Nécessité de l`existence d`autrui pour être soi

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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI
POUR ETRE SOI
L’ETRE DE CONSCIENCE ET DE LIBERTE N’EXISTE PAS
SI CE N’EST RELATIONNEL A L’AUTRE ET AU TIERS
I. LES HORIZONS DE L’ETRE
Le mot ou le terme qui en nos pensées revient le plus
souvent est sans conteste celui-ci : « être ». Tantôt verbe, tantôt
substantif ; tantôt avec une majuscule, tantôt sans ; tantôt au
singulier, tantôt au pluriel ; tantôt en forme composée, tantôt en
forme simple ; tantôt qualifié et tantôt non... Terme connu et plus
encore méconnu, dont les sens divers s’agglutinent, s’amalgament, se confondent, échangent et se prêtent leurs propriétés et
parfois aussi s’ignorent. Terme qui se voudrait libérateur mais
que l’homme adore en idole totalitaire à moins qu’il ne proclame
sa déchéance pour s’asservir à d’autres hégémonies conceptuelles. Terme inévitable, indispensable, lien universel et sujet de
division, portant en lui toutes nos imprécisions, toutes nos
négligences, toutes nos opinions, toutes nos querelles et toutes
nos espérances ! De ce terme d’avenir plus encore que de passé,
est-il possible de dire aujourd’hui enfin la vérité ?
Le discours philosophique débute, se poursuit et se termine
avec le terme « être ». Il en donne d’abord un relevé de surface
en indiquant les différents emplois qui trouvent en lui un profil
sonore et un visage graphique. Il délivre ensuite un compte rendu
de la réflexion qui apporte la justification et l’intelligibilité de
ces emplois qui lui préexistaient et avec lesquels elle est
maintenant contemporaine. Il avoue enfin que ce qui fut
successivement analysé depuis le début et n’a été compris que
dans une vision finale ne peut garder son intelligibilité que si le
sens ultime redevient projet : celui de déployer intelligiblement
notre être en une structure relationnelle d’êtres.
L’homme ne peut donner sens à l’être que s’il se saisit luimême comme être. Mais l’intelligibilité du nécessaire de l’être
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
peut-elle être trouvée dans la seule affirmation du « je suis » ?
Nous répondons par la négative, non parce que nous n’aurions
pas d’intuition immédiate de notre être, mais parce que cette
délimitation du nécessaire initial est incomplète. Et si nous
disons qu’elle est incomplète, ce n’est pas parce que nous saurions d’expérience qu’il y a autrui et le monde, mais en raison de
la nature même de l’activité du sujet saisie réflexivement et
parce qu’il ne nous est pas possible d’exclure réflexivement
toute relationnalité à « autre-chose-que-le-sujet ».
La question suivante serait donc : l’intentionnalité de la
conscience envers le monde des choses est-elle susceptible de
rendre compte de toutes les caractéristiques de la relationnalité
du sujet ? Nous répondrons encore par la négative. En effet, la
manière dont nous affirmons les « réalités autres » ne s’explique
pas par l’existence des seules « choses du monde », car l’intentionnalité de notre conscience ne leur est pas adéquatement et
uniquement proportionnée. Cette disproportion a sans doute
inconsciemment poussé Platon — et tous ceux qui se retrouvent
en lui — à affirmer l’idée selon un statut d’intelligible séparé, en
la « personnifiant » en quelque sorte, lui prêtant les caractères de
l’Altérité en tant que telle. Les personnifications mythiques ou
allégoriques de certains concepts sont aussi, en tant que
démarche anthropomorphique, significatives de cette disproportion. Il conviendra de l’analyser réflexivement en sa nature
réelle, pour accéder à une reconnaissance valable de l’Altéritéen-l’être.
Si la relationnalité à l’altérité en humanité est constitutive du
« je suis », selon sa perfection et non par manque, et qu’en
raison de la finitude de son être et de cette relationnalité, il est
requis d’affirmer une Transcendance infinie d’être et de relationnalité d’être, il conviendra ensuite de s’interroger sur la
forme accomplie d’une telle relationnalité, sur sa structure de
plénitude. Celle-ci se révélera de nature ternaire. Elle sera aussi
par le fait même le principe synthétique ultime d’intelligibilité
du Réel, tant en sa perfection en Dieu, qu’en son devenir de
perfectionnement selon un double plan : celui de l’Histoire des
hommes et celui des relations que Dieu engage avec eux pour les
accomplir au-delà de l’Histoire, conformément à son pouvoir
divin de faire être, auquel Il les a rendus participants, les
constituant ainsi en êtres libres, tirant de leur être même les lois
de leurs actions.
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II. LA QUETE DU FONDAMENTAL
A. LA RECHERCHE DU FONDAMENTAL.
C’est profondément engagés déjà dans le cours de nos méditations, que nous remarquons, d’un regard rétrospectif souvent
chargé de surprise, combien une tradition de pensée et un héritage culturel adoptés — avec plus ou moins de lucidité — au
commencement de notre recherche philosophique, se sont montrés décisifs pour le cheminement de notre réflexion et son
élaboration systématique. L’histoire de la philosophie nous
conduit à la même constatation, soit que nous analysions l’œuvre
de philosophes, soit que nous comparions entre eux les divers
courants d’idées, ou encore que nous dégagions les principes animateurs déterminants de toute une tradition, notamment celle
dans laquelle nous nous sommes trouvés, à savoir la tradition
occidentale, et à l’égard de laquelle nous ne pouvons éviter de
prendre position.
C’est dans ce que nous reconnaissons et admettons comme
fondamental que nous nous situons par rapport à tout système
existant et que nous entreprenons nécessairement de construire
plus ou moins valablement le nôtre. Ce que nous reconnaissons
comme fondamental et que nous plaçons au point de départ de
notre système, en tant que principes, conditionne ensuite logiquement — et même psychologiquement — le reste de l’édifice et
la manière dont nous le bâtirons. Ce point de départ méthodologique — et non historique, bien qu’historiquement discerné au
travers du conflit des idées et venant à son tour l’alimenter — s’il
mesure pour ainsi dire la vérité et la validité des thèses que ce
système renferme, est par réciprocité, du fait de son insertion
dans ce dernier, soumis aux exigences de toute pensée
philosophique.
D’abord il ne supposera aucune affirmation qui, dans son
ordre, lui serait logiquement antérieure et qui garantirait sa
valeur. Sinon il cesserait d’être un point de départ au profit
même de cette affirmation première.
Il faut que tout ce qui est affirmé soit justifié, c’est-à-dire
manifesté dans son évidence. Nous aurons à nous garder d’y
laisser s’infiltrer de façon subreptice — souvent sous le couvert
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
d’une affirmation d’évidence, aussi paradoxal que cela puisse
paraître — des présupposés qui échapperaient à l’examen critique.
Ainsi donc, à l’origine d’une systématisation philosophique,
sans rien présupposer, nous sommes tenus de justifier non seulement tout ce que nous affirmons, mais aussi que nous affirmons
tout ce que nous devons affirmer. Nous sommes tenus de manifester dans son évidence, non seulement que telle ou telle affirmation, élément de notre point de départ lui-même, est solide et
valable, mais que ce point de départ considéré dans son
ensemble et au niveau de sa radicalité première, est complet et
exhaustif, que nous n’omettons rien. De toutes les exclusions par
lesquelles nous restreignons notre inventaire initial, de toutes les
abstractions par lesquelles nous le stratifions, nous devons
montrer le bien-fondé.
Enfin si tout point de départ peut être considéré comme un
système en germe et tout système comme l’épanouissement de
son point de départ, il s’ensuivra que la justification à en donner,
interne par nature à l’un et à l’autre, suivra aussi la courbe d’un
développement organique. La justification de notre point de
départ non seulement gagne en valeur du fait d’une meilleure
connaissance de ce qui est impliqué en ce dernier et qui constitue
son objet, mais elle se renforce et gagne en clarté au fur et à
mesure que le système s’explicite et que se révèle sa cohésion
interne et son adéquation au réel.
Quelle sera donc l’expérience, dont nous nous serons progressivement approchés, qui répondra à ces trois exigences
d’évidence, de complétude et d’unité et qui en outre sera
accessible « en principe » à tout le monde ?
Au terme d’une série de réductions phénoménologiques de
plus en plus généralisées, nous aboutissons à cette description de
la situation humaine : « je suis un être au monde avec autrui ».
De la richesse si diversifiée de l’expérience humaine nous ne
gardons qu’une trilogie d’éléments fondamentaux en relation les
uns avec les autres : l’être que nous sommes chacun pour nous,
la réalité du monde matériel et la présence d’autrui comme
autant de personnes semblables à chacun de nous.
Cette description — d’une vérité indéniable sans aucun
doute — ne satisfait toutefois pas au premier abord à l’exigence
philosophique d’intelligibilité. Constater phénoménologique-
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
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ment ne suffit pas. D’abord une telle description pourrait se
comprendre selon une forme de pensée exclusivement objective.
Le « monde » serait l’ensemble des choses que je perçois, duquel
je retire la chose que je me perçois être et les autres choses
semblables à moi, que j’appelle « autrui ». Pour exprimer
complètement cette totalité que je connais objectivement, il faut
donc que je lui restitue la présence perceptible d’autrui et la
mienne. Dans l’ordre d’une pensée objective, une telle
description du Réel représenterait la connaissance la plus
embryonnaire ou la plus pauvre qui soit. L’homme de culture
objective, le scientifique, n’accorderait pas deux secondes
d’attention si l’on voulait lui faire croire que c’est une vérité
fondamentale ; quant au philosophe il exclut immédiatement une
telle signification comme étrangère à sa recherche, car il a tout
lieu de la considérer comme méthodologiquement contradictoire.
Autrui perçu objectivement n’est pas autrui en tant que sujet
mais seulement une chose. Quant au « Je » qui affirme ou est
affirmé être dans le monde, est-ce véritablement un « Je-sujet »
qui se connaît comme « Je » en relation à autrui et avec lui au
monde ou est-ce seulement un « Je » dont je parle en quelque
sorte en troisième personne en disant qu’il occupe une place
parmi les choses et qu’il est avec autrui chose parmi les choses ?
Si je parle de moi comme d’un « Je » qui est chose parmi les
choses alors ce « Je » dont je parle n’est pas le « Je » qui parle,
tandis que je prétends en parler. Il y a contradiction
méthodologique exercée. Si au contraire je parle vraiment du
« Je » qui se connaît et se connaît en relation à autrui et avec
autrui au monde, alors les termes « autrui » et « monde » n’ont
plus le sens qu’ils peuvent avoir pour une pensée objective. Si
malgré tout on soutenait cette description en donnant aux termes
« je suis » un sens réflexif et en gardant un sens objectif aux
termes « autrui » et « monde », alors il y aurait confusion et
contamination des méthodes et des langages. Ce qui est
habituellement le cas. Comment sortir de cette Babel originelle ?
Les voies pour s’approcher de « l’Unique Sentier » qui
conduit à la sagesse philosophique sont nombreuses. A titre
d’exemples, nous pouvons en citer trois : celle du symbolisme
objectif platonicien, celle de l’intériorisation cartésienne, celle de
l’analyse transcendantale kantienne. Chaque philosophe digne de
ce nom a pris son propre chemin, pour arriver finalement à
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
l’intuition réflexive de son être. Il en a alors perçu les nécessités
constitutives, telles qu’un être historique — en cours d’histoire et
d’accomplissement — peut les comprendre, c’est-à-dire d’une
manière évolutive et nécessairement perfectible. La voie que
nous nous proposons se veut aussi directe que possible, c’est
celle de la question de la nécessité. A propos de cette description
de la situation humaine — que le lecteur comprendra au départ
selon son interprétation propre, ou très réflexive déjà ou très
mêlée d’objectivisme, comme une description fondamentale ou
banale, comme pauvre ou très riche potentiellement ou
autrement encore— nous posons la question de la nécessité,
celle de la nécessité en elle-même et non pas relativement à un
point de vue.
Mais comme dans cette description nous pourrons distinguer
plusieurs points de vue, nous rapporterons chaque point de vue à
la question du nécessaire et non l’inverse. Dès lors la question du
nécessaire se diffractera en un certain nombre de questions qui
viseront toute l’intelligibilité du nécessaire comme tel. Cette
question converge, on le comprend, avec la recherche de l’idéal à
imiter de Platon, avec la poursuite de l’indubitable de Descartes,
avec l’investigation des conditions a priori de possibilité de
Kant, et avec la compréhension par la totalité de Hegel, du moins
en sa source et son principe.
Plusieurs questions « en nécessité » se poseront qui ne pourront être résolues que par une méthode réflexive. Entendre donc
ces questions « en nécessité » et chercher à y répondre, ce sera
prendre la voie de la véritable philosophie.
B. CONSIDERATION FORMELLE SUR
LES HYPOTHESES EN PRESENCE.
Faisons un premier pas pour sortir de l’ambiguïté de cette
description phénoménologique initiale en recourant à l’aide des
sciences formelles. Nous leur reconnaissons en effet habituellement des qualités de plus grande clarté et une forme de nécessité
qui dépasse le donné de l’expérience objective.
Des trois éléments retenus quels sont ceux qui, parce qu’ils
s’imposent à nous comme des nécessités premières, peuvent servir de base valable pour une ontologie réflexive ? Plusieurs
hypothèses sont possibles. Formellement parlant, c’est-à-dire en
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faisant abstraction de la nature des éléments (moi, autrui, le
monde) et de la nature de la méthode pour les connaître (la
méthode réflexive et non la méthode objective) il y a, selon un
jeu de combinaisons mathématiques, sept solutions à envisager,
et il n’y en a que sept, suivant que l’on prend ces trois éléments
séparément, deux à deux ou ensemble : première hypothèse : je
suis ; deuxième hypothèse : le monde ; troisième hypothèse :
autrui ; quatrième hypothèse : je suis au monde ; cinquième
hypothèse : je suis avec autrui ; sixième hypothèse : autrui au
monde ; septième hypothèse : je suis avec autrui au monde. Nous
écartons d’entrée de jeu l’hypothèse : zéro.
Si l’on soumet la question de la nécessité au point de vue de
la pensée objective, c’est-à-dire si c’est d’un point de vue
objectif que l’on se pose la question : « Qu’est-ce qui est
nécessaire dans le Réel que je connais objectivement ? », on
répondra tout naturellement et non sans raison que c’est le
monde et le monde matériel inanimé. Quant à l’homme, à
l’espèce vivante humaine, elle n’est impliquée par aucun lien de
nécessité objectif dans l’existence du monde, pas plus que
l’existence de l’espèce humaine n’implique objectivement
l’existence de celui qui pose de telles questions. L’auteur de ce
genre de questions n’estime d’ailleurs pas devoir faire partie
absolument et de droit de ce monde, mais seulement de fait et
par un concours de facteurs d’une complexité telle, par rapport à
l’ensemble de ses qualités individuelles, qu’il s’élimine luimême de l’objet de sa question.
Du point de vue de la pensée objective seul le monde est
nécessaire objectivement, puisque c’est la réalité correspondant à
cette orientation de pensée. J’affirme le monde nécessaire parce
que je pense nécessairement le monde, et entre mon affirmation
nécessaire du monde et l’existence du monde il y a accord. Le
monde est objectivement nécessaire, mais l’homme en tant
qu’espèce vivante de ce monde n’est pas affirmé comme
nécessaire dans ce monde en raison de ses propriétés objectives.
Objectivement pensant, à partir du monde, que j’affirme
nécessairement comme nécessaire, je ne peux pas conclure à la
nécessité de l’existence objective d’autrui et encore moins à la
nécessité de ma propre existence. Je constate seulement le fait
que je suis et qu’autrui existe, mais je ne puis observer aucune
nécessité objective de ces faits à partir de la nécessité objective
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
du monde. Certes le fait que j’existe est le type de fait que je ne
puis en aucune manière nier, mais c’est aussi un « fait » que je
dois reconnaître du point de vue objectif comme aussi contingent
que tous les autres. Il n’est pas requis d’exposer les admirables
connaissances scientifiques que nous avons de la matière, des
êtres vivants et de l’homme pour nous faire comprendre que
chacun, dans le fait particulier de son existence, est le résultat
d’un concours imprévisible et nullement nécessaire d’actions et
de réactions, au cœur d’une réalité d’une complexité inimaginable. Ces exposés nous apprennent surtout, à notre émerveillement, quelle est cette réalité complexe et selon quelles lois elle
se complexifie.
L’apparente contradiction entre des affirmations pourtant
irrécusables, entre les nécessités intérieures au monde, et la
contingence des faits qui le forment provient de ce que notre
connaissance objective, en raison de la structure relationnelle de
notre être et du Réel, se différencie en connaissance objective du
général en laquelle nous élaborons un certain concept de
« nécessité essentielle » pour l’ensemble d’une structure
déterminée d’êtres, considérés par nous comme Unité-objet, et
en connaissance objective du particulier par laquelle nous
rendons compte des relations d’une structure donnée par ses
éléments selon ses possibilités propres, donnant ainsi un certain
sens au terme « contingence ». Mais le concept de « nécessité »
que nous utilisons quand nous parlons des « lois de la nature »,
n’est pas celui que nous entendons quand nous parlons de la
nécessité du monde et de la contingence de ses faits. C’est que
les lois qui énoncent des relations nécessaires entre les éléments
de la nature sont elles-mêmes contingentes dans la nécessité du
monde. Nous affirmons le monde comme nécessaire parce qu’il
est l’objet nécessaire de notre conscience objective, et dans
l’optique de notre conscience objective, il n’y a pas d’autre
« objet » que le sien : le monde. Quant aux nécessités que sont
les lois, elles dépendent de la nature des « objets-choses » de ce
monde. Qu’y a-t-il de nécessaire comme tel dans le Réel de notre
expérience ? On ne peut répondre du point de vue de la pensée
objective, que par cette affirmation : le monde uniquement, dans
lequel tout est contingent. Le monde est dit par moi
« nécessaire » parce qu’il est l’objet-total exhaustif, visé par ma
pensée intentionnelle et en lui tous faits, toutes qualités, toutes
lois sont dits par moi contingents parce que de moi aux choses
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du monde le rapport est singulier et que ma connaissance des
choses entre elles ainsi que des lois entre elles est
particularisatrice, eu égard à l’objet ultime de ma conscience
intentionnelle pure. Aussi pour une forme de pensée
intentionnelle, autrui ni seul, ni en relation à moi ne peut être
pensé comme une nécessité puisqu’il est « dans » le monde et
donc y est contingent.
La nécessité pour notre pensée objective d’affirmer le monde
comme nécessaire dans sa totalité et contingent dans ses faits et
lois servira, dans la mesure où historiquement l’homme s’est
d’abord interrogé sur son existence par la voie inadéquate de sa
pensée objective, de vecteur pour l’affirmation d’un Absolu
divin requis comme raison suffisante de son existence
personnelle et de tous les faits du monde. Cet Absolu, l’homme
avait la possibilité de se le représenter soit comme identifié soit
comme opposé au monde. S’il l’identifiait avec le monde,
l’homme avait encore une double possibilité ; soit l’identifier
avec le monde considéré comme un tout indistinct en tant qu’il
est pour lui l’objet nécessaire par excellence, ainsi qu’on le voit
dans les formes du panthéisme, soit de l’identifier avec le monde
considéré selon ses aspects dominants (les forces cosmiques et
biologiques) ainsi qu’on le voit dans les multiples polythéismes.
Si au contraire il le distinguait d’avec le monde, l’homme
comprenait alors le monde comme l’ensemble des données
objectives contingentes et il appliquait à Dieu sous forme de
transcendance les idées de nécessité et d’unité propres au monde
en tant qu’objet unique de son intentionnalité pure, ainsi que
nous le voyons dans les formes classiques du monothéisme.
Dans les formes empiriques et religieuses du monothéisme
l’homme faisait inférence directe des choses multiples à la Chose
infinie unique ou des personnes humaines — les plus nobles
choses parmi les choses — à la Personne infinie unique. Dans les
formes métaphysiques du monothéisme, l’homme s’oblige à un
détour par la pensée abstraite de l’être en général. Les problèmes
que nous relevons ici sont des plus graves. Nous devrons les
traiter en leur temps. Remarquons seulement que c’est à propos
de l’idée de Dieu que l’objectivisme est le plus inconscient et le
plus tenace, c’est là aussi qu’il se retranchera avec le plus de
force. C’est jusque-là aussi que nous le poursuivrons et le
dénoncerons afin de lui substituer une idée de Dieu réflexive et
relationnelle, plus digne enfin de Dieu et plus honorable pour les
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
hommes. Elle reprendra l’idée fiduciale de Dieu progressivement
éclose dans la tradition biblique mais freinée là aussi par
l’objectivisme atavique de toute culture humaine à ses débuts.
Pour comprendre exactement ce que nous disons du monde,
quand nous en parlons « objectivement », il faut donc savoir ce
que nous faisons quand nous pensons objectivement. Or cette
tâche peut seule être remplie par la conscience réflexive. Nous
sommes dans l’impossibilité de dire objectivement avec adéquation, ce que nous développons comme pensée quand nous
pensons objectivement et que nous parlons objectivement par
exemple de « nécessité ». Seule une analyse réflexive — qui rend
compte d’une intuition exercée réflexive — le peut. Quand nous
répondons d’un point de vue objectif, à la question de la
nécessité des constituants de la situation humaine, nous
subordonnons cette question au point de vue de la pensée
objective. Nous ne la posons pas de façon absolue ou bien nous
n’y répondons pas, et ce n’est pas en prétendant absolu le point
de vue objectif que nous résolvons la difficulté. Nous nous
enfermons au contraire définitivement dans l’erreur — non pas
objective — mais philosophique : celle de l’objectivisme. Au
contraire reconnaître à la pensée objective ce qui est propre à la
pensée objective et situer la pensée objective dans sa dépendance
envers la pensée réflexive, c’est se libérer de l’objectivisme et
philosopher valablement.
Pour répondre à la question de la nécessité dans sa totalité, il
faut donc adopter une méthode réflexive et reconsidérer sous son
angle les hypothèses « formellement » envisagées.
Parmi les sept hypothèses formellement dénombrées, quatre
seulement apparaissent, en un premier abord encore bien objectif,
comme n’étant pas incompatibles avec la méthode réflexive. Ce
sont celles dans lesquelles figure le sujet, le « je suis » qui doit
s’inclure dans son analyse et qui pratiquera la réflexion. De ces
quatre hypothèses, on en retiendra une selon ce que l’on admet
comme objet possible et nécessaire pour la pensée réflexive : soit
le seul sujet « objet » pour lui-même, soit le sujet en relation
avec le monde « ou » avec autrui, soit le sujet en relation avec le
monde « et » avec autrui.
Comme première hypothèse, on pourrait considérer que la
nécessité première et unique est celle de la réalité personnelle du
moi, le « je suis » qui se pense lui-même comme existant. Cette
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
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hypothèse est-elle possible pour un sujet isolé, comme sujet, de
tout autre sujet ? Nous répondrons par la négative. Mais si l’on
ne voit pas l’implication de l’existence d’autrui dans
l’affirmation réflexive du « je suis », ou si l’on craint, pour des a
priori doctrinaux de la reconnaître, on pourrait, comme si l’on
prenait une position de compromis ou encore comme si c’était
une étape intermédiaire, psychologiquement ou pédagogiquement utile, estimer que la réalité, ainsi isolée du « je suis » n’est
certes qu’une abstraction et qu’il faut la compléter, non par
l’affirmation d’autrui, mais par celle du monde.
On proposerait donc d’affirmer au titre de deuxième
hypothèse comme nécessité première et unique « l’existence du
moi dans le monde », car ce serait à partir de sa connaissance du
monde que le sujet peut se connaître. Le monde serait pensé
comme un univers de réalités objectives qui n’exige ni n’exclut
la présence d’autrui. Dans ce cas la notion de monde est une
notion « objective » et il y a disparité méthodologique à
l’affirmer en corrélation avec un « je suis » compris réflexivement. Or on ne peut affirmer valablement en un même jugement,
qui se prétend tout entier philosophique, un concept « je suis » de
nature réflexive et un concept « monde » de nature objective et
scientifique puisque la présence d’autrui y est simplement
factuelle et contingente.
Cette impossibilité rationnelle n’empêche cependant pas que
dans l’histoire la pensée classique ait souvent adopté des positions proches de cette deuxième hypothèse, sous les formes de
l’empirisme matérialiste ou du réalisme spiritualiste, de même
que l’idéalisme classique se soit souvent arrêté à des positions
proches de la première hypothèse : celle du seul « je suis ». La
question qu’il faudra poser dans le cadre de cette deuxième
hypothèse sera : l’intentionnalité de la conscience envers le
monde des objets est-elle susceptible de rendre compte de toute
la relationnalité constitutive du sujet ? Car une certaine relationnalité doit bien lui être reconnue. Nous répondrons également
par la négative. Il y a en effet une relationnalité interpersonnelle
constitutive du sujet que l’empirisme et le réalisme classiques,
plus encore que l’idéalisme, sont incapables de reconnaître car
leur fascination par l’objet est plus grande encore.
Faudrait-il alors affirmer en troisième hypothèse que le premier donné nécessaire c’est le « je suis avec autrui » sans que le
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
monde soit requis ou exclu, car ce serait en présence de l’Autre
que le sujet se reconnaît comme sujet. Cette raison est sans doute
vraie et elle nous donnerait de commencer à comprendre la structure de l’être en sa perfection, mais ne risque-t-elle pas d’être
comprise sur le seul plan des relations psychologiques où la
vérité ontologique est souvent dénaturée par les défaillances de
la liberté des hommes ? Aussi afin de lever l’ambiguïté
objectiviste des termes « monde » et « autrui » (dans la mesure
où un sens objectif pour ces termes se donne pour sens unique et
donc ne se distingue pas du sens réflexif) dans l’une et l’autre de
ces deux dernières hypothèses — et donc afin de ne pas
confondre la nécessité (et la contingence réflexive)
philosophique avec la nécessité (et la contingence objective)
psychologique —, on ne pourra éviter de poser la question de
savoir si d’une part dans le monde la présence d’autrui est
simplement factuelle (comme la mienne) par rapport au monde,
ou si elle est nécessaire, non seulement comme « portion » du
monde (nécessité biologique pour que je sois né dans le monde ;
c’est toujours de l’objectivité !) mais en raison de la nécessité
même du « je suis » qui se comprend en son être, et si d’autre
part la présence d’autrui en lien avec la nécessité du « je suis »
entraîne ou non l’existence nécessaire du monde en lequel nous
devons être incarnés comme êtres en devenir.
On peut enfin prétendre — c’est la quatrième hypothèse et
l’analyse des précédentes nous y conduira — que ce qui s’impose
comme la plus fondamentale des nécessités de notre expérience,
c’est l’ensemble des relations qui me lient à autrui et avec lui au
monde. « Je suis avec autrui au monde », telle serait une des manières de désigner la réalité la plus fondamentale qui s’impose à
nous nécessairement et de comprendre en elle la nature de l’être
selon les lois de son devenir.
Récapitulons notre projet et poursuivons l’esquisse de son
développement. Outre la question de savoir combien d’éléments
seront retenus réflexivement comme nécessaires, il faut considérer que si plusieurs sont retenus — ce que requiert la
réflexivité à la différence de l’objectivité — se posera alors la
question de l’existence des rapports qu’ils ont entre eux.
D’autres questions porteront donc sur la nature des rapports
et le degré de nécessité des relations entre notre être personnel, le
monde et autrui. Suis-je absolument nécessité par ma nature, et
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
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autrui par la sienne, à exister dans un monde, ou au contraire
pourrais-je exister et autrui également sans relation au monde ?
Est-il nécessaire que j’existe « avec » autrui ? Ne pourrais-je
exister sans autrui et autrui sans moi ? Il ne s’agit pas de constater une nécessité empirique (ou une contingence empirique
objective : qui peut être ou ne pas être), mais de savoir s’il y a ou
non nécessité ontologique, c’est-à-dire impossibilité absolue
qu’il en soit autrement, indépendamment de mon individualité
particulière contingente objectivement considérée, en laquelle
cependant et non pas en en faisant abstraction, comme dans une
pensée objective, je reconnais cette nécessité ontologique. Ce
n’est en effet qu’en éprouvant consciemment ma propre
relationnalité d’être que je puis me prouver la loi première et
absolument universelle de l’être : à savoir qu’ « être, c’est faire
être ».
Enfin cette question encore : si entre notre être, autrui et le
monde nous sommes amenés à reconnaître l’existence de relations ontologiquement nécessaires, il faudra ultérieurement préciser si elles sont nécessaires en vertu de la finitude et de
l’imperfection de ces êtres ainsi mis en relation ou si, au
contraire, elles sont davantage fondées sur ce qu’il y a de perfection dans ces êtres. Ce qui implique concrètement la question
de l’existence d’une Absolue perfection dans l’être, de sa nature
et de ses rapports avec notre existence relationnelle. Toutes ces
questions sont intimement liées entre elles, à tel point qu’il est
impossible d’en résoudre une de façon pleinement satisfaisante
sans les résoudre toutes.
En étudiant en un premier temps les deux premières
hypothèses, nous serons amenés à reconnaître la nécessité de
l’existence d’autrui pour être soi, car la conscience que nous
avons de nous-mêmes et notre relation au monde sont marquées
de part en part d’une nécessaire référence à autrui. Mais ces trois
éléments de l’expérience humaine fondamentale : le moi, autrui,
le monde, dont l’existence n’est jamais récusée par la
conscience, sont cependant diversement appréciés dans leur
nature ou essence selon l’orientation (objective ou réflexive) de
conscience en laquelle nous les comprenons, et par suite ils sont
comme tels diversement rattachés (ou non) à un ordre de réalités
supérieures, voire à un Être Absolu que l’on a pris l’habitude de
nommer Dieu. En un deuxième temps, il faut donc s’interroger
sur l’affirmation de son existence, sur notre possibilité d’en avoir
14
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
une certaine intelligence et sur le bien-fondé de construire cette
intelligence en fonction de ce que nous aurons reconnu comme
nécessaire réflexivement dans notre expérience immédiate. La
manière de comprendre notre relation à autrui est corrélative de
notre idée de Dieu et réciproquement. Aussi en un troisième
temps, dans l’étude de la troisième et de la quatrième hypothèse,
c’est plutôt l’essence des relations de nous à autrui et au monde
et ensemble par rapport à Dieu qui devra faire l’objet de notre
analyse, pour les apprécier en leur nature selon ce qu’elles ont en
elles de perfection et de rapport à la perfection de l’être. Nous
comprendrons alors que toute communication d’être s’opère
selon une structure ternaire et par passage ascendant d’une
structure ternaire moins parfaite à une autre structure ternaire
plus parfaite selon une loi que nous appellerons, faute de mieux :
loi de remontée en structure.
C. CONSIDERATIONS HISTORIQUES SUR LES
ETAPES DE LA REPONSE HUMAINE.
L’appréciation (philosophique) de ces trois éléments et de
leurs rapports à une Transcendance divine n’est pas régie au plan
de la conscience explicite par des règles bien définies. En simplifiant l’aventure historique de la pensée humaine, nous distinguerons trois étapes : l’étape de la pensée mythique, celle d’une
pensée trans-objective, celle d’une pensée réflexive. Ces étapes
de pensée indiquent pour nous le sens d’un progrès, si dans notre
recherche personnelle nous les reparcourons. Elles nous préviennent de notre stagnation si nous nous arrêtons avant d’avoir
parachevé notre « réflexion » et nous reprochent de reculer, si
nous retournons vers des formes de pensée objectivistes ou
mythiques.
Ces trois étapes ne correspondent pas dans leur succession
temporelle à la succession logique de plus en plus riche des
hypothèses retenues d’un point de vue réflexif. C’est même
presque l’inverse qui apparaît comme si la mise au point
progressive de la pensée philosophique entraînait d’abord un
appauvrissement de l’expérience humaine initiale.
Mais le fait de voir à l’origine la pensée mythique englober
la totalité du Réel offert en l’expérience humaine en raison d’un
