LE NÉOLIBÉRALISME, MODÈLE ÉCONOMIQUE DOMINANT Hugues Puel Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale 2005/1 - n°233 pages 29 à 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2005-1-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Puel Hugues, « Le néolibéralisme, modèle économique dominant », Revue d'éthique et de théologie morale, 2005/1 n°233, p. 29-51. DOI : 10.3917/retm.233.0029 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions du Cerf. © Editions du Cerf. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf ISSN 1266-0078 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf Hugues Puel, o.p. LE NÉOLIBÉRALISME, MODÈLE ÉCONOMIQUE DOMINANT INTRODUCTION La désignation du modèle économique dominant comme néolibéral est très répandue, mais elle mérite discussion. Le libéralisme est d’abord une philosophie politique qui est à l’origine de la démocratie et des droits de l’homme. D’où la difficulté pour la tradition catholique qui a géré le problème de façon plutôt tortueuse, tant cette Église a été liée au cours de longs siècles à la légitimation de pouvoirs monarchiques et autoritaires. Mais on vise ici le modèle économique dont le contenu se caractérise par une confiance dans le marché comme régulateur global (capitalisme anglo-saxon, versus économie sociale de marché ou modèle rhénan). Le catholicisme est, par tradition, favorable à une régulation forte par l’État avec une large place faite aux services publics, un rôle important donné aux politiques économiques et l’affirmation de responsabilités collectives face aux problèmes sociaux. Plus récemment, la place extravagante prise par la finance dans notre modèle économique de capitalisme en incessantes transformations change les données du problème et interroge les comportements des entreprises et des États. La tradition catholique a toujours eu une attitude critique face à l’argent et se trouve en opposition face à ce néolibéralisme qui est surtout un capitalisme financier. Pourtant les ressources et les virtualités de l’économie de marché ne doivent pas être sous-estimées, tandis que les rapports entre le socialisme et le libéralisme se nouent entre eux de façon beaucoup plus complexe qu’on ne le dit souvent. Mais si l’Église catholique a mené les discernements REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 MARS 2005 P. 29-51 29 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf nécessaires sur l’économie de marché et donc sur le libéralisme économique, la réflexion est beaucoup plus hésitante sur le libéralisme politique. Le mouvement altermondialiste désigne le système économique et politique qui domine aujourd’hui la planète comme néolibéral. Ce langage est équivoque, car il ne distingue pas clairement entre un libéralisme politique et un libéralisme économique. Il faudra préciser les ambivalences du terme libéralisme, analyser les évolutions du libéralisme économique, éclairer les critiques faites au néolibéralisme présent, revenir sur les critiques d’ordre politique et d’ordre moral faites à l’économie de marché, pour enfin mettre à jour les insuffisances actuelles de la pensée sociale catholique. LES AMBIVALENCES DU TERME DE LIBÉRALISME Définitions Dans un livre récent qui n’a pas eu toute l’audience qu’il méritait, Monique Canto-Sperber et Nadia Urbinati montrent la complexité de la tradition libérale, en donnant consistance à une expression qui choque les oreilles françaises, mais qui prend sens si on tient compte des perspectives européennes et américaines : le socialisme libéral¹. Dans notre pays, le socialisme est étroitement associé au marxisme. Le socialisme libéral serait donc un oxymore, une contradiction conceptuelle, tandis que sur le plan historique le socialisme réellement existant serait la négation même de la liberté, du fait d’une dérive soi-disant nécessaire vers le totalitarisme. Or le socialisme libéral est une expression qui se défend tant sur le plan des idées que des faits et a le mérite de mettre en forte évidence le contenu politique du libéralisme lui-même. L’ambition du socialisme libéral, écrit Monique Canto-Sperber, n’est pas seulement d’intégrer le marché dans le socialisme ou de montrer que les droits sociaux sont compatibles avec la liberté économique. Elle est de revenir au libéralisme comme philosophie 1. M. CANTO-SPERBER et N. URBINATI, Le Socialisme libéral : une anthologie Europe États-Unis, Paris, Éditions Esprit, 2003. 30 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 LE NÉOLIBÉRALISME Le mot « libéralisme » apparaît en 1818 avec Maine de Biran qui le définit comme « doctrine favorable au développement des libertés ». L’année suivante, l’Oxford English Dictionary lui donne le même sens. Le libéralisme désigne d’abord la liberté politique et la liberté de conscience. Ces libertés s’affirment avec la séparation de l’Église et de l’État, le refus de l’autocratie et de l’inégalité des droits (notamment le suffrage censitaire et le suffrage masculin), la limitation constitutionnelle du pouvoir avec l’État de droit. Le terme libéralisme est ambivalent : libéral veut dire de gauche aux États-Unis car cette doctrine induit la nécessité de lois sociales pour protéger les populations pauvres et étendre leurs droits et leurs libertés. Le libéralisme économique n’est pas moins ambivalent, car deux courants qui se réclament du libéralisme politique ont des conceptions économiques différentes. Dans la lignée de Locke (1632-1704) et, au XXe siècle, de Friedrich Hayek et de Robert Nozick, on y plaide pour un État minimum. Dans la filiation de Jérémie Bentham (1748-1832), de John Stuart Mill (1806-1873) et de John Rawls (1921-2002), on y fait la théorie de la social-démocratie. Au début des années 1970, John Rawls a relancé la réflexion sur la justice, dans le cadre d’une philosophie politique libérale, en prônant un principe de différence qui justifie l’intervention redistributive de l’État et l’introduction de mesures de discrimination positive en faveur de populations en difficulté. Dans son ouvrage classique, L’Ère des tyrannies, Élie Halévy souligne que « le socialisme depuis sa naissance, au début du XIXe siècle, souffre d’une contradiction interne : héritier de la révolution de 1789, il se présente à la fois comme un mouvement pour la liberté et comme une réaction contre l’individualisme et le libéralisme³ ». Cette dualité est antérieure au marxisme. Donc le débat entre libéralisme et anti-libéralisme est interne au socialisme. Comme l’écrit encore Monique Canto-Sperber : « Le socialisme libéral est la continuation et l’accomplissement du 2. M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 8. 3. E. HALÉVY, L’Ère des tyrannies (1938), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 213. 