le néolibéralisme, modèle économique dominant

publicité
LE NÉOLIBÉRALISME, MODÈLE ÉCONOMIQUE DOMINANT
Hugues Puel
Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale
2005/1 - n°233
pages 29 à 51
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2005-1-page-29.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Puel Hugues, « Le néolibéralisme, modèle économique dominant »,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2005/1 n°233, p. 29-51. DOI : 10.3917/retm.233.0029
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Editions du Cerf.
© Editions du Cerf. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
ISSN 1266-0078
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
Hugues Puel, o.p.
LE NÉOLIBÉRALISME,
MODÈLE ÉCONOMIQUE
DOMINANT
INTRODUCTION
La désignation du modèle économique dominant comme
néolibéral est très répandue, mais elle mérite discussion. Le
libéralisme est d’abord une philosophie politique qui est à
l’origine de la démocratie et des droits de l’homme. D’où la
difficulté pour la tradition catholique qui a géré le problème de
façon plutôt tortueuse, tant cette Église a été liée au cours de
longs siècles à la légitimation de pouvoirs monarchiques et
autoritaires. Mais on vise ici le modèle économique dont le
contenu se caractérise par une confiance dans le marché comme
régulateur global (capitalisme anglo-saxon, versus économie
sociale de marché ou modèle rhénan). Le catholicisme est, par
tradition, favorable à une régulation forte par l’État avec une
large place faite aux services publics, un rôle important donné
aux politiques économiques et l’affirmation de responsabilités
collectives face aux problèmes sociaux.
Plus récemment, la place extravagante prise par la finance dans
notre modèle économique de capitalisme en incessantes transformations change les données du problème et interroge les
comportements des entreprises et des États. La tradition catholique a toujours eu une attitude critique face à l’argent et se trouve
en opposition face à ce néolibéralisme qui est surtout un
capitalisme financier. Pourtant les ressources et les virtualités de
l’économie de marché ne doivent pas être sous-estimées, tandis
que les rapports entre le socialisme et le libéralisme se nouent
entre eux de façon beaucoup plus complexe qu’on ne le dit
souvent. Mais si l’Église catholique a mené les discernements
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 MARS 2005 P. 29-51
29
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
nécessaires sur l’économie de marché et donc sur le libéralisme
économique, la réflexion est beaucoup plus hésitante sur le
libéralisme politique.
Le mouvement altermondialiste désigne le système économique et politique qui domine aujourd’hui la planète comme
néolibéral. Ce langage est équivoque, car il ne distingue pas
clairement entre un libéralisme politique et un libéralisme
économique. Il faudra préciser les ambivalences du terme libéralisme, analyser les évolutions du libéralisme économique,
éclairer les critiques faites au néolibéralisme présent, revenir sur
les critiques d’ordre politique et d’ordre moral faites à l’économie
de marché, pour enfin mettre à jour les insuffisances actuelles
de la pensée sociale catholique.
LES AMBIVALENCES DU TERME
DE LIBÉRALISME
Définitions
Dans un livre récent qui n’a pas eu toute l’audience qu’il
méritait, Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati montrent la
complexité de la tradition libérale, en donnant consistance à une
expression qui choque les oreilles françaises, mais qui prend sens
si on tient compte des perspectives européennes et américaines :
le socialisme libéral¹. Dans notre pays, le socialisme est
étroitement associé au marxisme. Le socialisme libéral serait
donc un oxymore, une contradiction conceptuelle, tandis que
sur le plan historique le socialisme réellement existant serait la
négation même de la liberté, du fait d’une dérive soi-disant
nécessaire vers le totalitarisme. Or le socialisme libéral est une
expression qui se défend tant sur le plan des idées que des faits
et a le mérite de mettre en forte évidence le contenu politique
du libéralisme lui-même.
L’ambition du socialisme libéral, écrit Monique Canto-Sperber,
n’est pas seulement d’intégrer le marché dans le socialisme ou de
montrer que les droits sociaux sont compatibles avec la liberté
économique. Elle est de revenir au libéralisme comme philosophie
1. M. CANTO-SPERBER et N. URBINATI, Le Socialisme libéral : une anthologie Europe
États-Unis, Paris, Éditions Esprit, 2003.
30
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
LE NÉOLIBÉRALISME
Le mot « libéralisme » apparaît en 1818 avec Maine de Biran
qui le définit comme « doctrine favorable au développement
des libertés ». L’année suivante, l’Oxford English Dictionary lui
donne le même sens. Le libéralisme désigne d’abord la liberté
politique et la liberté de conscience. Ces libertés s’affirment
avec la séparation de l’Église et de l’État, le refus de l’autocratie
et de l’inégalité des droits (notamment le suffrage censitaire et
le suffrage masculin), la limitation constitutionnelle du pouvoir
avec l’État de droit.
Le terme libéralisme est ambivalent : libéral veut dire de
gauche aux États-Unis car cette doctrine induit la nécessité de
lois sociales pour protéger les populations pauvres et étendre
leurs droits et leurs libertés. Le libéralisme économique n’est pas
moins ambivalent, car deux courants qui se réclament du
libéralisme politique ont des conceptions économiques différentes. Dans la lignée de Locke (1632-1704) et, au XXe siècle,
de Friedrich Hayek et de Robert Nozick, on y plaide pour un
État minimum. Dans la filiation de Jérémie Bentham (1748-1832),
de John Stuart Mill (1806-1873) et de John Rawls (1921-2002),
on y fait la théorie de la social-démocratie. Au début des années
1970, John Rawls a relancé la réflexion sur la justice, dans le
cadre d’une philosophie politique libérale, en prônant un principe de différence qui justifie l’intervention redistributive de l’État
et l’introduction de mesures de discrimination positive en faveur
de populations en difficulté.
Dans son ouvrage classique, L’Ère des tyrannies, Élie Halévy
souligne que « le socialisme depuis sa naissance, au début du
XIXe siècle, souffre d’une contradiction interne : héritier de la
révolution de 1789, il se présente à la fois comme un mouvement
pour la liberté et comme une réaction contre l’individualisme
et le libéralisme³ ». Cette dualité est antérieure au marxisme.
Donc le débat entre libéralisme et anti-libéralisme est interne au
socialisme. Comme l’écrit encore Monique Canto-Sperber : « Le
socialisme libéral est la continuation et l’accomplissement du
2. M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 8.
3. E. HALÉVY, L’Ère des tyrannies (1938), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 213.
31
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
politique et méthode d’émancipation, et de montrer qu’il fonde
dès le XIXe siècle une orientation forte du socialisme².