amalgame initial de ses modes de connaissance et de leurs objets
respectifs, ne nous conduit pas à une vérité de meilleure qualité
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
15
que celle qui résultera par la suite d’une sélection réductrice du
Réel, sélection due à une différenciation de la pensée qui
détachera la réflexion des autres modes du connaître.
Enfin, à une pensée réflexive, méthodologiquement différenciée des autres formes du savoir, il appartient de se rendre, selon
ses voies propres, coextensive à la totalité du Réel vécu en
l’expérience humaine.
C’est en ayant ce but devant les yeux que nous interprétons
le cheminement de l’histoire. Et en étendant le champ de la
réflexion, désormais constituée en méthode rigoureuse, nous
entendons bien retrouver la totalité du champ de l’expérience
dont témoigne selon son indistinction propre la pensée mythique,
et par là nous pourrons déployer, autant que faire se peut et sans
doute de la manière la plus significative qui soit, la richesse de
sens de cette dernière.
Dans l’histoire, la suite de ces trois étapes ne signifie pas un
développement linéaire, ni une avancée frontale sur tous les
points de l’interrogation philosophique envers notre situation
humaine. Pour chacun de nous, au cours de son propre développement de conscience, tel ou tel élément de notre expérience
humaine fondamentale ne sera pas compris sur le même plan
d’analyse que le seront les autres ou leur rapport à la Transcendance divine.
Plus promptement réflexif dans l’intuition de sa propre
subjectivité, l’homme reste bien souvent très objectiviste
lorsqu’il s’agit de comprendre sa relation à autrui et leur
commune relation au monde ; tandis que persistent encore,
souvent paralysantes, des représentations mythiques de Dieu
entretenues par les religions.
Certes on ne peut pas parler d’une pensée philosophique
achevée lorsque tous les éléments premiers de notre expérience
et de son implication transcendante ne sont pas contenus et
compris dans une même intuition réflexive.
Lorsque la pensée humaine se meut en totalité, c’est-à-dire
se donne une explication de l’ensemble de son existence et de
son rapport à la Transcendance, en un même niveau de
conscience : mythique, objectif et trans-objectif (et réflexif pour
l’avenir), elle jouit d’un certain équilibre. Mais lorsqu’elle
change de niveau sur une des questions fondamentales de
l’existence sans changer sur toutes, la conception d’ensemble se
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
déstructure avant de pouvoir se recomposer en une synthèse d’un
niveau supérieur.
Si pour parler de l’équilibre de la pensée mythique il faut
accepter une part de conjecture dans la reconstitution de cet âge
de la conscience humaine, on peut avec plus d’exactitude apprécier le passage déstructurant de la pensée mythique et les
premières avancées de la pensée objective avec les penseurs
présocratiques. Par leur préoccupation pour la constitution « de
la nature objective », ils ébranlent la représentation anthropomorphique (spirituelle et matérielle, cosmique et divine, historique et
archétypale, tout à la fois et indistinctement) de l’homme mythique, tout en en gardant de nombreuses réminiscences. Avec
Platon, Aristote et la tradition de la philosophie scolastique, un
nouvel équilibre est atteint. Après avoir posé la distinction du
« sujet et de l’objet », la pensée humaine se meut alors tout
entière et se donne une explication d’ensemble dans les
catégories de « l’Objet » et de la « Représentation ». Mais cet
équilibre se rompt à son tour du fait des avancées successives
des philosophies idéalistes depuis Descartes. Ces progrès, qui
déstructurent un certain équilibre, marquent pourtant chaque fois
une étape vers un équilibre nouveau : ainsi Descartes et Kant par
rapport à la tradition grecque et médiévale. Le passage à une
philosophie du « Sujet » appelle un équilibre de nature réflexive
cette fois, mais celui-ci ne sera valablement atteint que lorsque
tous les éléments donnés ou impliqués dans l’expérience
humaine fondamentale, l’homme, la société, le monde et Dieu, y
seront intégrés ainsi qu’ils l’avaient été dans les philosophies de
« l’Objet », mais selon le mode de l’Objet et par la généralisation
de représentations objectives.
Si les philosophies de « l’Objet » sont des synthèses dépassées, elles n’ont pas cessé pour autant de nous instruire. D’abord
parce qu’en elles la pensée humaine (d’essence réflexive) s’est
donnée d’elle-même des « images objectives ». Elles peuvent
donc être interprétées en conséquence et « dés-objectivées »,
décodées en quelque sorte de leur objectivisme et être réinterprétées réflexivement, tout comme il est possible de réinterpréter
les « récits mythiques » et de les rendre porteurs de significations
réflexives. Certes ces récits mythiques, moins encore que les
« représentations objectives » de la philosophie classique, n’ont
pas prétendu formuler une compréhension réflexive de l’existen-
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
17
ce, en un discours explicite approprié ! Il n’en reste pas moins
qu’ils sont dans leur réalité d’œuvre humaine, une « projection »
de cette pensée qui par essence est réflexive. Ils la révèlent donc
à leur manière.
Les philosophies de « l’Objet » peuvent encore nous instruire
par les arguments qu’elles ont développés. En effet, toute
modification apportée à la base d’un raisonnement se répercute
tout au long de la chaîne des raisons jusqu’aux conclusions. En
suivant cette chaîne, il est donc plus facile de dégager les
implications qu’une affirmation nouvelle, plus rigoureusement
réflexive, introduit en l’esprit, en venant modifier une des
données premières des philosophies de l’Objet.
Si l’on veut donc faire sérieusement de la philosophie
aujourd’hui, il faut tenir compte dans notre recherche d’abord
des exigences méthodiques de la réflexivité, ensuite du niveau de
réalisation que la pensée humaine leur a déjà donné, enfin des
synthèses philosophiques antérieures qui pour en avoir donné des
« ébauches objectives », peuvent orienter la pensée, dans le
prolongement d’une tradition qui ne cesse d’être incitatrice de
dépassement.
On pourrait toutefois penser que la suite des hypothèses, que
nous proposons pour servir de base à une élaboration philosophique personnellement engagée, reprend en sens inverse ce que
furent dans l’Histoire les trois étapes de la pensée humaine.
« Vous partez de votre subjectivité, nous objectera-t-on, puis
vous découvrez les objets et autrui et enfin vous concluez à Dieu.
Vous mettez Dieu en troisième position tandis que Descartes
déjà le mettait en deuxième position seulement. Or dans son
évolution, la pensée des hommes partait d’abord de Dieu avec
les mythes de l’origine, gardait à Dieu la première place avec la
philosophie classique, puis s’est intéressée davantage au monde
et aux hommes et enfin elle aboutit à l’individualisme dont la
philosophie du Sujet ne serait qu’un symptôme. »
Tout en me parlant de la sorte, les uns, comprenant cette
évolution de l’Histoire comme une dégradation spirituelle inversement proportionnelle au progrès matériel, verront dans ma
tentative non seulement un effort vain pour remonter en sens
inverse le cours de l’Histoire, mais ils jugeront mon entreprise
inappropriée et dangereuse car je ne cherche pas à faire revivre la
tradition selon le sens de son écoulement et à commémorer la
18
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
conception de Dieu d’autrefois dans les contenus religieux
hérités du passé. A leurs yeux je renforce en fait le subjectivisme
et ses forces de désagrégation ; d’autres estimant que cette
évolution est un progrès puisqu’elle nous éloigne des âges
mythologiques où l’on croyait aux divinités multiples puis en
une seule, jugeront mon effort rétrograde dans un monde
scientifique qui seul peut répondre concrètement aux besoins de
l’humanité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les tenants
d’une spiritualité traditionnelle et ceux d’un matérialisme
moderne comprennent l’existence humaine selon une même
attitude de pensée, soumettant l’intelligence que l’homme peut
avoir de lui-même à une réalité extérieure à sa nature. Pour les
derniers, c’est le monde matériel et l’organisation matérielle de
la société ; pour les premiers c’est une idée de Dieu telle qu’elle
n’est souvent qu’une idole de la divinité. Son rôle, loin d’être
simplement une hypothèse à dépasser dans la recherche d’une
intelligibilité pour Dieu de plus en plus valable, de plus en plus
digne de Dieu et de plus en plus honorable pour l’homme,
consiste souvent à exprimer et à consolider une organisation
sociale et religieuse de la communauté. L’œuvre simplement
humaine de cette organisation et de l’idée de Dieu qui lui est liée,
bien qu’étant en fait une simple œuvre humaine de très haute
valeur morale et spirituelle d’ailleurs, est, compte tenu de sa
vénérable antiquité, érigée en absolu comme l’œuvre de la
volonté divine elle-même. Dès lors une idée traditionnelle de
Dieu, même dans la part objective de vérité qu’elle peut
véhiculer, devient fausse et source de falsification car elle
emprisonne l’esprit et inhibe son pouvoir de dépassement. Par là,
elle perd aussi de son pouvoir d’élever l’homme, ne le
dissuadant plus assez dynamiquement de ne pas s’abandonner à
sa seule existence corporelle. Il importe donc, pour que les plus
vénérables aspirations de l’homme, qui se sont exprimées dans le
passé parce qu’elles procèdent de son être même, trouvent leur
accomplissement, qu’elles soient recherchées et comprises à leur
source, en l’activité humaine consciente libre et relationnelle.
D’autre part, l’idée positiviste que l’Histoire serait marquée par
le passage successif de l’âge théologique à l’âge philosophique,
puis à l’âge scientifique, pourrait faire penser que l’homme a
progressé en descendant dans la hiérarchie des méthodes de
connaissances, renonçant aux plus hautes pour s’arrêter à la plus
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
19
immédiate et à la plus indispensable. Ce serait là une
simplification d’une vue par ailleurs assez pénétrante.
Prenons en considération qu’Auguste Comte fut pour ainsi
dire préoccupé exclusivement de la méthodologie des sciences
expérimentales et replaçons sa vision des trois grandes étapes
dans le contexte de la science seule. Dès lors sa conception, au
lieu de se comprendre comme un rejet de la foi en Dieu puis de
la réflexion philosophique pour ne conserver que l’expérimentation scientifique s’entend comme trois étapes de différenciation
du savoir.
D’abord en une première phase, la science et la philosophie
confondues se détachent d’un contexte de pensée indistincte :
l’époque mythique où le divin est « mélangé » au corporel ; puis
en une seconde phase, la science restée imbriquée avec la
philosophie, se sépare d’elle et par là permet à la philosophie de
mieux pourvoir à sa propre originalité.
Tandis que la philosophie progresse, la conscience fiduciale
est stimulée à chercher son authenticité. Il n’y a pas abandon par
l’homme, mais différenciation en l’homme des voies de connaissance, chacune pouvant bénéficier du développement des autres.
Parallèlement à cette constatation, nous dirons que la suite
des hypothèses que nous envisageons ne progresse pas davantage
par exclusion ou abandon mais par explicitation d’une
complexité initiale dont la richesse et la valeur sont d’abord
inaperçues.
Nous n’avons donc pas à remonter le cours de l’Histoire,
puisque l’homme n’a rien perdu mais a seulement différencié ses
savoirs ; il a seulement renoncé à la confusion des intelligibilités.
Ce qui n’est pas à regretter, au contraire ! C’est donc tournés
vers l’avenir et non vers le passé, mais bénéficiant de ce
mouvement de différenciation et d’originalisation des méthodes
de connaissance, en l’occurrence d’une mise au point progressive
de la méthode réflexive, que nous allons étudier chacune des
hypothèses possibles rangées selon leur complexité croissante.
III. INVENTAIRE DE LA PREMIERE
HYPOTHESE : « JE SUIS »
On peut chercher à déterminer la valeur de nécessité de
l’affirmation : « je suis », d’abord au niveau de l’expérience
20
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
humaine commune sans supposer beaucoup d’autre érudition
qu’une connaissance claire de la distinction des méthodes — ce
qui n’est pas rien d’ailleurs, ni habituel — et ensuite au niveau
des implications que l’adoption de cette affirmation a pu avoir
dans l’Histoire de la philosophie pour les systèmes qui se sont
fondés sur elle.
A. LES ENSEIGNEMENTS DE L’EXPERIENCE COMMUNE.
Chaque homme dit : « j’existe ». Chaque homme dit : « le
Soleil existe ». L’affirmation : « j’existe » renvoie dans la bouche
de chacun de ceux que j’observe à une réalité différente et
distincte, à savoir : la réalité de celui qui pense son existence.
L’affirmation : « le Soleil existe » renvoie dans la bouche de
chacun à une même réalité pour tous ceux qui voient : au Soleil.
L’affirmation : « je suis, j’existe » ne nous apparaît donc pas,
pour nous qui prenons ici un point de vue de spectateur envers
ceux qui parlent, comparable à l’affirmation : « le Soleil existe ».
Lorsque nous observons ce que chacune de ces deux affirmations
désigne chez celui qui la prononce, par exemple, Ptolémée,
Copernic, Descartes, nous remarquons que tous ont parlé du
même Soleil, mais que chacun par l’affirmation : « je suis,
j’existe » parlait d’une personne différente : la leur.
En spectateur, je viens de considérer objectivement l’objet
d’affirmations d’autrui. Toujours en spectateur, ou plutôt comme
si j’étais spectateur, je vais considérer la signification de leurs
affirmations et leur adéquation au réel qui est leur « objet ».
Pourtant lorsqu’ils disaient : « je suis, j’existe », Ptolémée,
Copernic et Descartes comprenaient la même chose ou idée ou
réalité : le même « Je humain » et exprimaient un même aspect
de l’expérience humaine, sans aucunement parler de la même
réalité objective : leurs personnes distinctes. Parlant d’une même
réalité objective : le Soleil, ils avançaient sans doute de celui-ci
des idées bien différentes entre elles, certainement plus
différentes que lorsqu’ils disaient chacun : « je suis, j’existe ».
Chacun disait de façon identique la même vérité : « je suis,
j’existe », tout en désignant des personnes non identiques d’une
part, et d’autre part chacun d’eux énonçait des idées différentes
sur le même objet : le Soleil.
D’un point de vue de spectateur et de quasi-spectateur, je
passe maintenant à un point de vue auto-descriptif, exprimant
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
21
une analyse réflexive. Lorsque je dis : « je suis, j’existe »,
j’énonce une vérité singulière. Lorsque je dis : « chaque homme
dit : je suis, j’existe », j’énonce un jugement universel. Ce jugement universel est vrai et pourtant je n’ai pas pu me livrer à un
dénombrement de tous mes semblables, ni à une généralisation
inductive car ce que j’affirme, l’objet de mon affirmation, à
savoir : la prétention d’exister que proclame chaque homme,
n’est pas observable. De plus l’indiscutable universalité de ce
jugement n’est pas une universalité abstraite ou formelle, tel un
principe logique ou une relation récurrentielle en mathématique
mais une universalité réelle. J’énonce donc un jugement
d’expérience, valable d’êtres singuliers, sans pouvoir le justifier
par une voie expérimentale. De plus j’énonce d’abord une vérité
singulière et cette même vérité singulière, je la pense ensuite en
un jugement universel sans que je puisse la déduire.
J’étais donc dans les alinéas précédents faussement spectateur quand je croyais l’être ou en tenir le rôle et décrire des
vérités sous des points de vue objectifs différents. J’étais
« déguisé » en spectateur. Et ici même, dans cet alinéa autodescriptif, cette succession de phrases dans mon discours
exprimant et une vérité singulière : « je suis », et son universalisation : « tous disent : « je suis » " ne reflète pas une succession de vérités. Elle ne renvoie à aucune juxtaposition expérimentale, à aucun enchaînement logique. Le fondement de cette
double affirmation n’est autre chose que ma conscience indivise
d’exister et d’être moi-même relationnel à d’autres en une même
nature. « Je suis, j’existe, j’en ai conscience tout en pensant
indivisiblement et indéfiniment : ^ tu es, tu existes _. »
L’affirmation : « je suis, tu es, j’existe, tu existes » n’est pas
fondée dans l’objet d’une pensée objective, ni dans celui d’une
pensée formelle, mais sur une intuition réflexive et cette intuition
réflexive est relationnelle en son acte. Par là, elle est fondement
de l’exercice de toute pensée objective et de toute élaboration
formelle comme nous l’expliciterons par la suite. (Voir aussi note 8
en fin de chapitre.)
L’affirmation : « j’existe et j’ai conscience de moi comme
d’un être » jouit d’une évidence apodictique ou proprement dite.
Elle énonce une vérité qui ne tolère aucune révocation ni aucune
suspension de jugement. Toutefois si je la comprends de façon
restrictive, au sens de la première hypothèse formelle retenue,
comme exclusive de tout autre élément de l’expérience humaine,
22
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
elle ne peut prétendre avoir exprimé toutes les nécessités immédiates de mon activité. Une telle prétention ne jouirait certes pas
d’une évidence apodictique. On ne pourrait même pas la poser
sans incohérence.
Toute affirmation réflexive du « je suis » implique en un
même acte l’affirmation du « tu es ». Nous parlons d’une évidence réflexive et non d’une autre forme d’évidence. A considérer objectivement un sujet seul affirmant « je suis », et dont je
puis dire « il est », je ne puis d’aucune manière en dégager une
relation à un autre que lui, puisque par définition je considère
objectivement un seul sujet. Prétendre objectivement qu’il aurait
une relation nécessaire à un autre, ce serait alors contradictoire
pour une pensée objective puisqu’elle se le donne comme étant
seul. Elle peut aussi en constater d’autres comme elle constate le
premier, mais elle ne peut conclure de l’existence de l’un selon
sa réalité à la nécessité de l’existence de l’autre. Un discours
objectif peut encore par ailleurs affirmer comme nécessaires
plusieurs sujets qui disent : « je suis » et desquels il peut dire
« ils sont ». Il lui est alors impossible d’affirmer que l’existence
d’un sujet seul serait nécessaire plutôt que l’existence de
plusieurs, car ce serait à nouveau se contredire, puisqu’en ce cas
on en affirme plusieurs comme nécessaires. De plus, si d’un
point de vue objectif on peut affirmer l’une ou l’autre possibilité,
ce n’est pas en vertu de ce que requiert comme nécessaire la
pensée objective en tant qu’objective, à savoir : le monde. Ces
affirmations ne peuvent être posées qu’au seul titre d’une
constatation factuelle et elles ne peuvent résoudre la question de
la nécessité comme telle : à savoir que si un être de conscience
existe, du seul fait qu’il existe et parce qu’il est tel qu’il est
comme conscient, un autre au moins existe aussi nécessairement
et consciemment. De plus on ne peut soutenir les deux
affirmations (premièrement qu’un seul « je suis » est nécessaire,
et deuxièmement que plusieurs sont nécessaires) en même
temps, d’un point de vue qui doit être absolu et unique : celui de
la nécessité. Ce serait une troisième contradiction.
Ces contradictions, qui ne peuvent être résolues
formellement que par l’élimination d’un de leurs termes, ne
laissent comme solution — quel que soit le terme retenu : la
nécessité du seul sujet ou la nécessité de plusieurs — qu’une
affirmation qui est en opposition tant avec l’objet nécessaire de
la pensée objective, à savoir le monde et non l’homme, qu’avec
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
23
une des données objectives de cette pensée, à savoir : la
multiplicité des humains. Cette multitude d’humains, comme
donnée objective exclut l’affirmation du seul sujet et la
potentialité indéterminée de cette multiplicité exclut pour ellemême l’idée d’une « existence nécessaire » de ce qu’elle est,
laquelle impliquerait une parfaite actualité.
Ces contradictions sont donc de mauvaises contradictions,
des contradictions mal pensées, puisque le principe de leurs
solutions ne s’accorde pas avec la réalité. Elles sont mal pensées,
non que la relation de contradiction soit incorrecte, mais parce
que l’on continue à penser sur un mode objectif, ce qui doit être
pensé réflexivement et pour cela il est impossible de déterminer
quel membre de la contradiction est vrai.
Or je dois (chacun doit) éviter cette confusion en laquelle je
me mets (il se met) comme penseur-spectateur, car la pensée objective ne peut se suffire à elle-même. Ce que nous pouvons ici
apprécier une nouvelle fois. En effet en réponse à une question
qui la dépasse, une pensée objective ne peut proposer comme
plausibles que des solutions en relations contradictoires et
cependant non décidables par les seuls pouvoirs de l’observation
des faits. Faudrait-il en conclure que de son seul point de vue la
relation de contradiction ne serait donc pas adéquate au Réel et
invoquer un irrationnel : hasard ou mystère pour se décider ?... ou
faire dépendre notre affirmation de vérité d’un choix selon notre
plaisir ? Ce serait rejeter la validité universelle de ce principe.
Or la pensée objective, comme toute pensée d’ailleurs, non
seulement ne peut se permettre d’affirmer des jugements contradictoires, mais elle n’a pas le droit de « penser » des relations de
contradiction dont aucune des deux possibilités ne s’accorderait
au Réel. Ses jugements ne sont possibles dans leur exercice et
vrais dans leur détermination par rapport à leurs objets que s’ils
sont soumis aux principes logiques ou rationnels d’identité et de
non-contradiction.
Aussi c’est un aveu malhonnête d’incompétence et d’ignorance ou plutôt un refus de les avouer, lorsque l’homme
objectiviste, qui ne veut pas s’arracher à son objectivisme,
proclame alors que la Réalité dépasse ses principes logiques et
qu’elle est un « mystère » ou qu’elle est « dialectiquement
contradictoire », et qu’ensuite selon ses pressentiments, ses
commodités ou ses inspirations, il use alternativement de l’une
ou de l’autre de ses affirmations contradictoires pour ne pas se
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
mettre trop en conflit avec le Réel qui s’impose néanmoins à sa
conscience, mais qu’il ne reconnaît pas selon une méthode adéquate. Or si la pensée objective ne peut se soustraire aux principes logiques ni prétendre y soustraire la Réalité (sinon elle rend
son jugement impossible) et être cependant en l’occurrence dans
l’impasse de l’indécidable, c’est parce qu’elle n’est pas apte à
prendre un point de vue d’intelligibilité absolue, et si cependant
l’homme objectiviste prétend s’en passer en prétextant un
irrationnel dans le Réel, c’est parce qu’il n’est pas en mesure de
fonder la juridiction universelle de ces principes rationnels,
c’est-à-dire de montrer comment ils s’accordent à la réalité parce
qu’ils en procèdent et donc de comprendre que s’y soumettre,
c’est respecter pleinement le Réel. Ici la pensée objective révèle
encore son incapacité à prendre un point de vue d’intelligibilité
absolue. Sur le bien-fondé de ces principes, elle n’est d’ailleurs
même pas capable de s’interroger. Le faire, ce serait poser une
question réflexive. Ces principes sont fondés en une connaissance qui dépasse toute connaissance que la pensée objective
pourrait avoir de ses objets d’expérience. Dans l’obligation de se
soumettre aux principes logiques sans pouvoir les fonder, la
pensée objective reconnaît qu’elle ne peut pas répondre à la
question de la nécessité en tant que telle.
Malgré toutes ces incohérences ou difficultés, il reste loisible
au penseur objectiviste de prétendre, après l’avoir arraché à son
terreau réflexif et l’avoir placé « devant soi comme un objet »,
que seul le « je suis » est l’unique élément de nécessité de
l’expérience humaine, parce qu’il est irrécusable. Mais comme
nous l’avons aussi extrait d’une description phénoméno-logique,
il faudrait alors montrer que les deux autres éléments, autrui et le
monde, ne sont pas quant à eux nécessaires. Or on ne pourrait
soutenir cette affirmation — que le « je suis » est l’unique
nécessaire — qu’en excluant, en faisant abstraction, en mettant
entre parenthèses, en suspendant ses jugements, voire en
s’efforçant de douter d’autres réalités aussi réelles que soi. Mais
un tel rejet de ces réalités revient à affirmer leur existence. Par
là même, je pourrais aussi reconnaître que je ne puis pas être
conscient de moi sans l’être aussi de réalités autres que moi, dont
autrui.
De plus affirmer que le « je suis, j’existe » exprime le seul
élément nécessaire de l’expérience humaine n’est possible que
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
25
parce que je me représente ma subjectivité objectivement
« comme sans relation nécessaire ». Or si je peux me donner
cette représentation de moi-même en « m’objectivant », c’est
parce que je mets en œuvre une pensée objective, une pensée qui
originairement se donne nécessairement un objet « distinct du
sujet ». Lorsque je m’affirme comme seule nécessité de mon
expérience, c’est par une forme de pensée qui nécessairement se
donne un objet distinct du sujet que je suis. Aussi suis-je en
contradiction exercée avec moi-même, et en niant ma relationnalité constitutive, je la pose en acte, sans la reconnaître
explicitement. Nous conclurons en disant que l’affirmation :
« j’existe et j’ai conscience de moi comme d’un être » doit être
complétée par l’affirmation de la relationnalité de la conscience,
affirmation aussi fondamentale que celle de la réalité du moi
conscient. Je pense et suis pensé. Cette relationnalité en laquelle
je me découvre en référence à autre-chose-que-moi implique
directement l’existence d’autrui et ensuite communément celle
du monde. S’agit-il dans les deux cas d’une même
relationnalité ? Cette question fera l’objet de notre analyse de la
deuxième hypothèse, quelques pages plus loin.
B. LES ENSEIGNEMENTS DE L’HISTOIRE.
Au regard de la philosophie de l’Objet, l’existence du monde
et d’autrui comme partie de ce monde est admise comme une
évidence première ; c’est la connaissance de soi qui fait
problème et qui d’abord doit se voir stimulée. Le « Connais-toi
toi-même » de Socrate (bien qu’emprunté à la sagesse religieuse)
résonna en son temps comme un conseil pressant ainsi que
l’indique la forme impérative de la phrase. Pour une philosophie
idéaliste, au contraire, lorsque la pensée réflexive ne s’est encore
comprise que dans sa seule subjectivité, c’est plutôt l’existence
du monde et d’autrui qui fait problème. Lorsque ces deux
données de l’expérience, irrécusables cependant pour la
conscience, ne sont pas affirmées explicitement comme des
données immédiates, elles ne pourront être expliquées que par un
intermédiaire, celui à l’égard duquel le sujet ne peut nier sa
relation sans en même temps renoncer à son existence, c’est-àdire : Dieu. Ainsi pour fonder la valeur de la connaissance
objective et l’efficacité de l’action humaine sur le monde, les
philosophes idéalistes en appelleront à Dieu chacun à leur
26
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
manière : Descartes pour garantir la continuité de la valeur des
idées claires et distinctes, Malebranche par la doctrine de
l’occasionnalisme et celle de la vision en Dieu, Spinoza par la
correspondance des « modes » entre les attributs de l’Étendue et
de la Pensée dans la seule substance divine, Leibniz par la
théorie de l’harmonie préétablie entre les Monades et le Cosmos.
Mais dans ces deux grands courants (réalisme de l’Objet et
idéalisme du Sujet), la philosophie classique ne se pose pas la
question de la reconnaissance d’autrui dans son altérité
spirituelle.
Aucun philosophe certes ne se contente de certitudes naïvement comprises relatives aux situations, simplement sensibles et
empiriques, que ce soit à son propre sujet, au sujet des autres
hommes, du monde et de ses choses. Ils en recherchent une
connaissance — appelée en termes classiques — indubitable,
absolue, intelligible, métaphysique. Faut-il, après avoir accédé à
la certitude du « je pense » et, pour avoir une égale certitude de
l’existence du monde et comprendre que nous sommes capables
d’en connaître adéquatement la réalité, affirmer d’abord
l’existence de Dieu et comprendre comment son action créatrice
accorde notre pensée aux choses ?
Avant de répondre à cette question, faisons une distinction.
Lorsque nous parlons de Dieu et de son action créatrice dans le
monde, nous ne sommes pas suffisamment attentifs à distinguer
deux types de discours. Il y a d’une part le discours de portée
ontologique sur la réalité de Dieu et de son œuvre et d’autre part
le discours qui exprime notre conception du monde et le rôle
qu’y joue l’idée de Dieu. Cette conception du monde que nous
construisons progressivement est profondément modifiée selon
que nous y introduisons, ou non, l’idée de Dieu, selon la manière
dont nous l’y introduisons, et selon le contenu intellectuel que
nous lui donnons selon le premier discours ontologique. En outre
lorsque nous posons donc le problème du rôle de Dieu dans notre
connaissance du monde, il y a en fait deux questions : celle de
l’ontologie de notre activité de connaissance et de l’action de
Dieu en elle en tant qu’activité créée, et celle de notre savoir,
c’est-à-dire du contenu de notre connaissance du monde et de la
place que nous attribuons à Dieu selon l’idée que nous en avons.
Que tout notre savoir réflexif progresse et atteigne une nouvelle perfection, lorsque nous affirmons Dieu, et que nos idées
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
27
initiales sur le monde, autrui, mais aussi sur nous-mêmes se
voient nuancées, voire modifiées, selon la manière dont nous
concevons la nature de Dieu, cela est indéniable dans l’histoire
de toute pensée. C’est même vrai de façon négative, dans les
philosophies athées, celles qui n’affirment pas encore Dieu ou
refusent certaines idées de Dieu. Le problème de l’impact
qu’apporte l’idée de Dieu sur notre appréciation du monde et de
nous-mêmes ne doit pas être confondu avec celui du rôle ontologique que Dieu tient dans notre relation active de connaissance
du monde et d’autrui.
La nature de ce rôle ontologique, nous la concevons selon la
base ontologique qui nous sert à affirmer l’existence de Dieu.
Dans la philosophie de l’Objet et de l’idée de l’être en général,
qui est l’horizon de toute affirmation tant de Dieu que d’une
autre réalité, les choses du monde (et autrui parmi elles) sont
reconnues comme réelles parce qu’elles sont l’objet d’un vouloir
réel en tendance dynamique vers l’Absolu du Réel. On peut aussi
dire qu’elles sont réelles parce qu’elles sont reconnues comme
des participations de l’Absolu. Mais lorsque la pensée se
convertit au « Sujet » et tourne le dos aux objets — par le doute
par exemple —, l’horizon de l’être se trouve vidé de tout objet
susceptible d’être affirmé avec la même densité d’être que le
Sujet lui-même. Le « Sujet » à ce stade s’affirme dans une solitude métaphysique parce qu’il est le seul à meubler, comme être
fini, l’horizon de l’être. La seule relation possible à un être autre
ne peut être que la relation à l’Être infini : à Dieu et ensuite aux
autres êtres finis dont Dieu est le Créateur.
On comprend très bien dès lors que la pensée réflexive en
ses débuts, c’est-à-dire lorsqu’elle se contente d’affirmer la seule
singularité du sujet, s’isole d’abord en elle-même et qu’il lui
faudra reconnaître réflexivement sa relationnalité, comme
perfection de son être même pour retrouver — à un niveau
supérieur et avec une signification nouvelle — ce que les
philosophies de l’objet appelaient « l’être en tant qu’être »,
horizon de la pensée, objet formel de l’intelligence et de la
volonté. Compris de façon pleinement réflexive, le terme « être »
n’exprimera plus seulement le « concept » de ce qui englobe
toutes les essences et est au-delà des essences et qui, en étant
personnifié sert de nom à Dieu, mais il signifiera une structure
relationnelle entre tous les êtres et en l’Infini de l’être.
28
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Mais en attendant, la jeune pensée réflexive, dans sa
situation de déséquilibre qu’est pour elle son étape historique de
l’idéalisme de la subjectivité (du sujet dans sa seule singularité)
se voit mise en demeure d’expliquer l’accord entre un sujet
connaissant et voulant, clos sur lui-même, et un monde, autre et
extérieur, à l’égard duquel elle n’accorde au sujet qu’une simple
connaissance empirique, estimant que le sujet ne rejoint pas le
monde et autrui avec la même certitude que celle avec laquelle il
se connaît existant.
Certes, c’est pour nous (auteur de ce livre, non le « nous »
universel) une certitude acquise depuis de longues années que
notre relationnalité à autrui est fondée en Dieu même et que
notre relationnalité au monde a son archétype en son initiative
créatrice. Nous disons cela, parce que nous avons vu et voyons
toujours que cette double relationnalité nous est donnée
d’emblée, avec les mêmes caractères de perfection et d’imperfection que notre propre réalité personnelle de sujet. Aussi ne parvenons-nous pas à nous représenter rationnellement le rôle de
« coordinateur » que les philosophies idéalistes de la subjectivité
prêtent à Dieu pour accorder nos représentations aux objets ou
pour effectuer, à titre de relais et à notre place, notre action dans
le monde.
Montrons quelques-unes des impasses où nous engagerait
sur ce point l’affirmation du seul sujet comme base
d’intelligibilité philosophique.
D’abord il y aurait incohérence exercée dans la conduite de
l’homme qui pose le problème en de tels termes. Si le sujet
n’avait pas conscience de la connaissance empirique qu’il a du
