Il n’y a pas de « Brexit » heureux Par Terra Nova Le 31 mars 2017 Les partisans de Marine Le Pen répètent à l'envi qu'on ne devrait pas redouter une sortie de l'Union européenne (UE) : « Regardez les Britanniques, disent-ils en substance. Ils sont sortis de l'Union européenne et leur économie est florissante ! » Malheureusement pour les amis de Madame Le Pen, la vérité risque d'être très différente. Pour au moins quatre raisons. La première est que... le Brexit n'a pas (encore) eu lieu ! Certes, la décision démocratique en a été prise, mais sa mise en œuvre est loin d'avoir commencé : l'activation de l'article 50 du Traité de Lisbonne n'est effective que depuis le 29 mars 2017, date à partir de laquelle les négociations de séparation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne se sont engagées. Celles-ci doivent ensuite être conclues dans les deux ans qui suivent, un calendrier qui paraît d'ailleurs très optimiste à tous les négociateurs. Autrement dit, quoi qu'en pense Madame Le Pen, les Britanniques jouissent toujours actuellement des accords commerciaux négociés au nom de l'Union ; leurs entreprises financières peuvent toujours servir de plaque tournante à une large part de la circulation des capitaux dans l'ensemble européen ; leurs centres de recherche et leurs universités peuvent toujours bénéficier des budgets communautaires pour financer leurs programmes et accueillir de nombreux chercheurs européens ; etc. La seconde est que la bonne santé apparente de l'économie britannique repose en grande partie sur la consommation des ménages dont le dynamisme est dopé par une explosion de l'endettement privé et se heurte désormais à une nette accélération de l'inflation. Par ailleurs, l'investissement des entreprises faiblit de façon sensible et les investisseurs étrangers commencent à perdre confiance. La troisième raison est que la perspective du Brexit rouvre des discussions douloureuses sur l'unité du royaume et son intégrité territoriale. Le gouvernement écossais a déjà fait part de son désir d'organiser un nouveau referendum sur l'indépendance de l'Ecosse. Des mouvements sécessionnistes pourraient également se faire jour en Irlande du Nord si le problème de la frontière entre les deux Irlande n'est pas réglé rapidement, accélérant du même coup un processus d'unification de l'Irlande autour de l'Irlande du Nord. La quatrième raison, enfin, est que la comparaison avec le Royaume-Uni a d'évidentes limites : contrairement à la France, le Royaume-Uni n'appartient pas à la zone euro. Le Brexit ne se traduira donc pas par un changement de monnaie, à l'inverse d'un Frexit qui pousserait Terra Nova – Note - 1/6 www.tnova.fr l'Hexagone et sans doute avec lui l'ensemble de la zone euro dans une cascade de déséquilibres incontrôlables. Explications... *** Dans les mois qui ont suivi le referendum britannique en faveur de la sortie de l'Union européenne le 23 juin 2016, l'économie du Royaume-Uni n'a pas montré de signes particuliers de faiblesse. Certains en ont déduit que la catastrophe annoncée par les adversaires du Brexit n'aurait pas lieu : l’histoire allait donner raison à ceux qui dénonçaient le « Project Fear » (le « projet peur » dans le bon français de Madame Le Pen), terme sous lequel était discréditée la campagne des partisans du maintien dans l’Union européenne. Il faut dire que les premiers risques économiques ont été endigués par la banque centrale. Face à la fébrilité des marchés financiers dans les jours qui ont suivi le vote, la Banque d’Angleterre a pris d’importantes mesures de soutien à l'activité, en baissant son taux directeur à son plus bas historique (0,25 %), en mettant en place un système de soutien aux prêts des banques (100 milliards de livres) et en relevant le plafond du programme d’achat d’actifs de 375 à 435 milliards de livres. Cet assouplissement monétaire a permis de calmer provisoirement les marchés mais au prix d'une forte dépréciation de la livre sterling et au risque de renchérir le coût des produits importés. Depuis lors, la croissance économique s'est maintenue, soutenue surtout par la consommation des ménages tout au long de l'été et jusqu'aux fêtes de fin d'année. Ce dynamisme