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
libéralisme. Il achève un processus d’émancipation qui s’inscrit
dans une histoire de la liberté⁴ ».
Sur le plan historique, il y a des socialismes non marxistes
qui ont promu la liberté politique, même s’il est vrai qu’en
Russie les bolcheviks l’ont emporté sur les mencheviks, événement qui a marqué soixante-dix ans de l’histoire dans ce pays
et brouillé l’image du socialisme au-delà de ses frontières. Le
parti socialiste allemand a abandonné la référence au marxisme
lors de son Congrès de Bad Godesberg en 1959 et les partis
sociaux-démocrates européens, notamment en Scandinavie, ont
pratiqué le libéralisme politique depuis les premières décennies
du XXe siècle. Le parti socialiste français a, quant à lui, été
beaucoup plus contradictoire et surtout extrêmement confus dans
sa référence au marxisme.
En bref, le libéralisme politique s’oppose aux aspects antisociaux de certaines formes de libéralisme économique, tandis
que le socialisme peut désigner soit l’extension de la démocratie
au domaine social, soit la dérive totalitaire. Cela invite à
considérer les politiques concrètes plutôt que les formules
idéologiques.
Évolution du libéralisme économique
Contre John Locke, théoricien de la propriété individuelle, le
philosophe libéral John Stuart Mill reconnaît le caractère en
partie social et conventionnel de la propriété et dissocie le
libéralisme des formes radicales du laisser-faire économique. En
ce sens, les partisans actuels du socialisme libéral peuvent se
réclamer de lui. Mais le libéralisme économique des théoriciens
de l’économie, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, met
l’accent sur le caractère sacré du droit de propriété individuel
et sur l’ordre économique réalisé par le marché, de façon
automatique et sans aucune intervention de la volonté humaine,
par le jeu de la loi de l’offre et de la demande. La confrontation
de l’offre et de la demande n’était pas vue comme une loi sociale,
mais comme une vraie loi physique fonctionnant à l’état pur, sans
prise en compte des contingences et des particularités de la
société. La preuve en était que les crises et les dysfonctionnements de l’économie étaient supposés provenir des interventions
4. M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 28.
32
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
intempestives soit des politiques, avec des lois faussant les règles
du marché, soit des mouvements sociaux troublant le jeu des
affaires.
Un débat fameux opposa durant les années 1930 deux
économistes de Cambridge, A.C. Pigou (1877-1959) et John
Maynard Keynes (1883-1946). Le premier voyait la cause des
déséquilibres économiques et des crises dans l’instauration d’un
revenu salarial minimum et la pression des syndicats ouvriers qui
faisaient monter le taux de salaire à un niveau supérieur à son
taux de marché, provoquant ainsi du chômage. Keynes répondait
en démontrant que l’équilibre général du marché n’avait rien
d’automatique, que le seul jeu de la loi de l’offre et de la demande
ne pouvait réaliser qu’un équilibre de sous-emploi des ressources en capital comme en travail. Avec un tel état des choses,
l’intervention de l’État apparaissait indispensable pour relancer
la demande globale afin de parvenir au plein emploi. En affirmant
cela, Keynes restait politiquement un libéral.
L’efficacité des politiques keynésiennes ayant fait leur preuve,
au moins pendant la période de reconstruction et de modernisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les théoriciens
du libéralisme économique furent contraints de redéfinir la
doctrine, qui peut être ici désignée très précisément comme
néolibérale. Celle-ci abandonna l’idée que le mécanisme du
marché aboutissait automatiquement à l’équilibre général et à
l’optimum social. Avec l’économiste Friedrich Hayek, la liberté
économique se fonde sur une théorie de la connaissance. Hayek
rejette le constructivisme cartésien, pour lequel n’est vrai que ce
qui a été démontré tel à partir d’un présupposé de table rase.
Hayek pense au contraire que l’action ne saurait être guidée par
une telle rationalité, mais qu’elle est précédée et inspirée par
des règles morales et juridiques, par des schèmes de pensée et
de comportements hérités, bref par une tradition. Hayek développe un paradigme de l’ordre spontané ou du système autoorganisé. La société, selon lui, ne peut être comprise entièrement
comme une organisation construite et consciemment voulue par
l’action des hommes. Elle repose sur un ordre spontané qui
n’est pas d’abord à maîtriser, mais au contraire à reconnaître et
à respecter : d’où l’importance des droits de l’homme reconnus
de façon abstraite comme droits politiques et celle du marché
comme liberté des échanges.
33
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
On voit ici une toute autre conception du libéralisme économique. Pour Hayek, l’économie est une « catallaxie », c’est-àdire une théorie des échanges dans une société de droit.
L’échange libre est la forme nouvelle du lien social, porteur de
paix et d’efficience. Il permet d’atteindre l’optimum économique
qui n’est pas l’optimum logique des libéraux à l’ancienne, mais
un optimum pratique supérieur à toute économie organisée du
centre. Pour Hayek, le marché n’est pas justifié par l’automatisme des ajustements entre l’offre et la demande, et il admet les
critiques sur les défaillances du marché. Le libre marché ne
se justifie pas d’abord par les automatismes de l’offre et de la
demande, même si ceux-ci jouent un rôle utile, mais par sa
nature de système décentralisé qui permet la meilleure information possible. En effet, dans une société complexe et ouverte,
aucune autorité centralisée ne dispose des informations nécessaires pour prendre les meilleures décisions. Le libre marché,
qui est avant tout, grâce aux prix, un système d’information,
permet à une multiplicité d’acteurs, placés dans des situations
fort diverses, de prendre individuellement les meilleures décisions possibles. Cela stimule les intelligences pratiques des
individus et permet les émergences créatrices d’une société
ouverte aux évolutions et au progrès. L’économie planifiée du
centre ne peut avoir qu’un système de prix arbitraire, incapable
de fournir les informations pertinentes. Elle est vouée à l’inefficacité. Elle est peu productive. Elle résiste au changement. Elle
aboutit à une société close.
Ce néolibéralisme, dont l’élaboration théorique a été menée
principalement pendant les années 1970, éclaire l’implosion
ultérieure du système soviétique. Son impact a été considérable.
On a vu des gouvernements socialistes procéder à des privatisations des entreprises d’État⁵, avant même que le gouvernement
Jospin (1997-2002) ne mène un important programme de
« respiration du capital » des entreprises publiques en France.