monde et d’autrui, il ne pourrait même pas se poser la question
de savoir comment en acquérir une connaissance intelligible ni
chercher à comprendre comment sa pensée s’accorde au monde.
Sans cette connaissance empirique, en effet, le monde et autrui
serait pour lui comme inexistants. Mais alors si c’est dans une
relation directe à autrui et au monde qu’il peut acquérir cette
connaissance intelligible, alors le sujet en a également conscience et il ne se comprend plus comme isolé en lui-même mais
relationnel. Car il est réflexivement conscient de lui et de sa
relation à autrui en l’exercice d’une connaissance qu’il dit
« empirique ». Dans ce cas, ce qu’on nomme connaissance empirique ne serait qu’une connaissance de nature intelligible, mais
pauvrement construite ou une mauvaise appréciation de la nature
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
29
intelligible de notre connaissance réelle. Si au contraire, c’est par
l’intermédiaire d’idées présentées par Dieu, en raison d’un
nécessaire parallélisme que le Créateur assurerait entre les objets
de notre connaissance empirique et les idées de notre connaissance intelligible elle-même, et cela indépendamment du fait que
l’homme reconnaisse ou non que Dieu en est l’origine, alors
dans ce cas aussi il y aurait dès le départ conscience du monde et
d’autrui autant que de soi et en mêmes certitude et intelligibilité.
Si c’est par l’intermédiaire d’idées présentées par Dieu, mais
à condition d’en reconnaître Dieu comme l’auteur, alors notre
connaissance intelligible du monde et d’autrui relèverait de notre
formation intellectuelle et des contingences de notre histoire.
L’existence pour nous de cette connaissance intelligible serait
conditionnée et dès lors ne serait plus l’objet d’une science du
nécessaire. Une telle connaissance intelligible serait éliminée de
la recherche de l’intelligibilité philosophique !
Ensuite il y aurait également incohérence dans la conduite
ainsi prêtée à Dieu. Envisageons deux hypothèses : ou bien Dieu
lui-même, en sa réalité propre, sert de lien entre moi et le monde,
ou bien Il établit par son action un tel lien. Ce lien n’appartient
pas à mon essence de Sujet pensant sinon j’aurais de l’existence
du monde la même intuition que de moi-même. Dans les deux
cas, Dieu n’est pas reconnu comme étant en Lui-même le
fondement et l’archétype infini d’un aspect de Sa Création,
l’aspect de l’ensemble des relations entre les êtres créés. Dans le
premier cas, en servant en son être même de lien, Il serait pour
une part, partie de sa création, sa partie relationnelle et Il ne
serait plus absolument transcendant, et sa création ne serait pas
distincte de Lui. Dans le second cas, s’Il établit Lui-même, par
son action, le lien entre moi et le monde, il faudrait considérer
cette action comme une seconde création : la création des
relations, création seconde qui serait articulée sur la première,
intérieure à celle des êtres : hommes et monde, séparés et isolés
les uns des autres. Il faudrait alors se poser la question de savoir
si cette « seconde création relationnelle » a, ou non, son
fondement en Dieu. Ne pas lui reconnaître de fondement en
Dieu, ce serait l’identifier à Dieu et donc renoncer à affirmer sa
Transcendance. Mais si l’on admet un fondement de la
relationnalité en Dieu, tout comme Il est l’archétype des êtres
« séparés », alors la relationnalité fait partie de sa seule et unique
création car il n’y a pas de raison de distinguer deux créations
30
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
séparées à propos desquelles il en faudrait supposer une
troisième pour les relier et ainsi de suite. Dès lors Dieu qui est le
fondement et des êtres dans leur singularité et de leurs relations
ne doit plus être celui qui l’effectue à la place de ses créatures.
Celles-ci sont donc elles-mêmes selon leur réalité en relation
entre elles et Dieu lui-même est infiniment relationnel en luimême. Ainsi à partir de l’Agir Créateur, si nous voulons éviter
les impasses auxquelles nous conduiraient les vues d’un
idéalisme de la seule subjectivité, nous retrouvons l’exigence de
la relationnalité du sujet humain conscient et nous comprenons
que celle-ci est liée à l’affirmation de la Transcendance divine.
L’oubli ou plutôt l’ignorance (le fait que la relationnalité
n’ait pas encore été redécouverte par la pensée dans son passage
du plan objectif, où elle s’interrogeait sur le monde et la place
des hommes dans le monde, au plan réflexif de la conscience)
nous conduirait (pour éviter l’absurde) à identifier Dieu et sa
Création dans une vision strictement moniste et panthéiste. Dans
le cadre de notre première hypothèse (celle du sujet) et en vertu
du primat de « l’unité indivisionnelle », que l’idéalisme de la
subjectivité ne remet pas encore en cause, le système de Spinoza
apparaît comme le plus cohérent logiquement, tout en s’écartant
le plus de l’expérience spontanée. Ce désaccord est lui aussi une
impasse de laquelle il convient de sortir, en reconnaissant sur le
plan réflexif que la relationnalité est constitutive de la
conscience au même titre de perfection que son identité avec
elle-même.
Mais comment comprendre que l’idéalisme se soit donné
comme base de départ la seule affirmation de la subjectivité ?
C’est qu’il n’est pas facile de se libérer d’emblée de toutes les
pesanteurs de la pensée objective... (notamment de celle du
primat de l’unité indivisionnelle considérée comme liée à la
perfection de l’être, tandis que la distinction, la relation et toute
forme de pluralité seraient censées relever de son imperfection).
C’est qu’il n’est pas facile, non plus, d’inventer d’un seul coup
une synthèse réflexive qui, à un niveau supérieur, égalerait
l’équilibre des synthèses objectives platoniciennes ou
aristotéliciennes.
De la philosophie gréco-scolastique à la philosophie moderne, l’homme passe, dans la recherche du sens de son
existence et de sa vie, d’une considération focalisée sur ce qui est
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
31
« objet » pour sa conscience, à savoir : le monde (non seulement
dans la diversité des choses comme pour l’empirisme matérialiste mais dans sa totalité, ses formes d’unité et son unité
ontologique ultime comme pour le réalisme spiritualiste) à la
réalité même de sa conscience-sujet. Mais l’homme effectue ce
passage, en commençant par prêter au Sujet les propriétés
ontologiques qu’en sa considération objective il avait reconnues
au monde et au Réel en général : à savoir toutes celles qui sont
attachées à l’idée que la perfection de l’unité implique l’unicité
et l’indivision. Il pourrait même se faire que certains penseurs,
avec sincérité et sans malice aucune, aient cru trouver dans
l’analyse de la conscience-sujet une meilleure voie pour justifier
les thèses classiques d’une philosophie objective de l’être. Il
suffisait pour cela de se donner une représentation « objective »
du sujet. Cette disposition est si spontanée à la pensée humaine
que la tradition ne manqua pas d’interpréter en ce sens le
changement de cap que Descartes introduisait en philosophie,
lorsqu’il s’efforçait de la placer dans une plus juste direction. Le
piège de l’objectivisme est alors si l’on peut dire « parfaitement
au point » mais très proche aussi d’être définitivement
« démasqué 1 », si l’on pense le sujet comme sujet en sa
relationnalité.
Si en général, la philosophie idéaliste peut se comprendre
comme une lecture « objective » de la réalité subjective de la
conscience, elle s’origine chez Descartes bien malgré lui, du fait
que l’on transporte dans le Cogito, c’est-à-dire sur le plan ontolo
gique, la révocation méthodologique du doute, et que l’on prend
pour réalité isolée, pour « un je clos sur soi », l’unicité distinctive
———————
1. Il serait également intéressant d’analyser en détail la démarche cartésienne qui
aboutit au Cogito. D’abord parce que l’image courante que nous avons du Cogito
n’évoque pour la plupart aucune relationnalité du sujet, et qu’on peut donc s’en servir
envers notre thèse à titre d’objection, ensuite parce qu’il serait instructif de voir
comment Husserl estime devoir compléter le Cogito par le Cogitatum et comment
Sartre fait dévier cette analyse pour lui substituer ses préjugés psychologiques,
littérairement séduisants mais dépourvus de valeur ontologique. Nous serions très
étonnés de voir que l’étude minutieuse du texte cartésien nous ferait découvrir une
conscience relationnelle constamment à l’œuvre dans cette recherche d’elle-même. Si
Descartes n’a pas explicitement affirmé cette relationnalité du sujet, il ne l’a pas
exclue. Mais ce serait là un tout autre type d’exposé. Voir notre ouvrage sur ce site
« Entrer en philosophie en pratiquant le doute avec Descartes »
de la connaissance réflexive de soi, qui pourtant ne me révèle à
moi-même en aucun isolement, mais au contraire en une
relationnalité constitutive.
32
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Si je ne suis pas pour moi-même un objet de ma pensée
objective, mais que je me saisis réflexivement, il est réflexivement évident que je me saisis comme doué de « pensées »
objective et formelle en lesquelles j’ai pouvoir de douter. Que si
je ne puis me connaître comme un corps, ni observer qu’il y a un
corps en moi ou que je suis dans un corps ou que je suis associé
à un corps, je suis en revanche réflexivement conscient d’être
corporel et incarné comme esprit puisque je connais « objectivement » le monde.
Cette intentionnalité au monde est-elle l’essence même de
mon existence relationnelle ? Le monde m’entoure en permanence, autrui par intermittence. Je puis m’observer seul et non
accompagné en des endroits de la terre. Je puis souffrir seul et
penser que c’est dans la solitude que je mourrai ! De ce fait
objectif dois-je conclure que la relation à autrui est moins nécessaire que ma relation au monde ?
Disons qu’il faut renverser la problématique. L’évidence de
ma relationnalité à autrui n’est pas un donné qui s’impose de
l’extérieur, mais une nécessité dont j’ai à inventer l’intelligibilité
réflexive.
IV. VALEUR DE LA DEUXIEME HYPOTHESE :
« JE SUIS AU MONDE »
Pour pouvoir douter, je ne puis douter de moi ni d’un Réel
non-moi, en sorte que je peux douter à mon propos et à propos
d’autre chose que moi sur tel ou tel point particulier objectivement considéré mais non pas sur l’évidence que je suis et qu’autre chose est et que je me pense nécessairement comme pensant
autre chose que moi. Le « Cogito » de la formule cartésienne doit
donc se compléter, conformément à la pensée de Descartes, du
« cogitatum », comme le propose Husserl.
A. LES ENSEIGNEMENTS DE L’EXPERIENCE REFLEXIVE.
« J’existe et j’ai conscience de moi comme d’un être au sein
d’une référence à un Réel autre que moi, qui existe distinct de
moi et que j’affirme comme tel. »
Il s’agit d’une affirmation réflexive de moi-même dans ma
relation à un Réel autre que moi — et non de l’affirmation
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
33
objective qu’il y a un monde dans lequel je suis, comme tous les
autres hommes le sont aussi, car alors je parlerais de moi-même
comme je parlerais d’un autre et je parlerais de mes rapports au
monde et du monde à moi comme je pourrais les observer, me
les représenter et chercher à les expliquer pour un autrui
quelconque, c’est-à-dire que je serais spectateur et observateur
d’une situation humaine anonyme. Cette façon d’analyser la
« place de l’homme dans l’univers » fut caractéristique de la
philosophie grecque et scolastique — pour ne parler que de
l’Occident. Elle représente dans l’histoire une étape obligée
avant l’explicitation réflexive inaugurée par Descartes, ajustée en
quelque sorte par Kant, et désormais mise en œuvre et exploitée
par toute recherche philosophique.
L’étude que nous voulons réflexive de cette deuxième hypothèse se fera donc en confrontation directe — voire en conflit —
avec une vision objectiviste des rapports de l’homme au monde.
En cela elle diffère de notre étude de la première hypothèse pour
laquelle nous avions pu invoquer en passant le témoignage de
Descartes et nous référer à son expérience réflexive de conscience entrant en conflit non pas avec son projet philosophique
mais seulement avec les lectures objectivistes de sa pensée. Sans
doute ne trouvons-nous chez Descartes que l’affirmation
explicite d’un seul élément, celui du « je suis », mais son
affirmation est méthodologiquement valable et de ce fait elle est
« rationnellement ouverte » à l’affirmation des deux autres :
autrui et le monde.
Dans les philosophies objectives, grecque et scolastique,
nous trouvons certes l’affirmation de deux éléments : ceux de
l’homme et du monde, mais cette affirmation est méthodologiquement insuffisante. Leurs rapports sont donc « irrationnellement compris » et ils sont irrationnellement fermés à l’affirmation valable d’autrui. Il faudra donc procéder à une mutation
beaucoup plus profonde de la démarche philosophique et à une
transformation plus radicale des significations conceptuelles.
Avec Descartes et l’idéalisme en général, il suffit de compléter
l’édifice commencé, car il reste du champ libre ; avec les
philosophies grecques et scolastiques et le réalisme en général,
tout le champ est bâti, il ne faut donc rien ajouter ; mais, tout est
construit de travers, mal implanté et mal aligné ; il faut tout
rénover. Travail non moins considérable que de tout
repositionner et de tout redresser !
34
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Quel est ce Réel autre ou cet Autre réel auquel je suis
relationnel en conscience ? Comme dans cette étude nous serons
confrontés aux philosophies empiristes ou bien réalistes, qui
posent comme point de départ l’existence du monde comme lieu
de l’existence humaine, nous admettrons que ce Réel autre est
formé au moins par le monde. Tout comme nous avons fait voir
qu’à partir d’une affirmation réflexive du sujet, il n’y a pas que
le sujet, nous chercherons à montrer qu’à partir de notre manière
objective de penser le monde, il n’y a pas que le monde, que le
monde n’est pas le terme constitutif adéquat de la relationnalité
de l’être de l’homme selon sa perfection mais seulement de son
être humain selon son imperfection.
Dans le but de préciser, en une première approche, les rapports entre ce que désignent les termes « existence », « moi »,
« conscience », « référence », et « Réel autre », remarquons bien
ceci : que la conscience n’est autre que le moi lucidement et
activement présent à lui-même en toutes ses relations. Nous ne
disons pas « présent avec, ni présent à tous les termes de ses
relations ». Posons aussi que la conscience considérée dans ses
nécessités constitutives est appelée « raison » et réciproquement
que la raison en l’homme n’est pas autre chose que la conscience
en tant qu’elle se connaît selon ses nécessités constitutives et ce
qui s’y rattache.
Nous décrivons ici réflexivement la conscience par quatre
caractères : la présence à soi, la lucidité, l’activité et la relationnalité. Le symbolisme de la lumière est le plus ancien et le plus
universellement appliqué à l’esprit humain, à son intelligence, à
sa conscience. Celui de la présence à soi le suit, mais souvent par
la médiation de l’image que me renvoie le miroir. Aussi cette
présence à soi lumineuse est-elle comprise souvent de façon
statique. Les philosophes classiques l’ont rendue dynamique. La
conscience est une activité. On reconnaît son initiative à agir, sa
liberté. Qui dit « conscience » dit « liberté ». Il n’est pas de
conscience qui ne soit libre, ni de liberté qui ne soit consciente.
Mais les philosophies classiques n’ont pas considéré la relationnalité comme constitutive de la conscience-sujet au même titre
que les trois précédents caractères. L’activité libre de présence
lumineuse à soi se comprenait dans le cadre de l’identité avec
soi, subsumée sous le concept de l’unité-unicité.
Cette unité à soi et avec soi fut comprise tantôt en dépendance du monde matériel, comme dans l’empirisme ;
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
35
chose 1
JE
chose 2
chose 3
tantôt comme douée de pouvoirs ou facultés autonomes dans sa
rencontre avec les choses qui viennent à elle et au moyen desquelles elle se connaît et se veut elle-même, comme dans le réalisme ;
intelligence
JE - AME
corps
chose 1
sensibilité
chose 2
volonté
chose 3
tantôt comme capable de se suffire à elle seule dans la
production de ses idées, comme dans l’idéalisme.
Dieu
chose 1
JE
chose 2
chose 3
Il convient d’y ajouter une relationnalité active en laquelle le
sujet se reconnaît comme sujet, sans que la relationnalité de la
conscience soit subordonnée, considérée comme « accidentelle »
ou comme une moindre perfection en l’homme que la présence à
36
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
soi. Activement relationnel, le sujet se réfère en présence à soi à
autre chose que lui. Le moi est présent à lui-même comme un
moi qui est en référence et il est présent à lui-même tout en se
référant. Il se réfère comme un moi qui est présent à lui-même et
il se réfère tout en étant présent à lui-même. Le moi n’est présent
à lui-même qu’en tant qu’il se réfère à autre que lui et il ne se
réfère à autre que lui qu’en tant qu’il est présent à lui-même.
universalisation
Fiducialité
Relationnalité
JE
Intentionnalité
altérité
O
objective
Autrui
le monde
Réflexivité
Sommairement dit :
* Le moi est conscient de lui par voie d’identité.
* Conscient de sa référence au Réel-autre, qui lui est distinct,
le moi est conscient de celui-ci par voie de distinction.
* Le moi est conscient de son identité tout en étant conscient
de sa distinction par rapport à tout ce qui n’est pas lui.
Ces deux aspects d’identité et de distinction de l’agir
conscient de soi relèvent de son essence. Celle-ci pour cette
raison devra être analysée selon trois points de vue : premièrement celui de formalité (nature ou essence en un sens restreint et
partiel), deuxièmement celui d’ipséité, et troisièmement celui de
structure. La philosophie classique en ne posant pas la distinction entre deux êtres de même nature en même valeur de
perfection que l’identité de la substance-objet avec elle-même
pour chacun de ces êtres, ne considère que les deux premiers de
ces points de vue. Elle doit donc expliquer la distinction entre les
êtres de même nature comme une imperfection du rapport entre
la substance et sa « nature essentielle ».
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
37
* Conscient de moi et d’un Réel autre, je suis aussi conscient de mon existence et de l’existence de ce Réel autre distinct
de moi. Cette conscience de l’existence ne s’exerce ni par voie
d’identité, ni par voie de distinction, mais par voie de constatation.
L’implication « d’existence » et l’implication « d’essence »
sont deux points de vue analytiques toujours corrélatifs l’un de
l’autre, mais ils ne sont pas des « principes d’être » composants
de l’être existant.
Ces deux aspects analytiques d’essence et d’existence sont
conjointement affirmés en l’exercice de conscience, qui ainsi
s’affirme aussi dans sa vérité et affirme la vérité en la faisant
être. (Voir aussi la note 8 en fin de chapitre.)
B. EXPLICITATION DE LA RELATIONNALITE PAR
CONFRONTATION AVEC UNE TRADITION QUI EN
IGNORE LA NATURE.
Comment se révèle plus explicitement dans l’expérience
concrète cette référence de l’être que je suis — et que nous
appelons « sujet » — envers le Réel-autre que nous appellerons
parfois « altérité », lorsqu’il y a risque, en n’employant que le
terme « objet », de le limiter aux seuls objets du monde matériel ?
1. Le langage classique par genre, espèce et différence
spécifique.
La philosophie précartésienne s’interrogeait sur le Réel dans
le cadre objectivé de l’idée générale de l’Être. Ce terme s’appliquait d’abord à la substance et par dérivation ensuite à ses accidents (Aristote). Il se « particularisait » dans les formes (essences
ou natures) de ce qui existait. Le sujet pensant, les objets matériels, les autres hommes lorsqu’ils étaient considérés « sur le plan
de l’être » perdaient en quelque sorte leurs caractéristiques
propres pour ne garder que les propriétés générales mais « analogiques » de l’être. La distinction entre le « sujet et l’objet »
centrale dans l’étude de la connaissance était résorbée lors de
l’étude des propriétés générales des êtres. La métaphysique
classique juxtaposait tous les êtres les uns à côté des autres en
une suite uniformisée que corrigeait une analogie conceptuelle.
38
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Aussi la question de la spécificité sur le plan de l’être —
nous disons bien sur le plan de l’être — de la relation aux objets
matériels et sa différence d’avec la relation à autrui ne se posait
en aucune manière. Le problème de la connaissance d’autrui
n’existait pas, et pas davantage celui de son existence. La
connaissance d’autrui était comprise comme un simple cas
particulier de la connaissance de l’objet matériel, non pas
qu’autrui fût assimilé à une chose — il était considéré comme
une substance spirituelle, une âme. Ce qu’on disait de l’homme
était pensé sous la forme d’une vérité universelle applicable à
chacun et donc aussi au philosophe qui pense, mais celui-ci ne
s’interrogeait pas sur sa manière de penser autrui et de comprendre son existence par rapport à celle d’autrui. Bien que Descartes
ait posé le « je pense », on garda cette manière de parler pour
tout « l’être objectif » face au « je pense » donc pour Autrui
également. On y resituera même le « je pense », ce qui donnera la
problématique idéaliste.
Or, malgré ses difficultés de lecture, la démarche
cartésienne, qui par le doute réducteur élimine de la pensée toute
considération de réalité autre que le « je pense », ou plutôt qui
permet de discerner, l’objectif du réflexif, rend caduc, pour
servir de forme transcendantale de la pensée, le cadre abstrait de
« l’être en tant qu’être » de la philosophie grecque et scolastique.
En tirant les dernières conséquences de la conversion inflexive
au « sujet », il faut renoncer aussi à considérer toute réalité-autreque-le-sujet à travers un cadre objectivé de généralité conceptuelle. Tout cadre de ce genre, ainsi que la doctrine des idées
innées, atteste seulement que la conversion inflexive au sujet
n’est pas achevée, tout comme le fait que le sujet est compris
dans un isolement métaphysique. Les idées innées et le concours
de Dieu permettent certes de retrouver les données de notre
expérience spontanée du monde mais dans ce cas, cette partie de
notre expérience n’est pas saisie réflexivement. Son mode
d’appréhension intellectuelle est resté le même : il est objectif.
Eliminatoire, le doute mettrait pour un temps l’affirmation du
monde « sous la table » pour l’y faire réapparaître tel quel après
l’affirmation de Dieu. Une conception objective — disons
mécanique — aurait seulement remplacé une conception vitaliste.
Se convertir totalement à une intelligence réflexive du sujet,
c’est non seulement le saisir dans la réalité de sa singularité,
mais aussi dans sa relationnalité et dès lors reconnaître en lui les
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
39
raisons pour lesquelles les choses sont reconnues comme choses
et autrui est reconnu comme autrui, non seulement comme
personne spirituelle, mais comme un autre « je » qui est « toi »,
mon « toi », mon prochain. Ce n’est pas par une comparaison
entre des critères objectifs qu’autrui est distingué des choses et
considéré comme mon semblable, mais en raison d’un pouvoir
constitutif du sujet : un pouvoir d’être relationnel en ma nature
propre. Pouvoir qui est pour moi (qui écris ces mots que vous
lisez) le sens même de l’être.
C’est donc de façon plutôt indifférenciée que se posa
d’abord dans l’histoire de la philosophie la question de la
connaissance de cette « autre chose que le sujet ». Nous disions
« indifférenciée », parce que objectif et réflexif n’étaient pas
distingués et que dans l’ordre objectif des critères extérieurs des
« différences spécifiques » marquaient seulement la rupture de
l’humain avec le non-humain.
Et du fait que cette connaissance, pour le regard de spectateur qu’est celui du penseur classique, passe par la sensibilité,
c’est comme « objet sensible » que « l’autre chose que le sujet »
est d’abord étudiée, donc essentiellement comme objet du monde
et secondairement comme autrui : autrui étant un « objet
du monde avec quelque chose en plus », selon la définition
aristotélicienne de l’homme comme « animal raisonnable » ou
selon la vision platonicienne d’une « âme dans un corps ».
En adoptant momentanément, plus dans les termes que selon
leurs sens, les présupposés de la philosophie classique sur
l’unicité ou l’indifférenciation de notre mode de connaître le
Réel objectif en « tant qu’être », tentons de schématiser le statut
ontologique de la relation de conscience qui nous lie à ce Réel
objectif.
Que cet objet soit donc une chose matérielle ou une
personne, cela n’importe guère pour l’instant, car il ne s’agit pas
d’exprimer les différences que j’aurai à reconnaître à cette
« référence intentionnelle » en m’adaptant aux différents êtres
que je rencontre, mais il s’agit de découvrir les caractéristiques
communes — dans le cadre d’une pensée conceptuelle
abstractive, cela s’entend — de mes relations quel que soit l’être
auquel je me rapporte ou qui se rapporte à moi. Je me saisirai en
ce cas, moi-même et mon objet sous la formalité même de l’être.
En fait me comprendre sous la formalité même de « l’être »
— et pour autant qu’en cette compréhension le terme « être »
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
exprime une signification de conscience — cela signifie : se comprendre selon notre être propre de sujet conscient sans que soit
précisée « objectivement » la nature de l’objet connu. Mais
comme cet objet ne peut être sans être ce qu’il est, et que je ne
puis le concevoir sans qu’il soit avec une essence, il est alors
compris implicitement comme de même nature que moi, sans
que cette compréhension soit déjà explicitée, affirmée ou niée ou
différenciée. Le sens originel de l’être, c’est la conscience que
j’ai d’être ce que je suis, en tant que je m’oriente vers « autre
chose » que moi.
Il est indifférent donc que je me serve ou non d’une
expérience psychologique privilégiée pour tenter de reconnaître à
partir de la conception classique et (de sa critique) les nécessités
immédiates de la relationnalité de la conscience. Il est loisible de
s’interdire ou au contraire de se rapporter à, par exemple,
l’expérience privilégiée du « dialogue ». Il faudra alors seulement que la nature de la relation « sujet-objet » qui y sera
précisée soit aussi valable analogiquement, ou du moins ne mette
pas d’exclusive, lorsqu’elle vise une chose matérielle. Inversement si je choisis, pour exprimer les caractéristiques de la
relation sujet-objet, l’expérience d’une réalité matérielle, il
faudra que ses caractéristiques génériques ne soient pas
démenties par la rencontre d’autrui.
Depuis que Hegel a montré le rôle joué par autrui — même
s’il est conflictuel — dans l’éveil de la conscience de soi, les
phénoménologues ont souvent, en se livrant à diverses formes
d’interprétation des sciences humaines, montré les liens très profonds du psychisme humain personnel avec celui d’autrui. Ces
études souvent passionnantes ont largement contribué à faire de
l’existence d’autrui et de sa connaissance un thème central de la
philosophie moderne. Elles introduisent tout naturellement la
question du statut ontologique ou métaphysique de la relationnalité entre les consciences humaines. Tout comme nous avons
montré que le doute, loin de conduire à un « Cogito » solitaire,
incite au contraire le sujet à reconnaître la relationnalité de sa
connaissance, de même nous tenterons de montrer qu’une
relationnalité indifférenciée implique dans le sujet conscient une
relationnalité spécifique avec autrui et une autre avec les choses.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
41
2. Conception unitaire et conception structurale de la
relation universalisée « sujet-objet ».
a. La structure relationnelle.
Cherchant à préciser la nature de la relation sujet-objet,
dirons-nous avec les classiques qu’elle est en quelque manière
une « identification » entre le sujet et l’objet ; identification qui,
bien que laissant subsister une certaine distinction entre eux,
chercherait toutefois à l’atténuer et à la dépasser ?
Une telle conception ne se verra pas démentie par l’objet
matériel. L’initiative dont il fait preuve dans sa rencontre avec
moi est si faible que je puis me persuader que je l’identifie à moi,
que je l’assimile à moi en quelque sorte. L’objet matériel ne
s’insurge pas et ne proteste pas contre mes opinions philosophiques.
Mais cette conviction n’est qu’illusoire. J’en serai bel et
bien détrompé si je rencontre autrui comme personne humaine.
Autrui, comme personne et comme initiative, en effet, se
refusera à cette identification, à cette réduction de son être au
mien, et au besoin me le signifiera clairement. Prêt à s’unir à moi
sans limite, il se refusera à s’y laisser réduire tant soit peu. La
relation sujet-objet ne peut donc être considérée comme une
relation d’identification seulement. De plus chaque conscience,
dans sa rencontre avec une autre, devient davantage elle-même
du seul fait de reconnaître l’autre comme l’autre d’elle-même,
c’est-à-dire distincte en même nature qu’elle, comme conscience
et liberté et donc capable d’initiative personnelle, de se faire
connaître par elle, c’est-à-dire de se révéler. En même temps
donc que l’unité se marque, la distinction entre deux consciences
de même nature s’affirme aussi, non par une différenciation de
nature, mais par distinction de leurs réalités personnelles en
identité de nature.
La réflexion nous montre que le sujet, que nous sommes,
s’unit l’objet tout en distinguant l’objet de lui et s’unit à l’objet
tout en se distinguant de l’objet. Nous avons affaire à une
activité d’unification et d’irréductibilisation qui se perfectionne
sans cesse.
D’une part la référence unifiante « sujet-objet en tant
qu’êtres » n’est pas une réduction à l’identité d’un de ses pôles et
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NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
l’unité n’est pas le résidu d’un isolement jamais pleinement
réalisé. L’originalisation entre le sujet et l’objet est réciproque, à
la fois active et passive. Le sujet et l’objet s’originalisent l’un et
l’autre, en originalisant et en étant originalisés l’un par l’autre.
De plus il n’y a pas de discrimination qualitative à opérer
entre le moment unifiant et le moment irréductibilisant de mon
activité, comme si l’unification relevait au premier chef de la
perfection de mon activité et l’irréductibilisation de ce qu’il y a
d’imparfait et de limité en elle. L’unification et l’irréductibilisation sont affectées dans une même mesure et de la même
manière par ce qu’il y a de perfection et d’imperfection dans
mon activité et sont proportionnelles à cette perfection même et à
cette imperfection.
Selon le présupposé du primat de l’Unité, la philosophie
classique considère que dans la relation « sujet-objet », l’unité
varie en fonction proportionnelle de la perfection, la distinction
en fonction proportionnelle de l’imperfection. L’unité et la
distinction varient donc l’une par rapport à l’autre de façon
inversement proportionnelle.
Selon une conception structurale, l’unité et la distinction
varient de façon directement proportionnelle entre elles et selon
le degré de perfection et d’imperfection. Entre ces deux conceptions, il y a contradiction stricte et pas seulement contrariété, de
telle sorte qu’elles ne peuvent être vraies en même temps et que
si l’une est fausse, l’autre est vraie. La conception classique étant
contredite dans l’expérience d’autrui, c’est la conception
structurale qui s’impose.
Nous considérerons donc que notre « relationnalité » c’est ce
mouvement unifiant et originalisant de notre activité consciente à
l’égard de tout objet quel qu’il soit. En outre, notre conscience,
tout entière relationnelle, est aussi présente tout entière à ellemême en l’exercice de cette relationnalité ; elle est réflexive.
Cette relationnalité (génériquement considérée) du « je »
envers toute altérité, nous l’appellerons, avec les auteurs modernes, du nom d’« intentionnalité » (en un sens large), qu’elle ait
pour terme autrui ou les choses du monde. L’intentionnalité ou la
relationnalité (spécifiquement considérée) à l’égard d’autrui
reconnu comme un autre sujet, c’est-à-dire comme un « toi »,
nous l’appelons « fiducialité », tandis que le terme « intentionnalité » en un sens restreint désignera notre seule relationnalité
aux choses.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
43
La fiducialité exprime l’aptitude constitutive de la
conscience à se révéler et à recevoir l’initiative révélatrice de
l’autre. Cette dimension de la conscience fonde la méthode
fiduciale de connaissance et ses exigences, tout comme la
présence de la conscience en identité avec elle-même comme
relationnelle fonde la méthode réflexive.
Pourquoi cette vue incomplète de la philosophie classique ?
Elle s’explique par une assimilation qui s’accomplit sous le couvert du langage entre la connaissance de l’objet et la connaissance que le sujet peut avoir de lui-même. D’une part, le sujet se
connaît dans l’unité avec lui-même et cette connaissance
l’homme l’estime supérieure ou plus parfaite que la connaissance
de l’objet en laquelle l’objet est distinct du sujet. D’autre part le
sujet s’imagine et exprime la connaissance de lui-même sur le
modèle de la connaissance de l’objet : je connais l’arbre, je
connais « moi ». Je me place devant « moi » pour me connaître.
La connaissance de l’objet distinct et la connaissance du sujet
par lui-même deviennent deux variétés d’une même espèce
d’opération : la connaissance avec deux caractères opposés :
