Plan provisoire d’un livre encore sans titre Jaime Marques Pereira Introduction Le vent tourne. Le creux de la vague du néolibéralisme triomphant semble désormais derrière nous. L’heure est-elle venue où il est permis d’imaginer une alternative à la trajectoire de la civilisation occidentale qui consacrerait le règne des marchés sur des sociétés s’accommodant de la division irréversible entre ceux qui en tirent parti et ceux qui en sont exclus. Le doute sur les vertus du néolibéralisme n’est plus, en tous les cas, le monopole de des gauchistes ou de tous ceux qui, pour en faire la critique, se retrouvaient taxés de passéistes. Le doute prend forme dans un mouvement social certes diffus mais qui fait émerger une contestation politique, qu’il s’agisse de la grève de décembre 94 en France, du mouvement des sans terre et des sans toit au Brésil, ou encore du néo-zapatisme mexicain. Le doute s’exprime également au sein des élites dirigeantes. Il devient manifeste qu’elles ne croient plus au “ tout marché ”. Le débat sur la nécessité de réguler la finance internationale s’est imposé après les crises asiatiques. La crainte de l’ingouvernabilité des sociétés fracturées par la concentration accélérée de la richesse qu’induisent les politiques néolibérales affecte non seulement la classe politique mais également les investisseurs internationaux. Elle s’exprime dans les nouveaux discours des organismes internationaux sur la nécessité des politiques sociales. Le retour de l’Etat est également préconisé comme une exigence proprement économique car le marché ne prend pas en charge la formation de la main d’œuvre et la productions des infrastructures qui conditionnent les gains de compétitivité. Faut-il croire pour autant à la possibilité d’un tournant décisif qui remettrait à l’ordre du jour, à l’heure de la mondialisation du capital, la perspective d’une gestion plus prometteuse de l’économie sur le plan social ? Au-delà des indices d’un changement des mentalités, ce livre cherche à montrer que l’avenir du néolibéralisme est bien loin d’être, d’ores et déjà, scellé par le développement, quant à lui irréversible, de la mondialisation. Le modèle néolibéral de gestion des sociétés n’est encore pour l’instant qu’une utopie, ou mieux dit, une idéologie occultant que les politiques économiques productrices de chômage, d’exclusion, voire de dissolution sociale, ne sont pas les seules possibles, sous peine de se retrouver condamné à une régression sociale plus grave encore par manque de compétitivité. Ces choix ont été avant tout une séquence de décisions politiques qui ont débouché sur l’hégémonie des marchés financiers sur les Etatsnation, en même temps qu’elles restauraient celle des Etats-Unis dans le jeu des relations internationales. S’il est souvent dit que la mondialisation du capital donnant le pouvoir aux forces de marché est un processus politique autant qu’économique, le poids de l’idéologie libérale sur l’opinion publique, mais aussi sur le débat scientifique, conduit à faire oublier que les Etats, même soumis à la finance globale, sont tenus d’administrer des populations et d’organiser les marchés pour assurer la survie des premières et le fonctionnement des seconds. C’est bien en cela que le “ tout marché ” est une utopie complètement irréalisable. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’histoire contemporaine ne puisse produire des sociétés d’apartheid et un monde où le clivage entre nations pauvres et nations riches continue de s’approfondir de façon encore plus accélérée que par le passé. Mais, rien n’est encore joué et l’on peut imaginer une autre économie sur la base d’une autre politique dés lors qu’une utopie nouvelle, réactualisant celle du siècle des Lumières émergerait dans un débat qui ne serait plus, comme il l’est depuis l’effondrement du communisme, enfermé dans une vision fataliste de la domination irréversible des forces du marchés sur le politique du fait de la mondialisation. Il faut repenser l’utopie des Lumières, celle de la citoyenneté qui n’est devenue effective que par le dédoublement des droits individuels en droits sociaux, car il faut désormais redéfinir l’organisation des sociétés en fonction des changements de leurs assises territoriales, économiques et politiques. La souveraineté du peuple ne peut plus être seulement nationale. Le rapport entre le public et le privé se redéploie à l’échelle sous et supranationale mais l’Etat-nation n’en demeure pas moins l’acteur central de la définition de ce qui est du domaine de l ‘économie publique et de l’économie privée. Ebaucher les fondements de cette utopie, c’est faire l’épure d’un autre modèle de société qui puisse donner des repères, un horizon du possible, aux manifestations refus. Le mot d’utopie ne s’oppose pas, en ce sens, à celui de réalité. On