Avec ce néolibéralisme, on voit bien que les politiques économiques suivies ne relèvent en rien d’un clivage entre libéralisme et socialisme. La politique économique du président
Reagan (1980-1988) et du président Bush junior (2000-2004) n’est
5. Les socialistes australiens ont joué à cet égard un rôle pionnier.
34
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
pas très différente de celle du Président Clinton (1992-2000). Il
s’agit d’un mélange très pragmatique de politique monétaire et
de politique budgétaire. On peut même observer que la politique
économique européenne est en fait une politique plus libérale
que celle des États-Unis dans la mesure où le traité de Maastricht
et la création de l’Euro ont imposé des contraintes de stabilité
monétaire très lourdes (les critères du traité de Maastricht) sur
les États membres de l’Union, les empêchant, au moins en partie, d’utiliser la relance budgétaire, au grand dam d’un gouvernement français dit libéral et d’un gouvernement allemand dit
socialiste. S’y ajoute, avec la chute du mur de Berlin, une
extension formidable et rapide de l’espace du marché, tandis que
les formes d’organisation politique de sa maîtrise tardent à se
mettre en place⁶.
Où est ici le néolibéralisme? Sans doute les politiques qui se
succèdent ne sont pas totalement identiques. Elles varient en
fonction des groupes sociaux qui les soutiennent politiquement :
ici, davantage de programmes en faveur des catégories défavorisées, là des allègements fiscaux pour les plus riches; ici,
davantage de réduction du temps de travail, là le problème
laissé à la négociation entre partenaires sociaux. Au total,
l’acceptation d’une société complexe avec des oppositions internes de type ethnique et culturel masquant souvent des conflits
d’intérêts : un paysage idéologiquement aussi complexe que
désenchanté.
CRITIQUES AU NÉOLIBÉRALISME
DOMINANT
L’inadéquation du terme de néolibéralisme pour désigner le
système économique dominant me semble solidement établi.
Faut-il en conclure à la vanité d’une critique à son endroit?
Certainement pas, car, au-delà du vocabulaire, une part des
critiques du mouvement altermondialiste sont parfaitement pertinentes. Ce sont celles qui concernent la place extravagante
6. La lutte de Poutine contre les magnats russes qui se sont emparés de la richesse
nationale à la faveur de l’implosion de l’URSS en fournit une illustration non pas unique,
mais éclatante.
35
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
faite à l’économie monétaire et financière, à la tendance au
tout-marché qui réduit les services publics comme peau de
chagrin, à la domination politique, militaire et économique des
États-Unis et à l’absence de règles nécessaires au niveau de
globalisation que nous connaissons aujourd’hui. Par contre, ce
même courant de pensée contient des critiques moins bien
ajustées qui demandent réflexions et débats.
Une économie monétaire et financière extravagante
Après la Seconde Guerre mondiale, il fallait reconstruire un
système monétaire international et ne pas recommencer les
erreurs des négociateurs du traité de Versailles en 1919 qui
semèrent, dans les décisions qui suivirent la Première Guerre
mondiale, les germes qui aboutirent à la Seconde.
Deux plans s’affrontèrent : le plan White des négociateurs
américains contre le plan Keynes des négociateurs britanniques.
Le projet d’instauration d’un vrai système monétaire et bancaire
mondial de Keynes dut s’effacer devant le plan américain. Un
système de taux de change fut défini entre les différentes
monnaies par rapport au dollar (et non à la livre), lui-même
rapporté à l’or (une once d’or équivalant à 35 dollars). Lorsque
les effets de déficits commerciaux poussaient à la baisse les
monnaies autres que le dollar, elles devaient se réajuster à la
baisse par rapport à la monnaie américaine. La France de la
IVe République en particulier dut y recourir à plusieurs reprises.
Ce système de l’étalon de change-or fut détruit par le
gouvernement Nixon en 1971, lorsque les déficits budgétaires
américains, dus à la guerre du Vietnam, et les exportations de
capitaux, destinés aux investissements à l’étranger, provoquèrent
une dévalorisation de fait de la monnaie américaine, rendant
irréaliste la définition du dollar par rapport à l’or. En quelques
années, le stock d’or américain avait diminué de moitié et ne
cessait encore de se réduire. Les monnaies avaient désormais
perdu toute référence. Nous passions alors à un système de
changes dits libres ou flexibles, les monnaies variant de valeur
sans cesse, en fonction des seuls jeux du marché des changes.
Deux phénomènes gonflèrent considérablement le volume des
échanges monétaires : la crise pétrolière de 1973-1974 et les
changements techniques des deux dernières décennies du siècle.
Avec le quadruplement du prix du pétrole, un volume financier
36
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
considérable fut à la disposition de pays tels que l’Arabie Saoudite
et les Émirats arabes qui n’avaient ni la volonté ni les moyens
d’absorber la totalité de ce capital dans leurs économies. Des flux
monétaires furent placés dans les banques occidentales, puis
prêtés par ces dernières aux pays du tiers-monde. Ce fut l’origine
d’un endettement toujours actuel et un frein au développement
de nombre d’entre eux, tant du fait des variations du dollar que
du mauvais emploi de ce capital (« éléphants blancs⁷ », corruption
des dirigeants). La réforme des marchés des changes, comme celle
des titres financiers, avec leur cotation en continu, les mouvements fébriles de capitaux à la recherche d’arbitrages avantageux,
le blanchiment d’argent sale dû à l’économie mafieuse, qui connaît
une nouvelle expansion après l’effondrement du régime soviétique, les logiques financières d’une nouvelle économie faite de
spéculation sur des espérances liées aux nouvelles technologies
de l’information et de la communication, plutôt que sur des
analyses de l’économie de production, les facilités d’interventions dues aux programmes informatiques, voilà autant de facteurs
qui ont gonflé considérablement la circulation des masses monétaires. Les transactions monétaires quotidiennes sur les marchés
des changes ont été multipliées par 14 entre 1972 et 1995 et
représentent aujourd’hui un volume qui oscille autour des
1800 milliards de dollars, soit un chiffre supérieur à la valeur du
produit intérieur de la France pendant toute une année. Des
spéculations extravagantes contre différentes monnaies, en particulier la Livre et le Franc, se sont produites dans les dernières
années du siècle, jusqu’à ce que l’Euro introduise un élément de
stabilité dans le système monétaire international. La question de
la régulation de cette masse monétaire devient cruciale et les
débats vont bon train, de la taxe Tobin à la réforme du Fonds
monétaire international et de la Banque mondiale, en passant par
différents projets de fiscalité mondiale.