l’unité et la division. De ces deux aspects l’un doit être
subordonné à l’autre, car ils sont « objectivement » opposés. Ce
qui est « un » ne peut pas être en même temps « divisé ». Or la
connaissance manifestement établit un lien, une unification, et
cette unification est progrès vers l’unité, laquelle est perfection
ainsi que le sujet estime en faire l’expérience en lui, quand il
compare la connaissance qu’il a de lui à celle qu’il a de l’objet.
Ce faisant l’homme considère comme entités séparées sa
conscience et l’objet, alors qu’elles sont relationnelles entre
elles.
b. La relationnalité universalisée.
La conscience est universalisante. Cela veut dire que tout en
se référant à une altérité qui, dans sa singularité, lui est unie et
distincte, le sujet conscient est indéfiniment ouvert et conscient
de cette ouverture à d’autres singularités semblables. En toute
référence relationnelle, le sujet est conscient qu’il a actuellement
la possibilité indéfinie de rencontrer d’autres singularités semblables à celle qu’il affirme présentement. Sans se prononcer sur
l’existence actuelle de ces réalités, ni sur ses propres capacités
particulières de les rencontrer, il les envisage nécessairement
44
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
comme possibles et comme susceptibles de devenir à leur tour le
terme objectif de son intentionnalité. Ma relationnalité pré-sente,
en sa composante structurale d’unité et d’irréductibilité, ne
s’épuise et ne peut se totaliser en une seule actualisation
parfaite ; elle est ainsi affectée d’indéfinitude. L’« universalité »
de la conscience n’est autre chose que sa relationnalité en tant
qu’affectée d’indéfinitude. (Voir aussi note 5-1 a et 5-2 b en fin de chapitre.)
Pas plus qu’il ne dépend du genre de l’altérité objective que
je sois un être relationnel et que ma référence à cette altérité soit
unifiante et irréductibilisante, il ne dépend du genre de l’altérité
que notre intentionnalité soit affectée d’indéfinitude, que notre
conscience soit universalisante. Par ailleurs ce n’est pas en tant
qu’être, selon sa perfection, que le « moi » conscient est un
« moi » universalisant, mais en tant qu’être humain, selon son
aspect d’imperfection.
Universaliser est ainsi une caractéristique spécifiquement
humaine du moi dans l’exercice même de sa présence à luimême et de sa référence à une altérité objective.
Il en résultera que tous mes contenus de conscience, tous
mes « concepts » (réflexifs, intentionnels, fiduciaux, formels...),
c’est-à-dire tout ce que conçoit ma conscience selon ses modes
de connaître émanant de « sa structure relationnelle », seront
« universalisés ». Non seulement les concepts dont l’expérience
m’a appris qu’ils s’appliquaient à un grand nombre d’êtres de
même nature, non seulement les concepts des « êtres » que je sais
uniques en leur espèce, mais également les concepts réflexifs, tel
celui du « moi » (ce qui ne veut pas dire que le « moi » est un
universel ni qu’il est universalisé de la même façon qu’un objet).
Conscient humainement de moi-même comme d’un être humain
en ma singularité propre, je conçois aussi d’autres « moi » semblables à moi, chacun conscient de lui en sa singularité. Le moi
s’universalise, les objets sont universalisés.
Cela a comme importante conséquence que ce que la philosophie classique reconnaît comme valeur à l’Universel, notamment dans le domaine éthique, ne procède pas de l’universel en
tant qu’il s’opposerait aux particularités en n’étant pas limité à
quelques-uns, mais de la structure relationnelle interpersonnelle
comme telle. Ce sont les Valeurs de cette relationnalité qui sont
universalisées. L’universel, comme opposé au particulier, est
signe de la Valeur, mais non son fondement. Ce qui est marqué
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
45
de particularité ne relève pas de la constitution de la structure
relationnelle et ne peut donc être valeur universalisable.
3. L’intuition représentative des formes.
a. L’idéation de la conscience.
Le moi se saisit identique avec lui-même, non seulement en
tant qu’unité indivise, mais également en sa nature comme l’être
qu’il est. Il a conscience de ne pas changer de nature, de ne pas
être absorbé dans un flux indéterminé. Il se saisit et se réalise en
une seule et même formalité : sa nature humaine. Toute son activité se déploie au sein de cette « permanence d’être » que nous
appellerons « formelle », parce que Platon et Aristote usèrent des
termes « forme » (eidos, morphè) pour désigner la nature des
êtres. Je suis et j’agis selon cette nature qui demeure elle-même
en son identité formelle, ce qui ne veut pas dire « immobile »
comme si toutes ses déterminations étaient préfixées invariablement en leur totalité, ni qu’elle soit une « abstraction » logicomathématique.
Réflexivité et relationnalité jouissent du même caractère de
stabilité, et de permanence formelle. C’est sous le sceau et le
signe de cette permanence formelle que la conscience se réfère
universellement envers chaque réalité autre qu’elle. Chaque altérité en sa totalité ou en ses divers aspects est affirmée par la
conscience, non seulement comme distincte de la conscience,
mais comme gardant toujours en elle-même une même nature,
une même formalité. Les réalités, que j’affirme sur un horizon
d’universalité, se succéderont les unes aux autres devant mon
esprit, mais toutes seront affirmées de la même façon, identiques
en leurs formalités respectives. C’est un même caractère de permanence et d’identité formelle que j’impose à tous mes contenus
de conscience et ce caractère n’est pas affecté par la succession
des différentes réalités envers lesquelles je ne cesse d’actualiser
une relationnalité universalisée.
En d’autres termes, tous mes concepts jouissent de cette
même stabilité formelle avec laquelle j’ai conscience de moi, de
même qu’ils ont tous un même caractère universel. Leur signification à chacun reste identique avec elle-même en toute application. Sans doute une signification peut faire place à une autre,
mais cette nouvelle signification d’un nouveau concept, qu’elle
vienne remplacer une connaissance erronée ou simplement
46
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
incomplète, est aussitôt marquée du même caractère d’identité
formelle. Par exemple, le concept « homme : être humain » ne
change pas de signification quelque différents que soient les
hommes auxquels je l’applique, quelque perfectible que soit ma
connaissance de ce qu’est l’homme. C’est donc de ma nature de
sujet conscient que procèdent les caractères de mes « représentations » et non des objets dans la connaissance desquels je
progresse, de même que c’est de l’essence de ma relationnalité
que procède leur caractère d’universelle applicabilité. La formalité de nos concepts — ou ce qu’on appelle encore leur quiddité,
leur forme, leur détermination, leur représentation, leur contenu
ou idée ou définition — ne tire pas ce caractère de permanence et
de stabilité de sens, d’une action soutenue et poursuivie par des
objets identiques sur ma sensibilité, ni d’une activité abstractive,
dégageant d’un objet sa forme intelligible unique, multipliée par
la matière en de nombreux exemplaires, ni d’une ressouvenance
d’avoir perçu un intelligible en soi, ni d’une donation innée de
concepts ayant en eux-mêmes de tels caractères de permanence
idéelle, mais bien de la nature même du sujet pensant.
b. L’idéation discursive de conscience.
De même que mon intentionnalité (sens large), de nature
relationnelle et structurale, est affectée d’indéfinitude et par là
même « universalisée », ainsi l’idéation de ma conscience est
affectée d’indétermination et par là même rendue « discursive ».
En effet, je ne peux en une seule intuition atteindre à la pleine
intelligence d’aucune réalité, ni de moi-même. J’intuitionne
chaque réalité singulière en considérant discursivement chacun
de ses aspects les uns après les autres, comme nous le faisons
présentement.
Ainsi mon intuition de la nature des choses et de moi-même
s’étage des considérations les plus générales aux plus particulières. Elle ne peut toutefois jamais atteindre une détermination
définitive, pas plus que mon intentionnalité ne peut actualiser de
façon achevée son universalité.
Cette discursivité se manifeste par toutes les relations que
j’établis entre mes concepts selon leurs degrés respectifs de
généralité (ou de particularité). Ces relations — qu’étudie la
logique formelle — vont de la simple relation « sujet-prédicat »
aux différentes formes de raisonnement plus ou moins
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
47
complexes. La première détermination que je forme à partir de la
compréhension de l’être que j’ai selon ma nature humaine et
selon laquelle je pose autrui comme mon altérité adéquate, c’est
celle que je forme par un usage « représentatif » de la négation
structurale, à savoir le « non-humain », c’est-à-dire tout être qui
comme être n’est pas être humain. Ainsi se trouvent fondés les
principes d’identité et de non-contradiction formelles au double
sens de structural et de représentatif.
De même qu’en chaque actualisation singulière de la relationnalité universalisée de la conscience s’actualise la structure
d’unité et d’irréductibilité entre le sujet et l’objet, de même en
chaque intuition d’un aspect particulier d’une réalité, il y a
constitution d’une détermination de caractère stable, immuable,
formellement identique à elle-même, « formellement » distincte
des autres. Cette constitution d’une identité de signification ne
relève en rien de la nature de l’objet et ne se fonde pas sur lui,
mais sur la seule activité de conscience ainsi que c’est le cas
pour la relationnalité. Parallèlement à l’universalité, la discursivité apparaît comme caractéristique de la seule conscience.
Enfin tout comme l’universalité de ma conscience révèle sur
le plan structural le caractère proprement humain et limité de
mon être relationnel, de même la discursivité de mon activité
consciente révèle sur le plan de la formalité la limite humaine
inhérente à mon intuition des êtres, à l’intelligence que j’ai de
leur nature. Mon intuition d’un être ne peut d’un seul regard
avoir pleine intelligibilité de toute sa réalité. Elle est en devenir.
Cette constitution de la conscience comme interactivement
universalisante et discursive détermine les caractères de nos
concepts en tant que contenus de conscience comme tels, non en
tant que tels contenus de conscience. De ces caractères a priori
de nos concepts — caractères issus de la structure de la
conscience — découlent ensuite leurs relations logiques et tous
les types de raisonnements formels que peuvent exposer la
logique des classes et la logique des propositions. Génétiquement
et selon un développement « fondateur », en un premier temps,
on développerait la logique des classes (sujet-prédicat, proposition, syllogisme...), puis en un second temps la logique des
propositions à partir des rapports de vérités appliqués aux
rapports de classes, que sont les propositions prises comme
classes à leur tour. En sens inverse, de façon axiomatique, on
procédera à des déductions cohérentes et systématiques. Ce sera
48
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
sans possibilité fondatrice et justificatrice, mais sous une forme
instrumentale plus pratique pour le traitement rationnel et
technique de la réalité.
4. L’intelligibilité essentielle structurée au fond
d’elle-même par la relation à autrui.
La pensée et le discours — dans lequel la pensée s’exprime — sont régis en permanence par le principe d’identité et celui
de non-contradiction. Cette façon de faire est une vérité
incontestée et incontestable au sens strict du terme. Si quelqu’un
en un discours entreprend de les contester face à celui qui les
admet, il les met immédiatement en pratique et donc nie par ses
actes ce qu’il prétend affirmer universellement — mais à tort —
dans ses paroles. Posés comme réels dans l’acte même qui les
nie, ces deux principes jouissent donc d’une double universalité :
d’une universalité objective en tant qu’ils s’appliquent à tout ce
qui est pensé sans exception et d’une universalité subjective en
tant qu’ils s’imposent à tout esprit qui pense. Affirmation de
l’existence d’une universalité subjective qui est elle-même une
affirmation à qualifier d’universalité objective inductive en tant
qu’elle s’applique à tout sujet qui pense. (Voir aussi la note 5 en fin de
chapitre.)
La reconnaissance de cette double universalité à laquelle
s’arrête habituellement la philosophie classique ne satisfait
cependant pas entièrement l’exigence d’intelligibilité réflexive.
Quels liens y a-t-il entre ces deux universalités, quel est leur
fondement commun ? Mais poser la question d’un fondement
commun pour l’universalité objective et l’universalité subjective
en sachant pertinemment que l’une n’est pas l’autre —
considérées formellement et sous le même rapport —, c’est
poser aussi la question des rapports entre le principe d’identité et
le principe de non-contradiction et donc celle de leur fondement
commun également. Pour une pensée réflexive, la réponse se
dessine rapidement. Si le propre de l’esprit qui pense est d’abord
de se penser lui-même, il faut alors que, dans la manière dont il
se pense, il se pense — en universalité subjective — selon
l’identité et la non-contradiction et qu’en lui il pense — en
universalité objective — l’identité et la non-contradiction. Or
cela n’est possible qu’à une double condition : si l’homme « se
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
49
pense » comme relationnel à autrui, pour penser objectivement à
son égard la distinction non réductible du principe de noncontradiction, et s’il a relationnellement conscience de lui par
« autrui », pour qu’il se connaisse subjectivement selon la
distinction non réductible du principe de non-contradiction,
c’est-à-dire se connaisse en tant qu’il est sujet se connaissant
distinct d’un autre sujet connaissant qui le connaît, c’est-à-dire
s’il se connaît en tant que connu par autrui.
Fonder de façon ultime ces deux principes et leur validité devient impossible dans l’hypothèse où l’homme se penserait
comme un sujet clos sur lui-même et accessoirement en relation
à autre chose ou à un autre sujet. Dans la mesure où l’homme se
pense « objectivement » comme fermé sur lui-même, il ne peut
plus penser le principe de non-contradiction comme premier en
union avec le principe d’identité mais il le réduit au principe
d’identité, incapable qu’il est de reconnaître une relationnalité
distinctive. Mais en réduisant le principe de non-contradiction au
principe d’identité, il enlève toute validité objective universelle
au principe d’identité puisqu’il ne pourrait pas en faire une
seconde application distincte de la première. Ce serait la mort
même de l’esprit. Ou l’esprit est relationnel et interpersonnel ou
il n’est pas. Il est donc relationnel puisqu’il est.
On rencontre dans la pensée classique différentes formulations du principe d’identité. Par exemple A est A. Ce
symbolisme est acceptable si on se garde de le confondre avec
les principes mathématiques de l’équivalence ou de l’égalité.
Lorsque j’écris « 1 + 1 = 2 », j’entends bien que le premier « 1 »
est égal au second « 1 » et qu’il est équivalent puisque je peux
mettre le second « 1 » à la place du premier « 1 ». Je pourrai en
disposant d’une unité et encore d’une unité effectuer mon
opération mathématique « 1 + 1 » et j’obtiendrai le résultat « 2 ».
La possibilité de cette opération suppose que j’applique à chaque
« 1 » le principe d’identité et pour pouvoir appliquer à chaque
« 1 » le principe d’identité, il faut que j’applique le principe de
non-contradiction qui m’impose de reconnaître que l’un n’est pas
l’autre sous l’angle toujours formellement identique et unique,
bien sûr, en lequel je les considère. Il ne peut donc pas y avoir de
validité universelle du principe d’identité sans que soit posée la
validité universelle du principe de non-contradiction qui
m’impose de reconnaître l’universalité de la pensée négative ou
distinctive. Le principe de non-contradiction ne peut faire suite
50
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
ou dépendre ou être second par rapport au principe d’identité
puisque la validité de celui-ci — qui est premier — implique celle
du principe de non-contradiction. Or l’un n’est pas l’autre, ils
sont donc donnés comme également et semblablement
constitutifs de la pensée.
Du principe d’identité, on rencontre aussi la formule : « ce
qui est est ; ce qui n’est pas n’est pas ». Cette formulation est
mauvaise car elle est ambiguë. Le terme « être » peut d’abord
être entendu en un sens existentiel et non pas essentiel.
L’affirmation « ce qui est est », signifiant « ce qui existe, existe »
ne signifie pas l’identité d’une chose (ou d’un aspect d’une
chose) avec ce qu’elle est (ou ce qu’il est). Mais si l’on veut voir
dans cette formule un « principe » et non un pléonasme, on y
comprendra « qu’il faut affirmer comme existant ce qui
effectivement existe » et nous ajouterons « et uniquement ce qui
existe » pour donner un sens à la partie linguistiquement
négative de la formule, étant donné qu’elle ne peut correspondre
comme telle à aucune réalité. Si l’on veut donner à la formule un
sens essentiel alors il faut la compléter et dire en première supposition : « ce qui est A est A », mais la formule a une allure de
pléonasme en répétant deux fois l’attribut « A » ; ou dire en
seconde supposition « ce qui est est ce qui est ». Nous pouvons
également dire : « Ce qui est A est ce qui est A » signifie « tout
A est A ». Ainsi le verbe être, en permettant la superposition de
l’attribut sur le sujet, traduit l’identité avec elle-même de toute
chose qui existe selon sa nature. Quant aux formulations négatives : « ce qui n’est pas est ce qui n’est pas », ou « ce qui n’est
pas, n’est pas ce qui est », elles sont purement verbales ; ce sont
des associations de mots respectant seulement les règles grammaticales. Elles ne sont pas « pensables », car certains de leurs
termes n’ont pas de contenu intelligible.
Cependant on peut supposer que c’est en raison de cette
ambiguïté du terme « est » et de l’illusion — qui passe tout autant
inaperçue que l’ambiguïté du verbe « être » — de la formulation
négative, que l’on estime que le principe de non-contradiction
n’est qu’une forme négative du principe d’identité. Il semblerait
que certains esprits perçoivent une sorte d’évidence à dire : « ce
qui est est, ce qui n’est pas n’est pas, donc une même chose ne
peut pas à la fois être et ne pas être ». Nous ne pouvons pas dans
ce chapitre où nous voulons rendre compte de l’expérience
réflexive de conscience nous attarder à redresser toutes les
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
51
inconséquences d’un tel langage. Remarquons seulement que le
terme « être » est de nouveau pris en un sens existentiel et donc
qu’il ne peut exprimer le principe d’identité d’ordre essentiel et
donc que la conclusion n’exprime pas davantage le principe de
non-contradiction d’ordre essentiel également. La formule « une
même chose ne peut à la fois être et ne pas être » exprime sans
doute une évidence d’ordre existentiel, à savoir : je ne peux à la
fois affirmer et nier l’existence d’une même chose. Nous étudierons cette formule un peu plus loin quand nous aborderons
l’analyse de l’implication d’existence de notre expérience de
conscience. Pour le moment nous étudions son implication
d’essence. Aussi si nous voulons lui donner un sens essentiel
afin qu’elle exprime le principe de non-contradiction en cet ordre
il faut également la compléter et dire « une même chose ne peut
pas à la fois être ceci (ou cela) et ne pas être ceci (ou cela), c’està-dire — afin que le verbe « être » ne soit pas compris au sens
d’« exister » dans la mesure où nous faisons verbalement porter
sur lui la négation — être non-ceci (ou non-cela) ». Le principe
de non-contradiction impose donc bien de ne pas identifier une
chose que j’affirme identique à elle-même avec une autre qui en
est distincte et peut-être aussi différente et que j’affirme
également identique à elle-même. De plus, dire que le principe
de « non-contradiction » n’est que la forme négative du
principe d’identité, c’est user de la négation et être en devoir de
témoigner de l’expérience d’intelligibilité qui la fonde.
Le principe de non-contradiction n’est pas le principe
d’identité mais il en est indissociable. Le principe d’identité est
inopérant sans le principe de non-contradiction et le principe de
non-contradiction est inconsistant sans le principe d’identité.
Dans la mesure où ces principes sont normatifs pour les
actes de la pensée, ils sont fondés sur l’être même du sujet
pensant, c’est-à-dire qu’ils sont exercés en son activité de
conscience en tant qu’activité de conscience. Le sujet, se posant
dans son identité avec lui-même, se pose donc aussi dans sa
distinction, sous l’angle même de sa nature, d’avec un autre
sujet. Avec lui il ne peut en aucune manière s’identifier, mais il
le reconnaît distinctivement dans son originalité et par lui il est
reconnu en semblable manière.
Les lois normatives de la pensée logique sont les « lois » —
nécessités constitutives — de l’être du sujet pensant. La pensée
de l’homme se doit d’être non-contradictoire parce que l’homme
52
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
est un être interpersonnel selon lequel l’Autre est distinct de
l’Un, d’une distinction non réductible. Il ne peut pas dans ses
jugements méconnaître ce qui est distinct, c’est-à-dire il y a
nécessité de reconnaître et de poser comme distincts les
« termes » distincts car dans son être il est distinct de son semblable nécessaire, universellement.
Descartes en « doutant » — d’un doute de vérification
réflexive — de ses connaissances sensibles a requis par là même
la nécessité de fonder dans le Cogito la réalité de sa connaissance
objective. Trop pris encore par le « contenu » de ses pensées
selon la tradition classique objective — de laquelle il se détache
non sans lutte — il en établira la valeur en recourant à la véracité
divine. Ce détour par l’idée de Dieu pour garantir ses autres
idées « claires et distinctes » n’eût pas été nécessaire s’il avait pu
mener à son terme une analyse complète et exhaustive du Cogito.
Au moins nous a-t-il aussi montré en « doutant » de ses
raisonnements qu’il fallait fonder également dans le Cogito la
réalité de sa connaissance formelle. En se saisissant en son
essence, nous voyons que Descartes se comprend comme « celui
qui doute,... qui affirme et qui nie... qui imagine et qui sent ».
Affirmer et nier sont deux jugements, deux assertions. Affirmer
c’est juger de l’identité, et nier c’est juger de la distinction, c’est
poser la réalité de la négation. Le « je suis » est bien celui qui,
en affirmant sa propre identité existante, affirme aussi comme
existante sa propre distinction face à un autre identique en luimême et également « pensant », puisque c’est en tant qu’il se
saisit réflexivement qu’il pose cette relation distinctive et non
pas en tant qu’il connaît « objectivement » une autre réalité
quelconque. Découverte réflexivement, la nature de cette
« distinction » est tout entière dans l’ordre de la nature du « je
pense ». L’autre duquel je suis distinct est donc un autre « je ».
La réalité de la connaissance objective, c’est-à-dire l’intentionnalité (au sens large) de la conscience et les principes logiques en
dehors desquels il n’y a pas d’intelligibilité pour ses objets sont
tous deux fondés dans l’indivisible expérience de « je pense, je
suis ». Cette conjonction dans la « fondation », dans le fait d’être
fondé dans un même fondement, implique donc aussi que dans
l’intentionnalité de la conscience il y ait une intentionnalité
spécifique en l’identité de nature humaine et une intentionnalité
analogique en non-identité de nature.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
53
Tentons donc de montrer sous un autre aspect encore la
nécessité d’affirmer ma relation constitutive à autrui et la nécessaire existence de celui-ci. Il s’agit bien de comprendre que la
relation à autrui est fondée sur l’aspect de perfection de l’être
tandis que la relation au monde se rattache à son imperfection.
5. L’intelligibilité existentielle structurée au fond
d’elle-même par la relation à autrui.
Quand nous affirmons « j’existe en relation à d’autres
réalités existantes », nous exprimons la conscience que nous
avons par voie de constatation de l’actualité des réalités avec
lesquelles nous entrons en relation, et nous nous les représentons
selon le mode de notre intuition discursive. Cette actualité
d’existence est « proportionnée » d’une part à l’universalité de
notre intentionnalité structurale et d’autre part à la discursivité de
notre intuition formalisante.
Dès lors comme notre référence intentionnelle se déployait
sur un horizon d’universalité, ainsi notre actualité d’existence et
celle des autres réalités se constatent sur un horizon de
possibilité d’existence pour d’autres singularités. Toute affirmation de l’existence actuelle d’un être est ouverte à la possibilité
d’existence d’autres êtres de même nature. Semblablement
l’actualité d’existence de ma réalité présente est ouverte à la
possibilité de ma réalisation future, puisque c’est de façon
discursive et progressive que, prenant conscience de moi et des
autres êtres, je me réalise en relation avec eux. Les deux modalités d’existence que sont l’actualité d’existence et la possibilité
d’existence ne peuvent être pensées pour des êtres d’une nature
déterminée que par une conscience relationnelle d’une relationnalité universalisante. Une conscience que nous concevrions
comme une conscience qui n’affirmerait en tant que conscience
que sa seule existence, ne pourrait pas concevoir non seulement
l’actualité d’autres consciences, puisque nous disons qu’elle ne
conçoit que sa seule existence, mais serait incapable de
concevoir même la possibilité d’existence d’autres consciences
ou de toute autre chose puisqu’elle ne pourrait affirmer comme
« chose » que sa propre réalité de conscience.
La capacité de penser la possibilité d’existence d’une autre
réalité pour une conscience qui, en se pensant, se pense comme
être et pense le seul sens que l’être puisse avoir pour elle, mani-
54
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
feste que cette conscience comme être est relationnelle. Si elle
est relationnelle en son être, cette relationnalité est aussi actuelle
et d’autres consciences existent comme consciences actuelles.
L’idée de la possibilité d’existence d’autres êtres ou consciences
pour une conscience qui se pense comme être implique
l’actualité d’existence d’autres consciences et l’affirmation
réflexive de cette actualité. La possibilité d’autres consciences
n’est réflexivement et ontologiquement pensable que pour des
consciences aptes à se reconnaître réciproquement dans leur
actualité d’existence.
Inversement la manière dont nous affirmons l’actualité
d’existence, soit réflexivement de nous-mêmes, soit objectivement d’une réalité de nature différente, implique l’affirmation de
la possibilité d’existence d’autres sujets conscients et d’autres
réalités différentes. La raison en est que notre conscience dans sa
relationnalité est universalisante, c’est-à-dire que notre relationnalité est actuelle en tant qu’elle est indéfiniment ouverte à
d’autres consciences distinctes. Dès lors toute affirmation d’une
réalité différente de nature est aussi ouverte à d’autres affirmations de semblables réalités. Lorsque nous affirmons une réalité
objective de nature différente de nous — autre qu’humaine —
nous pensons nécessairement la possibilité d’existence d’autres
réalités semblables distinctes de celle que nous affirmons, mais
nous ne pouvons pas conclure objectivement à l’actualité
d’existence de semblables réalités. Seule l’expérience nous le
dira. Si du fait que nous pensons réflexivement la possibilité
d’existence d’autres consciences, nous en affirmons l’actualité,
c’est parce que nous en avons l’expérience, non seulement
objective (qui constate le fait d’autres hommes) mais réflexive —
et c’est la seule que nous analysons pour le moment.
La manière dont nous pensons les modalités d’existence est
« proportionnée » à la manière dont nous pensons notre être ou
notre essence. Insensiblement et par tâtonnement — avec parfois
des développements « en chemins qui ne mènent nulle part » —
la méditation séculaire des philosophes sur l’être, l’essence,
l’existence et la prédication judicative nous conduit à reconnaître
la relationnalité constitutive de l’être de conscience et de liberté.
L’importance du sujet demanderait qu’on lui consacre un, voire
plusieurs chapitres spéciaux.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
55
6. Une double relationnalité : intersubjective et
objective.
De même que Descartes, pour mettre en évidence la vérité
du Cogito, avait décidé de « feindre » n’avoir aucune connaissance du monde objectif, ainsi aurions-nous pu dire — en
acceptant les présupposés classiques comme lui — que nous
avons « feint » n’avoir aucune connaissance des termes objectifs
de notre relationnalité, pour mettre en évidence le rôle que tient
la relationnalité dans la constitution du Cogito lui-même. En
d’autres termes, sans nier l’évidence objective de l’existence « de
fait » d’autrui et des personnes que nous avons rencontrées « par
contingence », il faut la « discerner » comme « douteuse » et
nous en séparer pour ne plus penser que « réflexivement » et
pour pouvoir, à partir d’une intentionnalité pensée classiquement
au niveau du langage explicite de façon indifférenciée et en
quelque sorte « en général ou généralisée », faire apparaître ses
déterminations constitutives.
De même que Descartes, pour mettre en évidence la vérité
du Cogito, singularité dont on rend mal compte en la considérant
comme close sur elle-même, impliquait une relationnalité à autre
chose que lui et que cette relationnalité se révélait comme
constitutive, lorsque l’attention ne se portait plus seulement sur
la représentation que le sujet se donnait de lui en son souvenir ou
en la projection objective de lui-même, mais se portait sur
l’exercice même de se donner une telle représentation, ainsi,
après avoir reconnu séparément les caractéristiques de la
relationnalité du sujet en faisant « comme s’il » n’y avait qu’une
seule relationnalité indifférenciée, à savoir : l’égalité de
perfection ontologique entre la distinction et l’identité, sa
potentialisation universalisatrice, et son actualité dans l’identité
d’une même nature (qu’elle soit conceptualisée sans la généralité
de l’être ou sans la détermination réflexive de notre nature
humaine), nous pouvons remarquer que cette relationnalité, si
nous la comprenons dans l’unité exercée de ses différentes
caractéristiques n’est pas une relationnalité unique, vécue tantôt
par rapport à autrui seulement ou tantôt par rapport aux seules
choses naturelles et le plus souvent par rapport aux deux groupes
à la fois, comme la philosophie classique l’affirmait implicitement ; mais que le sujet est l’origine d’une double inten-
56
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
tionnalité : d’une intentionnalité intersubjective et d’une
intentionnalité objective.
La compréhension de cette double relationnalité active ne
s’acquiert qu’en une démarche personnellement accomplie.
Aussi ne se laisse-t-elle pas formuler en un discours à la
troisième personne. Celui qui veut comprendre doit se
compromettre dans son discours.
« Conscient de moi », je me pense comme étant un être singulier distinct de cette « autre chose » que je pense également
comme être singulier ou un ensemble singulier d’êtres singuliers,
réellement singuliers ou envisagés comme tels.
La relation Sujet-Altérité en tant qu’elle comporte une distinction se révèle réflexivement d’un degré de perfection égal à
la perfection du sujet lui-même en sa nature spirituelle. A son
imperfection foncière se rattache sa potentialité universalisée et
discursive. En effet la distinction ou la négation que je pense
entre moi et l’être singulier autre est universalisée c’est-à-dire
qu’elle est pensée comme indéfiniment possible, ainsi que
l’identité singulière de moi avec moi-même, en d’autres sujets
qui disent « je » comme moi. Si maintenant nous considérons
que c’est dans l’ordre d’une intuition permanente de notre nature
humaine que nous nous référons à un être singulier autre et que
cette référence est universalisée, il nous suffit de remarquer alors
qu’en nous pensant comme homme, nous nous pensons et en
référence à un homme autre « et » comme indéfiniment capable
d’en rencontrer d’autres.
Cette caractéristique fondamentale de la relationnalité de la
conscience implique une solution du problème de l’Un et du
Multiple contradictoire de la solution unitaire classique. Nous
aurons donc à revenir sur ce problème par la suite. Il est
déterminant.
On peut également rendre compte de cette intuition exercée
en disant que lorsque je me pense comme un « je » relationnel
humain, je me pense en relation à un autre « je » humain, à un
« toi », parmi d’autres sujets actuels et possibles. Mon intentionnalité en tant qu’humaine est humaine non seulement en moimême, sa source, mais en son terme : autrui, en lequel elle
reconnaît le « correspondant » de son « universalité ».
Sous un autre angle encore nous pouvons aborder cette intuition. En raison du caractère universalisé de tous mes contenus de
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
57
conscience, je me pense nécessairement comme sujet humain
dans une communauté humaine. D’une part, le fait de penser
selon un mode universel ne me permet pas d’affirmer l’existence
d’une multiplicité, actuelle ou possible, pour toutes les réalités
déterminées auxquelles je pense. Ainsi lorsque je porte le jugement que « la Lune est le satellite naturel de la Terre », je pense