31 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf politique et méthode d’émancipation, et de montrer qu’il fonde dès le XIXe siècle une orientation forte du socialisme². Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf libéralisme. Il achève un processus d’émancipation qui s’inscrit dans une histoire de la liberté⁴ ». Sur le plan historique, il y a des socialismes non marxistes qui ont promu la liberté politique, même s’il est vrai qu’en Russie les bolcheviks l’ont emporté sur les mencheviks, événement qui a marqué soixante-dix ans de l’histoire dans ce pays et brouillé l’image du socialisme au-delà de ses frontières. Le parti socialiste allemand a abandonné la référence au marxisme lors de son Congrès de Bad Godesberg en 1959 et les partis sociaux-démocrates européens, notamment en Scandinavie, ont pratiqué le libéralisme politique depuis les premières décennies du XXe siècle. Le parti socialiste français a, quant à lui, été beaucoup plus contradictoire et surtout extrêmement confus dans sa référence au marxisme. En bref, le libéralisme politique s’oppose aux aspects antisociaux de certaines formes de libéralisme économique, tandis que le socialisme peut désigner soit l’extension de la démocratie au domaine social, soit la dérive totalitaire. Cela invite à considérer les politiques concrètes plutôt que les formules idéologiques. Évolution du libéralisme économique Contre John Locke, théoricien de la propriété individuelle, le philosophe libéral John Stuart Mill reconnaît le caractère en partie social et conventionnel de la propriété et dissocie le libéralisme des formes radicales du laisser-faire économique. En ce sens, les partisans actuels du socialisme libéral peuvent se réclamer de lui. Mais le libéralisme économique des théoriciens de l’économie, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, met l’accent sur le caractère sacré du droit de propriété individuel et sur l’ordre économique réalisé par le marché, de façon automatique et sans aucune intervention de la volonté humaine, par le jeu de la loi de l’offre et de la demande. La confrontation de l’offre et de la demande n’était pas vue comme une loi sociale, mais comme une vraie loi physique fonctionnant à l’état pur, sans prise en compte des contingences et des particularités de la société. La preuve en était que les crises et les dysfonctionnements de l’économie étaient supposés provenir des interventions 4. M. CANTO-SPERBER, op. cit., p. 28. 32 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf intempestives soit des politiques, avec des lois faussant les règles du marché, soit des mouvements sociaux troublant le jeu des affaires. Un débat fameux opposa durant les années 1930 deux économistes de Cambridge, A.C. Pigou (1877-1959) et John Maynard Keynes (1883-1946). Le premier voyait la cause des déséquilibres économiques et des crises dans l’instauration d’un revenu salarial minimum et la pression des syndicats ouvriers qui faisaient monter le taux de salaire à un niveau supérieur à son taux de marché, provoquant ainsi du chômage. Keynes répondait en démontrant que l’équilibre général du marché n’avait rien d’automatique, que le seul jeu de la loi de l’offre et de la demande ne pouvait réaliser qu’un équilibre de sous-emploi des ressources en capital comme en travail. Avec un tel état des choses, l’intervention de l’État apparaissait indispensable pour relancer la demande globale afin de parvenir au plein emploi. En affirmant cela, Keynes restait politiquement un libéral. L’efficacité des politiques keynésiennes ayant fait leur preuve, au moins pendant la période de reconstruction et de modernisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les théoriciens du libéralisme économique furent contraints de redéfinir la doctrine, qui peut être ici désignée très précisément comme néolibérale. Celle-ci abandonna l’idée que le mécanisme du marché aboutissait automatiquement à l’équilibre général et à l’optimum social. Avec l’économiste Friedrich Hayek, la liberté économique se fonde sur une théorie de la connaissance. Hayek rejette le constructivisme cartésien, pour lequel n’est vrai que ce qui a été démontré tel à partir d’un présupposé de table rase. Hayek pense au contraire que l’action ne saurait être guidée par une telle rationalité, mais qu’elle est précédée et inspirée par des règles morales et juridiques, par des schèmes de pensée et de comportements hérités, bref par une tradition. Hayek développe un paradigme de l’ordre spontané ou du système autoorganisé. La société, selon lui, ne peut être comprise entièrement comme une organisation construite et consciemment voulue par l’action des hommes. Elle repose sur un ordre spontané qui n’est pas d’abord à maîtriser, mais au contraire à reconnaître et à respecter : d’où l’importance des droits de l’homme reconnus de façon abstraite comme droits politiques et celle du marché comme liberté des échanges. 33 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf On voit ici une toute autre conception du libéralisme économique. Pour Hayek, l’économie est une « catallaxie », c’est-àdire une théorie des échanges dans une société de droit. L’échange libre est la forme nouvelle du lien social, porteur de paix et d’efficience. Il permet d’atteindre l’optimum économique qui n’est pas l’optimum logique des libéraux à l’ancienne, mais un optimum pratique supérieur à toute économie organisée du centre. Pour Hayek, le marché n’est pas justifié par l’automatisme des ajustements entre l’offre et la demande, et il admet les critiques sur les défaillances du marché. Le libre marché ne se justifie pas d’abord par les automatismes de l’offre et de la demande, même si ceux-ci jouent un rôle utile, mais par sa nature de système décentralisé qui permet la meilleure information possible. En effet, dans une société complexe et ouverte, aucune autorité centralisée ne dispose des informations nécessaires pour prendre les meilleures décisions. Le libre marché, qui est avant tout, grâce aux prix, un système d’information, permet à une multiplicité d’acteurs, placés dans des situations fort diverses, de prendre individuellement les meilleures décisions possibles. Cela stimule les intelligences pratiques des individus et permet les émergences créatrices d’une société ouverte aux évolutions et au progrès. L’économie planifiée du centre ne peut avoir qu’un système de prix arbitraire, incapable de fournir les informations pertinentes. Elle est vouée à l’inefficacité. Elle est peu productive. Elle résiste au changement. Elle aboutit à une société close. Ce néolibéralisme, dont l’élaboration théorique a été menée principalement pendant les années 1970, éclaire l’implosion ultérieure du système soviétique. Son impact a été considérable. On a vu des gouvernements socialistes procéder à des privatisations des entreprises d’État⁵, avant même que le gouvernement Jospin (1997-2002) ne mène un important programme de « respiration du capital » des entreprises publiques en France. Avec ce néolibéralisme, on voit bien que les politiques économiques suivies ne relèvent en rien d’un clivage entre libéralisme et socialisme. La politique économique du président Reagan (1980-1988) et du président Bush junior (2000-2004) n’est 5. Les socialistes australiens ont joué à cet égard un rôle pionnier. 