La domination de l’empire américain
Autant que la référence au néolibéralisme économique, le
système mondial est marqué par la prédominance des États-Unis
à plusieurs niveaux : la politique, l’économie, la science et
7. On appelle ainsi les investissements coûteux qui ne sont d’aucune utilité sociale
pour la population du pays.
37
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
l’armée. Pendant le XXe siècle, plus du tiers des prix Nobel,
toutes disciplines confondues, a été gagné par eux. Aujourd’hui,
parmi les cent premières multinationales classées par ampleur
de leur capitalisation boursière, cinquante-sept sont d’origine
américaine. On trouve les trois premières dans des branches
d’activité telles que la pharmacie, les télécommunications, les
composants électroniques, l’informatique et la finance. Les réserves en devises des banques centrales des différents pays du
monde sont composées aux deux tiers de dollars américains. Si
l’on fait la somme des dépenses militaires de la France, de
l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni, du Japon, de la Chine
et des USA, on constate que ce dernier pays en assure à lui seul
près des deux tiers. Même si l’empire américain a des faiblesses,
comme on le voit en Irak, la thèse du déclin des États-Unis
n’est guère crédible⁸. Même si ce pays ne peut tout faire, ni
tout réussir, le rapport de force en sa faveur est éclatant. Cette
situation est mieux désignée par l’expression de domination de
l’empire américain que par celle de prééminence du néolibéralisme mondial.
Une insuffisance de régulations
Le néolibéralisme s’accommode de cette situation. Il encourage l’investissement international. Les pays qui favorisent chez
eux les conditions opportunes pour attirer les investissements
(États de droit, libre marché, possibilité de rapatrier les profits)
voient affluer les capitaux en quête de valorisation. Mais ce
n’est qu’une minorité de pays en attente de développement.
Beaucoup sont ignorés et les capitaux ne s’investissent pas dans
les lieux où les besoins sont massifs. La logique financière des
sociétés s’impose, avec la priorité à la rémunération du capital
et à la valeur pour l’actionnaire. Face à l’abondance de l’offre
de travail, la pression à la baisse des salaires est forte. Elle
encourage certaines délocalisations, tandis que la charge fiscale
des États tend à peser toujours davantage sur les revenus du
travail : en effet, les paradis fiscaux offrent des lieux d’exemption
fiscale à de nombreux capitaux, tandis que la nécessité d’attirer
des investissements chez soi tend à diminuer la fiscalité des
8. E. TODD, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain, Paris,
Gallimard, 2002.
38
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
capitaux. Face à cette situation de « dumping » fiscal, l’horizon
d’une justice fiscale internationale ne semble pas très proche⁹.
Le débat sur les régulations est central pour les altermondialistes, mais elle ne l’est pas moins pour les socialistes libéraux
qui n’ont pas oublié les leçons de Keynes. Ces derniers croient
à la pertinence de la liberté du marché, car ils savent l’impasse
de l’économie administrée, mais ils critiquent l’insuffisance des
régulations actuelles : insuffisance du droit social, malgré des
conventions signées sur les conditions de travail dans le cadre
de l’Organisation internationale du Travail¹⁰, maintien de services publics capables d’incarner un intérêt général face aux
excès des privatisations, interdiction des paradis fiscaux qui
conditionne l’existence d’une justice fiscale à l’échelle planétaire,
montant plus élevé de l’aide publique au développement pour
permettre le financement de grands travaux nécessaires à l’amélioration des conditions locales de production et aux échanges
internationaux.
Toutes les régulations ne sont pas équitables. Le néolibéralisme, soi-disant dominant, n’a pas hésité pendant des décennies
à subventionner les agriculteurs tant aux États-Unis qu’en Europe
occidentale, non seulement pour parvenir à un objectif légitime d’autosuffisance alimentaire, mais aussi pour soutenir leurs
exportations vers les autres pays, détruisant les marchés locaux
dans de nombreux pays du tiers-monde, empêchant ainsi ces
nations de parvenir à leur propre autosuffisance.
En bref, l’expression « domination du néolibéralisme » doit
donc être relativisée. Les prétendus ultra-libéraux sont prêts à
l’intervention de l’État lorsque leurs intérêts sont en jeu. Le
libéralisme politique inspire plusieurs courants tant à droite
qu’à gauche, les « libéraux » et les « socialistes ». Ces derniers
poussent à renforcer les régulations, mais celles-ci ne sont pas
nécessairement équitables. Plusieurs des revendications des
socialistes libéraux rejoignent nombre de revendications du
courant dit altermondialiste, peut-être même en font-ils partie,
9. Article du Guardian, publié par le Courrier international no 728, 14-20 octobre 2004
sous le titre « Les paradis fiscaux sous la loupe des fiscalistes ».
10. Le droit social est peu appliqué en l’absence de syndicats de salariés suffisamment
organisés.
39
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
manifestant l’hétérogénéité idéologique de ce mouvement,
puisqu’il s’y trouve à la fois des nostalgiques de l’économie
administrée et autarcique et des tenants du libéralisme politique.
UN MAUVAIS PROCÈS
À L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ
L’économie de marché est souvent critiquée par les altermondialistes. Or, cette critique est mal ajustée.
Les visions du marché
L’espace du marché est toujours fait de conceptions, d’institutions et de pratiques. La vision du marché et l’évaluation de
l’économie de marché sont fort diversifiées. Pour les uns, c’est
le mécanisme fondamental permettant l’information des offreurs
et des demandeurs de biens, de services, de monnaie et de travail,
leur confrontation et leur coordination de la façon la plus ouverte
qui soit, en même temps qu’un mécanisme de répartition des
revenus tendant à l’optimum. Pour d’autres, il s’agit là d’un
mécanisme diabolique ne pouvant qu’exacerber la lutte pour la
vie, aboutissant à l’élimination des faibles et au triomphe des
plus forts : il faut donc le limiter au maximum par des institutions
protectrices, des politiques interventionnistes et des plans aussi
englobants que possible. Parfois, on le dénonce comme une
idéologie et une idole¹¹. Pour d’autres, enfin, le mécanisme
est à tolérer comme un moindre mal, car sa négation et son
élimination auraient des conséquences pires encore. Divergent
donc fortement les visions du marché.