bien à une multiplicité de lunes, mais j’en écarte l’existence en
l’affirmant unique implicitement. De même je conçois nécessairement et j’écarte immédiatement toute multiplicité de dieux
lorsque j’affirme Dieu comme Unique. Ainsi en est-il toutes les
fois (voici dans cette phrase même un exemple exercé de penser
universalisé et j’en ai conscience lorsque je l’écris) où j’emploie
l’adjectif « unique ». D’autre part, lorsque je me pense comme
homme, je me pense nécessairement comme un « exemplaire »
parmi une pluralité d’hommes que je conçois nécessairement et
cette pluralité je ne peux la considérer comme simplement
possible en m’affirmant comme unique. Je la conçois nécessairement comme actuelle — non pour la raison du « fait » seulement — mais parce que le mode universalisé de penser est le
mode même de mon existence consciente qui doit donc être
relationnelle. Je ne pourrais être conscient de moi selon un mode
universalisé, si je n’étais en mon être même en relation universalisée à autrui. Le fait de l’existence d’autrui révèle sa nécessité
lorsque je comprends ma nécessaire relationnalité à son égard.
Réciproquement ma nécessaire relationnalité à autrui implique la
nécessité relative de son existence.
Fonder l’universalité de nos concepts sur l’être même de la
conscience et lui rattacher l’existence d’une communauté spirituelle de personnes tranche radicalement avec les interprétations
classiques du type participation platonicienne, abstraction
aristotélicienne, schématisme kantien ou cliché résultant de
l’habitude ou de la fréquence. Nous devrons revenir sur ce problème comme sur celui de l’Un et du Multiple dont il est une
variante.
Outre notre nécessaire relationnalité (intentionnalité : terme
qui souligne mieux l’orientation dynamique) active à autrui,
nous sommes aussi, mais selon un mode différent en relation aux
choses. Notre intentionnalité intersubjective révélant sa finitude
foncière dans son universalisation ne jouit donc pas d’une
essence spirituelle pure et d’une actualité d’existence absolue.
58
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Ce serait le propre de Dieu. Elle se déploie dans la matière, c’està-dire incarnée en corps propre et par la médiation des objets du
monde. L’expérience spirituelle de notre incarnation, tant de
notre singularité de sujet que de notre relationnalité
intersubjective avec autrui, nous est donnée dans la discursivité
avec laquelle nous comprenons notre nature humaine en nousmêmes et relationnellement à autrui.
Une telle intuition par sa discursivité suppose la possibilité
de points de vue, dans l’ordre du connaître, de l’action et de
l’être, autant extérieurs les uns aux autres que se pénétrant les
uns les autres. Cela requiert une relation nécessaire à la
matérialité comme mode d’être différent de l’esprit : celui-ci
impliquant l’unité et la distinction. La structure intentionnelle
intersubjective d’essence spirituelle se caractérise par l’identité
du sujet avec lui-même, par la distinction (ou la négation) qui est
égale en perfection de distinction à la perfection de l’identité et
par l’unité de relation égale en perfection d’unité structurale à la
distinction et à l’identité. Comme mode d’être différent de
l’esprit la matière présente les propriétés inverses : identité
relâchée de chaque chose avec elle-même, compénétration de
l’une en l’autre par défaut de distinction et relâchement de
l’unité de structure.
Cette relation à la matière est intrinsèque à ma nature spirituelle relationnelle. Si le monde matériel est à la fois distinct
structuralement et différent formellement de l’esprit, en ses relations interpersonnelles, ma relation à la matière est une composante de ma spiritualité et de celle d’autrui ; c’est en vertu même
de ma spiritualité que je suis incarné ; ma manière propre d’être
spirituellement conscient est, en elle-même, incarnée ainsi que
ma relation à autrui incarné est elle-même incarnée. C’est
comme esprit et en vertu de ma manière propre de l’être que je
suis incarné. La « matérialité » de mon être n’est pas une partie
de mon être, mais une manière d’être esprit, de l’être de manière
finie et non absolue. Ma relationnalité spirituelle à autrui
constitutive de mon être selon sa perfection est comme telle
incarnée et exprimée corporellement. Je ne suis donc en aucune
manière formé de la réunion, lâche ou étroite, selon les systèmes
philosophiques, accidentelle ou nécessaire, contre nature ou
selon la nature, de deux « principes » ou « parties » ou
« substances » étrangers l’un à l’autre ou orientés l’un vers
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
59
l’autre et que l’on appellerait, suivant les cas, la « forme » ou
« l’âme » par opposition à la « matière » ou au « corps ».
L’exercice d’une intentionnalité intersubjective incarnée
implique l’exercice d’une intentionnalité objective et mondaine
et dans les déterminations fondamentales de notre existence
corporelle s’expriment les modalités constitutives de notre
relation spirituelle à autrui.
V. ANALYSE DE LA TROISIEME HYPOTHESE :
« JE SUIS AVEC AUTRUI »
Depuis Platon, le terme « amour » appartient traditionnellement au vocabulaire du devenir moral. Il exprime le désir, la
tendance, l’élan de la volonté libre vers les valeurs et les êtres qui
en sont porteurs : autrui et Dieu. Dans cette façon de voir, c’est
la distance, que maintient l’imperfection du devenir, entre le
sujet aimant et l’objet aimé, qui fonde et assure leur distinction.
Selon ce point de vue, la perfection de l’amour entraînerait, dans
le cas d’une pleine actualisation des valeurs, une identification,
voire une identité stricte entre le Sujet aimant et l’Objet aimé ; la
distinction entre « Sujet » et « Objet » n’étant plus alors qu’une
façon de parler discursive. L’amour se résoudrait dans l’Un
indistinct.
Cette conception nous semble amalgamer deux aspects du
Réel. Aussi distinguerons-nous deux sens au terme « amour ».
D’une part, l’amour dans l’ordre du devenir, c’est-à-dire la
tendance vers l’idéal de l’être à réaliser. Nous l’appellerons la
tendance d’amour, l’amour-tendance, l’amour des Valeurs.
D’autre part, l’amour-relation, l’amour qui s’accomplit dans
le devenir, certes, mais qui est structure de la perfection même de
l’être : l’amour-communication d’être.
C’est parce que cet amour-communication d’être est une
nécessité de la perfection de l’être qu’il est norme pour le
devenir moral et pour l’amour-tendance, lequel a alors comme
fin d’accomplir la distinction dans l’unité et non de la résorber
dans l’indivision.
Nous avons désormais compris, par l’étude de la deuxième
hypothèse, qu’une telle réduction du Réel était un non-sens
philosophique, que l’idée d’une forme réalisant sa perfection en
une singularité unique est une illusion objectiviste, mais nous ne
60
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
connaissons pas encore la nature de cette structure de toute
essence d’êtres-plusieurs d’une formalité donnée. C’est elle qu’il
nous faut tenter de déterminer maintenant en poursuivant notre
réflexion.
A. LES ENSEIGNEMENTS DE LA REFLEXION.
L’analyse de la tentative faite par l’homme pour se penser,
sinon comme un sujet unique — aucun philosophe ne s’est pensé
seul au monde —, du moins comme « sujet » uniquement en luimême, c’est-à-dire comme possédant chacun pour soi à lui seul
de façon entière et suffisante sa substantialité de sujet, nous a
conduit à reconnaître en lui une nécessaire relationnalité à autre
chose que lui.
Ensuite cette relationnalité nous est apparue, selon sa double
nature, interpersonnelle et mondaine, avec le caractère d’universalité qui leur est commun. Cette universalité relationnelle
en laquelle nous nous pensons par rapport à tout objet, nous
révèle par sa potentialité notre foncière finitude en tant qu’être
relationnel et donc aussi en tant qu’être selon notre singularité.
1. Les interrogations de la conscience.
Quelles sont les propriétés de ces structures relationnelles ?
Si notre relationnalité envers les personnes et notre
intentionnalité à l’égard des objets sont toutes deux semblables
entre elles, dans cet aspect d’imperfection inhérent à l’universalité, le sont-elles également dans leur aspect de perfection,
celui de leur structure selon l’unité et la distinction ?
La « dualité » dans laquelle se résume exhaustivement la
relation « sujet-objet » de l’intentionnalité mondaine représentet-elle aussi la forme constitutive première de la relation intersubjective ? La différence entre l’intentionnalité interpersonnelle
et l’intentionnalité objective ne consisterait-elle seulement qu’en
une différence dans les termes : pour la première, une autre
personne ; pour la seconde, une chose ?
Lorsque l’intentionnalité humaine se déploie en nature
propre, se résume-t-elle également en une relation binaire sur
fond d’universalité comme celle du dénombrement objectif et
mathématique ? Est-elle simplement actualisation indéfinie et
variée d’une dualité individuelle : moi — l’autre ; ou collective :
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
61
moi — les autres ? Ou bien la réciprocité entre deux sujets,
précisément parce qu’en leur être ils sont relationnels — unis et
distincts — et se reconnaissent tels selon la perfection qui est en
eux, implique-t-elle une richesse de rapports plus grande que
celle d’une série ou suite ?
Peut-on montrer qu’un simple schéma « aller-retour » ne parvient pas à exprimer la réciprocité d’une telle relationnalité ; que
seule une structure ternaire peut expliciter la forme de perfection,
non d’une relation objective de réciprocité, mais d’une
réciprocité entre deux êtres dont l’être même est vouloir
relationnel que l’Autre soit et donc qu’un Tiers soit parce
qu’ils sont ?
2. La structure ternaire de la relationnalité de l’être.
Pour répondre à ces questions il faut expliciter la relationnalité vécue et non pas analyser un concept objectivé de relation.
Ce ne fut pas l’analyse de la proposition « je pense, je suis » qui
nous a permis de reconnaître que le sujet était en lui-même et
selon sa perfection (puisque la distinction est proportionnelle à
l’unité) relationnel à un autre sujet, mais bien la démarche d’un
Cogito conscient qui est le nôtre, personnellement exercé par
chacun, dont nous avons l’intuition réflexive et dont nous
pouvons rendre compte discursivement par le langage.
Semblablement, ce n’est pas par une attention soutenue,
mais stérile, portée au schéma objectivé de la relation, schéma
décomposé en « terme de départ — terme d’arrivée, et rapport
entre les deux », que nous comprendrons la nature de la
relationnalité interpersonnelle, selon qu’elle relève de ce qui
est perfection en l’homme ; mais nous progresserons dans la
compréhension de la relationnalité de l’être en explicitant
l’intuition réflexive que nous en avons et dont nous pouvons
clarifier l’exercice en le vivant progressivement selon ses
exigences.
Pour prendre conscience de la nature de cette structure, il importe que comme sujet je fasse réflexion en mon activité à son
niveau le plus accompli d’actualisation, que je la considère selon
le maximum de son pouvoir.
62
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
La relation du « Je à l’Autre », dans la mesure où la distinction relève de la perfection du sujet (et où la négation appartient
à sa propre intelligibilité par rapport à l’autre) implique un
vouloir être dont l’Autre est le terme, ou dont je suis le terme
pour l’Autre. Vouloir être soi pour l’Autre et vouloir que l’Autre
soit, c’est poser que la nature originelle de la relation à l’Autre
est celle de la « communication » et de la parole adressée. Quelle
en est la structure lorsque nous la considérons comme relevant et
comme manifestant ce qu’il y a de perfection dans l’être ?
Toute activité de communication a, dans son essence, une
structure ternaire. Bien qu’une telle structure ne soit pas toujours
manifeste, ni directement perceptible pour celui qui observe cette
activité en spectateur, elle est cependant toujours présente.
Lorsque l’agir communicatif est compris réflexivement et que
l’on se rend apte à le saisir dans toute son ampleur, cette structure ternaire s’impose à la conscience et révèle son pouvoir
d’intelligibilité.
C’est avec les mots les plus simples que cette réflexion peut
s’exprimer et c’est en les prononçant et en les maîtrisant qu’on
peut le plus aisément comprendre en nous-mêmes la vérité à
laquelle ils nous renvoient, si nous prenons soin de ne pas laisser
défiler, mais d’enrouler sur eux-mêmes les moments discursifs
du langage.
mêmes :
Nous avons donc pouvoir de dire de nous-
Je suis par moi, moi-même...
moi-même pour toi...
pour toi autre que moi...
autre que moi, comme moi,
pour que tu sois toi-même être, comme moi-même je suis être,
étant par toi, toi-même...
toi-même pour un autre...
pour un autre, autre que toi,
autre que toi comme toi,
pour un autre, autre que moi,
autre que moi, comme moi,
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
63
et cet « autre que toi » est aussi en lui-même « autre que moi »,
puisque c’est comme « tout autre que moi » et en tant qu’« être pour
un autre que toi » ainsi que je le suis moi-même, que je veux que tu
sois,
pour que comme moi-même, je suis être,
comme toi-même tu es être,
il soit lui-même être,
étant par lui, lui-même,
lui-même pour d’autres,
pour d’autres que lui.
Et toi pour qui je veux être, tu peux me dire en réciprocité ce que
je t’ai dit de telle sorte que j’ai aussi pouvoir de dire que :
Je suis en retour voulu par toi, pour que...
je sois moi-même,
moi-même autre que toi,
autre que toi, pour un autre,
pour un autre que moi,
pour un autre que toi,
donc,
pour lui, qui en lui-même, est autre que toi et autre que moi,
pour lui, qui est comme toi et comme moi.
Et qui pourra nous dire que,
par lui-même il veut être lui-même,
lui-même pour chacun de nous,
pour que nous soyons chacun,
chacun comme étant l’un pour l’autre.
Le passage de l’interprétation binaire à l’interprétation ternaire de la relationnalité interpersonnelle suppose que l’on
comprenne bien (en une seule intuition) que l’être singulier est
relationnel en sa perfection et que cette relationnalité implique la
distinction comme aspect de cette perfection de l’être, au même
titre que l’unité d’identité avec soi et l’unité structurale avec
l’autre (laquelle se révèle d’essence ternaire par implication). Se
reconnaître comme relationnel en soi-même, en tant qu’être actif,
c’est vouloir que l’Autre soit. C’est aussi, dans le même acte,
vouloir qu’il soit relationnel à un autre puisque je le veux tel, que
tel je suis ; or je suis en moi-même relationnel à un autre. L’autre
dont je veux qu’il soit, je le veux donc relationnel à un autre. En
64
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
outre, c’est comme parfaitement distinct de moi que je le veux en
lui-même comme relationnel à un autre. Cela implique que ce
« nouvel autre » est également distinct de moi, qu’il soit donc un
tiers : l’autre — distinct de moi — de l’autre. De même autrui,
comme mon vis-à-vis en réciprocité, a pouvoir d’une semblable
démarche envers moi en tant qu’être relationnel selon la
perfection de son être. Il résulte que la relation de réciprocité
entre deux êtres relationnels selon l’unité et la distinction de leur
relationnalité concrète, implique une commune relationnalité à
un tiers selon même unité et distinction. La réciprocité du
Second envers le Premier s’inscrit déjà en ce que le Tiers est
voulu par lui comme relationnel également, mais relationnel non
pas envers lui, qui est Second, mais envers celui qui est Autre
par rapport à lui qui est Second et autre en même temps par
rapport au Tiers lui-même, c’est-à-dire relationnel envers le
Premier.
Cette intelligibilité de l’être, lorsque nous nous comprenons
selon ce qu’il y a de perfection en nous, ne traduit que la simple
vérité de l’amour. L’amour (le terme est ici entendu au sens
réflexif et métaphysique, fondement de sa signification morale,
et non dans un de ses multiples sens psychologiques), c’est
vouloir (d’un vouloir qui est l’essence de l’être et pas seulement
dynamisme de son devenir) que soit réel, comme absolument
distinct de soi, l’Autre en tant qu’» autre pour un autre ». Cet
Autre en tant qu’» autre pour un autre-qui-n’est-pas-moi » est
alors comme moi : « moi qui suis pour lui ». En réciprocité, c’est
d’accepter d’être voulu, par un autre qui me distingue absolument de lui comme « l’existant que je suis pour un autre », pour
un autre qui est, par celui qui m’aime, absolument distingué de
lui et de moi. En cela, je suis alors comme lui. La réciprocité du
vouloir d’amour implique d’aimer ensemble celui qui « en
Tiers » nous aimera en tant que nous sommes par lui « ceux qui
s’aiment ». Pour résumer notre propos, nous dirons que « être,
c’est être à soi et être par soi, soi-même pour un autre que soi
pour qu’il soit à lui-même par lui-même, lui-même pour un
autre que lui, puisque je veux qu’il soit tel que je suis ».
B. EXPLICITATION DE LA STRUCTURE TERNAIRE
DE LA RELATIONNALITE PAR CONFRONTATION
AVEC UNE TRADITION QUI IGNORE SA NATURE.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
65
Si cette structure ternaire n’est pas davantage explicitée par
la pensée philosophique, c’est parce qu’elle est vécue en tant
qu’humaine dans l’ordre du devenir et que les schémas binaires
par lesquels nous rendons compte de ce devenir viennent se
superposer à elle et la dissimuler, tandis que le devenir lui-même
est compris à partir de nos désirs psychologiques et est ordonné
sur le modèle du jeu discursif de nos relations conceptuelles.
1. Dissimulation de la structure ternaire sous des
schémas binaires.
a. Les rythmes binaires du devenir.
C’est d’abord l’idée même « d’orientation vers », de « mouvement vers » qui semble venir tout entière de l’ordre du devenir
et comporter une structure de « passage », c’est-à-dire une
structure binaire : passage d’un point à un autre, passage de
l’origine à la fin, passage de la potentialité à l’actualité, passage
du donné à l’idéal, entraînant une subordination des moyens à la
fin, dans la successivité des « avant » et des « après ». Tous ces
rapports binaires sont appropriés, il est vrai, à l’analyse du devenir, et c’est selon eux que nous prenons conscience de ce que
nous sommes, passant par exemple de l’ignorance à la connaissance. C’est selon eux aussi que nous nous accomplissons, passant de l’obligation que nous nous donnons à agir de telle ou
telle façon à la responsabilité assumée de nos actes.
S’il est vrai que tout notre être est en devenir, et que le
devenir n’est pas seulement une partie de notre être, cela ne
signifie pas que seules les déterminations, par lesquelles nous
rendons compte de notre devenir, soient les seules déterminations de notre être-qui-devient et que les rapports, que nous
mettons entre ces déterminations de notre devenir, soient
superposables aux rapports qu’ont entre elles les déterminations
qui expriment les nécessités de perfection de l’être. Si c’est en
tant qu’» être devenant » que nous exerçons notre relation à
l’autre, il n’est nullement établi que cette relation à l’autre
résulte du devenir de notre être ou qu’avec notre devenir elle
dépende, en tant que relation, d’une même finitude foncière.
Mais lorsque nous nous exprimons sur notre relationnalité
constitutive, notre pensée, en tant qu’elle s’accomplit dans le
devenir, pose d’abord le sujet et ensuite son mouvement vers
66
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
l’autre et ainsi le rythme binaire selon lequel nous élucidons
notre relation à autrui se superpose à elle.
Notre relation à autrui se voit ainsi identifiée à une relation
binaire entièrement spécifique du devenir. De là nous passons à
l’idée qu’elle dépend de notre devenir et de sa finitude. Nous
prenons en effet le rythme binaire suivant lequel nous prenons
conscience de notre relationnalité ontologique pour la structure
même de cette relationnalité. Il s’ensuivra que l’actualisation de
cette relationnalité dans le devenir sera ressentie comme une
sorte de naissance originelle de cette relationnalité même, plutôt
que comme son « actuation », c’est-à-dire son passage à un degré
de perfection plus accomplie. Parce que dans sa naissance elle
passe pour liée au devenir, notre relation à autrui est ressentie en
dépendance de lui et tributaire comme lui d’une même finitude.
Lorsque nous nous représentons ainsi notre relationnalité
selon un schéma étiré dans la successivité du devenir, l’Autre est
considéré comme un terme second, un moment ultérieur vers
lequel nous tendons. De la sorte, en sujet que je suis, je me
considère moi-même, en ma singularité, comme existant en un
temps présent, tandis qu’autrui est pensé « au futur ». Il est vrai
que, parce que je suis en mon présent un être inachevé, je tends
vers mon futur qui sera pour moi un accomplissement. Mais
parce que j’ai abusivement, ou plutôt par amalgame et manque
de discernement, pensé Autrui « en ce futur » — du moins parce
que, par latence en une compréhension encore indifférenciée de
moi-même, je ne le pense pas « toujours en mon présent » — je
verrai en lui, lorsque je le rencontrerai, un accomplissement de
moi-même. En généralisant cette façon psychologique de
ressentir notre activité, on formulera l’idée qu’autrui est pour
moi un « complément ». Ce qu’il n’est pas et donc ne peut pas
être.
Inversement, lorsque le penseur classique analyse le cas
théorique, où un être humain n’actualiserait pas de relation à son
semblable, il ne reconnaîtra pas dans ce cas théorique une
contradiction, donc une impossibilité, mais il conclura à une
« absence ». La pensée de la possibilité même de cette absence
de relation montre que la relationnalité n’est pas conçue, dans le
cas de l’homme, sur le plan de la perfection de l’être, mais sur le
plan du devenir. Si la solitude est alors pour l’homme une
imperfection, c’est qu’elle est une absence de ce qui devrait être :
l’absence d’autrui est ressentie comme un manque et une
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
67
privation. C’est une imperfection rendue possible dans un ordre
de choses par l’imperfection foncière de cet ordre même. Si en
Dieu, l’Être parfait, une telle privation est inconcevable pour le
philosophe classique, c’est parce que sa Perfection exclut toute
relation et toute distinction en son Unité, et non parce qu’il serait
impossible en raison de sa Perfection que ne soit pas actualisée
et parfaite la relationnalité de Sa nature divine. C’est ce
qu’Aristote exprime lorsqu’il pense qu’on ne peut concevoir
l’homme comme un être solitaire de nature, car il serait alors ou
un monstre ou un dieu.
S’il en est ainsi, c’est bien parce que la relation à autrui est
comprise dans le mouvement même du devenir. Ce qui doit être
satisfait par la rencontre d’autrui est d’abord vécu comme un
« besoin ». C’est le propre d’une psychologie empiriste que de
voir dans le « besoin d’autrui » la forme permanente de notre
relationnalité, et dans la rencontre son actualisation passagère, et
de penser que cette rencontre engendre à son tour, parce que
passagère, le besoin peut-être illusoire, inquiet à coup sûr, de son
éternité. Mais la psychologie empirique n’est pas à proprement
parler fausse, elle est indifférenciée et sans nuance. La notion de
« besoin » exprime l’idée d’une nécessité fondée sur l’imperfection de l’être qui agit. Cette notion psychologique s’accorde avec
le présupposé unitaire de la philosophie classique. L’être dans sa
perfection absolue n’en serait pas affecté. Il serait donc parfait en
sa propre solitude.
Certes en l’Absolu de perfection, il n’y a pas de devenir,
donc pas de « besoin », mais il y a bien relationnalité en nature
propre, car la relationnalité dans l’être ne prend pas naissance
avec le devenir, mais est une nécessité de l’être fondée en ce
qu’il y a de perfection en lui. Ce n’est pas par « besoin » que
nous sommes en relation à autrui, mais par nécessité de
communication d’être. Si l’on peut et si l’on doit considérer un
aspect de « besoin » dans la relation à autrui, ce n’est pas au
fondement de cette relationnalité, mais dans la nécessité, qui est
la sienne en l’homme fini, de s’accomplir « dans » le devenir. Il y
a un « besoin », si l’on veut, pour elle de tendre à sa perfection.
Mais le terme « d’exigence intérieure de liberté » convient mieux
que le terme « besoin », parce que notre relationnalité envers
autrui s’impose en tant que nécessité intérieure à notre liberté, en
vertu de ce qu’il y a de perfection en notre être. C’est d’ailleurs
pour cela qu’elle est normative et la première des lois morales.
68
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
b. Les rythmes binaires de la finalité.
Le penseur classique, se considérant dans sa seule individualité — comme s’il observait l’activité d’un seul objet, perçu
au travers du seul concept de sa catégorie — s’éprouvait comme
un être limité, dépourvu et, du fait de son devenir, en proie à un
besoin ; il s’estimait comme une œuvre inachevée qui attend
d’être complétée, comme un être de désir qui, parce qu’il est
responsable de lui, doit entreprendre de se parfaire lui-même en
s’orientant vers les autres dans le but de combler ses carences
initiales. Il attend pour lui, de ses relations avec autrui, un
enrichissement, un accomplissement de lui-même. Mais autrui
peut-il répondre à cette attente ? Peut-il avec les limites de sa
propre réalité combler effectivement l’indigence initiale du sujet
individuel ?
Et si ce besoin d’être complété renaissait sans cesse ? Et si
l’homme s’estimait affecté d’un manque infini, puisque c’est
sous la forme d’un projet indéfini qu’il se représente son avenir !
Ainsi l’indéfini de son futur, au-delà de ses lendemains
immédiats et finis s’ouvre comme un vide sans limite. Il pense y
reconnaître la mesure ultime de son indigence et de son
inachèvement ; l’angoisse devant une telle indigence le saisit.
Vertige du néant car aucun être fini ne pourra le combler et
l’indéfini de son futur ne sera pour lui que la mortelle réalité de
sa propre absence à lui-même. Espoir de salut au contraire s’il se
donne l’idée d’un Être infini, objet de son désir, terme ultime de
son futur, un Dieu substitué à son propre néant, pour combler
son indéfinie potentialité.
Cette projection illusoire d’un désir indéfini sur un Etre
Infini peut trouver, dans le contexte de la pensée classique, un
support théorique dans le concept d’être. Lorsque ce concept est
pensé dans la seule unité de sa généralité, comme objet formel de
l’intelligence et de la volonté, on en vient facilement à établir
une sorte de parallélisme entre d’une part la participation logique
de nos concepts au concept « être », tant sous son aspect de
« vérité » que de « bonté », et d’autre part une participation — qui
serait dite ontologique — des êtres désignés par nos concepts à
un être Infini qui correspondrait alors précisément à l’objet
formel de nos facultés rationnelles. Notre désir de connaître et
l’appétit de notre vouloir (de posséder ou d’appartenir à) qui se
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
69
portent vers les objets de notre expérience, seront à leur tour
considérés comme des participations d’un désir de connaître et
d’un appétit de posséder qui se porteront vers l’Être Infini luimême. Pour notre intelligence et notre volonté qui tendent vers
Lui, Il serait la Vérité et la Bonté infinie qui, englobant toutes les
autres vérités et bontés, serait capable de tout dissoudre en lui et
de se substituer à tout.
Cette manière de voir est sous-jacente à presque tous les
courants unitaires de philosophies spiritualistes. Prenant son
inspiration dans la conception parménidienne de l’être « en
cercle sur lui-même », exposée en « allégories » par Platon et
sans doute considérée par lui comme une allégorie d’ensemble
de l’esprit humain lui-même et de la vérité qu’il porte en sa
propre réalité, elle fut, par ses successeurs — partisans et
adversaires — interprétée dans le sens d’un réalisme objectivé. A
ce titre et sous des formes diverses mais apparentées entre elles,
elle inspira toute une psychologie humaine et religieuse et servit
de langage, à l’expérience mystique et à l’expérience amoureuse
en même temps qu’elle leur imposa ses schémas. Toute l’histoire
de la pensée en est pétrie.
Notre relationnalité se trouva ainsi comprise comme une tendance finalisée dans le cadre du devenir. La dualité de l’avant et
de l’après prend le visage d’une autre dualité : celle de
« l’origine et de la fin ». Dans cette finalité, la dualité « moyen et
fin » est mise en parallèle avec la dualité « général et particulier »
et ainsi notre relationnalité ontologique à autrui est pensée
comme un moyen ou une forme participative de notre tendance à
l’Infini.
C’est de cette façon que l’histoire a compris notre relationnalité ontologique mais sans la reconnaître comme ontologiquement liée à la perfection de l’être, en la situant tout entière
dans l’ordre du devenir. De la sorte les hommes ont, hélas !
pensé que c’est le devenir qui nous met en relation à l’autre (ou à
l’objet matériel). Ils se sont représenté l’avènement de nos relations selon la succession du devenir, c’est-à-dire selon la dualité
indéfiniment répétée de l’avant et de l’après. Autrui et plus encore Dieu sont pensés comme des termes à atteindre et nous
plaçons notre perfection dans la possession que nous pourrions
en avoir, par conquête ou par grâce de leur part et l’amour du
prochain devient une forme de l’amour de Dieu. Autrui est aimé
70
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
en vue d’aimer Dieu et c’est Dieu qui est aimé dans l’Autre.
Vouloir aimer autrui pour lui-même relève d’une tentative de
rébellion envers Dieu. Une sorte de culpabilité pèse sur l’amour
d’autrui pour lui-même puisqu’en le considérant comme une fin,
cela impliquerait, dans une conception finaliste de l’amour, le
refus de la fin ultime qui ne peut être que l’Être infini et non un
être partiel, fût-il spirituel. Vision qui n’est pas dénuée de
noblesse, mais qui, erronée, engendre des effets pervers !
c. Le rythme binaire de l’objectivité.
La structure ternaire de notre relationnalité interpersonnelle
est également dissimulée sous la structure binaire du rapport
classique « sujet-objet matériel », que ce dernier soit objet pour
l’intelligence ou objet pour la volonté, c’est-à-dire pour autant
que l’homme comme sujet spirituel le rencontre selon sa sensibilité perceptive, ou selon sa sensibilité motrice.
Si cette relation « sujet-objet matériel » dissimule la
structure ternaire de l’interpersonnalité, c’est parce que toute
notre psychologie de la reconnaissance d’autrui fut, dans le cadre
de la philosophie classique, expliquée à partir de notre saisie de
l’objet matériel. Percevoir l’objet matériel et agir sur lui passait
pour la situation originelle à partir de laquelle se développait
toute l’activité spirituelle. C’était donc en vertu d’un supposé
raisonnement par analogie que les philosophes classiques rendaient compte de notre connaisance d’autrui. Son existence était
constatée comme un fait et sa personne était appréciée comme
une chose spirituelle : une « substance individuelle de nature
spirituelle ».
Plusieurs courants de philosophie moderne, depuis Kant et
Hegel, ont inversé le rapport « objet-autrui », en faisant d’autrui
le terme privilégié de notre intentionnalité, mais ils en ont gardé
la structure binaire.
Les sciences humaines pour leur part ont déjà largement
scruté les formes variées de la relationnalité humaine, principalement les formes affectives, et en ce domaine elles ont ordonné
leurs recherches et leurs interprétations autour de la dualité
objective « homme-femme ». Leurs travaux ont certes montré
l’insuffisance des conceptions individualistes du sujet humain
mais ils n’ont pu montrer — car cela dépasse les possibilités de
leur méthode — comment la sexualité humaine est à la fois, selon
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
71
son essence, expression actualisée d’une structure ternaire et
possibilité active de son universalisation humaine, comme nous
le montrerons dans l’étude de la quatrième hypothèse.
Il importe donc de se donner une intelligence de notre
relationnalité qui lui soit appropriée et de ne pas se contenter
seulement de la reconnaître comme à contrec·ur en la
dissimulant sous les catégories spécifiques du devenir et de la
finalité, du fait de l’avoir d’abord explicitée sur le modèle de
notre relation aux choses et analysée, comme tous les autres
problèmes philosophiques, à travers le reflet que le langage en
donne. A la suite d’une telle analyse, nous introduisons en
contrecoup des problèmes artificiels dans la compréhension de
notre agir moral et nous faussons le sens de nos aspirations les
plus généreuses. Il faut découvrir la structure ternaire de notre
relationnalité derrière les masques binaires dans lesquels une
philosophie de l’objet (ou du sujet objectivé) et du primat de
l’unité indivisionnelle nous en laisse deviner la réalité tout en
voilant son essence.
2. L’insuffisance d’un schéma interpersonnel binaire.
L’amour comme propriété relationnelle ontologique de l’être
conscient et libre ne peut être « amour de soi ». Au sens strict, un
être ne peut s’aimer lui-même, car l’amour fondamentalement
distingue de soi, entièrement. Il y a amour, lorsqu’un être-sujet
fait être, selon la mesure de son pouvoir, « un être autre », autre
et tel que lui-sujet est être et se fait être. « S’aimer soi-même »
est une impossibilité et même une impossibilité absolue, tout
autant qu’aimer l’autre pour soi-même, comme intermédiaire ou
moyen de sa propre perfection. C’est en raison de la
dissimulation de l’amour relationnel sous l’amour-tendance que
l’expression « amour de soi » paraît avoir un sens acceptable. En
effet chaque sujet tend vers sa propre perfection. Et cette
tendance vers son propre accomplissement peut donner un sens à