34 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf pas très différente de celle du Président Clinton (1992-2000). Il s’agit d’un mélange très pragmatique de politique monétaire et de politique budgétaire. On peut même observer que la politique économique européenne est en fait une politique plus libérale que celle des États-Unis dans la mesure où le traité de Maastricht et la création de l’Euro ont imposé des contraintes de stabilité monétaire très lourdes (les critères du traité de Maastricht) sur les États membres de l’Union, les empêchant, au moins en partie, d’utiliser la relance budgétaire, au grand dam d’un gouvernement français dit libéral et d’un gouvernement allemand dit socialiste. S’y ajoute, avec la chute du mur de Berlin, une extension formidable et rapide de l’espace du marché, tandis que les formes d’organisation politique de sa maîtrise tardent à se mettre en place⁶. Où est ici le néolibéralisme? Sans doute les politiques qui se succèdent ne sont pas totalement identiques. Elles varient en fonction des groupes sociaux qui les soutiennent politiquement : ici, davantage de programmes en faveur des catégories défavorisées, là des allègements fiscaux pour les plus riches; ici, davantage de réduction du temps de travail, là le problème laissé à la négociation entre partenaires sociaux. Au total, l’acceptation d’une société complexe avec des oppositions internes de type ethnique et culturel masquant souvent des conflits d’intérêts : un paysage idéologiquement aussi complexe que désenchanté. CRITIQUES AU NÉOLIBÉRALISME DOMINANT L’inadéquation du terme de néolibéralisme pour désigner le système économique dominant me semble solidement établi. Faut-il en conclure à la vanité d’une critique à son endroit? Certainement pas, car, au-delà du vocabulaire, une part des critiques du mouvement altermondialiste sont parfaitement pertinentes. Ce sont celles qui concernent la place extravagante 6. La lutte de Poutine contre les magnats russes qui se sont emparés de la richesse nationale à la faveur de l’implosion de l’URSS en fournit une illustration non pas unique, mais éclatante. 35 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf faite à l’économie monétaire et financière, à la tendance au tout-marché qui réduit les services publics comme peau de chagrin, à la domination politique, militaire et économique des États-Unis et à l’absence de règles nécessaires au niveau de globalisation que nous connaissons aujourd’hui. Par contre, ce même courant de pensée contient des critiques moins bien ajustées qui demandent réflexions et débats. Une économie monétaire et financière extravagante Après la Seconde Guerre mondiale, il fallait reconstruire un système monétaire international et ne pas recommencer les erreurs des négociateurs du traité de Versailles en 1919 qui semèrent, dans les décisions qui suivirent la Première Guerre mondiale, les germes qui aboutirent à la Seconde. Deux plans s’affrontèrent : le plan White des négociateurs américains contre le plan Keynes des négociateurs britanniques. Le projet d’instauration d’un vrai système monétaire et bancaire mondial de Keynes dut s’effacer devant le plan américain. Un système de taux de change fut défini entre les différentes monnaies par rapport au dollar (et non à la livre), lui-même rapporté à l’or (une once d’or équivalant à 35 dollars). Lorsque les effets de déficits commerciaux poussaient à la baisse les monnaies autres que le dollar, elles devaient se réajuster à la baisse par rapport à la monnaie américaine. La France de la IVe République en particulier dut y recourir à plusieurs reprises. Ce système de l’étalon de change-or fut détruit par le gouvernement Nixon en 1971, lorsque les déficits budgétaires américains, dus à la guerre du Vietnam, et les exportations de capitaux, destinés aux investissements à l’étranger, provoquèrent une dévalorisation de fait de la monnaie américaine, rendant irréaliste la définition du dollar par rapport à l’or. En quelques années, le stock d’or américain avait diminué de moitié et ne cessait encore de se réduire. Les monnaies avaient désormais perdu toute référence. Nous passions alors à un système de changes dits libres ou flexibles, les monnaies variant de valeur sans cesse, en fonction des seuls jeux du marché des changes. Deux phénomènes gonflèrent considérablement le volume des échanges monétaires : la crise pétrolière de 1973-1974 et les changements techniques des deux dernières décennies du siècle. Avec le quadruplement du prix du pétrole, un volume financier 36 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf considérable fut à la disposition de pays tels que l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes qui n’avaient ni la volonté ni les moyens d’absorber la totalité de ce capital dans leurs économies. Des flux monétaires furent placés dans les banques occidentales, puis prêtés par ces dernières aux pays du tiers-monde. Ce fut l’origine d’un endettement toujours actuel et un frein au développement de nombre d’entre eux, tant du fait des variations du dollar que du mauvais emploi de ce capital (« éléphants blancs⁷ », corruption des dirigeants). La réforme des marchés des changes, comme celle des titres financiers, avec leur cotation en continu, les mouvements fébriles de capitaux à la recherche d’arbitrages avantageux, le blanchiment d’argent sale dû à l’économie mafieuse, qui connaît une nouvelle expansion après l’effondrement du régime soviétique, les logiques financières d’une nouvelle économie faite de spéculation sur des espérances liées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, plutôt que sur des analyses de l’économie de production, les facilités d’interventions dues aux programmes informatiques, voilà autant de facteurs qui ont gonflé considérablement la circulation des masses monétaires. Les transactions monétaires quotidiennes sur les marchés des changes ont été multipliées par 14 entre 1972 et 1995 et représentent aujourd’hui un volume qui oscille autour des 1800 milliards de dollars, soit un chiffre supérieur à la valeur du produit intérieur de la France pendant toute une année. Des