L’économie de marché déclinée au pluriel
Pour Karl Marx, le marché n’apparaît vraiment qu’avec le
capitalisme, après les phases de l’économie primitive, antérieure
à toute division du travail, et celles des sociétés esclavagiste
et féodale. Lorsque le capitalisme se met lui-même à dépérir,
le marché lui aussi en fait de même avec le socialisme, pour
11. Voir le livre de Hugo ASSMANN et Franz J. HINKELHAMMERT, L’Idéologie du marché.
Critique théologique de l’économie de marché, avec ma préface critique écrite en
collaboration avec Jean-Jacques Perennès, coll. « Libération », Paris, Éd. du Cerf, 1993.
40
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
disparaître totalement avec le communisme. Proposant « une
alternative à la théorie marxiste du développement », sous-titre
de son ouvrage Les Étapes de la croissance économique, Walt
W. Rostow distingue la société traditionnelle sans marché, la
société qui commence à développer ses circuits d’échange, celle
qui connaît enfin un décollage économique et une extension forte
de ses marchés internes et externes, puis deux formes subséquentes, une période de forte croissance permettant d’aboutir
à une certaine maturité économique, enfin celle de la société de
consommation de masse qui semble pour lui sans héritière¹².
Max Weber distingue, quant à lui, une économie naturelle,
où le marché ne joue qu’un rôle très limité et subsidiaire,
d’une économie moderne où le marché est l’institution centrale.
Quant à l’école historique allemande, notamment avec Werner
Sombart, elle encadre le marché de trois données qui le
conditionnent fortement : la façon de penser économique
(Wirtschafgesinnung ou Wirtschaftsgeist), l’état des techniques
et celui de l’organisation. Ainsi se caractériserait un système
économique qui connaîtrait lui aussi des étapes ou des époques :
jeunesse, apogée, déclin (Frühkapitalismus, Hochkapitalismus,
Spätkapitalismus¹³).
Walter Eucken est avec Alfred Müller-Armack l’inspirateur de
l’économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft) que
devait incarner, dans la politique économique allemande d’après
la Seconde Guerre mondiale, Ludwig Erhard. Il distinguait deux
formes extrêmes d’organisation économique : une économie
dirigée du centre (Zentralgelenkten Wirtschaft) et une économie
dirigée de la périphérie (Verkehrswirtschaft). Approfondissant
cette opposition, afin d’offrir des combinaisons plus diversifiées
de systèmes économiques, l’économiste allemand contemporain
Hans Jürgen Wagener précise les deux instruments privilégiés
de coordination économique offerts par la problématique des
systèmes : la coordination horizontale indirecte, celle du marché,
et la coordination hiérarchique directe, celle de l’administration.
Quant au marché lui-même, il présente deux formes possibles
12. Walt W. ROSTOW, Les Étapes de la croissance économique, traduit de l’américain,
Paris, Le Seuil, 1961.
13. Werner SOMBART, Der Moderne Kapitalismus. Historisch-systematische Darstellung
des gesamt-europäischeschen Wirtschaftslebens von seinem Anfängen bis zur Gegenwart, Munich, 1916.
41
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
de comportement : la concurrence caractérisée par l’échange
entre unités économiques isolées, et la coopération, qui est une
autre forme de relation, socialement plus engageante¹⁴.
La concurrence elle-même prend des configurations diverses
selon que se confrontent une offre et une demande plus ou moins
concentrées. Au monopole bilatéral de l’offreur et du demandeur
unique s’oppose le polypole bilatéral, où beaucoup de petits
offreurs font face à de nombreux petits demandeurs. En contraste
avec la situation classique du monopole, où un offreur a devant
lui une demande éparpillée, se trouve le monopsone, où un
acheteur unique peut se fournir auprès d’une multitude de
producteurs, sans parler des situations intermédiaires d’oligopole,
d’oligopsone ou de monopole relatif.
Dans cette perspective, l’universalité de l’économie de marché
apparaît très particularisée par un système économique déterminé avec des droits de propriété et des systèmes de coordination (Wirtschaftssystem), un ordre économique défini par des
normes et des institutions (Wirtschaftsordnung) et un ordre
juridique avec la Constitution politique, les lois et les règlements
divers (Wirtschaftsverfassung¹⁵), sans oublier les pratiques
productives et consommatrices liées à l’évolution des formes
mêmes de l’économie de marché. L’économie de marché se
décline au pluriel.
La critique morale du marché
« Le marché n’a ni conscience ni miséricorde », écrit le
poète mexicain Octavio Paz. Parler de concurrence ou de
compétition entraîne nécessairement une critique d’ordre moral
qui paraît doublement fondée. D’abord par rapport à la violence :
n’est-on pas dans l’univers de la lutte pour la vie et du darwinisme social : « Que le meilleur gagne » et « malheur aux
vaincus »? Ensuite, par rapport à un utilitarisme où chacun
poursuit égoïstement son intérêt propre sans plus songer à
autrui. Pourtant, si la morale traditionnelle nous apprend que
tout ce qui est agréable n’est pas bon, elle nous dit aussi que
14. Hans Jürgen WAGENER, Zur Analyse von Wirtschaftsysteme: Eine Einführung,
Berlin, 1979.
15. Cette typologie est due à Helmut LEIPOLD, Wirtschafts- und Gesellschaftssysteme
im Vergleich; Grundezünge einer Theorie des Wirtschaftssysteme, Stuttgart, 1988.
42
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
tout ce qui est utile n’est pas agréable. Tel est le cas de la
concurrence en économie de marché. Qu’en est-il du principe
de solidarité de tous les hommes face à la concurrence?
La solidarité se perçoit d’abord dans les relations interpersonnelles, dans les rapports avec la famille, les amis, les voisins.
Elle se fait jour dans la participation à des œuvres collectives,
des associations, des groupes de soutien à différentes causes
humanitaires. Elle concerne aussi ce que Paul Ricœur appelait
« les relations longues », celles qui touchent autrui à travers le
versement de l’impôt et l’engagement politique qui permet d’agir
au niveau du collectif et de promouvoir des structures plus
justes¹⁶. La concurrence peut-elle être aussi considérée comme
une forme de solidarité? Dans les représentations dominantes,
elle apparaît plutôt comme sa négation. Au risque du paradoxe,
il faut pourtant répondre positivement à cette question.
Une telle réponse ne peut pas se comprendre si l’on ne
distingue pas avec soin, dans le champ de l’économie de marché
caractérisée par la libre compétition, l’objectif général du
dispositif de marché concurrentiel et la motivation des acteurs
qui interviennent.