l’expression : « amour de soi ». Mais selon cette acception du
terme, il n’est question d’aucune communication d’être, ni
d’aucun élan vers un être autre.
Si l’idée d’une perfection de l’être ramenée à l’unicité d’un
sujet solitaire rend impossible toute compréhension de la
communication de l’être, les schémas binaires appliqués à l’agir
communicatif ne permettent qu’une description « objectivée » de
72
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
celui-ci. L’agir communicatif y est compris à travers l’image
sensible qu’il extériorise de lui-même et que nos yeux perçoivent : d’un côté nous voyons le « donneur », et à l’autre terme
de la relation, nous voyons le « receveur ». De cette relation
binaire nous inversons parfois le sens, et nous parlons de
« réciprocité ». Dans cette optique alors, le déploiement de la
communication d’être se réduit à une suite de relations binaires
juxtaposées ou enchaînées, aux multiples spécificités. Ainsi les
hommes expriment leurs rapports par paires de termes : Dieu et
ses créatures, l’homme et son prochain, le père (ou la mère) et
ses enfants, l’homme et sa femme, la femme et son mari,
l’homme et son frère, l’homme et son ami, etc. Leur structure
mentale plurielle est celle du dénombrement objectif où la
réunion de l’un et de l’autre égale deux : 1 + 1 = 2. La structure
plurielle réflexive est créatrice d’existence nouvelle en tierce
position. La réunion de l’un et de l’autre « donne » trois (1 + 1) =
3. Ce déploiement créateur de l’être relationnel est la condition
absolue de la possibilité d’un dénombrement objectif me donnant
en symbolisme formel 1 + 1 + 1 = 3.
Dans l’interprétation binaire, la réalité de l’agir
communicatif est occultée et l’essence de la communication est
pour une part réduite à « l’échange ». Or la relation d’échange,
même lorsqu’elle est « valorisée » autant qu’elle peut l’être, ne
peut être tout au plus qu’un aspect de l’expression incarnée
d’une relation de communication.
La communication d’être n’est pas « échange », même si, sur
le plan de son expression incarnée, des objets peuvent être
échangés. Lorsqu’elle est vécue avec l’attente d’une réciprocité
binaire, elle est même confusément ressentie comme une façon
déguisée de récupérer le don initial. L’interprétation binaire de la
réciprocité humaine jette donc d’emblée une certaine suspicion
sur la relation d’échange et sur toute relation. Peut-être est-elle
effectivement suspecte, peut-être ne l’est-elle pas ! Mais si l’on
veut qu’elle ne le soit pas, ou encore si l’on veut qu’elle soit
reconnue comme ne l’étant pas, c’est comme moment incarné
d’une réciprocité communicative qu’il faut la comprendre, c’està-dire selon sa structure ternaire. Pour la pensée classique
unitaire et la psychologie empirique commune, l’objet donné,
lorsqu’il est compris, dans le cadre d’un rapport binaire, n’appartient plus au donneur. Un vide s’est fait dans son « avoir ».
Vide comparable à celui qui « attend » un objet convoité. Le « je
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
73
n’ai plus... » n’est pas le « je n’ai pas encore... », mais dans l’un
et l’autre cas la relation de l’objet au sujet est, dans l’entre-deux
du présent, d’une commune nature : elle est absence d’un bien.
Que penser alors d’une réciprocité qui viendrait la combler ?
Quelle en serait la valeur ? Sans doute suspecte ou peut-être pas !
Et pour échapper à cette suspicion ou du moins à l’ambivalence
du jugement, faut-il renoncer à la réciprocité ? Le don serait-il
alors plus authentiquement don, s’il n’y avait pas de retour ? En
passant au cas limite, celui du « don de sa personne », faut-il que
l’amour implique la destruction du Sujet qui se donne ? Mais
alors étant détruit, que pourrait-il être « pour l’autre » ?
L’impasse de la pensée classique est manifeste.
L’opposition classique entre l’objet-donné et l’objetconvoité dans leur rapport au Sujet est analogue à l’opposition
entre deux positions contraires par rapport à la vérité : celles-ci
ne peuvent être vraies ensemble, mais elles peuvent être fausses
toutes les deux. Pour que l’objet donné soit valablement donné et
donc le « contradictoire » d’un objet convoité et arraché à autrui,
il faut qu’il se situe dans un rapport authentique au Sujet aimant,
et que ce rapport soit authentiquement compris. Il faut que
l’objet qui est donné soit compris, non comme objet dont on se
dépossède, mais à la possession duquel on accède véritablement
parce que par son don on s’actualise comme sujet relationnel à
l’autre, car cet objet est utilisé pour faire exister l’autre
davantage. L’objet donné est alors vraiment le « corps » (le corps
médiat) du sujet relationnel qui s’accomplit authentiquement en
tant que relationnel. Pour un sujet réflexivement conscient de sa
relationnalité, ce qui est ainsi vraiment donné est aussi vraiment
possédé et ce qu’il possède est possédé « pour l’Autre », pour
qu’il soit et soit pour un Autre. Une analyse relationnelle permet
ainsi de comprendre cette vérité du cœur : « qu’il y a plus de joie
à donner qu’à recevoir ». « A donner », si en donnant, on se fait
« être comme vouloir que l’Autre soit ». « Plus de joie... qu’à
recevoir » si en recevant on refuse d’exister dans la « reconnaissance » de la générosité de l’Autre. Mais c’est aussi une égale
joie de se recevoir en permettant à l’Autre de se donner.
Pour échapper à une interprétation binaire, la pensée classique se trouve devant un dilemme. Ou bien elle propose de supprimer la distinction, signe d’imperfection et de tendre à l’unité
pure ; ou bien elle conseille de ne pas s’arrêter à une seule relation binaire, mais de tendre à l’unité par un effort d’universa-
74
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
lisme. Aimer un seul être humain, même dans une réciprocité
éprise de fusion, c’est rester prisonnier de la distinction qui
entérine une irrémédiable imperfection. Aimer tous les hommes,
c’est autant que faire se peut, s’élever au dessus des distinctions
pour aimer l’Homme : un et unique, en chaque homme. Par-delà
la valeur d’humanité qui est en chaque homme, il est encore possible de tendre vers la valeur de l’Être comme tel qui est alors le
Bien absolu : Dieu. C’est Dieu qui est aimé en chaque homme.
Le projet d’un amour sans distinction revêt alors les allures
d’une fusion de tous en Dieu. Telle est la vision classique.
La relation de l’homme à autrui est certes une relation
universalisée et l’exigence d’universalité dans l’amour du prochain est un signe de perfection, et une façon d’ouvrir les relations humaines au-delà des seuls rapports d’intérêts. La
particularité ou la généralité de ceux-ci est si limitée qu’ils
n’atteignent pas l’ordre de la Valeur humaine. Mais comment
faut-il concevoir cette universalité ? Quel est en elle l’aspect de
perfection ontologique qui fonde l’obligation morale de la
charité ? Une universalité fondée et expliquée à partir du seul
aspect de la communauté de nature peut-elle rendre compte
valablement de toute l’expérience humaine de l’amour de l’autre
? Les multiples affirmations de l’irrationalité de l’amour dans
cette même tradition classique ne peuvent que nous faire
pressentir une réponse négative.
La tradition unitaire ne rejette-t-elle pas maladroitement dans
l’ordre de l’imperfection, et donc dans l’ordre de la sensibilité, et
par suite dans celui de la passion, des aspects de perfection relationnelle de l’être, parce qu’elle ne peut les appréhender dans la
formalité abstraite des concepts par lesquels elle désigne les
choses et les personnes indistinctement.
3. Signification relationnelle du devenir finalisé.
Certes notre perfection de sujet ne se peut concevoir sans
autrui ni sans Dieu. Certes nous sommes en devenir et en devenir
selon tout notre être, mais ce n’est pas dans la succession du
devenir que prend naissance notre relationnalité en recevant de
lui une structure binaire. Dans le devenir cette relationnalité, qui
est constitutive de notre être-qui-devient, passe seulement mais
essentiellement, d’une moindre perfection à une plus grande
perfection relationnelle. Ainsi, nous ne tendons pas vers Autrui ;
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
75
nous ne tendons pas vers Dieu ; mais nous tendons à la
perfection de notre relation à Dieu et de notre relation à autrui.
C’est comme être relationnel que nous sommes en devenir et ce
n’est pas parce nous sommes en devenir que nous sommes
relationnels. Nous ne tendons pas à devenir autrui, ni à devenir
Dieu. Dieu n’est pas la perfection de l’homme. La perfection de
l’homme ne peut être la perfection que de ce qui « est humain »,
c’est-à-dire de son être humain. Mais de cet « être-homme », la
relation à autrui et la relation à Dieu sont constitutives. La
perfection de l’homme, c’est la perfection de son être selon sa
relationnalité : la perfection donc de sa relation à autrui et de sa
relation à Dieu. C’est enfin une ultime question que de se
demander quel est, dans l’histoire de l’homme et de Dieu, le
terme en perfection de cette relationnalité constitutive. Nous y
répondrons plus tard, lorsque nous aurons pu élaborer une idée
de Dieu conforme à cette relationnalité.
C’est d’ailleurs parce que ces relations à autrui et à Dieu
sont constitutives de notre être, selon ce qu’il y a en lui de
perfection ontologique qu’elles sont impératives pour notre
liberté et qu’elles résument l’essentiel de la loi morale : l’amour
de Dieu et l’amour du prochain, indissociablement, tous deux
également impératifs, sans que l’un soit subordonné à l’autre. La
subordination de l’amour d’autrui à l’amour de Dieu, en faisant
de l’un le moyen de l’autre, est également une conséquence de
l’assimilation du relationnel au successif et de la réduction de
l’exigence morale à une « séduction transcendante », comme si
l’obligation morale était l’attirance exercée par une Fin pensée
comme ultime et extérieure au Sujet. Ainsi à une implication
entre deux relationnalités ontologiques — qui ne sont pas
comprises comme telles — se superpose la représentation d’un
rapport « moyen à fin » et à une explicitation de ce qu’est
l’essence de l’être dont les nécessités déterminent ce qui est
normatif pour l’action, se superpose le schéma psychologique
d’un acte d’adaptation et d’utilisation des choses dans le temps et
l’espace en vue d’un but à atteindre extérieur au sujet.
Certes il y a obligation morale, mais celle-ci n’est pas la
force exercée en l’homme par la Puissance divine. L’impératif
catégorique n’est pas un « commandement » du Maître
Souverain. L’ordre moral est l’ordre du devenir libre. Il n’y a pas
d’obligation morale pour Dieu, bien que libre, puisqu’Il n’a pas à
76
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
devenir son être et à se réaliser en liberté infinie. Il est de
nécessité absolue la perfection de son être. Il n’y a pas davantage
d’obligation morale pour un être matériel bien qu’il soit en
devenir, puisqu’il n’est pas libre et ne se réalise pas par luimême. Seul l’être spirituel en devenir est un être de moralité
(c’est-à-dire un être dont la perfection de la liberté est seulement
une « obligation » c’est-à-dire une nécessité d’être par soi qui est
ontologiquement imparfaite, et qui reste en deçà de la nécessité
absolue d’être par soi son être). L’obligation est la forme finie de
la liberté spirituelle, la manière pour l’être fini spirituel d’être
par lui-même, comme un être qui est « à se faire ».
Et c’est en se recevant de Dieu, dans une communication
créatrice, que l’homme est en sa liberté même un être qui
s’oblige à sa propre réalisation. Dieu ne peut le créer en situation
de liberté absolue et divine, dans la nécessité absolue d’être par
lui-même son être ; Il ne peut que le créer en situation de liberté
finie, dans une nécessité non absolue d’être par lui-même, c’està-dire comme un être qui n’est par lui-même qu’en s’obligeant à
être son essence.
Mais à quoi le sujet est-il obligé ? A rien d’extérieur mais à
lui-même. C’est son être même qu’il a à faire. Dans son devenir
il est à lui-même sa propre fin. En ce sens, sa fin est « ab-solue »,
car elle n’est subordonnée à aucune autre fin et ne dépend de rien
d’extérieur. La moralité d’une action particulière, c’est d’être
orientée à cette fin absolue intérieure à l’être libre en devenir.
C’est le sujet libre en tant qu’il se réalise par son action qui est la
fin même de cette action. Formellement et rigoureusement
parlant la fin absolue de l’action morale de l’homme n’est pas un
Être Absolu. Ce n’est pas Dieu qui est la fin de l’action morale
libre mais l’homme selon son être à réaliser. Ce n’est donc pas
l’existence d’une « cause finale » distincte du sujet qui peut
fonder l’agir moral. Pas davantage, peut-il être fondé par une
« cause finale » qui lui serait pensée comme intérieure car cet
« idéal de soi », dans sa potentialité ne peut être la source
actuelle de l’obligation en laquelle ma liberté se reconnaît en sa
perfection finie et en devenir. De plus cet « idéal de soi » n’est
pas un modèle prédéterminé, une essence préformée jusqu’à son
dernier détail à laquelle le sujet libre n’aurait qu’à consentir et à
rendre (ou refuser de rendre) réelle en lui. Cet idéal est lui-même
à inventer et son invention fait en quelque sorte déjà partie de
l’exigence morale initiale. Ce n’est donc pas parce qu’il y a une
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
77
fin qu’il y a ordre moral, mais bien plutôt parce qu’il y a un ordre
moral qu’il y a finalité et que cette finalité est intérieure au sujet
libre en devenir, au sujet qui s’oblige à lui-même, et à son
essence, c’est-à-dire qui s’oblige à construire son essence selon
les nécessités de l’être.
Mais quelle est l’essence de son être à réaliser, quelle est sa
nature reconnue dans ses nécessités ? Quelles sont ces nécessités
intérieures à l’être libre en devenir, nécessités qui sont par le fait
même les normes de son action ? Elles sont essentiellement de
nature relationnelle : relation à Dieu et relation à autrui. C’est en
tant qu’elles sont constitutives de l’être spirituel selon sa perfection d’être qu’elles sont, selon leur essence, la forme de notre
agir libre, et sa détermination normative parce que nous sommes
en devenir. La détermination de la fin ultime de l’homme, ce
n’est pas autrui, ce n’est même pas Dieu, c’est la perfection de
notre relationnalité à autrui et de notre relation à Dieu selon leur
essentialité respective et l’articulation propre de leurs rapports.
Déterminer le « système » de la loi morale, c’est-à-dire les
diverses obligations qui sont les normes internes de l’agir libre,
soit en vertu de leur ordonnance à une cause finale extérieure
(assimilée à Dieu) et en raison de leur aptitude plus ou moins
grande à en permettre l’obtention, soit à partir du seul aspect de
finalité interne propre à une activité en devenir, c’est à la fois
occulter et déprécier l’essence de la relationnalité de l’être, en la
ramenant dans l’ordre du devenir et en lui imposant une structure
de réalisation binaire (le sujet et sa fin vers laquelle il tend) et
c’est aussi poser les termes d’un conflit artificiel entre
l’obligation morale et la liberté puisque l’obligation morale
fondée en ce cas sur la fin ultime serait extérieure au sujet libre.
La loi de la communication de l’être, nous l’exerçons donc
comme une nécessité première de l’être en notre activité relationnelle. Nous en prenons conscience comme ultime et suprême
intelligibilité de l’être (comme intelligibilité englobant toute
intelligibilité partielle), dans le cadre d’une démarche réflexive et
nous l’actualisons dans nos relations fiduciales. En tenant
compte des deux sens du mot « amour » nous dirons alors,
puisque notre liberté est une liberté en devenir — donc qui
s’oblige — qu’il faut aimer « aimer », c’est-à-dire qu’il faut
tendre d’enthousiasme à communiquer d’exister et d’être. Aussi
la première loi d’intelligibilité de l’être devient-elle la première
loi normative de nos actions : celle de la charité.
78
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Si d’une part, il y a norme et obligation, c’est parce que nous
sommes des êtres libres en devenir. Si d’autre part, c’est la loi de
charité qui est la règle normative de nos actions, c’est parce
quelle est constitutive de la liberté consciente en tant que le sujet
est nécessairement « vouloir que l’autre soit et soit comme autre
en parfaite égalité ». Il en allait de même pour le principe de noncontradiction. Si ce principe est la règle normative de nos
pensées, c’est parce qu’il est constitutif de la conscience libre, en
tant que le sujet est nécessairement connaissance de lui dans la
distinction d’avec toute altérité objective. La loi de charité et le
principe de non-contradiction sont tous deux fondés dans la
structure relationnelle de l’essence spirituelle de l’être. C’est
parce que la constitution de l’être est relationnelle en sa perfection que notre pensée s’actualise selon l’identité et la noncontradiction et que notre liberté s’accomplit selon la conservation de soi et l’amour de l’autre. Lois logiques et lois morales,
par la relationnalité qu’elles impliquent, sont fondées les unes et
les autres sur la structure ontologique de perfection de l’être dont
elles nous aident à prendre conscience. S’il y a « normativité »,
c’est parce que pour l’homme cette structure s’actualise dans le
devenir de l’être et qu’elle est « universalisée », tant logiquement
que moralement. C’est aussi en tant que finie et en devenir que
cette structure relationnelle s’actualise dans le monde, historiquement, dans l’universalisation selon le temps et l’espace.
La relationnalité ternaire de l’être peut donc être considérée
comme la loi de l’être et la loi des lois. Quant à la manière dont
cette structure ternaire s’actualise et dont s’effectue le passage
entre ses actualisations successives selon les divers ordres de
réalité de notre expérience, elle nous permettra de comprendre la
loi du devenir de l’être, loi de notre devenir comme être. Cette
seconde loi nous donnera le sens ontologique de notre histoire et
la perspective de notre destinée au-delà de l’Histoire, en tant que
cette histoire et cette destinée sont l’accomplissement de l’exigence éthique qui se fonde sur la structure de communication de
l’être.
C’est donc dans l’étude de la quatrième hypothèse : « je suis
avec autrui au monde », celle où nous embrassons réflexivement
notre situation humaine dans toute sa richesse existentielle, que
nous pourrons étudier les formes d’universalisation de la structure relationnelle de l’être et par conséquent la loi de notre devenir et de notre destinée de consciences libres et personnelles.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
79
4. L’écran du langage et l’obstacle des symbolismes
de l’unité à la structure relationnelle de l’amour.
Nous avons pu voir que la constitution relationnelle de la
conscience, pour autant qu’elle s’exerce dans un monde de
choses qui fascinent son attention, peut faire obstacle à la
reconnaissance réflexive de cette relationnalité même en tant
qu’elle est interpersonnelle selon sa perfection. Mais cet
obstacle originel de « l’objectivisme » n’est pas le seul ; il peut
être en l’occurrence renforcé par la structure du langage
énonciatif et par les symbolismes culturels qui traduisent
l’accomplissement de l’amour en des images d’unité seulement.
Le langage tel que nous l’énonçons ne permet pas, en effet,
de distinguer la connaissance réflexive de soi par voie d’identité
de la connaissance objective par voie de distinction. Il porte au
contraire à les confondre l’une l’autre par la similitude des
fonctions grammaticales qu’il impose à leur expression. Ce qui
est vrai pour l’usage du verbe « connaître » l’est aussi pour le
verbe « aimer » qui peut recevoir en guise de complément d’objet
ou ma propre personne ou celle d’autrui : « je m’aime ; je
t’aime ». Nous sommes ainsi habitués presque irrémédiablement
à comprendre l’amour d’autrui sur le modèle de l’amour de soi.
Le langage, par sa structure, place notre conception de l’amour
sous le signe de la seule unité, exclusive de la distinction. Il nous
porte donc à subordonner conceptuellement l’amour d’autrui à
l’amour de soi, à méconnaître ainsi les propriétés constitutives de
l’amour d’autrui, à opposer par là même la réalité de l’amour de
l’autre, à l’amour de soi. Ces deux amours sont donc rendus
antagonistes puisque, étant unis comme distincts, il faut pour
qu’ils soient réduits à l’identité que l’un cesse pour que l’autre
puisse exister. Enfin cette opposition conflictuelle s’explique
parce que l’amour de soi et l’amour d’autrui sont compris selon
une même signification psychologique en un même plan : celui
du devenir. Or il faut entendre le terme « aimer » en des
significations différentes de celles de la communication de l’être,
pour qu’une personne consciente et libre puisse, en un sens
acceptable, attribuer — ou se voir attribuer — ce mot « amour » à
elle-même et s’en considérer comme le terme, qu’il soit ou non à
son honneur.
80
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Il peut s’agir par exemple de la recherche d’avantages ou de
plaisirs divers, de la réalisation de désirs différenciés, de
l’accomplissement de sa personnalité ou de l’édification de soimême dans la perfection morale. Si l’amour est pensé parfois
comme amour de soi, c’est parce que le désir de l’autre est
d’abord compris et vécu au travers de la possession de biens ou
de conduites aptes à se faire plaisir, vu que l’homme, « par
pauvreté », se comprend souvent comme « corps ». Nous
sommes ici au stade objectif de la compréhension de l’homme
par lui-même. En ce niveau d’intelligence, la Sagesse populaire
formulera plusieurs préceptes : « Ne fais pas aux autres ce que tu
ne voudrais pas qu’ils te fassent », ou « Fais aux autres ce que tu
souhaiterais qu’ils te fassent ». Dans ce cas, l’amour de l’autre
est assimilé à un comportement qu’on peut aussi avoir envers
soi. Ce qui peut être vrai du point de vue de la formalité et de la
description de la conduite à tenir, mais ce qui ne supprime pas,
au contraire, la distinction du point de vue de la structure entre
nous et autrui.
Ensuite l’amour de soi se voit, par une certaine « rationalisation » philosophique, ériger en forme suprême de l’amour, à la
réalisation duquel l’amour d’autrui contribuerait, parfois après
une paradoxale renonciation à soi-même. En effet, la perfection
de l’être selon la philosophie classique était liée à son « unité » et
toute distinction dans son activité de connaissance et d’amour
supposait une imperfection. La philosophie était abusée en cela
par le schéma de l’» unité » attribuée à l’objet (et cela nécessairement d’ailleurs en raison de l’intentionnalité communicative
d’être), qu’il fut effectivement « un » avec lui-même comme
dans le cas d’une personne ou simplement pensé comme « ununifié » comme dans le cas de beaucoup de choses. Abusés par
l’illusion objectiviste, les philosophes classiques concluaient
ensuite logiquement que la perfection de l’amour était liée à
l’unité de l’être avec lui-même et donc résidait dans l’amour
« du » soi comme « un ».
Mais cette rationalisation de l’amour est aussi classiquement
contestée par les intuitions du cœur, qui se donnent alors pour
irrationnelles et supérieures à la raison. Et en effet ni en l’être
humain ni en l’Être infini, l’identité de l’amour « de soi » ne peut
passer pour modèle de la perfection de l’amour « de l’autre ».
Rationalité de l’amour de soi et irrationalité de l’amour de l’autre
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
81
! Y a-t-il une issue au dilemme ? Ce dilemme ne peut-il alors
être surmonté que dans l’irrationalité pour l’homme et dans la
rationalité pour l’Infini ? Mais alors le dilemme subsiste dans le
Réel entre le fini et l’Infini, et comment l’homme est-il image de
l’Infini ?
Les pages précédentes ont établi, pensons-nous, l’impossibilité constitutive d’une assimilation de l’amour de l’autre et de
l’amour de soi dans le cas de l’être humain. Mais dans le cas de
l’Être infini ?
Les philosophes classiques soutiendront qu’ils reconnaissent
aussi cette impossibilité d’identifier l’amour de soi et l’amour de
l’autre, alléguant que l’homme est un être fini et imparfait. Par
conséquent il n’y aurait jamais « identité » absolue entre
l’homme aimant et l’objet de son amour et donc que l’objet de
son amour ne sera jamais lui-même. Mais ce qui est impossible
pour l’homme est possible pour Dieu, parce que la perfection
absolue de l’amour, impossible pour l’homme dans l’identité, est
possible pour Dieu et qu’avec Dieu le dilemme de la rationalité
et de l’irrationalité de l’amour est levé, parce que l’opposition de
l’amour de soi à l’amour de l’autre ne se pose plus. En effet,
disent-ils, l’objet de l’amour c’est le Bien. L’amour parfait est
l’amour du Bien infini. Or Dieu est le Bien infini, donc Dieu, en
aimant le Bien infini qu’Il est, s’aime lui-même et son amour
de lui-même est un amour parfait. Ce que nous aimons quand
nous aimons autrui, ce n’est pas sa personne en tant qu’autre,
mais c’est la valeur de bien qui est en elle. Or comme une
personne humaine ne représente qu’une valeur partielle de Bien,
parce qu’elle n’est qu’une image du Bien infini, mon amour pour
moi, pas plus que mon amour pour autrui, ne peut être parfait
dans l’identité comme l’amour du Bien infini que Dieu est en
lui-même. Je suis aimable pour moi-même parce que je suis une
image du Bien infini, mais en m’aimant moi-même exclusivement, mon amour est le plus imparfait qui soit car je limite
mon désir d’amour à sa plus petite valeur. Si j’aime une autre
personne exclusivement, mon amour progresse un peu. Il double
en quelque sorte en valeur, mais est encore bien imparfait ; il
n’est guère plus valable que l’amour de moi seul, et il pourrait
même se faire que c’est par amour de moi que j’aime un autre
exclusivement. Mon amour progresserait considérablement si
j’aimais tous les hommes, si mon amour était « universel ». Mon
amour est parfait si j’aime le Bien infini exclusivement. En
82
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
aimant le Bien infini, j’aime tous les biens partiels, autrui
universellement et aussi moi-même. Si l’amour de Dieu est
l’objet de mon désir d’amour alors je désire aimer tous les
hommes et moi-même aussi. Et si mon désir d’amour est
effectivement comblé par l’amour de Dieu alors j’aime
réellement tous les hommes et moi-même aussi.
C’est par une analyse de ce type que les philosophes
classiques — avec des variantes mineures de l’un à l’autre —
conçoivent l’idéal de l’amour dans l’identité de l’aimant et de
l’aimé. Les mystiques religieux raisonnent semblablement et se
forgent une psychologie et des comportements affectifs en
rapport avec elle. Les symbolismes de « fusion », de perte
éperdue de soi dans une totalité sont censés traduire la perfection
de cet idéal.
Quel jugement porter sur la valeur de vérité d’une telle
conception ? Nous disons bien sur la valeur de vérité de cette
conception et non sur les conduites souvent généreuses de ceux
qui s’en inspirent pour surmonter leurs tendances égoïstes,
vaincre leurs dispositions au mal et agir avec dévouement. Malgré l’apparente noblesse de cette conception classique, nous
devons porter sur elle un jugement sévère, pour son irréalisme,
pour ses supercheries verbales, pour ses contradictions enfin.
Premièrement, si cette conception apparaît cohérente —
apparaît seulement — sous l’angle du désir volontaire, elle rend
notre idée de Dieu, créateur de l’homme par amour,
contradictoire. Comment la volonté divine pourrait-elle aimer
des êtres finis, puisqu’elle est comblée par sa propre réalité et ne
pourrait pas se rendre imparfaite pour aimer des êtres imparfaits
?
Aristote était logique avec le postulat de l’unité et celui de
l’ontologisme du langage discursif lorsqu’il niait toute relation
entre Dieu et les hommes et faisait de Dieu un être isolé qui
serait pensée de sa pensée et volonté de sa volonté. Inversement
si Dieu est admis comme le créateur de l’homme, comme celui
qui communique l’être d’être homme et que l’homme est image
de Dieu, il faut aussi admettre que cette communication avec
l’homme est image d’une communication parfaite en Dieu. Si
Dieu y est communication d’être en tant que créateur, c’est que
ce pouvoir de communication est parfait en lui en Sa source et en
Son terme. Si Dieu est créateur par amour et si Son amour est
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
83
infini, il n’est donc pas comme Dieu un être solitaire mais
relationnel en Son essence, donc communion de Personnes.
Deuxièmement, cette conception repose sur une ontologisation de l’idée transcendantale abstraite du Bien et une réification
des idées spécifiques. Il y a une regrettable illusion et une supercherie à identifier l’objet formel de l’intelligence et de la volonté
avec l’idée de Dieu, à confondre l’indéfini et l’infini et à voir
dans la notion hybride d’universel « de plus en plus généralisé »
une perfection alors qu’elle signe notre finitude.
Enfin cette conception est irréaliste par son ignorance de
l’aspect structural de toute intelligibilité. La réalité des relations
interpersonnelles est ramenée à des rapports abstraits entre les niveaux de généralité de la pensée discursive formalisante.
Si le terme « amour » en tant qu’il exprime une perfection de
l’être, jusqu’en l’Absolu divin, ne peut se comprendre sans
l’affirmation d’une distinction — non réductible — entre les
personnes qui sont le déploiement de son essence, on peut
cependant user du même terme mais avec une signification toute
différente pour exprimer l’attachement d’un être-en-devenir à
s’accomplir selon toute la perfection de son être.
Il s’agit de l’amour-désir ou de l’amour-tendance, de
l’amour-devoir, de la volonté pour un être relationnel de tendre
vers la perfection de sa relationnalité constitutive, ainsi que nous
l’avons posé dès le début. Réflexivement la distinction entre ces
deux significations est claire, mais sur le plan psychologique le
sentiment d’amour mêle de façon objectivement indiscernable
l’amour de l’altérité en tant qu’altérité ou amour relationnel
(que nous marquerons de l’indice « -r » : amour-r) et l’amourtendance de l’être-en-devenir (que nous marquerons de l’indice
« -t » : amour-t).
L’homme comme être est un être de communication d’être et
en tant qu’être-en-devenir il tend vers la perfection de cette
communication. C’est cette communication qui est l’objet de son
désir parce qu’elle est son être. L’objet du désir de l’homme,
c’est son être même, car le désir tend à avoir, à posséder, à
s’approprier ce qui est désiré, à faire de ce qui est désiré sa
propre substance. Or cela n’est possible que pour notre être
propre en tant que nous avons à le réaliser. Cela n’est pas
possible à l’égard de l’être d’autrui. Envers autrui, ce que nous
désirons, c’est au contraire que son être propre soit à lui
irréductiblement au nôtre, parce que cette constitution d’autrui
84
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
en lui-même est l’objet de notre vouloir comme être en tant
qu’être, c’est-à-dire comme être relationnel. En désirant
qu’autrui soit lui-même, je m’identifie à moi-même en réalisant
mon être relationnel selon sa perfection constitutive. Lorsqu’il
s’agit de l’amour-tendance, on peut donc en parler sous le signe
de l’identité seule : identité de signification et de réalité de l’êtreà-devenir avec l’être-devenu ; mais on ne peut, sans manquer le
sens essentiel de l’être, appliquer à l’amour relationnel (amour-r)
ce qui est spécifique de son devenir.
En effet ce qui est propre à l’amour-tendance (amour-t) et à
son identité en devenir, c’est-à-dire au dynamisme selon lequel
est vécu historiquement notre identité avec nous-mêmes et — en
l’identité d’une même nature — notre relation constitutive à
l’autre, n’a pas les mêmes caractéristiques que cette relation ellemême. Le devenir de cette relation n’est pas sa constitution. La
« distance » interne au devenir, entre début et fin, n’est pas davantage l’origine de l’amour relationnel en tant que structure de
communication. C’est au contraire la relation ternaire à l’autre et
à l’autre de l’autre qui, parce qu’elle est finie en l’homme, donne
naissance à son devenir, comme nous tenterons de le montrer
dans l’existence au monde de la communauté de personnes.
Enfin le terme « amour » souffre d’une ambiguïté psychologique. Celle de la réciprocité binaire, celle de la psychologie du
« nous-deux », du « rien que toi et moi ». Si la formule veut
signifier qu’il n’y pas d’être et d’existence sans relationnalité
pour la conscience et la liberté, la formule est acceptable. Si elle
est exclusive du déploiement achevé de cette relationnalité, en la
personne du Tiers, qui est l’autre de l’autre, alors elle est
détestable. Aussi, dans cette formule, l’égoïsme et la racine du
mal forment quiproquo avec l’élan vers la perfection essentielle
de l’être.
C’est cette ambiguïté psychologique que la philosophie classique a sans doute voulu dénoncer en proposant comme idéal un
amour dit « universel », maladroitement présenté comme dégagé
des formes profondes de la relation interpersonnelle et tourné
vers un service anonyme d’autrui selon des modalités interchangeables à souhait. Il y a là une intuition valable, mais elle est mal
défendue dans une conception verbaliste et irréaliste.
S’il n’y a pas d’amour dans l’unité solitaire en laquelle
j’imaginerais — par impossible — l’existence d’un être conscient,
il n’y en a pas davantage en une relation que je me figurerais
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
85
comme confinée à une simple dualité d’existants. La réciprocité
de l’amour n’est pas qu’un simple écho, elle implique une
convergence en un « troisième » et elle en découle.
L’amour en l’être conscient a en effet une triple caractéristique, d’ipséité, de structure et de formalité. Il est formé d’abord
d’une orientation vers l’autre constitutive du « soi », ensuite