spéculations extravagantes contre différentes monnaies, en particulier la Livre et le Franc, se sont produites dans les dernières années du siècle, jusqu’à ce que l’Euro introduise un élément de stabilité dans le système monétaire international. La question de la régulation de cette masse monétaire devient cruciale et les débats vont bon train, de la taxe Tobin à la réforme du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, en passant par différents projets de fiscalité mondiale. La domination de l’empire américain Autant que la référence au néolibéralisme économique, le système mondial est marqué par la prédominance des États-Unis à plusieurs niveaux : la politique, l’économie, la science et 7. On appelle ainsi les investissements coûteux qui ne sont d’aucune utilité sociale pour la population du pays. 37 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf l’armée. Pendant le XXe siècle, plus du tiers des prix Nobel, toutes disciplines confondues, a été gagné par eux. Aujourd’hui, parmi les cent premières multinationales classées par ampleur de leur capitalisation boursière, cinquante-sept sont d’origine américaine. On trouve les trois premières dans des branches d’activité telles que la pharmacie, les télécommunications, les composants électroniques, l’informatique et la finance. Les réserves en devises des banques centrales des différents pays du monde sont composées aux deux tiers de dollars américains. Si l’on fait la somme des dépenses militaires de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni, du Japon, de la Chine et des USA, on constate que ce dernier pays en assure à lui seul près des deux tiers. Même si l’empire américain a des faiblesses, comme on le voit en Irak, la thèse du déclin des États-Unis n’est guère crédible⁸. Même si ce pays ne peut tout faire, ni tout réussir, le rapport de force en sa faveur est éclatant. Cette situation est mieux désignée par l’expression de domination de l’empire américain que par celle de prééminence du néolibéralisme mondial. Une insuffisance de régulations Le néolibéralisme s’accommode de cette situation. Il encourage l’investissement international. Les pays qui favorisent chez eux les conditions opportunes pour attirer les investissements (États de droit, libre marché, possibilité de rapatrier les profits) voient affluer les capitaux en quête de valorisation. Mais ce n’est qu’une minorité de pays en attente de développement. Beaucoup sont ignorés et les capitaux ne s’investissent pas dans les lieux où les besoins sont massifs. La logique financière des sociétés s’impose, avec la priorité à la rémunération du capital et à la valeur pour l’actionnaire. Face à l’abondance de l’offre de travail, la pression à la baisse des salaires est forte. Elle encourage certaines délocalisations, tandis que la charge fiscale des États tend à peser toujours davantage sur les revenus du travail : en effet, les paradis fiscaux offrent des lieux d’exemption fiscale à de nombreux capitaux, tandis que la nécessité d’attirer des investissements chez soi tend à diminuer la fiscalité des 8. E. TODD, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain, Paris, Gallimard, 2002. 38 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf capitaux. Face à cette situation de « dumping » fiscal, l’horizon d’une justice fiscale internationale ne semble pas très proche⁹. Le débat sur les régulations est central pour les altermondialistes, mais elle ne l’est pas moins pour les socialistes libéraux qui n’ont pas oublié les leçons de Keynes. Ces derniers croient à la pertinence de la liberté du marché, car ils savent l’impasse de l’économie administrée, mais ils critiquent l’insuffisance des régulations actuelles : insuffisance du droit social, malgré des conventions signées sur les conditions de travail dans le cadre de l’Organisation internationale du Travail¹⁰, maintien de services publics capables d’incarner un intérêt général face aux excès des privatisations, interdiction des paradis fiscaux qui conditionne l’existence d’une justice fiscale à l’échelle planétaire, montant plus élevé de l’aide publique au développement pour permettre le financement de grands travaux nécessaires à l’amélioration des conditions locales de production et aux échanges internationaux. Toutes les régulations ne sont pas équitables. Le néolibéralisme, soi-disant dominant, n’a pas hésité pendant des décennies à subventionner les agriculteurs tant aux États-Unis qu’en Europe occidentale, non seulement pour parvenir à un objectif légitime d’autosuffisance alimentaire, mais aussi pour soutenir leurs exportations vers les autres pays, détruisant les marchés locaux dans de nombreux pays du tiers-monde, empêchant ainsi ces nations de parvenir à leur propre autosuffisance. En bref, l’expression « domination du néolibéralisme » doit donc être relativisée. Les prétendus ultra-libéraux sont prêts à l’intervention de l’État lorsque leurs intérêts sont en jeu. Le libéralisme politique inspire plusieurs courants tant à droite qu’à gauche, les « libéraux » et les « socialistes ». Ces derniers poussent à renforcer les régulations, mais celles-ci ne sont pas nécessairement équitables. Plusieurs des revendications des socialistes libéraux rejoignent nombre de revendications du courant dit altermondialiste, peut-être même en font-ils partie, 9. Article du Guardian, publié par le Courrier international no 728, 14-20 octobre 2004 sous le titre « Les paradis fiscaux sous la loupe des fiscalistes ». 10. Le droit social est peu appliqué en l’absence de syndicats de salariés suffisamment organisés. 39 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf manifestant l’hétérogénéité idéologique de ce mouvement, puisqu’il s’y trouve à la fois des nostalgiques de l’économie administrée et autarcique et des tenants du libéralisme politique. UN MAUVAIS PROCÈS À L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ L’économie de marché est souvent critiquée par les altermondialistes. Or, cette critique est mal ajustée. Les visions du marché L’espace du marché est toujours fait de conceptions, d’institutions et de pratiques. La vision du marché et l’évaluation de l’économie de marché sont fort diversifiées. Pour les uns, c’est le mécanisme fondamental permettant l’information des offreurs et des demandeurs de biens, de services, de monnaie et de travail, leur confrontation et leur coordination de la façon la plus ouverte qui soit, en même temps qu’un mécanisme de répartition des revenus tendant à l’optimum. Pour d’autres, il s’agit là d’un mécanisme diabolique ne pouvant qu’exacerber la lutte pour la vie, aboutissant à l’élimination des faibles et au triomphe des plus forts : il faut donc le limiter au maximum par des institutions protectrices, des politiques interventionnistes et des plans aussi englobants que possible. Parfois, on le dénonce comme une idéologie et une idole¹¹. Pour d’autres, enfin, le mécanisme est à tolérer comme un moindre mal, car sa négation et son élimination auraient des conséquences pires encore. Divergent donc fortement les visions du marché. L’économie de marché déclinée au pluriel Pour Karl Marx, le marché n’apparaît vraiment qu’avec le capitalisme, après les phases de l’économie primitive, antérieure à toute division du travail, et celles des sociétés esclavagiste et féodale. Lorsque le capitalisme se met lui-même à dépérir, le marché lui aussi en fait de même avec le socialisme, pour 11. Voir le livre de Hugo ASSMANN et Franz J. HINKELHAMMERT, L’Idéologie du marché. Critique théologique de l’économie de marché, avec ma préface critique écrite en collaboration avec Jean-Jacques Perennès, coll. « Libération », Paris, Éd. du Cerf, 1993. 