Quel est donc l’objectif général de ce dispositif, qu’on appelle
économie de marché, grâce auquel les entreprises déploient leur
activité? Il est clairement de multiplier les richesses de façon à
permettre la croissance de l’économie, de satisfaire les consommateurs et de répondre aux besoins des populations. À observer
ce qui s’est passé depuis deux siècles, avec la division du travail, l’allongement des processus de production et l’extension
du règne de la marchandise qui ont soutenu des révolutions
technico-économiques, on doit affirmer que ce dispositif a atteint
son objectif. Face à une population croissante, il a montré des
capacités de production matérielle encore plus fortes que celles
de la reproduction humaine et a donc permis de dépasser ce
que Malthus appelait la loi de population.
Oublions pour le moment les critiques qui sont légitimement
faites aux conditions dans lesquelles un tel processus de croissance s’est réalisé, au coût humain qu’il a entraîné, au risque
qu’il représente de devenir l’unique modèle de relation sociale, pour centrer notre attention sur ce phénomène massif et
16. Paul RICŒUR, Histoire et Vérité, 3e édition, Paris, Le Seuil, 1964.
43
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
central, tellement évident, si l’on garde la vue d’ensemble, mais
tellement paradoxal si on la perd. Ici plus qu’ailleurs, les arbres
risquent de cacher la forêt. Si l’on n’omet pas, dans les analyses,
l’ampleur de la transition démographique à laquelle l’humanité
est affrontée, on doit admettre que la principale solidarité dans
le monde moderne est celle que permet l’économie moderne
de marché, avec ses extraordinaires ressources de productivité
et de croissance. Ainsi considéré en lui-même, le phénomène
de compétition économique, en tant qu’il permet cette croissance et cette amélioration du niveau de vie de populations
de plus en plus nombreuses sur la planète, ne peut qu’être
considéré comme une formidable contribution à la solidarité
humaine.
Il y a ici un effet de système favorable au bien commun,
comme nous venons de le constater, et qui peut s’interpréter
soit comme un postulat d’amoralisme limité, soit comme une
nécessaire alternative à l’altruisme qui ne peut, en réalisme
humain, couvrir l’ensemble du champ des relations sociales. Cette
question de la motivation des acteurs économiques est essentielle
et c’est la vision d’un idéalisme erroné qui a constitué une des
principales causes d’échec des expériences socialistes. À l’homme
nouveau théoriquement motivé dans son activité économique
par l’idéal collectif de la construction du socialisme et de l’avènement du communisme, s’oppose l’homme économique que
nous décrit Adam Smith, qui n’est pas mû par la « bienveillance »,
mais par l’intérêt. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher,
du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner,
mais du souci de leur intérêt propre¹⁷ ».
Un amoralisme méthodologique
Il s’agit d’un amoralisme méthodologique. L’économiste ne
prêche pas l’égoïsme, l’esprit de profit, le matérialisme de la vie,
mais il sait que les motivations humaines sont complexes, dès
que l’on réfléchit au contenu des intérêts qui sont mis en avant¹⁸.
Les aspirations altruistes ne peuvent se détacher de la considération de son intérêt propre. Les actes de pure oblativité sont
17. Adam SMITH, The Wealth of Nations, Londres, Methuen and Co, 1961, vol. I, p. 18.
18. Hugues PUEL, L’Économie au défi de l’éthique; voir chap. 8, consacré à l’analyse
des intérêts.
44
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
exceptionnels pour la grande majorité des hommes, ou exceptionnels dans la vie, et ne peuvent être attendus comme base
d’une activité quotidienne permanente et générale. Si l’on veut
assurer collectivement le fonctionnement d’une machine économique complexe et aux performances sans cesse plus poussées,
il vaut mieux compter sur un dispositif sociétal qui récompense
systématiquement de façon matérielle et symbolique les agents
qui s’y adonnent, que de faire fond sur des motivations altruistes,
qui existent certes ici et là, ou à certains moments, mais qui
demeurent fragiles, précaires et fugitives en l’état de la condition
humaine. Il ne s’agit donc pas d’un amoralisme militant, mais
seulement méthodologique et donc limité.
À cette considération s’en ajoute une seconde, qui dérive de
la complexité de l’économie moderne : l’interdépendance
fonctionnelle qui caractérise la vie économique, dont le progrès
est conditionné par une multiplicité de microdécisions, est telle
que la régulation par la loi du profit et grâce à la légitimation
des ressorts de l’intérêt individuel est la seule praticable : on
ne voit pas comment une régulation morale pourrait l’être. Ou
plutôt : on a trop bien vu comment cette motivation morale érigée
en règle ruinait l’objectif visé et aboutissait au totalitarisme. La
formule de Pascal est définitive : qui veut faire l’ange fait la bête.
Économie et morale
Faut-il en conclure que la vie économique est amorale, voire
immorale? La réponse négative à cette question s’appuie sur deux
arguments. Le premier renvoie à l’objectif de solidarité humaine
qui est l’horizon d’une économie prospère. Le second s’attache
à la nature de l’économie de marché.
L’économie de marché n’a rien à voir avec l’économie
naturelle dont parlait Max Weber. C’est en réalité une économie
hautement artificielle et un produit élaboré de la civilisation
humaine. Trois points de vue permettent de l’établir.
Premièrement, avec l’affirmation des droits de propriété, c’est
la reconnaissance d’une source de pouvoir distinct de celle du
pouvoir politique. S’il est vrai, comme l’affirme Montesquieu, le
grand théoricien de la démocratie, qu’il faut que par la nature
des choses le pouvoir arrête le pouvoir, l’économie de marché
apparaît comme un développement de cette séparation des
pouvoirs essentielle à la démocratie.
45
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
Deuxièmement, avec Montesquieu encore, il faut affirmer le
caractère civilisé de l’activité économique et commerciale : « le
doux commerce », disait-il. Certes, une telle affirmation va à
l’encontre de la rhétorique de la guerre économique commune
à toutes les critiques gauchistes de l’économie et dans laquelle
certains managers contemplent non sans complaisance l’image
de leur puissance et de leur virilité. Pourtant, elle ne résiste pas
à l’analyse, car elle confond les tendances de fond et les dérives,
certes dommageables et condamnables, mais susceptibles d’être
corrigées. S’il n’est pas pervers, le dirigeant compétiteur n’a
pas le regard centré sur les concurrents à détruire, mais plutôt
sur des clients à s’attacher, à fidéliser et, en fin de compte, à
servir. Le commerce est œuvre de rencontre, de dialogue et de
réciprocité.