peut le rapprocher de ces anticipations autoréalisatrices qu’opèrent constamment les acteurs des marchés financiers (la croyance en la possible montée du cours d’une action la fait acheter, ce qui précisément conduit à la valoriser). Bien sûr, une bifurcation historique qui éloignerait l’avenir des sociétés du modèle néolibéral n’est pas plus jouée d’avance que ne l’est la réalisation de ce dernier. Mais l’histoire des faits est en partie précédée de celle des idées qui en conçoivent la possibilité à partir des dynamiques passées et présentes. De ce point de vue, le moment actuel 2 - marqué par l’épuisement du long cycle historique que fut le développement de l’Etat-nation encadrant celui du capitalisme - est analogue à celui des Lumières qui en ont inventé les contours démocratiques lorsqu’il était absolutiste. Au même titre qu’elles ont pu entrevoir dans les transformations sociales de l’époque la possibilité de réactualiser les principes de gouvernement de la cité antique, ils s’agit aujourd’hui de mettre en avant celles qui sont susceptibles d’être le moteur d’une bifurcation de l’histoire qui en réinvente les modalités dans le contexte nouveau de la mondialisation. Ces transformations sont repérables dans les impasses économiques et politiques auxquelles mène le néolibéralisme, tel qu’il a été mis en œuvre jusqu’à présent. Ces impasses se visualisent dans l’enchaînement d’effets pervers d’une financiarisation excessive de l’économie qui impose une réduction continue du coût du travail pour compenser l’augmentation du coût du capital, se traduisant par l’augmentation du chômage et la baisse des salaires, ce qui a pour effet de grever le potentiel d’expansion de la consommation, et en conséquence, celui de l’investissement productif, dont l’attrait est par ailleurs déjà fortement amenuisé par la haute rentabilité de la finance. Ce cercle vicieux qui enferme l’économie dans une croissance dite “ molle ”, condamne en outre les Etats à un ajustement fiscal sans fin qui les expose à un déficit de légitimité dont il n’est pas sûr qu’ils le neutraliseront éternellement en s’accusant eux-mêmes d’inefficacité du fait de leur obésité. Le néolibéralisme a certes été jusqu’à présent une idéologie efficace en fournissant aux Etats le discours justifiant leur incapacité à résoudre la crise sociale qu’ils ont céée. Mais, la morosité de la croissance dessine le spectre de l’ingouvernabilité politique, et la convergence entre l’une et l’autre profile la menace de crises financières dès lors que les hausses de taux d’intérêts destinées à rassurer les rentiers de la dette publique ne font que les rendre encore plus sceptiques de la capacité des Etats à couper dans les dépenses dans une conjoncture de dégradation du climat social. De ces contradictions peut émerger la perspective d’une alternative, pour autant que les débats politiques en pointent la possibilité. C’est là une question de normes de gestion de l’économie et de la société dont il faut faire naître la discussion tant sur un plan théorique qu’au sein de l’opinion publique. Défendre une autre économie et une autre politique, c’est en fait se placer sur un plan normatif plus réaliste que celui des libéraux. Ceux-ci fondent leurs préceptes sur une théorie économique reposant sur des bases illusoires – à savoir que l’économique marchand serait un système de fixation des prix et des quantités qui rendent les choix économiques autonomes de la volonté politique et des rapports de pouvoir. Il est de 3 plus en plus douteux que l’économie de marché continue pour longtemps d’apparaître comme le support d’une société équitable et que les Etats puissent éternellement faire croire qu’ils dérégulent alors qu’ils organisent le pouvoir des forces du marché. La question centrale que posent l’idée et la mise en œuvre d’une alternative au néolibéralisme est de savoir par quelles régulations de l’économie il est possible de concevoir une restauration du cercle vertueux qu’avait autrefois noué l’Etat-providence entre la croissance de l’emploi, des profits, des salaires et des prestations sociales. La question est pertinente une fois qu’on établit que sa crise n’est pas inéluctable dans un contexte de mondialisation du capital mais qu’elle résulte de la façon dont celle-ci a été politiquement conduite. Le problème-clé est celui de restaurer une capacité politique d’une forme de régulation de l’économie qui cesse de reposer sur la régression sociale, comme c’est le cas à l’heure actuelle. Une telle perspective n’est pas évidente mais elle n’est pas exclue car le projet néolibéral, pour plus qu’il soit devenu hégémonique, n’annule pas l’histoire sociale. De nouveaux acteurs se constituent, de nouveaux imaginaires politiques se font jour. La donne de légitimité gouvernementale est en train d’évoluer. Ce qui