40 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf disparaître totalement avec le communisme. Proposant « une alternative à la théorie marxiste du développement », sous-titre de son ouvrage Les Étapes de la croissance économique, Walt W. Rostow distingue la société traditionnelle sans marché, la société qui commence à développer ses circuits d’échange, celle qui connaît enfin un décollage économique et une extension forte de ses marchés internes et externes, puis deux formes subséquentes, une période de forte croissance permettant d’aboutir à une certaine maturité économique, enfin celle de la société de consommation de masse qui semble pour lui sans héritière¹². Max Weber distingue, quant à lui, une économie naturelle, où le marché ne joue qu’un rôle très limité et subsidiaire, d’une économie moderne où le marché est l’institution centrale. Quant à l’école historique allemande, notamment avec Werner Sombart, elle encadre le marché de trois données qui le conditionnent fortement : la façon de penser économique (Wirtschafgesinnung ou Wirtschaftsgeist), l’état des techniques et celui de l’organisation. Ainsi se caractériserait un système économique qui connaîtrait lui aussi des étapes ou des époques : jeunesse, apogée, déclin (Frühkapitalismus, Hochkapitalismus, Spätkapitalismus¹³). Walter Eucken est avec Alfred Müller-Armack l’inspirateur de l’économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft) que devait incarner, dans la politique économique allemande d’après la Seconde Guerre mondiale, Ludwig Erhard. Il distinguait deux formes extrêmes d’organisation économique : une économie dirigée du centre (Zentralgelenkten Wirtschaft) et une économie dirigée de la périphérie (Verkehrswirtschaft). Approfondissant cette opposition, afin d’offrir des combinaisons plus diversifiées de systèmes économiques, l’économiste allemand contemporain Hans Jürgen Wagener précise les deux instruments privilégiés de coordination économique offerts par la problématique des systèmes : la coordination horizontale indirecte, celle du marché, et la coordination hiérarchique directe, celle de l’administration. Quant au marché lui-même, il présente deux formes possibles 12. Walt W. ROSTOW, Les Étapes de la croissance économique, traduit de l’américain, Paris, Le Seuil, 1961. 13. Werner SOMBART, Der Moderne Kapitalismus. Historisch-systematische Darstellung des gesamt-europäischeschen Wirtschaftslebens von seinem Anfängen bis zur Gegenwart, Munich, 1916. 41 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf de comportement : la concurrence caractérisée par l’échange entre unités économiques isolées, et la coopération, qui est une autre forme de relation, socialement plus engageante¹⁴. La concurrence elle-même prend des configurations diverses selon que se confrontent une offre et une demande plus ou moins concentrées. Au monopole bilatéral de l’offreur et du demandeur unique s’oppose le polypole bilatéral, où beaucoup de petits offreurs font face à de nombreux petits demandeurs. En contraste avec la situation classique du monopole, où un offreur a devant lui une demande éparpillée, se trouve le monopsone, où un acheteur unique peut se fournir auprès d’une multitude de producteurs, sans parler des situations intermédiaires d’oligopole, d’oligopsone ou de monopole relatif. Dans cette perspective, l’universalité de l’économie de marché apparaît très particularisée par un système économique déterminé avec des droits de propriété et des systèmes de coordination (Wirtschaftssystem), un ordre économique défini par des normes et des institutions (Wirtschaftsordnung) et un ordre juridique avec la Constitution politique, les lois et les règlements divers (Wirtschaftsverfassung¹⁵), sans oublier les pratiques productives et consommatrices liées à l’évolution des formes mêmes de l’économie de marché. L’économie de marché se décline au pluriel. La critique morale du marché « Le marché n’a ni conscience ni miséricorde », écrit le poète mexicain Octavio Paz. Parler de concurrence ou de compétition entraîne nécessairement une critique d’ordre moral qui paraît doublement fondée. D’abord par rapport à la violence : n’est-on pas dans l’univers de la lutte pour la vie et du darwinisme social : « Que le meilleur gagne » et « malheur aux vaincus »? Ensuite, par rapport à un utilitarisme où chacun poursuit égoïstement son intérêt propre sans plus songer à autrui. Pourtant, si la morale traditionnelle nous apprend que tout ce qui est agréable n’est pas bon, elle nous dit aussi que 14. Hans Jürgen WAGENER, Zur Analyse von Wirtschaftsysteme: Eine Einführung, Berlin, 1979. 15. Cette typologie est due à Helmut LEIPOLD, Wirtschafts- und Gesellschaftssysteme im Vergleich; Grundezünge einer Theorie des Wirtschaftssysteme, Stuttgart, 1988. 