Troisièmement, avec Hayek, il faut reconnaître que l’économie moderne, par sa complexité et son incertitude, ne peut
reposer que sur une multitude de microdécisions émanant d’une
multiplicité d’acteurs distincts qui les prennent au plus près du
terrain : ce sont les meilleures décisions possibles ou, en tous
cas, les moins mauvaises du point de vue de l’efficacité, car ces
acteurs sont proches des sources d’information et leur intérêt
personnel est directement impliqué dans leur mise en œuvre et
leur résultat. L’économie de marché correspond ici à la vision
scientifique de la théorie du chaos. Mais dans une telle approche,
le chaos est mieux défini comme « autopoièsis » ou autoorganisation d’un univers multiple, complexe et incertain, que
comme figure de l’anarchie incohérente et de la violence irrationnelle que son image évoque plutôt pour nous¹⁹.
Les règles du jeu de l’économie de marché
Une telle économie de marché suppose une organisation
sophistiquée. Pourtant, à première vue, l’établissement d’une
économie de concurrence n’est pas très difficile : il suffit d’abolir
les subventions aux entreprises, les restrictions quantitatives et
les droits de douane aux frontières et de veiller à ce que l’établissement de normes de type sanitaire ou écologique ne servent
19. Carl Christian VON WEIZSÄCKER, « Ordnung und Chaos in der Wirtschaft », In. Gerok,
Ordnung und Chaos in der belebten und unbelebten Natur, Stuttgart, Hirzel, 1989,
p. 43-57.
46
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
pas d’alibi à des obstacles aux échanges. Encore ceci n’est-il
facile que théoriquement; pour qu’une économie de marché
puisse effectivement fonctionner, il y faut aussi l’existence
d’institutions, de lois, de règlements, de jurisprudences, qui ne
vont pas sans culture de la démocratie. Ceci ne veut pas dire
qu’il n’y a pas d’économies de marché sans démocratie, car
beaucoup en effet naissent à l’ombre de monarchies éclairées
ou de dictatures transitoires, mais elles supposent la démocratie
pour se développer de façon civilisée²⁰. Cet ensemble complexe,
fruit de l’expérience collective de sociétés économiques démocratiques, constitue ce que l’on peut appeler les règles du jeu
de l’économie de marché. Ce sont elles qui permettent son
fonctionnement et son développement à long terme, car,
autrement, on sait bien que la concurrence se détruit elle-même
si elle n’est pas organisée. Adam Smith avait déjà noté avec
malice que lorsque deux chefs d’entreprise se rencontrent, c’est
pour comploter contre leurs clients et fausser le marché à leur
avantage. La tentation est grande en effet pour les producteurs
de se coaliser contre les consommateurs en leur imposant des
prix excessifs. La concurrence se maintient grâce à l’interdiction
des cartels, les lois anti-trusts et toutes les mesures à l’encontre
des monopoles. Loin de s’épanouir dans un no man’s land
institutionnel, l’économie de marché ne vit que de lois, de
règlements, de contrats, de conventions, de jugements judiciaires
et de débats politiques. De telles règles du jeu sont riches de
valeurs éthiques et font de l’économie de marché une institution
civilisée. L’expression même de règle du jeu ne doit se réduire
ni à l’idée d’arbitraire ni à celle de manque de sérieux, mais
plutôt induire la conviction selon laquelle, sans un tel cadre, tout
risque de se défaire et rien de satisfaisant ne peut advenir.
Cette façon de voir traduit le décalage entre le regard historique long, confirmé par la théorie économique, et la temporalité de l’homme de la rue affronté au spectacle, voire à l’expérience, du malheur quotidien. Un coup d’œil sur la théorie
économique aiguisera encore cette perception.
On sait que la théorie de l’équilibre général, en présentant
le jeu de l’offre et de la demande sur les différents marchés,
20. J.-J. PÉRENNÈS et H. PUEL, « Développement et démocratie », Économie et humanisme,
no 319, octobre-décembre 1991.
47
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
démontre que, en situation d’équilibre, le taux de profit tend
vers zéro. Ceci explique que l’économie de marché mène la vie
dure à ses entrepreneurs et favorise les consommateurs. La
théorie des jeux le confirme grâce à son fameux modèle du
dilemme des prisonniers. Les compétiteurs en économie de
concurrence sont dans une situation de dilemme comparable à
celle de deux prisonniers accusés d’un délit et dont l’un des deux
est éventuellement l’auteur. Le juge qui les reçoit ensemble les
met dans la situation suivante : s’ils avouent tous les deux, ils
auront deux ans de prison. S’ils nient tous les deux, cinq ans.
Si l’un avoue et l’autre nie, celui qui avoue fera dix ans de prison,
tandis que l’autre sera immédiatement relâché. Chaque prisonnier
doit remettre sa décision en fin de journée, après avoir été
renvoyé dans sa cellule. Les deux prisonniers sont dans des
cellules séparées et sans aucune possibilité de se consulter sur
leur choix. Aucun des deux n’osera avouer, par crainte d’être
condamné à dix ans de prison; aussi les deux finiront-ils par nier,
écopant ainsi de cinq ans de prison. Cette solution est pour
eux sous-optimale par rapport à la situation collective optimale
de deux ans de prison qu’ils auraient pu éventuellement obtenir
s’ils avaient pu se consulter et se faire confiance. Ainsi en va-t-il
des concurrents sur le marché. Ne sachant pas comment se
comportent leurs compétiteurs, les entreprises offrent à leurs
clients des solutions particulièrement avantageuses pour eux.
C’est donc le consommateur qui peut tirer une rente de sa
situation sur le marché et non l’entreprise. Celle-ci doit aller
sans cesse de l’avant, progresser et innover²¹. Une telle analyse
suppose la situation présente de l’économie mondiale, à savoir
que nous soyons sortis de la grande rareté, période caractéristique de la fin de la dernière guerre mondiale, pendant laquelle
les offreurs de biens étaient en situation privilégiée.
Q U E L L E P E N S É E S O C I A L E C A T H O L I Q U E ?
Le doctrine sociale de l’Église catholique affirme quelques
principes fondamentaux qui s’inscrivent dans la tradition évangélique : destination universelle des biens, attention prioritaire aux
21. Pour plus de détails, voir H. PUEL, Les Paradoxes de l’économie, Paris, Bayard, 1995.
48
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
pauvres et aux souffrants, exigence de partage et de fraternité,
droit à la liberté d’entreprendre, principe de subsidiarité. En ce
qui concerne l’économie de marché et le capitalisme, le
discernement essentiel s’est exprimé avec clarté et pertinence
dans l’encyclique saluant le centenaire du texte fondateur de
Léon XIII, Rerum Novarum, de 1891. Dans Centesimus Annus,
Jean-Paul II propose sur le capitalisme la distinction suivante :
Si sous le nom de capitalisme on désigne un système
économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de
l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre
créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est
sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de
parler d’économie d’entreprise ou d’économie de marché ou
simplement d’économie libre. Mais si par capitalisme on entend
un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas
encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service
de la liberté humaine intégrale (...) dont l’axe est d’ordre éthique
et religieux, alors la réponse est nettement négative²².