d’une distinction absolue de l’autre d’avec soi, enfin et conjointement avec les deux premières caractéristiques, d’une identité
de nature de l’autre avec moi. La réciprocité dans l’amour est la
réciprocité d’un vouloir « distinctif » de l’autre comme être pour
un « autre » puisque l’autre que j’aime je le veux être tel que moi
qui suis par nature « être pour un autre ». Je fais donc erreur sur
l’essence de l’amour, lorsque je le situe dans un simple échange
réciproque. Dans ce cas, l’être aimant ne distinguerait pas de lui,
de façon absolue l’être aimé ; il ne le constituerait pas dans
l’indépendance et la distinction absolue de son « être pour un
autre », puisqu’il le reprendrait en dirigeant vers lui « l’être pour
l’autre » de l’être aimé.
De plus, en une situation conçue comme binaire, l’être
aimant n’aurait pas le pouvoir de reconnaître et de vouloir l’autre
comme identique de nature à lui, en tant qu’autre comme lui.
Alors que nous continuerions à définir l’être aimant comme
« être pour l’autre » et que la relation — réductivement binaire —
ne permettrait pas à l’être aimé « d’être pour l’autre » au même
titre que l’être aimant, nous serions placés devant une
impossibilité.
Ou encore l’être aimant, dans une relation simplement
binaire, s’arrêterait lui-même à l’autre et fermerait ce dernier sur
lui-même. Il ne le penserait pas et ne le ferait pas être, « distinctivement » comme « être de communication », comme un êtrepour-un-autre. Cela impliquerait régressivement que lui-même
comme être « aimant » ne se penserait pas et ne chercherait pas à
se réaliser comme un être totalement relationnel à l’aimé.
L’amour en son intelligibilité réflexive se déploie nécessairement comme communication d’être en une structure ternaire. Les
symbolismes binaires ou solitaires de l’amour traduisent une
intelligence déficiente et incomplète de l’être spirituel. Toute
tentative pour les concrétiser engagerait l’homme plus ou moins
dans une autodestruction, dans le mal qui est son malheur.
86
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
Après avoir dégagé la structure relationnelle de l’être selon
sa perfection, l’avoir démarquée des composantes de son
devenir, et défendue contre les symbolismes qui la masquent, il
convient maintenant d’en étudier les réalisations qui fondent
l’Histoire, afin de comprendre dans la totalité de son sens la
situation fondamentale de l’homme comme être avec autrui au
monde, pour un « au-delà de ce monde ».
VI. ANALYSE DE LA QUATRIEME HYPOTHESE :
« JE SUIS AVEC AUTRUI AU MONDE »
A. RELATIONNALITE INCARNEE ET SEXUALITE.
Les expressions « je suis au monde avec autrui » et « je suis
avec autrui au monde » sont-elles équivalentes ? Elles le pourraient, si les deux compléments « avec autrui » et « au monde »
pouvaient être permutés sans modifier la compréhension des
relations que d’une part, le sujet conscient « je » entretient avec
autrui et avec le monde et que d’autre part, autrui et le monde ont
entre eux par rapport au sujet conscient qui affirme son existence. Et ces deux compléments pourraient être permutés sans
qu’il y ait modification de sens, si les relations qu’ils signifient
avaient même valeur ontologique, c’est-à-dire si la relation à
autrui et la relation au monde étaient fondées sur le même aspect
ontologique de perfection ou d’imperfection du sujet conscient.
Pour les philosophies — qu’elles soient constituées comme
telles de façon autonome ou implicitement vécues dans le cadre
des religions ou des cultures — qui associent l’idée de perfection
à l’idée d’unité exclusivement, la relation à autrui et la relation
au monde relèveront toutes deux de l’aspect d’imperfection du
sujet conscient. Pour elles autrui et les choses du monde sont les
aspects complémentaires du « milieu de vie » de chacun. Dans
leur contexte intellectuel, affectif et pratique, il sera indifférent
de dire que je suis avec les choses et avec autrui, ou que je suis
avec autrui et avec les choses.
Pour ces philosophies, ma relation à autrui se différencie de
ma relation aux choses en raison seulement de son terme visé.
Autrui en effet n’est pas une chose et une chose n’a pas la dignité
d’une personne humaine, et je ne peux pas mettre autrui sur le
même plan que les choses. Mais selon ces conceptions, cette
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
87
relation à autrui ne se différencie pas d’abord en raison de son
fondement en moi comme sujet conscient. Pour elles, c’est le
même sujet, c’est-à-dire le sujet selon un même aspect de son
être qui est tantôt en relation avec les choses tantôt en relation
avec autrui, voire même toujours en relation avec des choses et
occasionnellement seulement en relation « en plus » avec autrui.
Ne peut-on pas, disent-elles, pour montrer que ma relation aux
choses est plus fondamentale et nécessaire que ma relation à
autrui, se trouver seul parmi des choses seulement, sans personne
autour de soi ? Certes, nous pouvons faire de telles constatations
empiriques ! Mais je ne peux prendre mes perceptions pour des
analyses métaphysiques.
En revanche si l’on admet que ma relation à autrui a un autre
fondement en ma réalité de sujet que ma relation aux choses,
alors il faut se demander si c’est un fondement en la perfection
de l’être et pas seulement une variante d’un fondement en son
imperfection. Précédemment nous avons montré que la relation
à autrui est constitutive de notre être selon sa perfection et
qu’elle se déploie selon une structure ternaire. Dès lors notre
relation au monde n’est pas celle d’un sujet individuel, mais
celle d’un sujet en relation ternaire de sujets et le rapport de
l’être spirituel à la réalité matérielle ne peut plus être pensé selon
le schéma individuel de l’âme individuelle au corps individuel,
mais selon celui d’une société de personnes à une corporéité
intersubjective. Il faut passer de la problématique classique de la
présence individuelle d’une subjectivité au monde à celle d’une
intersubjectivité de sujets en son incarnation intercorporelle.
Il conviendra donc de dire que c’est avec autrui que je suis
au monde ; que c’est seulement avec autrui que je puis être au
monde. Je ne puis être au monde seul et il n’est pas possible
qu’un être conscient, quel qu’il soit, puisse être au monde seul,
sans altérité spécifique ternaire, activement ou passivement,
comme initiateur ou comme aboutissement.
Dans la philosophie classique le problème de la pluralité des
sujets et celui du rapport de la réalité spirituelle individuelle de
chacun (son esprit, son âme, sa pensée, sa « partie divine », etc.)
au monde des corps (matière et corps propre, sensibilité, etc.)
sont traités comme un seul et même problème et résolus par un
même principe explicatif. Ainsi chez Platon la multiplicité des
corps s’explique par leur participation à leur forme intelligible,
unique et immatérielle, et pour Aristote le rapport de la matière à
88
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
la forme est censé expliquer tant la multiplicité des individus que
la relation de l’âme au corps — l’âme étant la forme (morphè) du
corps organisé.
Ces doctrines philosophiques ne font pas autre chose qu’ériger en principe explicatif une donnée d’observation immédiate,
suivant la façon élémentaire dont nous en parlons, à savoir : le
phénomène de la reproduction d’individus de même espèce dans
le règne animal. On ne peut donc pas dire que ces doctrines sont
fausses et contraires à la réalité, mais seulement que leur pouvoir
explicatif, c’est-à-dire leur pouvoir de rendre le réel intelligible
est insuffisant. Les présenter aujourd’hui comme solutions nous
permettant de valoriser de façon indépassable la relation à autrui,
c’est décevoir ou accepter de se contenter de peu. Du moins ces
doctrines sont-elles une façon de poser le problème.
Parler de la présence-au-monde de l’homme, en entendant
par là la forme incarnée appropriée à une relationnalité spirituelle
ontologique de sujets conscients et libres, ce n’est donc plus
raisonner sur le corps de l’individu pensé comme juxtaposé et
semblable à ceux des autres individus indéfiniment, mais
postuler une corporéité humaine révélatrice comme telle de
cette relationnalité constitutive en perfection de l’être
conscient interpersonnel.
L’expérience subjective de notre corporéité en tant que relationnelle n’est autre que celle de notre sexualité. En tant que
réalité corporelle objective, il lui est possible d’être étudiée
scientifiquement et traitée techniquement. Mais même comme
réalité objective, elle n’est jamais indépendante d’un « sujet », ni
de l’expérience subjective consciente. Le sens de la sexualité et
la conscience de son intelligibilité véritable et entière relèvent
donc méthodologiquement de la pensée réflexive. Dans les faits,
ils dépendent des philosophies, méthodiquement constituées ou
implicitement vécues socialement et/ou religieusement. Intelligibilité et sens de la sexualité seront donc proportionnels à la
valeur de vérité de celles-ci. L’éthique théorique et pratique en la
matière découlera également de la philosophie de référence
adoptée par les personnes individuelles ou les sociétés.
Pour une philosophie interpersonnelle, la sexualité n’est pas
seulement un procédé biologique de reproduction d’individus de
même espèce, individués par une complexification unique de
caractères élémentaires interchangeables, mais la réalisation
incarnée d’une relationnalité ontologique spirituelle en pou-
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
89
voir d’accomplissement d’elle-même du fait de son actualité
imparfaite.
Une relationnalité parfaite, celle d’êtres en perfection absolue, c’est-à-dire pensés en un degré insurpassable de réalité et
d’actualité, ne serait pas incarnée en un monde matériel. Seule
une relationnalité ontologiquement imparfaite est incarnée et elle
est incarnée parce qu’elle est imparfaite. Mais ce qui est incarné
est un aspect-de-perfection de l’être imparfait, c’est-à-dire que
c’est l’être imparfait (de perfection limitée) qui s’incarne selon
ce qui le constitue en perfection. Et l’aspect d’incarnation de
cette perfection doit, dans l’ordre d’incarnation, être valorisé
comme perfection aussi en regard de ce qui est incarnation des
aspects d’imperfection (de limitation ontologique) de l’être
spirituel relationnel. C’est donc comme aspect de la perfection
de l’être que notre relationnalité spirituelle est incarnée sous
forme de sexualité. Cette dernière est donc, dans l’ordre
imparfait mais incontournable de notre incarnation, manifestatrice et effectuatrice imparfaite de la perfection de l’être en tant
que relationnel. Elle n’est pas cette perfection même, mais
seulement son incarnation, l’emportant cependant en valeur sur
les aspects incarnés de l’imperfection de notre être relationnel.
Nier, mépriser ou sous-estimer la sexualité sera nier et
mépriser et sous-estimer la relationnalité de conscience et de
liberté, comme nier, mépriser et sous-estimer le langage
« intentionnel » serait nier, mépriser et sous-estimer la pensée
que nous avons du monde des choses. Dans notre présente
expérience d’être, il n’y a pas de pensée des choses sans langage
sur les choses et il n’y a pas de relationnalité sans sexualité ;
mais de même que le langage n’est pas la pensée, ainsi la
sexualité n’est pas la relationnalité, mais son incarnation
seulement. Mais il n’y a pas pour l’homme de relationnalité
possible sans sexualité, et aussi pas de pensée réflexive de la
relationnalité sans langage réflexif sur la sexualité.
En outre, l’existence corporelle sexuée de l’homme, tout en
étant l’incarnation d’une relationnalité attachée à la perfection de
l’être n’incarne pas cette relationnalité de façon parfaite et achevée en sa structure ternaire — tout comme notre corps n’incarne
pas parfaitement notre individualité spirituelle —, sinon il n’y
aurait pas d’incarnation, ni de relation ontologique d’incarnation. Une incarnation au monde d’un être parfait, comme détermination de son essence, est une contradiction. Qui dit incarna-
90
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
tion pour un être spirituel dit imperfection-d’être de cet être
spirituel et inachèvement et mouvement vers l’achèvement de sa
relationnalité. Une relationnalité en tant qu’incarnée ne peut être
achevée. Achevée, elle serait parfaite, et parfaite elle ne serait
pas incarnée. Étant incarnée, elle est en devenir d’elle-même en
accomplissement de sa structure ternaire.
La relationnalité spirituelle de l’homme, en tant qu’incarnée
et tenue de s’accomplir comme structure ternaire, donne par son
accomplissement même naissance à l’histoire. L’histoire résulte
de l’actualisation en structure ternaire de la relationnalité du
sujet incarné. Sans relationnalité ou sans incarnation, il n’y a
pas d’histoire. Et l’ignorance ou la méconnaissance de l’un de
ces deux aspects handicape gravement notre compréhension de
l’histoire, de la dimension historique de notre existence.
La sexualité humaine, en étant bipolaire : le masculin et le
féminin, n’exprime pas comme en décalque ou en image, point à
point, la structure relationnelle paradigmatique achevée en sa
ternarité spirituelle, mais elle incarne une relationnalité en pouvoir de s’accomplir en structure ternaire. La structure ternaire
étant la forme en perfection de la relationnalité, toute relationnalité nécessairement en pouvoir de s’accomplir en ternarité est
aussi en devoir de le faire. Autrement dit — mais sur un autre
plan que celui de l’opinion ou de la phénoménalité affective — le
couple interpersonnel humain spirituel est en devoir d’existence
spirituelle familiale, paternelle et maternelle, dans la conception,
l’engendrement et l’édification des personnes tierces en filiation.
D’une part, aucune incarnation de relationnalité ontologique
ne peut « clore en un accomplissement d’incarnation » cette relationnalité en son achèvement ternaire. En d’autres termes, il n’y
a pas d’incarnation ternaire d’une relationnalité spirituellement
accomplie en ternarité ; ou plus imaginativement parlant, il n’y a
pas et on ne peut concevoir une « sexualité », c’est-à-dire une
morphologie corporelle correspondant au positionnement
structural des personnes qui serait ternaire déterminativement.
On ne peut imaginer, parce qu’il y a empêchement ontologique,
une « sexualité » comprenant un « tertium quid » autre que le
masculin et le féminin. Affirmer une incarnation sexuée ternaire
impliquerait que cette relationnalité ainsi incarnée serait
pleinement actuelle comme ternaire, puisque close en son tiers,
donc qu’elle serait parfaite et donc qu’elle ne serait pas incarnée.
Ce qui serait contradictoire. Une relationnalité parfaite entre
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
91
êtres parfaits ne peut en effet voir son existence dépendre d’un
ordre de réalités moins parfaites en lequel elle doit s’incarner
pour être et s’accomplir. Il ne peut donc y avoir d’incarnation
close en une ternarité de forme corporelle d’une relationnalité
ternaire parfaite et achevée en ternarité. Il ne peut pas davantage
y avoir d’incarnation corporelle déterminativement ternaire d’une
relationnalité imparfaite, qui en tant qu’imparfaite, et malgré
l’aspect de perfection de la relationnalité comme telle, reste
ouverte au « possible » d’un déploiement indéfini.
D’autre part, il ne peut y avoir de relationnalité ontologique,
même imparfaite, entre des êtres imparfaits qui ne soit pas de
structure ternaire dans son accomplissement, en laquelle l’être
singulier est structuralement positionné et distingué par rapport
aux autres. De plus la réalité d’une structure relationnelle
ternaire d’êtres spirituels imparfaits, en étant imparfaite et en
imparfaite actualité d’existence, est « ouverte au possible », non
seulement à la possibilité de son actualisation ternaire, mais à la
possibilité d’autres structures ternaires à partir de sa propre
actualisation. Autrement dit — en allant au nécessaire au-delà du
phénoménal — tout couple humain étant en pouvoir et devoir
d’une famille en raison de la perfection de la relationnalité, toute
famille est en pouvoir et devoir d’autres familles en raison tant
de l’aspect d’imperfection ou de limitation de perfection propre à
la relationnalité humaine que de son inactualité relative selon un
mouvement d’universalisation d’ouverture indéfinie au possible.
Si une structure ternaire imparfaite n’était pas ouverte à la
possibilité d’une autre structure ternaire de même nature qu’elle,
elle se poserait comme structure unique et achevée, ce qui n’est
la propriété que d’une structure parfaite d’êtres parfaits en parfaite relationnalité. Il y aurait donc de nouveau contradiction.
Et cette double actualisation, qui est impliquée par une
relationnalité de perfection ontologique limitée, c’est-à-dire
imparfaite — ternaire selon son aspect de perfection, mais imparfaitement actualisée — et qui est donc incarnée — parce que
d’essence imparfaite, sans que son aspect de perfection soit
rendu impossible —, se trouve elle aussi contenue dans les
potentialités de cette incarnation même, à savoir en la corporéité
sexuelle humaine, bipolaire, en puissance d’engendrement
ternaire et léguée en héritage par engendrement en vue de la
communauté universalisée des familles.
92
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
D’une part, la relationnalité humaine spirituellement ternaire
ne peut en son incarnation déterminativement sexuée atteindre à
la perfection ontologique, mais en dehors de cette incarnation
sexuée elle ne peut même pas prétendre à sa perfection relative
propre. D’autre part, la dualité sexuelle, étant en puissance de
l’altérité tierce en laquelle elle se transmet comme dualité, est la
forme adéquate de l’universalisation — pour raison de limitation
en perfection — d’une structure de communication ternaire —
pour raison de perfection. En conséquence il serait insensé de
prétendre que par l’arrêt de cette double actualisation une
actualité pleinement relationnelle serait atteinte ou une perfection spécifiquement humaine de cette relationnalité. Il n’est pas
possible en effet dans un ordre d’imperfection de réaliser un
ordre de perfection, et par l’extinction des potentialités de
réaliser une actualité qui ne comporte de soi aucune potentialité,
mais en arrêtant le déploiement des potentialités d’un ordre de
perfection limitée, on éteint la réalisation de ce qu’il comportait
pourtant de perfection. La cessation de la vie temporelle
n’équivaut pas à créer une vie éternelle. Supprimer un être de vie
éphémère ne fait pas apparaître un être de vie permanente, même
dans l’hypothèse où l’on envisage pour un être de pouvoir
accéder à l’immortalité ou à une vie impérissable. Ainsi le
meurtre ou le suicide n’est pas créateur d’immortalité, mais bien
méconnaissance et refus de la vie, dont l’immortalité est perçue
comme la perfection, même si la mort est condition
(phénoménale) de la vie immortelle (parce qu’elle est sa
conséquence ontologique). De la même manière, refuser
l’accomplissement de la relationnalité spirituelle humaine en
structure ternaire familiale, selon l’incarnation déterminativement binaire de la sexualité corporelle, ce n’est pas atteindre
à la perfection de cette relationnalité, mais la méconnaître et par
là nier la spiritualité de la personne en se trompant sur sa nature.
La personne humaine incarnée naissant en une famille se
trouve d’emblée constituée en relationnalité avec autrui. Elle ne
doit pas acquérir sa relationnalité, qui fait d’elle une personne.
C’est en l’actualité de cette relation que la conscience réflexive
se découvre comme référence à un autrui actuel en d’autres
personnes actuelles. Mais elle se découvre aussi en potentialité
de référence à d’autres personnes possibles nouvelles, selon une
relation parentale conjointe sexuellement incarnée entre
l’homme et la femme. L’actualisation par initiative propre de
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
93
cette potentialité dans la constitution d’une famille modifie en
quelque sorte la position de la personne en la structure
interpersonnelle ternaire. De la position tierce en laquelle elle a
été posée en l’existence relationnelle, elle remonte en quelque
sorte en position seconde ou en position première. La loi de la
succession des générations qui fonde l’histoire est donc en fait
une loi de remontée en structure ternaire. Elle est la loi de tout
devenir lorsque la communication de l’être n’est pas d’emblée
celle d’une altérité parfaite en parfaite relation à l’autre d’ellemême, le Tiers.
B. INCARNATION ET DESTINEE DE L’HOMME.
1. Devenir et disfinalité.
a. Historicité et péché.
Dans sa relation au monde, l’homme prend conscience d’une
part de la finitude ontologique de son être relationnel, et d’autre
part il exprime et réalise dans le monde l’aspect de perfection de
son être. Toutefois cette réalisation de lui-même selon son aspect
de perfection n’est pas et n’est pas apte à être un accomplissement en perfection de la perfection de son être. Sa finitude
ontologique insère en effet dans cet accomplissement une imperfection inéliminable pour lui.
Orienté vers son accomplissement, comme vers sa fin
propre, l’homme reste cependant impuissant en quelque sorte à
l’obtenir et pour ainsi dire en état de ne l’atteindre
qu’imparfaitement. Étant un être fini et non infini, d’activité
relative et non absolue, l’homme est en devenir nécessaire de luimême. Tenu de se réaliser, il ne peut cependant le faire
parfaitement, mais seulement relativement. S’il pouvait devenir
parfaitement lui-même selon l’aspect de perfection de son être,
il n’aurait pas à le devenir ; il le serait déjà. Le pouvoir de faire
œuvre parfaite suppose l’actualité en perfection de l’être qui agit
et se réalise lui-même ou plutôt qui est déjà pleinement luimême pour assurer une telle œuvre. Ce qui doit s’entendre non
de façon objectiviste et en quelque sorte distributive et morcelée
sur les détails de la création, mais réflexivement sur l’œuvre tout
entière en son unité structurale. Un être imparfait ne peut
s’accomplir qu’imparfaitement. Un être finalisé à son
accomplissement ne peut l’accomplir qu’en disfinalité. Une
94
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
parfaite finalisation serait une contradiction. Sa réalité est
impossible, parce que c’est une contradiction en la pensée, pour
qui joint ces deux termes : finalisation parfaite d’être par soi.
Seul un Être de perfection relationnelle pourrait réaliser une
finalisation parfaite d’un être distinct de lui, imparfait au départ.
En revanche l’idée d’une finalité parfaite pour un être individuel,
en dehors d’une relationnalité constitutive de l’être, c’est-à-dire,
dans le cadre d’une ontologie unitaire, ne peut apparaître que
comme une incohérence et une impossibilité.
La disfinalité qui affecte donc l’homme en son être relationnel incarné selon un accomplissement de lui-même en une
communication ternaire de son être est double par nature. Elle
est d’abord ontologique et spirituelle, sur le plan de l’être et
aussi de la conscience libre en un ordre imparfait d’existence.
C’est notre finitude ontologique comportant la possibilité de
faire le mal, c’est-à-dire de nous mal faire sur le plan de notre
relationnalité ternaire dans l’enchaînement historique des
générations. Elle est ensuite corporelle par les multiples
déficiences physiques, biologiques, économiques, psychologiques, sociales et religieuses dans le tissu d’incarnation de la
communication de la vie corporelle.
Ces deux ordres de disfinalité se compénètrent et se
complexifient l’un l’autre. La déficience morale accentue les
caractères déficients de la corporéité humaine, qui souvent
déclenchent l’actualisation de la déficience morale. Le manque
de santé des corps aggrave le manque de santé psychique ; les
trahisons de l’éthique génèrent la détérioration, voire la
destructions des corps et des vies humaines. L’histoire, c’est-àdire l’existence historique, de l’homme est par essence
pécheresse, parce qu’elle est traversée par une exigence éthique
et que la réalisation en perfection de l’être, comme communication d’être, est impossible dans l’ordre du devenir.
Dans l’ordre de son devenir incarné selon son être relationnel, l’homme rencontre — après des disfinalités de toutes sortes :
misère, maladie, souffrance, injustice — une disfinalité
inévitable : la mort destructrice de notre présence corporelle. La
communication de la vie par l’homme et la femme ne doit pas
être comprise comme une certaine victoire sur la mort. Les
générations nouvelles ne peuvent en aucune manière consoler les
générations antérieures. La réalité de la mort, comprise comme
disfinalité d’une communication de l’être pour un être qui a
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
95
conscience de ce qu’est la perfection absolue de cette
communication, signifie que l’existence incarnée présente n’est
pas l’étape ultime de la communication en laquelle l’homme,
suivant une communication divine, est posé en son existence
relationnelle.
Dans l’ordre incarné de son agir libre, l’homme fait aussi
l’expérience de la faute morale, commise ou subie, comme autodestruction de son être relationnel.
La disfinalité éthique, c’est-à-dire la possibilité de faire le
mal, et la nécessité de la mort sont liées en une même disfinalité
ontologique de notre existence ; disfinalité qui doit pourtant être
levée au terme de l’œuvre de Dieu, en raison même de l’être de
Dieu. Ce qui permet aussi de comprendre que dans le
mouvement de communication de l’être que Dieu a entrepris en
tant que créateur, notre existence incarnée ne représente qu’un
« moment » de cette œuvre dans son déploiement successif selon
la loi de remontée en structure.
Si la possibilité éthique de se mal faire est en l’homme liée à
la nécessité de devoir mourir selon son devenir incarné, il ne faut
donc pas penser que la mort serait la conséquence d’une faute
morale, son châtiment en quelque sorte, nullement ! mais plutôt
comme la condition, par accès à une communication d’être supérieure, de la libération de la possibilité de se mal faire. Un être
spirituel, conscient et libre, capable de se mal faire, parce que
d’une conscience et d’une liberté déficientes, ne peut prétendre
en ce statut ontologique à « l’immortalité de vie », c’est-à-dire à
une permanence entière en ce mode d’existence déficient. Il doit
en être « libéré » ; il doit en être « sauvé ». Ce serait une
catastrophe absolue, pour son Créateur, que de l’y laisser
définitivement et à perpétuité, comme lui demeure en son
éternité. Cette permanence en un tel statut de déficience, en
absurde imitation de l’éternité divine, serait l’absurdité absolue
que l’on pourrait prêter à Dieu, en notre ignorance que le propre
de l’être divin c’est de faire exister l’autre en perfection. La
libération du mal ne peut en effet consister qu’en une parfaite
réalisation de la norme absolue de l’être, qu’est la communication de l’être, le vouloir que l’autre soit, comme loi d’amour
« par où l’être est bon ». Platon avait cherché en vain cette
« bonté de l’être » (République, livre VI). Il la situait plutôt, par
ignorance de la relationnalité, dans l’idéal d’une « forme »
participée par toutes les autres « formes » et qui conduisait les
96
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
hommes à tout partager (au double sens du terme) uniformément
en commun : pensées, sentiments, biens, femmes et enfants (Lois,
livre V).
« L’être pour la mort » de l’homme n’est donc pas la retombée d’un saut de puce dans l’existence, mais l’avènement ou
l’entrée en une communication d’être telle que nous soyons
délivrés aussi par la puissance de Dieu, qui seule dispose de la
puissance de finaliser parfaitement, de la possibilité de faire le
mal.
b. Universalité de l’accomplissement personnel
de l’homme.
A la différence des autres êtres inanimés ou vivants,
l’homme a une « idée de Dieu » et une conscience de l’exigence
morale transgressable. Certes une pensée humaine de Dieu ne
signifie par nécessairement une réflexion valable sur notre
relation à Dieu, mais la capacité propre à l’homme d’avoir une
telle idée, même inadéquate et peut-être parfois perverse, révèle
en l’être de l’homme un engagement de Dieu envers l’homme.
De même, bien qu’il se trompe souvent sur l’authenticité de ses
devoirs, il se sait tenu par une exigence dont l’existence n’est pas
le résultat de sa volonté. L’homme a conscience nécessairement
de l’Absolu-dans-l’être et pour cela est constitué par Dieu en
relation directe, personnelle et sans intermédiaire, avec lui. Cela
signifie que l’homme est voulu par Dieu en sa singularité même
et qu’il est destiné en tant qu’être singulier, et non comme partie
d’un ensemble, d’être l’objet d’une communication de l’être que
Dieu, parce qu’il est Dieu, entend poursuivre jusqu’en son terme
de perfection accomplie.
Il n’en est pas de même des êtres qui n’ont pas « en personne » une « idée de Dieu », c’est-à-dire qui n’ont pas une
conscience exercée de l’Absolu et qui n’éprouvent pas la mort
comme un échec, en même temps que leur statut de « défaillant
ou de pécheur ». Percevoir « l’objectivité de la mort » comme un
échec est le propre d’un être conscient qui transcende cette
objectivation et ne peut reconnaître son être en cette disparition
de la vie corporelle. Faire mémoire du défunt signifie dès lors
qu’on n’identifie pas son être ni dans les autres, ni en soi, avec
l’existence biologique et son développement collectif dans
l’histoire. La mort, comme fin absolue de l’être libre, rendrait
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
97
absurde aussi la présence de l’exigence éthique comme exigence
d’accomplissement parfait. Cette incompatibilité met en
évidence un lien nécessaire entre l’éthique et la croyance en la
survie du défunt. C’est ce que traduit, chez tous les peuples,
l’idée — en des formes bien inadéquates et critiquables pour leur
objectivisme imaginaire — que l’au-delà comporte une sanction
pour le bien et le mal fait en cette existence.
L’aptitude à percevoir l’objectivité de la mort comme un
échec, si elle était notre aboutissement, et à avoir une idée personnelle de Dieu liée à l’exigence éthique, tout cela implique que
l’homme exerce sa relation à Dieu — et plus encore la relation
que Dieu a avec lui — comme éternelle, c’est-à-dire inscrite dans
l’être en tant que personnelle et finalisée au mode d’existence
parfait qu’est celui de Dieu. De cette condition l’homme peut
prendre et a pris conscience. Cette intuition en son intelligibilité
existentielle s’exprime de diverses manières, dans les images et
les concepts d’un au-delà — avec rétribution — à vivre après la
mort ou comme une résurrection à attendre de la puissance
divine. Cette intuition d’un au-delà de l’histoire s’est
progressivement explicitée dans l’histoire selon que le permettaient les autres a priori de sa représentation du monde et de son
idée de Dieu. Elle continue de s’expliciter aujourd’hui. Il
convient de poursuivre cette explicitation pour l’avenir dans le
cadre d’une ontologie relationnelle.
2. Disfinalité et remontée en la structure ternaire.
Considérons maintenant de manière synthétique :
1) la structure ternaire comme structure de perfection de
l’être ;
2) la loi de remontée en structure dans l’ordre du devenir de
l’être, c’est-à-dire dans l’ordre de l’être « affecté d’imperfection », ou finalisé à sa perfection selon sa « mesure d’être » ;
3) la disfinalité d’ordre essentiel dont l’homme a conscience
en l’expérience interpersonnelle de son devenir spécifique, tant
par rapport à autrui que par rapport à Dieu, comme « être pour la
mort » et comme réflexivement capable de faire le mal en raison
de son dynamisme normatif à se bien faire. La mort manifeste
l’imperfection de mon existence présente, comme le mal manifeste l’imperfection de mon pouvoir de faire le bien. C’est de
98
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
cette double imperfection que je dois être délivré en un surcroît
de vie et de sainteté, par Dieu lui-même. Ce qui ne peut se faire
que par-delà cette existence présente et sa sainteté présente.
Prenons aussi en compte, de manière très concise, les savoirs
que nous pouvons aussi acquérir selon les autres modes de
connaissance, afin de ne pas rester sur le plan d’une déduction
trop abstraite (possible certes en soi pour une pensée puissamment entraînée). Il s’agit de « savoirs » (du moins d’un certain
vocabulaire signalétique) tirés de sciences expérimentales et
d’enseignements de révélation. En effet le philosophe réflexif ne
« déduit » pas les modalités contingentes du Réel, mais
seulement les nécessités de l’être selon qu’il les exerce en son
activité de conscience et de liberté. Ensuite il reconnaît dans le
contingent, en lequel il s’insère aussi en tant que sujet historique,
la présence généralisée du nécessaire normatif qu’il a découvert
en lui. Dégager l’intelligibilité du contingent en vertu du
nécessaire qui le structure, c’est proprement aussi la tâche du
philosophe réflexif. En fonction de tout cela nous pouvons
proposer les figurations suivantes du déploiement de l’être.
Les flèches sont des « mots » conceptuellement significatifs d’une
communication d’être :
A) selon la loi d’altérité incluant le Tiers (ou loi d’altérité intégrale) en
unicité et conjointe ;
B) selon la loi de remontée en structure (ou loi d’accession à la
communication active de l’être). Soit encore :
A. 1°) = communication première en unicité, parfaite en Dieu, ou
ratifiée comme image de perfection en l’homme.
2°) = communication conjointe ouvrant sur une remontée en
structure dans l’ordre du devenir créé,
ou comme terme absolu vers le Tiers en la perfection divine.
B.   = passage d’une position tierce de communication reçue à une
position de communication active. Loi de progression
par remontée en structure.
1) En la perfection divine nous avons une parfaite activité de
communication d’être selon une structure ternaire.
L’Un