42 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf tout ce qui est utile n’est pas agréable. Tel est le cas de la concurrence en économie de marché. Qu’en est-il du principe de solidarité de tous les hommes face à la concurrence? La solidarité se perçoit d’abord dans les relations interpersonnelles, dans les rapports avec la famille, les amis, les voisins. Elle se fait jour dans la participation à des œuvres collectives, des associations, des groupes de soutien à différentes causes humanitaires. Elle concerne aussi ce que Paul Ricœur appelait « les relations longues », celles qui touchent autrui à travers le versement de l’impôt et l’engagement politique qui permet d’agir au niveau du collectif et de promouvoir des structures plus justes¹⁶. La concurrence peut-elle être aussi considérée comme une forme de solidarité? Dans les représentations dominantes, elle apparaît plutôt comme sa négation. Au risque du paradoxe, il faut pourtant répondre positivement à cette question. Une telle réponse ne peut pas se comprendre si l’on ne distingue pas avec soin, dans le champ de l’économie de marché caractérisée par la libre compétition, l’objectif général du dispositif de marché concurrentiel et la motivation des acteurs qui interviennent. Quel est donc l’objectif général de ce dispositif, qu’on appelle économie de marché, grâce auquel les entreprises déploient leur activité? Il est clairement de multiplier les richesses de façon à permettre la croissance de l’économie, de satisfaire les consommateurs et de répondre aux besoins des populations. À observer ce qui s’est passé depuis deux siècles, avec la division du travail, l’allongement des processus de production et l’extension du règne de la marchandise qui ont soutenu des révolutions technico-économiques, on doit affirmer que ce dispositif a atteint son objectif. Face à une population croissante, il a montré des capacités de production matérielle encore plus fortes que celles de la reproduction humaine et a donc permis de dépasser ce que Malthus appelait la loi de population. Oublions pour le moment les critiques qui sont légitimement faites aux conditions dans lesquelles un tel processus de croissance s’est réalisé, au coût humain qu’il a entraîné, au risque qu’il représente de devenir l’unique modèle de relation sociale, pour centrer notre attention sur ce phénomène massif et 16. Paul RICŒUR, Histoire et Vérité, 3e édition, Paris, Le Seuil, 1964. 43 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf central, tellement évident, si l’on garde la vue d’ensemble, mais tellement paradoxal si on la perd. Ici plus qu’ailleurs, les arbres risquent de cacher la forêt. Si l’on n’omet pas, dans les analyses, l’ampleur de la transition démographique à laquelle l’humanité est affrontée, on doit admettre que la principale solidarité dans le monde moderne est celle que permet l’économie moderne de marché, avec ses extraordinaires ressources de productivité et de croissance. Ainsi considéré en lui-même, le phénomène de compétition économique, en tant qu’il permet cette croissance et cette amélioration du niveau de vie de populations de plus en plus nombreuses sur la planète, ne peut qu’être considéré comme une formidable contribution à la solidarité humaine. Il y a ici un effet de système favorable au bien commun, comme nous venons de le constater, et qui peut s’interpréter soit comme un postulat d’amoralisme limité, soit comme une nécessaire alternative à l’altruisme qui ne peut, en réalisme humain, couvrir l’ensemble du champ des relations sociales. Cette question de la motivation des acteurs économiques est essentielle et c’est la vision d’un idéalisme erroné qui a constitué une des principales causes d’échec des expériences socialistes. À l’homme nouveau théoriquement motivé dans son activité économique par l’idéal collectif de la construction du socialisme et de l’avènement du communisme, s’oppose l’homme économique que nous décrit Adam Smith, qui n’est pas mû par la « bienveillance », mais par l’intérêt. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du souci de leur intérêt propre¹⁷ ». Un amoralisme méthodologique Il s’agit d’un amoralisme méthodologique. L’économiste ne prêche pas l’égoïsme, l’esprit de profit, le matérialisme de la vie, mais il sait que les motivations humaines sont complexes, dès que l’on réfléchit au contenu des intérêts qui sont mis en avant¹⁸. Les aspirations altruistes ne peuvent se détacher de la considération de son intérêt propre. Les actes de pure oblativité sont 17. Adam SMITH, The Wealth of Nations, Londres, Methuen and Co, 1961, vol. I, p. 18. 18. Hugues PUEL, L’Économie au défi de l’éthique; voir chap. 8, consacré à l’analyse des intérêts. 44 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf exceptionnels pour la grande majorité des hommes, ou exceptionnels dans la vie, et ne peuvent être attendus comme base d’une activité quotidienne permanente et générale. Si l’on veut assurer collectivement le fonctionnement d’une machine économique complexe et aux performances sans cesse plus poussées, il vaut mieux compter sur un dispositif sociétal qui récompense systématiquement de façon matérielle et symbolique les agents qui s’y adonnent, que de faire fond sur des motivations altruistes, qui existent certes ici et là, ou à certains moments, mais qui demeurent fragiles, précaires et fugitives en l’état de la condition humaine. Il ne s’agit donc pas d’un amoralisme militant, mais seulement méthodologique et donc limité. À cette considération s’en ajoute une seconde, qui dérive de la complexité de l’économie moderne : l’interdépendance fonctionnelle qui caractérise la vie économique, dont le progrès est conditionné par une multiplicité de microdécisions, est telle que la régulation par la loi du profit et grâce à la légitimation des ressorts de l’intérêt individuel est la seule praticable : on ne voit pas comment une régulation morale pourrait l’être. Ou plutôt : on a trop bien vu comment cette motivation morale érigée en règle ruinait l’objectif visé et aboutissait au totalitarisme. La formule de Pascal est définitive : qui veut faire l’ange fait la bête. Économie et morale Faut-il en conclure que la vie économique est amorale, voire immorale? La réponse négative à cette question s’appuie sur deux arguments. Le premier renvoie à l’objectif de solidarité humaine qui est l’horizon d’une économie prospère. Le second s’attache à la nature de l’économie de marché. L’économie de marché n’a rien à voir avec l’économie naturelle dont parlait Max Weber. C’est en réalité une économie hautement artificielle et un produit élaboré de la civilisation humaine. Trois points de vue permettent de l’établir. Premièrement, avec l’affirmation des droits de propriété, c’est la reconnaissance d’une source de pouvoir distinct de celle du pouvoir politique. S’il est vrai, comme l’affirme Montesquieu, le grand théoricien de la démocratie, qu’il faut que par la nature des choses le pouvoir arrête le pouvoir, l’économie de marché apparaît comme un développement de cette séparation des pouvoirs essentielle à la démocratie. 