s’explique de plusieurs façons. D’une part, les consommateurs ont sans doute anticipé un risque d'augmentation des prix. D’autre part, ils ont aussi tiré parti de deux années d'augmentation des salaires, avec une inflation faible : de mars 2014 à mai 2016, les revenus réels (corrigés de l’inflation) avaient en effet augmenté de façon continue. Enfin, ils ont pioché dans leur épargne et augmenté leur endettement pour continuer à consommer : le taux d’épargne des Britanniques est au plus bas depuis cinquante ans et continue à reculer tandis que l’endettement des ménages par rapport à leurs revenus est monté à 133 % (contre 87 % en France) et s’approche à présent de son record historique de 2008, à la veille de la grande crise financière. Déjà en 2015, les prêts à la consommation avaient crû de 8 % (2 milliards d’euros) ; au troisième trimestre 2016, au lendemain du referendum, leur croissance annuelle s’établissait à 10 %, selon la Banque d’Angleterre. Autrement dit, la croissance britannique de ces derniers mois est en bonne partie une croissance à crédit, dopée par des taux bas et un retour en force de l'endettement privé. Cette trajectoire n'est évidemment pas soutenable, comme l'a montré la crise de 2008. Elle l'est d'autant moins que les consommateurs britanniques vont connaître à présent une érosion de leur pouvoir d'achat : après avoir nettement ralenti de juin à octobre 2016, dans les mois qui ont immédiatement suivi le scrutin, les revenus réels se sont repliés de novembre 2016 Terra Nova – Note - 2/6 www.tnova.fr à janvier 2017, selon l’Office of National Statistics (ONS) britannique1. Aujourd’hui, cette dynamique s’accélère au rythme de l’inflation. En effet, la livre sterling a perdu entre 12 % et 15 % de sa valeur face à l’euro depuis juin 2016 (et 16 % face au dollar), et près de 19 % depuis décembre 2015 (17 % face au dollar), moment où les inquiétudes sur le Brexit ont commencé à gagner les marchés. Cette baisse a d'ores et déjà plusieurs effets concrets. D’une part, elle fait fondre le patrimoine des ménages : selon une récente enquête du Crédit Suisse, celui-ci aurait vu sa valeur diminuer de 1 500 milliards de dollars (1 400 milliards d’euros) avec le Brexit, soit 33 000 dollars de moins par adulte depuis la fin juin 20162. D’autre part, la dépréciation de la livre sterling suite au referendum a entraîné un renchérissement des importations qui pénalise les ménages et stimule l'inflation : de fait, en février 2017, les prix annuels à la consommation ont augmenté de 2,3 % au Royaume-Uni, alors que le salaire hebdomadaire moyen connaissait, de son côté, une évolution moins dynamique. Michael Saunders de la Banque d’Angleterre estimait, dans un discours prononcé le 13 janvier 2017, que la croissance des salaires pourrait même être quasiment nulle dans le futur. D’ailleurs, si les conditions globales du marché du travail restent très bonnes, l’économie britannique ne crée plus déjà plus autant d’emplois qu’auparavant : la création d'emplois a crû de 37 000 sur le dernier trimestre 2016, contre 49 000 au trimestre précédent et de nombreux économistes anticipent un ralentissement plus prononcé à l'avenir. D'après des prévisions publiées récemment par le Trésor britannique3, on peut ainsi s'attendre à ce que le chômage remonte dans les semestres qui viennent. Dans ces conditions, le pouvoir de négociation des travailleurs britanniques ne leur permettra pas forcément d’obtenir des augmentations de rémunération susceptibles de couvrir l’inflation. S’ils veulent continuer à consommer autant qu’avant, ils devront… s’endetter plus encore ! Car l'inflation, elle, devrait continuer à augmenter jusqu'à 3 % cet été selon plusieurs prévisions. Par ailleurs, les entreprises, qui ne savent pas encore dans quelles conditions elles auront accès au marché européen, ont coupé dans leurs investissements, qui ont diminué de 1,5 % en 2016. La situation risque d'ailleurs de s'aggraver sensiblement dans les mois et les années qui viennent. Selon une étude publiée en janvier 2017 par le cabinet Ernst and Young, 71 % des investisseurs étrangers ont déjà senti un impact du referendum britannique dans leurs opérations en Europe et 