peut paraître sans doute l’invention institutionnelle la plus ardue, tant il s’agit là d’une rupture dans l’histoire, c’est la nécessité de redéfinir l’assise territoriale de la souveraineté pour conformer un espace public correspondant à la nouvelle géographie du capital. Mais là aussi, le débat commence à prendre forme, au moins en ce qui concerne l’Europe. Le pari des banquiers de voir la monnaie unique administrée par une instance de pouvoir économique, libre de toute contrainte de légitimité, est bien loin d’être gagné. Pour qu’il le soit, il faudrait que la norme de politique économique et sociale qu’ont imposée aux Etats les marchés financiers voit sa légitimité aux yeux des populations consolidée, celles-ci finissant par accepter l’idée qu’une flexibilité des salaires et des conditions d'emploi semblable à celle que connaissent les concurrents de l'Europe sur le marché mondial soit vraiment la condition d’une stabilité de la nouvelle monnaie garantissant les gains de compétitivité dont dépendrait une croissance capable de résorber le chômage. Penser l’alternative à un tel scénario, dont ce livre s’attache à démontrer la supériorité économique et à cerner les conditions politiques de mise en œuvre, c’est faire le pari opposé, à savoir que l’évolution des conditions de légitimation des Etats, mises à mal par les effets pervers de la financiarisation, finiront par renouveler les termes du débat politique au point de voir s’affirmer l’idée qu’une croissance plus forte et plus riche en emplois dépend, bien au 4 contraire, de l’institution d’un pouvoir européen doté d’une réelle légitimité et récupérant la souveraineté monétaire perdue des Etats-nation. Une telle idée ne s’imposera pas sans un renversement radical des jugements sur les dégâts sociaux qu’on attribue à tort directement à la mondialisation, déresponsabilisant ainsi au passage les élites politiques. Dessiner un modèle alternatif de société qui soit une nouvelle utopie crédible et donc potentiellement porteuse de nouveaux débats politiques susceptibles de donner une perspective et une cohérence à ce front du refus du néolibéralisme qui se fait jour de façon diffuse, implique de faire la lumière sur la séquence de choix politique qui ont mené à l’effacement du politique, au sens de discussion d’opinions publiques sur l’administration de la société et de l’économie. Aussi, partira-t-on d’un survol historique des 25 dernières années pour montrer comment les élites dirigeantes ont vidé de tout contenu le principe de souveraineté. Sur base de cet état des lieux braquant les projecteurs sur la gestion politique de la mondialisation, il faut alors préjuger de l’avenir, soit comme une tentative de contrer, d’administrer vaille que vaille les effets pervers des pouvoirs excessifs de la finance en institutionnalisant la régression sociale par une forme de gestion autoritaire des populations, certes renouvelée, dont l’idéologie sécuritaire est aujourd’hui le signe avantcoureur, soit comme un développement de nouvelles formes de mobilisation redéfinissant le politique et permettant de construire une autre économie. Ière partie : L’empire de la pensée unique et les impasses des politiques néolibérales Durant le dernier quart de siècle, la civilisation occidentale semble basculer d’une société s’attachant à la réduction des inégalités à une société qui les accepte comme un mal nécessaire. Cette résignation s’associe à la croyance en la victoire irréversible des forces du marché sur celles de l’Etat qu’auraient amené la mondialisation et le développement des nouvelles technologies. La réalisation d’un monde réglé par la main invisible impliquerait de ce fait la fin des idéologies, que d’aucuns extrapolent en fin de l’histoire. L’idée qu’il n’existerait plus désormais d’alternative au projet néolibéral repose en fait sur le présupposé erroné que la mondialisation est une dynamique économique à laquelle ni les Etats, ni les entreprises, et encore moins les acteurs sociaux, seraient en mesure de s’opposer. Une telle conception du monde délimite la discussion des choix politiques à un débat technique du 5 ressort des experts, seuls citoyens habilités par leur titres du savoir à estimer quels sont les moyens d’augmenter l’efficacité des économies nationales. Leur “ science ” donne à leur parole, relayée par les media, un pouvoir de conviction tel que tous l’assimilent aux gains de compétitivité. Le débat politique proprement dit se restreint de la sorte à l’opposition entre, d’une part, des discours faisant l’apologie du marché, cherchant à convaincre que ses bienfaits se généraliseront à mesure que les entraves à son libre fonctionnement sont progressivement levés, et de l’autre, la critique qui en dénonce le caractère mystificateur et met en évidence la dualisation de la société entre