La comédie créole ou l`exigence du regard sur soi et sur le monde

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La comédie créole ou l’exigence du regard sur soi et
sur le monde
Raphael CONFIANT
Prononcé lors des Journées des comédiens martiniquais et des gens des métiers du théâtre
organisée les 7, 8 et 9 octobre 2011 par la Société des Artistes Comédiens Martiniquais et des
gens des Métiers du Théâtre réunis (Sodarcomamétéré) et la Cie Téat’Lari – Théâtre des
cultures créoles.
Permettez-moi de commencer mon propos par la citation suivante du
philosophe hongrois Emile Kojève :
« La vie est une comédie, mais il faut la jouer sérieusement. »
Je trouve que cette idée convient bien à notre rassemblement
d’aujourd’hui parce qu’elle invalide la croyance selon laquelle il y
aurait d’un côté, les gens sérieux (les juristes, les économistes, les
scientifiques etc.) et de l’autre les gens moins ou pas sérieux,
généralement regroupés sous le vocable d’artistes, les moins sérieux
des artistes étant les comédiens.
En réalité, nous jouons tous un rôle au sein de la comédie sociale,
nous portons tous un masque, nous cherchons toujours à donner aux
autres la meilleure impression de nous même. Nous sommes en
quelque sorte les acteurs de notre moi. Je dis « les acteurs » et non
« l’acteur » parce qu’il nous arrive plus souvent que rarement de
changer de rôle au sein de la comédie sociale pour des raisons tantôt
d’opportunité tantôt de nécessité.
D’ailleurs, la langue créole ne dit-elle pas, « ou ka fè wol », ce qui se
traduit par « vous faites semblant ». Eh bien, curieusement, ceux qui
ne font pas semblant, ceux qui ne trichent pas, sont ceux qui montent
sur les planches et jouent ce qu’on appelle dans le langage courant la
comédie. La comédie théâtrale est dix fois, cent fois, moins
trompeuse, moins mensongère que la comédie sociale. Un acteur
sur scène fait moins de macaquerie qu’un politicien en campagne
électorale.
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Ceci pour dire que le théâtre entretient un certain rapport à ce que l’on
pourrait appeler la Vérité avec un grand « V ». Non pas celle des
juristes, des policiers ou des hommes de religion mais avec celle qui
dévoile le non-dit du réel. Qui le démasque. Qui le met à nu. D’où
l’importance capitale du théâtre dans une société, de la scène, ce lieu
où ce qui doit être tu socialement peut être dit, doit être dit.
Le comédien joue un rôle, mé i pa ka fè wol. Il ne fait pas semblant.
Chacun de ses gestes, chacun de ses mots est porteurs d’une vérité qui
souvent met à mal les idées reçues ou ébranle les pouvoirs en place.
Le théâtre est donc quelque chose d’éminemment paradoxal en ce sens
qu’il se donne à voir comme un jeu, une mise en scène, un spectacle,
bref comme quelque chose relevant essentiellement du ludique alors
qu’en réalité, c’est tout le contraire : il va au cœur de la réalité sociale,
au cœur de l’être humain.
S’agissant de notre société créole, née de la confrontation violente de
la plupart des cultures du monde, il apparaît que le théâtre a un rôle
encore plus crucial à jouer que dans les sociétés que Glissant
nommaient ataviques c’est-à-dire qui résultent d’antiques traditions.
Nous sommes un peuple jeune, une société nouvelle, née dans
l’urgence, sommée d’exister au cœur de l’effroyable institution de
l’esclavage. Nul ne nous a laissé le temps de la maturation, le mot
« créole » lui-même, on ne l’a pas suffisamment souligné, n’est –il pas
l’anagramme de « colère » ? Ce qui veut dire qu’ici, la comédie
sociale, qu’on peut qualifier de comédie créole, est encore plus fausse
qu’ailleurs, se pare de davantage de masques et de faux semblants.
Compère Lapin est l’acteur en chef, le meneur de revue, le danseur
étoile, de la comédie sociale créole.
Il revient donc à la comédie théâtrale créole de mettre à nu les fauxsemblants de la comédie sociale créole.
Non pas à coups de slogans, non pas en s’inspirant de ce qu’on
appelait dans les anciens pays communistes le « réalisme socialiste »,
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mais en maniant le scalpel littéraire et gestuel. Mots et gestes ont ce
pouvoir inouï, sur scène, de déjouer les ruses de la comédie sociale.
Nous ne partons évidemment pas de rien : longtemps dans nos
communes, lors des fêtes patronales, des saynètes étaient jouées qui
connaissaient un succès considérable auprès du public populaire. Du
côté du public petit-bourgeois, il y avait la tournée annuelle de la
troupe Jean Gosselin qui jouait le répertoire classique français.
D’un côté donc, nous étions dans le comique au premier niveau, celui
de la saynète ; d’un autre côté, dans le sérieux un peu compassé de
Corneille, Racine et même Molière.
C’est dire qu’un théâtre créole, un théâtre authentiquement créole, qui
sache récupérer ce qu’il y a de meilleur dans ces deux traditions
théâtrales a eu du mal à voir le jour, même si des entreprises
remarquables ont été mises en place et des pièces de haute valeur
écrites et jouées. J’en veux pour preuve la pièce « Agenor Cacoul » de
Georges Mauvois dès 1962 ou encore la compagnie Téat Lari de José
Alpha dans les années 80, sans oublier tout le travail abattu par Roger
Robinel, Bérard Bourdon, et tant d’autres.