34 % considèrent que l'attractivité internationale du Royaume-Uni va décliner4. Les Britanniques ont d'autant plus à y perdre que leur pays captait, en 2015, 21 % des 1 https://www.ons.gov.uk/employmentandlabourmarket/peopleinwork/earningsandworkinghours/articles/supplementar yanalysisofaverageweeklyearnings/latest 2 Crédit Suisse, Wealth Report 2016, https://www.credit-suisse.com/ch/fr/about-us/research/research-institute/newsand-videos/articles/news-and-expertise/2016/11/fr/the-global-wealth-report-2016.html 3 https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/599836/PU797_Forecast_for_the_UK _Economy_March_2017_covers.pdf 4 « EY’s European attractiveness survey January 2017 Plan B … for Brexit A boardroom view on investment and location strategies in Europe ». Voir http://www.ey.com/Publication/vwLUAssets/EYs-european-attractivenesssurvey-plan-b-for-brexit/$FILE/EYs-european-attractiveness-survey-plan-b-for-brexit.pdf Terra Nova – Note - 3/6 www.tnova.fr investissements directs étrangers en Europe (en deuxième position derrière l'Allemagne) et que le stock total de ces investissements directs atteignait 54 % du PIB. 14 % des multinationales présentes sur le sol britannique imaginent d'ailleurs déjà déplacer tout ou partie de leur activité dans un autre pays, de préférence d'abord en Allemagne puis en France. Ces tendances sont confirmées par d'autres sources : un sondage de la Chambre de commerce et d’industrie allemande, réalisé peu de temps après le vote de juin 2016 auprès de 5 600 entreprises révélait que, parmi celles qui ont une implantation au Royaume-Uni, 35 % envisagent une réduction de leurs investissements dans ce pays et 26 % prévoient d’y réduire le nombre de leurs employés5. Moins soutenue par la consommation et l'investissement, marquée par l'incertitude croissante sur l'issue des négociations de séparation avec l'Union européenne, l'activité économique devrait donc ralentir dans les semestres qui viennent. Le processus du Brexit, dont les négociations avec l'UE peuvent officiellement se sont engagées à partir du 29 mars 2017, pose, en outre, deux types de problèmes particulièrement difficiles et qui n'avaient pas été clairement anticipés par Londres. Le premier concerne le corpus législatif et réglementaire issu de l'Union européenne. Comment réviser et traiter en deux ans les 43 années de règles européennes progressivement intégrées au droit britannique ? Ironiquement, la solution la plus efficace et la plus réaliste consistera à intégrer telle quelle la législation européenne dans le droit britannique et à faire le tri plus tard. C’est d'ailleurs ce qu'a annoncé le gouvernement : « the great repeal bill » ; une option controversée au parlement, car considérée comme contournant ses pouvoirs (Theresa May a suggéré que ce soient les ministres qui fassent le « pick and choose »)… Une solution en tout cas très éloignée de la sortie « pure et parfaite » et du retour à la souveraineté nationale appelé de leurs vœux par les « Brexiters » ! Le second concerne les relations commerciales avec l'UE. Le Royaume-Uni doit et souhaite les redéfinir rapidement (de même d'ailleurs avec ses partenaires commerciaux en dehors l'UE puisque c'est Bruxelles qui a négocié l'ensemble des accords commerciaux des Etats-membres). Or, les Britanniques voudraient avoir accès au marché intérieur mais sans accepter la liberté de circulation des citoyens européens. Les Européens, pour leur part, ont défendu fermement la solidarité des quatre libertés qui sont au fondement de l'UE : libertés de circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. En outre, les Britanniques ne veulent pas contribuer au budget européen, sinon de façon très ponctuelle6, ni accepter l'autorité de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Si, comme l'a confirmé Theresa May, le Royaume-Uni recherche une sortie complète de l'UE en privilégiant la réintroduction des contrôles aux frontières, cela rendra impossible un accord spécial entre Londres et l'Union européenne en matière commerciale. 5 https://www.dihk.de/themenfelder/international/europaeische-union/brexit Theresa May a déclaré récemment que le Royaume-Uni était prêt à contribuer au budget européen de façon ad hoc, dans le cadre de programmes précis, du type Espace européen de la recherche. 