L’Autre


Le Tiers
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
99
Par rapport à nous, l’unicité de Dieu est l’unicité d’une unité
structurale d’unités divines relationnelles et non une unicité
d’une unité comprise comme si elle était pensée en une série
universalisée. L’unité de Dieu ne peut être pensée « unique »
sous la modalité d’une unicité qui serait telle, parce qu’elle serait
seule en sa série, quel que soit le contenu idéel ou l’essence que
nous poserions en cette unité pensée en solitude : une personne,
une divinité, « un être » infini.
2) Nous avons notre cause ou notre origine en Dieu Créateur,
c’est-à-dire que Dieu nous communique, en initiative divine
absolue, d’être ce que nous sommes. Puisqu’il le fait en initiative
absolue, il le fait selon une relation de communication première
et en unicité, quant à un statut de perfection. Toutefois l’état de
perfection de sa création ne peut être que l’accomplissement d’un
devenir, puisqu’il s’agit pour Dieu d’une œuvre divine distincte
de lui et qu’en nous nous sommes incarnés et disfinalisés en
notre finalisation à la perfection. Notre existence en statut initial
procède donc à l’origine par communication double. (L’expérience humaine du devenir historique se fait en effet selon un
engendrement conjoint dans la famille, par l’homme et la
femme, avec remontée en structure de la descendance, qui forme
un nouveau départ. En cela se révèle la loi transcendantale de
tout devenir : communication conjointe au départ, avec remontée
en structure pour atteindre ce qu’il est possible d’atteindre
comme perfection dans l’ordre du devenir.) Ensuite donc, il y a
passage par remontée en structure à la perfection de l’œuvre de
Dieu. Cela donne les deux figurations suivantes :
L’Un

L’Autre


 Le Tiers 
l’œuvre divine en
son commencement
L’Un



L’Autre
 l’œuvre divine
en son parachèvement


 
Le Tiers
3) Le déploiement du devenir humain s’accomplit
a) en dépendance de Dieu selon une communication en
unicité et
b) en lui-même selon une communication double ou
conjointe,
100
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
c) (a+b) selon une ratification de la communication première
de Dieu. Soit les figurations suivantes :
a) Dieu  homme


homme
Dieu  homme



homme
et ainsi de suite.
b) homme (  ) femme


enfant
homme (  ) femme



enfant et ainsi de suite.
c) (a+b) en un même acte,
Dieu  {homme (  ) femme} Dieu  {homme ( femme}

 

 
enfant

enfant et ainsi de suite.
4) L’homme d’une part s’éprouve en dépendance
d’imperfection par rapport au monde, c’est-à-dire en indépendance selon sa perfection, et d’autre part en dépendance pour sa
perfection par rapport à Dieu, du fait de la conscience
personnelle qu’il peut en prendre. Ce qui nous donne trois
moments du déploiement de son devenir : en deçà, en dedans, et
au-delà de son histoire.
a) Dans l’ordre de l’histoire humaine
Dans l’œuvre de Dieu, l’homme est posé en transcendance, à
l’égard de la nature, par une nouvelle communication d’être en la
création. Dieu rend en quelque sorte le monde de la vie — qu’il
prend selon une relation de partenariat — fécond « d’humanité »
en des hommes conscients de lui comme d’un Père.
Toutefois la disfinalité de leur existence requiert un achèvement par remontée en structure de ce surcroît « humain » de
communication que l’homme représente par rapport au monde de
la matière. De par Dieu, et par l’humanité elle-même, la
plénitude de Dieu elle-même doit alors naître en l’histoire, non
plus seulement un nouveau plus-être de nature analogique et en
image de Dieu, mais une plénitude personnelle de Dieu
susceptible d’engendrer en un mode d’existence divine
l’humanité entière selon chaque être singulier.
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
101
Cela requiert la présence en un homme de la personne « de »
Dieu « responsable » de la relation de communication conjointe
avec la Première par rapport au Tiers, puisqu’il s’agit d’élever,
en un devenir transhistorique, l’Humanité selon chacun en la
perfection de Dieu, par communication divine conjointe. Soit les
figurations suivantes :
Dieu  Monde inanimé et vivant


esprit incarné

Humanité
Dieu  Humanité


La personne : « L’Autre »
de Dieu humanisée
b) En deçà de l’histoire
En deçà de l’histoire, une œuvre de création de Dieu par
étapes, avec remontée en structure d’une étape à l’autre, entraîne
la permanence de chaque ordre de réalité antérieure selon son
mode propre : par exemple, la stabilité complexifiée des
éléments physiques ou la reproduction spécifique des vivants,
sans qu’il y ait accession à une communication directe
interpersonnelle, comme c’est le cas de l’homme, vu la
conscience qu’il a de Dieu. Ce qui pourrait se figurer comme
suit.
Dieu  ?
Dieu
univers physique
 


univers physique
vie
commencement
de l’univers
Dieu
vie


humanité
expansion de l’univers évolution des espèces
formation de la terre
végétales et animales
c) Par-delà l’histoire, par exigence de finalisation parfaite
Jugeons des étapes d’une œuvre de communication
transhistorique par analogie et extrapolation de ce qui a abouti à
l’histoire humaine.
Pour l’au-delà de l’existence présente, vu la relation personnelle et personnalisatrice entre chaque homme (relationnel à
tous) et Dieu, la loi de remontée en structure implique un plusêtre identique pour chaque personne humaine sans exception et
une perfection d’achèvement telle qu’elle soit à la mesure même
de Dieu sans intermédiaire.
102
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
La Nature cosmique peut trouver son accomplissement dans
la seule existence corporelle de l’homme, mais l’Humanité ne
peut trouver sa perfection par la divinisation d’une seule
personne humaine, selon l’existence d’une personne « de » Dieu
en elle ; elle ne le peut que par élévation — ce qui implique la
mort corporelle — à l’existence divine elle-même selon une
communication double.
La conscience et la liberté communiquées au monde vivant
ne font pas de chaque animal un vivant doué de spiritualité, une
seule espèce vivante a reçu ce surcroît, l’espèce humaine. En
revanche le don de la divinité à l’homme spirituel ne peut être
accordé par Dieu à quelques hommes seulement, mais à tous ;
bien qu’un seul puisse recevoir « en personne » une communication de Dieu selon une de ses Personnes. Cette remontée en
structure de l’Humanité, avec comme fruit historique la
réception en un de ses membres, d’une Personne de Dieu — ce
que les chrétiens appellent : « incarnation de Dieu » — représente
le maximum du Don historique de Dieu et ce pour quoi Dieu
mérite la plus grande louange de notre part en cette histoire.
D’autre part comme ce n’est plus une « mesure d’être »
supérieure à l’homme mais inférieure à Dieu, intermédiaire entre
Dieu et l’homme, qui pourrait être accordée, mais une « mesure
divine » d’être, laquelle n’a d’existence que sur un mode
personnel en Dieu, seul un être humain singulier unique peut
être le terme d’une telle communication de la plénitude de vie
personnelle, avec mission pour lui, après remontée en structure
divine, de la communiquer à tous, c’est-à-dire d’accomplir, par
communication conjointe avec la personne Origine « de/en »
Dieu, la divinisation de toute l’Humanité-des-hommes-singuliers
selon leurs relations interhumaines. Soit les figurations
suivantes :
Dieu 
humanité



La personne : « L’Autre »
de Dieu humanisée
L’Un

L’Autre de Dieu
en humanité


Humanité
divinisée
5) En appliquant une dernière fois la loi de remontée en
structure, nous rejoignons l’étape ultime de l’œuvre de Dieu.
Soit :
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI
103
L’Un  L’Autre en humanité divinisée
 L’Humanité de chacun divinisée


Le Tiers
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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