45 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf Deuxièmement, avec Montesquieu encore, il faut affirmer le caractère civilisé de l’activité économique et commerciale : « le doux commerce », disait-il. Certes, une telle affirmation va à l’encontre de la rhétorique de la guerre économique commune à toutes les critiques gauchistes de l’économie et dans laquelle certains managers contemplent non sans complaisance l’image de leur puissance et de leur virilité. Pourtant, elle ne résiste pas à l’analyse, car elle confond les tendances de fond et les dérives, certes dommageables et condamnables, mais susceptibles d’être corrigées. S’il n’est pas pervers, le dirigeant compétiteur n’a pas le regard centré sur les concurrents à détruire, mais plutôt sur des clients à s’attacher, à fidéliser et, en fin de compte, à servir. Le commerce est œuvre de rencontre, de dialogue et de réciprocité. Troisièmement, avec Hayek, il faut reconnaître que l’économie moderne, par sa complexité et son incertitude, ne peut reposer que sur une multitude de microdécisions émanant d’une multiplicité d’acteurs distincts qui les prennent au plus près du terrain : ce sont les meilleures décisions possibles ou, en tous cas, les moins mauvaises du point de vue de l’efficacité, car ces acteurs sont proches des sources d’information et leur intérêt personnel est directement impliqué dans leur mise en œuvre et leur résultat. L’économie de marché correspond ici à la vision scientifique de la théorie du chaos. Mais dans une telle approche, le chaos est mieux défini comme « autopoièsis » ou autoorganisation d’un univers multiple, complexe et incertain, que comme figure de l’anarchie incohérente et de la violence irrationnelle que son image évoque plutôt pour nous¹⁹. Les règles du jeu de l’économie de marché Une telle économie de marché suppose une organisation sophistiquée. Pourtant, à première vue, l’établissement d’une économie de concurrence n’est pas très difficile : il suffit d’abolir les subventions aux entreprises, les restrictions quantitatives et les droits de douane aux frontières et de veiller à ce que l’établissement de normes de type sanitaire ou écologique ne servent 19. Carl Christian VON WEIZSÄCKER, « Ordnung und Chaos in der Wirtschaft », In. Gerok, Ordnung und Chaos in der belebten und unbelebten Natur, Stuttgart, Hirzel, 1989, p. 43-57. 46 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf pas d’alibi à des obstacles aux échanges. Encore ceci n’est-il facile que théoriquement; pour qu’une économie de marché puisse effectivement fonctionner, il y faut aussi l’existence d’institutions, de lois, de règlements, de jurisprudences, qui ne vont pas sans culture de la démocratie. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’économies de marché sans démocratie, car beaucoup en effet naissent à l’ombre de monarchies éclairées ou de dictatures transitoires, mais elles supposent la démocratie pour se développer de façon civilisée²⁰. Cet ensemble complexe, fruit de l’expérience collective de sociétés économiques démocratiques, constitue ce que l’on peut appeler les règles du jeu de l’économie de marché. Ce sont elles qui permettent son fonctionnement et son développement à long terme, car, autrement, on sait bien que la concurrence se détruit elle-même si elle n’est pas organisée. Adam Smith avait déjà noté avec malice que lorsque deux chefs d’entreprise se rencontrent, c’est pour comploter contre leurs clients et fausser le marché à leur avantage. La tentation est grande en effet pour les producteurs de se coaliser contre les consommateurs en leur imposant des prix excessifs. La concurrence se maintient grâce à l’interdiction des cartels, les lois anti-trusts et toutes les mesures à l’encontre des monopoles. Loin de s’épanouir dans un no man’s land institutionnel, l’économie de marché ne vit que de lois, de règlements, de contrats, de conventions, de jugements judiciaires et de débats politiques. De telles règles du jeu sont riches de valeurs éthiques et font de l’économie de marché une institution civilisée. L’expression même de règle du jeu ne doit se réduire ni à l’idée d’arbitraire ni à celle de manque de sérieux, mais plutôt induire la conviction selon laquelle, sans un tel cadre, tout risque de se défaire et rien de satisfaisant ne peut advenir. Cette façon de voir traduit le décalage entre le regard historique long, confirmé par la théorie économique, et la temporalité de l’homme de la rue affronté au spectacle, voire à l’expérience, du malheur quotidien. Un coup d’œil sur la théorie économique aiguisera encore cette perception. On sait que la théorie de l’équilibre général, en présentant le jeu de l’offre et de la demande sur les différents marchés, 20. J.-J. PÉRENNÈS et H. PUEL, « Développement et démocratie », Économie et humanisme, no 319, octobre-décembre 1991. 47 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf démontre que, en situation d’équilibre, le taux de profit tend vers zéro. Ceci explique que l’économie de marché mène la vie dure à ses entrepreneurs et favorise les consommateurs. La théorie des jeux le confirme grâce à son fameux modèle du dilemme des prisonniers. Les compétiteurs en économie de concurrence sont dans une situation de dilemme comparable à celle de deux prisonniers accusés d’un délit et dont l’un des deux est éventuellement l’auteur. Le juge qui les reçoit ensemble les met dans la situation suivante : s’ils avouent tous les deux, ils auront deux ans de prison. S’ils nient tous les deux, cinq ans. Si l’un avoue et l’autre nie, celui qui avoue fera dix ans de prison, tandis que l’autre sera immédiatement relâché. Chaque prisonnier doit remettre sa décision en fin de journée, après avoir été renvoyé dans sa cellule. Les deux prisonniers sont dans des cellules séparées et sans aucune possibilité de se consulter sur leur choix. Aucun des deux n’osera avouer, par crainte d’être condamné à dix ans de prison; aussi les deux finiront-ils par nier, écopant ainsi de cinq ans de prison. Cette solution est pour eux sous-optimale par rapport à la situation collective optimale de deux ans de prison qu’ils auraient pu éventuellement obtenir s’ils avaient pu se consulter et se faire confiance. Ainsi en va-t-il des concurrents sur le marché. Ne sachant pas comment se comportent leurs compétiteurs, les entreprises offrent à leurs clients des solutions particulièrement avantageuses pour eux. C’est donc le consommateur qui peut tirer une rente de sa situation sur le marché et non l’entreprise. Celle-ci doit aller sans cesse de l’avant, progresser et innover²¹. Une telle analyse suppose la situation présente de l’économie mondiale, à savoir que nous soyons sortis de la grande rareté, période caractéristique de la fin de la dernière guerre mondiale, pendant laquelle les offreurs de biens étaient en situation privilégiée. Q U E L L E P E N S É E S O C I A L E C A T H O L I Q U E ? Le doctrine sociale de l’Église catholique affirme quelques principes fondamentaux qui s’inscrivent dans la tradition évangélique : destination universelle des biens, attention prioritaire aux 21. Pour plus de détails, voir H. PUEL, Les Paradoxes de l’économie, Paris, Bayard, 1995. 