Ce discernement est assurément pertinent. Mais il a une
double limite : la première est un avantage, et la seconde, à
mon sens, un inconvénient.
L’absence de modèle économique
Les premiers textes de la doctrine sociale de l’Église (Rerum
Novarum, 1891, et Quadragesimo Anno, 1931) tentaient d’esquisser une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme.
De façon très volontaire, l’expression même de « doctrine sociale »
n’a pas été utilisée par le concile, ni par Paul VI, pour signifier
que l’Église catholique n’avait ni modèle ni programme économique à proposer²³. Le texte de Paul VI pour l’anniversaire des
quatre-vingts ans de Rerum Novarum (Octogesimo adveniens,
1971) plaide pour une expression multiple et décentralisée de
la parole chrétienne sur les questions économiques. À la doctrine
pontificale succède la pluralité des discours, ceux des évêques
et des épiscopats locaux, des commissions « Justice et paix »,
des mouvements chrétiens dans leur diversité. Lors du centième
22. JEAN-PAUL II, Centesimus Annus, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 85-86.
23. Peut-être faut-il y voir la prise en compte de la critique de Marie-Dominique CHENU,
La Doctrine sociale de l’Église comme idéologie, Paris, Éd. du Cerf, 1979.
49
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
anniversaire des Semaines sociales, célébré à Lille les 2326 septembre 2004, l’évêque de la ville, Gérard Defois, a défendu
avec talent et conviction la même thèse. La pensée sociale
chrétienne est passée d’un programme à prétention d’universalité
à un appel à la responsabilité des chrétiens, pour débattre dans
leurs lieux d’engagements, pour y défendre les solutions adaptées
à des situations complexes et particulières. En s’intégrant de façon
vivante dans le débat public, les chrétiens permettent à la pensée
sociale chrétienne inspirée de l’Évangile transmis par leur Église
d’accéder ainsi à une authentique universalité, celle de l’espace
public où se confrontent démocratiquement les intérêts et les
valeurs. Ainsi un effort d’authentique universalité succède à une
prétendue universalité qui, en réalité, mettait en concurrence la
doctrine sociale catholique avec la diversité des programmes
de politique économique et sociale²⁴. On peut penser que le
discernement sur le capitalisme, apporté par l’encyclique de
Jean-Paul II, s’inscrit dans cette perspective.
Des comptes non réglés avec le libéralisme politique
Le texte de Centesimus Annus, cité plus haut, parle de
capitalisme et d’économie de marché, mais non de néolibéralisme. La réticence à l’égard du libéralisme politique demeure.
On le voit sur les questions de mœurs. Confiance n’est pas faite
à la conscience des femmes face à l’avortement, dont le recours
est désormais dans les pays civilisés dépénalisé par la loi. La
reconnaissance sociale de populations à orientation sexuelle
différente est rejetée. Ceci est fort dommageable pour l’engagement des catholiques dans la sphère publique. L’Église de
Vatican II n’est pourtant pas un lobby contre l’avortement et les
homosexuels, mais le lieu de la foi et des sacrements de la foi
pour l’amour de l’humanité au nom d’un Dieu qui se fait chair
pour le salut du monde.
Cette absence de clarté sur le libéralisme politique rend
incomplet le message économique et social, fait peser un
soupçon sur le ralliement de l’Église catholique aux droits
humains et aboutit à l’incohérence doctrinale que le père
24. Les choses étaient présentées ainsi dans les cours que je suivais à l’Institut d’études
politiques de l’Université de Bordeaux, au début des années 1950.
50
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
Jean-Yves Calvez relevait naguère dans les Études²⁵ : d’une part,
une morale sociale ouverte aux problèmes nouveaux et faisant
appel à la liberté de la conscience des personnes; d’autre part,
une morale sexuelle, édictant des règles rigides tendant à lier
les consciences, dans un discours incompris non seulement de
l’opinion publique mais d’une grande majorité de chrétiens.
Même si elle ne peut pas se limiter à cela, la conquête d’une
plus grande cohérence ne pourra faire abstraction d’une réflexion
en profondeur sur le libéralisme politique.
L’actualité européenne de l’automne 2004 en fait la démonstration. Le commissaire européen proposé par le gouvernement
italien pour la nouvelle commission a été rejeté par le Parlement
pour, selon la presse, avoir affirmé que l’homosexualité était un
péché. Une telle affirmation est contestable sur le plan théologique, car le péché est le secret de Dieu et celui des consciences.
La question du péché concerne chacun personnellement, quelle
que soit son orientation sexuelle. La critique du Parlement
européen concerne le libéralisme politique, qui est sa philosophie dominante, et que menaçait le candidat commissaire au
catholicisme affiché. Comme l’exprimait fort clairement le député
européen Jean-Louis Bourlanges :
Ce n’est pas la déclaration sur l’homosexualité de Rocco
Butiglione qui a véritablement suscité les problèmes, mais le fait
que, lorsqu’il représentait le gouvernement italien à la Convention
chargée du projet de Constitution européenne, il avait proposé
un amendement qui entendait éliminer l’orientation sexuelle des
discriminations interdites dans l’espace européen²⁶.
Après avoir précisé son rapport au capitalisme et à l’économie
de marché, l’Église catholique doit donc préciser son rapport
au libéralisme politique. Elle semble prête à le faire lorsqu’on
lit la contribution du cardinal Ratzinger lors d’un débat avec
le philosophe Jürgen Habermas et que la revue Esprit publie
sous le titre « Démocratie, droit et religion²⁷ ».
Hugues Puel, o.p.
Chargé de recherches à Économie et Humanisme
25. « Morale sociale et morale sexuelle », Études, mai 1993.
26. Article de Barbara SPINELLI, dans La Stampa, traduit par le Courrier International,
no 730, 28 octobre-4 novembre 2004, p. 16.
27. Esprit, juillet 2004, p. 19-28.
51
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf
LE NÉOLIBÉRALISME
Téléchargement