Oui, la scène théâtrale martiniquaise a su résister à l’invasion des
chaînes télévisées, à l’omnipotence de la musique ou encore au
matraquage des manifestations sportives. C’est même là un exploit qui
n’a pas toujours été mesuré à sa juste valeur.
Mais si résister, c’est bien, il convient, à mon sens, d’aller plus avant
afin de gagner définitivement la bataille du théâtre dans ce pays. Cette
bataille ne peut se gagner que si le théâtre s’appuie sur un regard
sur soi sans complaisance, sans auto-complaisance plus
exactement.
Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que nous pourrons espérer
drainer régulièrement des spectateurs, que nous pourrons transformer
nos télespectateurs en spectateurs plus précisément.
Est-ce une tâche si difficile ? Insurmontable ? Je ne le crois pas car il
faut bien reconnaître que la télévision, la plupart du temps, j’insiste :
la plupart du temps et donc pas tout le temps, est une arme
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d’abrutissement massive. Elle flatte le téléspectateur dans le sens du
poil, elle l’enfonce dans une douce hypnose, qui peu à peu lui ôte
toute capacité de distanciation et donc de réflexion.
A l’inverse, le théâtre est questionnement tout en étant divertissement.
Et ce n’est pas à dire qu’il y a peu à questionner dans notre société
martiniquaise actuelle ? Questionner notre rapport morbide à la
France, à la consommation, à l’automobile, à la sexualité, à la religion
etc…Et quand je dis questionner, j’entends par là être féroce avec
soi-même, avec nous-mêmes.
Prendre le risque de la férocité pour obliger les gens à sortir de leur
torpeur, de leur bienséance, de leurs conventions.
Car, le théâtre a le pouvoir de le faire et dans une société bloquée telle
que la nôtre, c’est même davantage qu’un pouvoir, c’est un devoir !
Si on fait des pièces pour dire « Nou sé Neg, nou fò, nou vayan !
Gadé-wè ki manniè nou bel etc… » ou bien « Sé kolonialis-la sé dé
isalop, sé Blan-an sé dé chien-fè, dé espwatè » etc…, à mon sens, ça
n’a strictement aucun intérêt.
Et pourquoi ? Parce que nous avons intériorisé la domination.
Parce que désormais le Maître est en nous, à l’intérieur de chacun de
nous et ce qu’il faut, c’est non pas perdre son temps à dénoncer le
Maître blanc mais tuer le Maître qui est en nous.
Oui, d’abord tuer le maître qui est en nous ! Voilà la première
exigence que j’assignerais à un théâtre authentiquement créole. Et ce
serait une tâche fascinante que de dévoiler les mille et une facettes de
notre créolité ce qui revient à dire notre complexité car pour moi,
créolité est tout simplement synonyme de complexité.
Trop longtemps, en effet, nous nous sommes enfermés, incarcérés
même, dans des postures idéologiques simplistes : « Nou sé Neg »,
« Yo ka esplwaté nou », « Bétjé déwò », « Tout fanm sé poto-mitan »
etc…, cela sans jamais avoir le courage de reconnaître que nous
avions fini par devenir nos propres fossoyeurs.
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La langue créole possède une belle expression pour décrire ce
comportement : « Nou ka fouyé fos-nou ».
Mais, le regard exigeant sur soi ne suffit pas, ne suffit plus : il importe
de l’exercer aussi sur notre entour, sur l’extérieur, même si nous
sommes le plus petit canton de l’Univers selon la formule célèbre
d’Aimé Césaire.
Et pourquoi ? Parce que de nos jours, nous vivons, nous écrivons avec
l’écho de toutes les langues et les cultures du monde, ce que certains
appellent la mondialisation, d’autres la globalisation.
Or, cet écho, cette rumeur insistante du monde ne transparaît pas
encore vraiment dans nos œuvres théâtrales et dans leurs mises en
scènes. Soit nous sombrons dans le nombrilisme insulaire, « la
calebasse de l’île » comme disait encore Césaire, soit dans
l’universalisme abstrait subtilement imposé par l’Occident.
Nous n’avons pas encore réussi à trouver le chemin de traverse qui
nous permettrait d’éviter de double écueil et de produire un théâtre qui
plait tout à la fois à Marigot et à Berlin, au Vauclin et à Paris.
C’est qu’à la vérité, nous avons peur du monde, protégés que nous
sommes par le cocon franco-européen lequel étouffe peu à peu notre
créativité et nous transforme en province culturelle plus ou moins
attardée de l’Empire.
Car avons-nous déjà eu l’audace d’emprunter au théâtre Nô japonais ?
Nous sommes-nous déjà laissés tenter par le théâtre sacré hindou, ce
fameux « nadron », que l’on continue pourtant à jouer dans certains
« Bondieu Kouli » ? Comprenons-nous que désormais, il y a une
exigence d’aller vers le monde, de s’en nourrir, de digérer surtout ce
que nous y aurons choisi, sous peine, progressivement d’être
phagocytés.
Le théâtre créole doit pouvoir nous permettre d’être phagocytés par
cette mondialisation à la fois inévitable et irréversible. Nous devons
nous efforcer de mettre en scène une humanité créole que nous aurons
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construite par nos propres mains, avec nos propres pensées, à l’aide de
nos propres rêves.
C’est cela la tâche qui nous incombe à tous.
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