48 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf pauvres et aux souffrants, exigence de partage et de fraternité, droit à la liberté d’entreprendre, principe de subsidiarité. En ce qui concerne l’économie de marché et le capitalisme, le discernement essentiel s’est exprimé avec clarté et pertinence dans l’encyclique saluant le centenaire du texte fondateur de Léon XIII, Rerum Novarum, de 1891. Dans Centesimus Annus, Jean-Paul II propose sur le capitalisme la distinction suivante : Si sous le nom de capitalisme on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’économie d’entreprise ou d’économie de marché ou simplement d’économie libre. Mais si par capitalisme on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale (...) dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative²². Ce discernement est assurément pertinent. Mais il a une double limite : la première est un avantage, et la seconde, à mon sens, un inconvénient. L’absence de modèle économique Les premiers textes de la doctrine sociale de l’Église (Rerum Novarum, 1891, et Quadragesimo Anno, 1931) tentaient d’esquisser une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme. De façon très volontaire, l’expression même de « doctrine sociale » n’a pas été utilisée par le concile, ni par Paul VI, pour signifier que l’Église catholique n’avait ni modèle ni programme économique à proposer²³. Le texte de Paul VI pour l’anniversaire des quatre-vingts ans de Rerum Novarum (Octogesimo adveniens, 1971) plaide pour une expression multiple et décentralisée de la parole chrétienne sur les questions économiques. À la doctrine pontificale succède la pluralité des discours, ceux des évêques et des épiscopats locaux, des commissions « Justice et paix », des mouvements chrétiens dans leur diversité. Lors du centième 22. JEAN-PAUL II, Centesimus Annus, Paris, Éd. du Cerf, 1991, p. 85-86. 23. Peut-être faut-il y voir la prise en compte de la critique de Marie-Dominique CHENU, La Doctrine sociale de l’Église comme idéologie, Paris, Éd. du Cerf, 1979. 49 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf anniversaire des Semaines sociales, célébré à Lille les 2326 septembre 2004, l’évêque de la ville, Gérard Defois, a défendu avec talent et conviction la même thèse. La pensée sociale chrétienne est passée d’un programme à prétention d’universalité à un appel à la responsabilité des chrétiens, pour débattre dans leurs lieux d’engagements, pour y défendre les solutions adaptées à des situations complexes et particulières. En s’intégrant de façon vivante dans le débat public, les chrétiens permettent à la pensée sociale chrétienne inspirée de l’Évangile transmis par leur Église d’accéder ainsi à une authentique universalité, celle de l’espace public où se confrontent démocratiquement les intérêts et les valeurs. Ainsi un effort d’authentique universalité succède à une prétendue universalité qui, en réalité, mettait en concurrence la doctrine sociale catholique avec la diversité des programmes de politique économique et sociale²⁴. On peut penser que le discernement sur le capitalisme, apporté par l’encyclique de Jean-Paul II, s’inscrit dans cette perspective. Des comptes non réglés avec le libéralisme politique Le texte de Centesimus Annus, cité plus haut, parle de capitalisme et d’économie de marché, mais non de néolibéralisme. La réticence à l’égard du libéralisme politique demeure. On le voit sur les questions de mœurs. Confiance n’est pas faite à la conscience des femmes face à l’avortement, dont le recours est désormais dans les pays civilisés dépénalisé par la loi. La reconnaissance sociale de populations à orientation sexuelle différente est rejetée. Ceci est fort dommageable pour l’engagement des catholiques dans la sphère publique. L’Église de Vatican II n’est pourtant pas un lobby contre l’avortement et les homosexuels, mais le lieu de la foi et des sacrements de la foi pour l’amour de l’humanité au nom d’un Dieu qui se fait chair pour le salut du monde. Cette absence de clarté sur le libéralisme politique rend incomplet le message économique et social, fait peser un soupçon sur le ralliement de l’Église catholique aux droits humains et aboutit à l’incohérence doctrinale que le père 24. Les choses étaient présentées ainsi dans les cours que je suivais à l’Institut d’études politiques de l’Université de Bordeaux, au début des années 1950. 50 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE No 233 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf Jean-Yves Calvez relevait naguère dans les Études²⁵ : d’une part, une morale sociale ouverte aux problèmes nouveaux et faisant appel à la liberté de la conscience des personnes; d’autre part, une morale sexuelle, édictant des règles rigides tendant à lier les consciences, dans un discours incompris non seulement de l’opinion publique mais d’une grande majorité de chrétiens. Même si elle ne peut pas se limiter à cela, la conquête d’une plus grande cohérence ne pourra faire abstraction d’une réflexion en profondeur sur le libéralisme politique. L’actualité européenne de l’automne 2004 en fait la démonstration. Le commissaire européen proposé par le gouvernement italien pour la nouvelle commission a été rejeté par le Parlement pour, selon la presse, avoir affirmé que l’homosexualité était un péché. Une telle affirmation est contestable sur le plan théologique, car le péché est le secret de Dieu et celui des consciences. La question du péché concerne chacun personnellement, quelle que soit son orientation sexuelle. La critique du Parlement européen concerne le libéralisme politique, qui est sa philosophie dominante, et que menaçait le candidat commissaire au catholicisme affiché. Comme l’exprimait fort clairement le député européen Jean-Louis Bourlanges : Ce n’est pas la déclaration sur l’homosexualité de Rocco Butiglione qui a véritablement suscité les problèmes, mais le fait que, lorsqu’il représentait le gouvernement italien à la Convention chargée du projet de Constitution européenne, il avait proposé un amendement qui entendait éliminer l’orientation sexuelle des discriminations interdites dans l’espace européen²⁶. Après avoir précisé son rapport au capitalisme et à l’économie de marché, l’Église catholique doit donc préciser son rapport au libéralisme politique. Elle semble prête à le faire lorsqu’on lit la contribution du cardinal Ratzinger lors d’un débat avec le philosophe Jürgen Habermas et que la revue Esprit publie sous le titre « Démocratie, droit et religion²⁷ ». Hugues Puel, o.p. Chargé de recherches à Économie et Humanisme 25. « Morale sociale et morale sexuelle », Études, mai 1993. 26. Article de Barbara SPINELLI, dans La Stampa, traduit par le Courrier International, no 730, 28 octobre-4 novembre 2004, p. 16. 27. Esprit, juillet 2004, p. 19-28. 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 27/04/2013 16h50. © Editions du Cerf LE NÉOLIBÉRALISME