6 Terra Nova – Note - 4/6 www.tnova.fr Une telle négociation ne débutera qu’une fois soldés les termes du « divorce », donc après l’échéance des deux ans. Tout cela ouvre un chapitre long et complexe de négociations durant lequel les échanges économiques et commerciaux seront profondément perturbés puisque soumis à aucun régime privilégié et au terme duquel ils pourraient être en partie compromis7. Ce qui angoisse beaucoup les responsables britanniques ici, c’est « l’effet de falaise » : c'est-à-dire qu’aucun accord de transition ne soit négocié en parallèle au divorce, et que le Royaume-Uni se retrouve du jour au lendemain limité au minimum OMC. Sans compter que les entreprises financières britanniques qui contribuent lourdement au PIB du Royaume-Uni pourraient au passage se voir priver de leur passeport financier, qui leur garantit la possibilité de vendre leurs services sur le continent, ce qui entraînerait de nombreuses délocalisations de la City vers d'autres places (Francfort, Milan, Paris...) et ferait perdre aux Britanniques un de leurs atouts majeurs. Enfin, le Royaume-Uni est entré dans une période d'incertitude politique sur l'avenir du Royaume lui-même, avec l'affirmation de la volonté écossaise de rester dans l'UE et d'organiser de nouveau un referendum sur l'indépendance - une demande rejetée par les autorités britanniques. Les Ecossais qui avaient choisi de demeurer dans le Royaume-Uni ont voté entre temps à 62 % contre le Brexit et souhaitent vivement rester membre de l'UE. Même si l'Ecosse n'est pas actuellement dans une situation économique très favorable, des tensions sécessionnistes pourraient y donner lieu à de graves troubles politiques et priver Londres d'un accès direct au pétrole de la Mer du Nord, aggravant au passage sa dépendance extérieure. Les mêmes inquiétudes sont apparues en Irlande du Nord, qui a voté comme l'Ecosse majoritairement pour rester dans l'UE (55,8 %) et qui, après des années de progrès des efforts de pacification et de sortie de la confrontation armée, se trouvera de nouveau séparée de l'Irlande par une frontière terrestre séparant désormais l'Union européenne et le Royaume-Uni. Cette situation pourrait favoriser un processus d'unification de l'Irlande autour de l'Irlande du Sud. La capitale - Londres - aimerait elle-même pouvoir, le moment venu, s'excepter de certaines règles communes : son maire, Sadiq Khan, a ainsi souhaité qu'elle dispose d'une autonomie pour l'attribution des visas de travail dans l'agglomération qui compte une part importante de main d'œuvre européenne et qui pèse d'un poids considérable dans l'économie britannique (un tiers de sa croissance annuelle et un cinquième de ses emplois). Prétendre, comme le fait Madame Le Pen, que le Brexit se passe et se passera dans la sérénité outre-Manche est donc une imposture. Et en tirer argument pour promouvoir un Frexit, c'est doubler la comparaison d'une erreur de raisonnement. On ne peut pas juger des effets d'un Frexit à partir de l'expérience du Brexit pour une raison simple : contrairement à la France, le Royaume-Uni n'a pas adopté la monnaie unique et ne subira donc pas les effets d'une redénomination des dettes publiques et privées. Comme on l'a montré dans une précédente 7 Voir le rapport de Terra Nova « Pour un quinquennat européen », particulièrement les développements sur le Brexit, p. 22-27, (2.1, « Clarifier la relation avec le Royaume-Uni et ramener l'Europe à l'essentiel ») http://tnova.fr/rapports/pour-un-quinquennat-europeen Terra Nova – Note - 5/6 www.tnova.fr note8, ces effets seraient probablement catastrophiques pour notre pays et, en tout cas, absolument incontrôlables dans leurs conséquences économiques, sociales et financières. Bref, les conséquences du Brexit risquent d'être extrêmement coûteuses pour le Royaume-Uni, et celles d'un Frexit pires encore pour notre pays. 8 « Sortie de l'euro : les petits paieront », Terra Nova, 16 mars http://tnova.fr/system/contents/files/000/001/334/original/16032017_-_Sortie_de_l'euro.pdf?1489670690 2017 - Terra Nova – Note - 6/6 www.tnova.fr