter aucune
solution claire et cohérente à la question des contenus de l'enseignement. Ou bien on les abandonne
purement et simplement, laissant aux élèves le choix de ce qu'ils veulent exprimer et créer. Ou bien on estime
que les élèves doivent malgré tout acquérir l'essentiel de ces contenus, qu'on ne peut les dispenser d'une
solide instruction dans tous les domaines, que le laxisme ne peut que défavoriser encore plus les enfants
défavorisés. Que faire alors, si l'on ne veut pas recourir à la contrainte? Ruser, manipuler, pour faire admettre
aux élèves ce qu'ils doivent admettre, leur faire apprendre ce qu'ils n'ont pas envie d'apprendre. Ces ruses,
ces manipulations n'ont rien de condamnables; ces termes péjoratifs ne désignent en fait rien de moins que la
pédagogie elle-même! Mais celle-ci n'est plus légitimée puisqu'elle s'appuie, sans le dire, sur un type
d'autorité dont elle ne voulait plus.
Que faire, alors ? Non pas nier une forme d'autorité au profit de l'autre, mais passer progressivement
de l'une à l'autre. Kant a fort bien posé le problème : "On doit prouver à l'enfant qu'on exerce sur lui une
contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté" (p. 88). La contrainte en soi n'est pas un mal; elle est
nécessaire en art comme en science, dans la vie amoureuse comme dans la démocratie. Sans elle, on ne
pourrait compter sur personne, et surtout pas sur soi ! Ce qui est un mal, c'est l'autorité qui impose la
contrainte par la force ou par la ruse, au lieu de la "prouver". L'autorité contraignante est indispensable pour
empêcher l'enfant de nuire et de se nuire, pour l'inciter à apprendre ce qu'il n'apprendrait pas de lui-même,
pour l'évaluer alors qu'il n'en est pas capable. Et ceci vaut, mutatis mutandis, pour l'éducation des adultes ;
qui a besoin d'être éduqué a besoin d'une autorité. Mais la fin de l'éducation est d'apprendre à s'en
passer, le pronom "en" visant ici non pas l'éducation, mais l'autorité !
Autrement dit, le but de l'éducation n'est pas d'arriver à un stade où l'éduqué n'aurait plus à apprendre,
car on a toute sa vie besoin d'apprendre; il est de permettre à chacun d'apprendre par lui-même en se
passant de maître, d'aller de la contrainte à l'auto-contrainte, d'être majeur.
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Plus tôt et plus concrètement on le "prouve" à l'enfant, mieux c'est.
Olivier REBOUL - Philosophie de l'Education (PUF, Ed. 1997)
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INDEX
démocratisation, 6
fonctionnement, 7
l'endoctrinement, 9
l'enseignement, 6
légitimité, 9
Lire, 6
noyau intellectuel, 5
politique, 6
savoir, 5
valeurs essentielles, 5
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