ceux qui peuvent s’intégrer durablement au marché du travail et ceux qui en sont soit complètement exclus ou n’y ont qu’un accès sporadique dans des conditions de plus en plus précaires. L’hégémonie de la pensée unique se retrouve ainsi assurée du fait que la critique dont elle l’objet partage la même vision économiciste des mutations structurelles à l’œuvre au cours de ce dernier quart de siècle. Masquer la dimension socio-politique de la mondialisation la transforme en une évolution de la civilisation qui annulerait toute possibilité d’action gouvernementale sur l’économie de marché, la cantonnant à une gestion des problèmes sociaux que celle-ci génère. L’idée de dérégulation est un leurre occultant une restauration du pouvoir des groupes d’intérêts qu’on désigne aujourd’hui par l’euphémisme de forces du marché. Les opérateurs de cette évolution ne sont pas les mécanismes anonymes du marché mais les décideurs de “ politiques publiques ” qui les mettent en place. La réforme néolibérale n’apparaît, en fait, irréversible qu’en raison de l’absence d’une alternative crédible qui donnerait corps à une action politique imposant une réorientation des formes actuelles de production et de répartition de la richesse. L’alternative est non seulement concevable de ce point de vue - c’est-à-dire en termes d’une autre régulation économique mais elle est par ailleurs réalisable pour autant que se modifient les termes du débat politique. Un tel renversement de perspectives politiques et économiques est conditionné par un travail de démystification – ce sera l’objet du premier point de ce chapitre - montrant que le fonctionnement actuel des marchés produisant toujours plus d’inégalités ne s’est pas engendré de lui-même mais qu’il est le résultat d’une construction politique édifiée par une séquence de mesures de politique économique qui ont réorienté la valorisation du capital sur la finance au détriment de la production, et donc de la création d’emplois. Cette séquence débute dans le cadre international avec la remise en cause des accords de Bretton-Woods et se propage par la suite à l’ensemble des gouvernements du monde. Ceux-ci renonceront à leur souveraineté et la partageront avec les instances de pouvoir supra-national gagnés aux intérêts 6 de la finance devenue globale. Pour se justifier de leur incapacité à faire face à l’aggravation du chômage et de l’exclusion sociale qui s’ensuit, ils adhèrent aux idées néolibérales et se chargent de les diffuser, s’appuyant sur le pouvoir des média. Cette analyse éclaire les ressorts de la résignation sociale légitimant le projet néolibéral. Elle met en lumière la fragilité de l’adhésion qu’il remporte. Celle-ci ne repose que sur un consensus par défaut, tenant à l’absence d’autres visons de l’avenir possible des sociétés qui donnerait lieu à un débat d’opinion publique. La monopolisation de l’imaginaire social par la doxa néolibérale résulte d’un double processus, objectif et subjectif : la recomposition sociale qui accompagne les changements économiques conforte l’image, la représentation, qui en est faite. Les élites peuvent déplorer la fracture sociale d’autant plus facilement que leur responsabilité s’évanouit dans l’idée qu’il s’agit là d’un destin économique. Les décisions politiques modifiant les formes de production et de répartition (sociale et géographique) de la richesse qui ont mis fin au trend d’homogénéisation sociale des Trente Glorieuses peuvent passer pour de sages mesures d’adaptation de la nation au nouvel état du monde. La dissolution des collectifs de travail et la segmentation, voire l’atomisation de la société qui en découlent constituent le terrain sociologique de l’empire de la pensée devenant unique. Qu’on glorifie l’empire du marché, ou qu’on le déplore parce qu’on en souffre les conséquences au lieu d’en profiter, celui-ci apparaît d’autant plus comme inexorable que l’action sociale se dissout, au même titre que le débat politique. Mais, si la pensée devient “ unique ”, c’est que parallèlement à ces mutations structurelles du capitalisme et du régime des pouvoirs publics que signifie la mondialisation et à leurs effets de différenciation et d’exclusion sociale croissantes, on assiste à une évolution substantielle de l’idéologie dominante qui a sa dynamique propre. Cette pensée unique, qui parvient à faire croire, jusqu’à présent du moins, que ces mutations structurelles sont indépendantes de la volonté politique et donc irréversibles, n’est pas le simple reflet mécanique des changements objectifs. Elle a sa propre histoire qui est celle du monopole qu’ont acquis les économistes libéraux sur le plan symbolique. Face au discrédit du marxisme, dans un contexte de segmentation des savoirs sur la société, enracinée dans les corporatismes académiques, le discours des économistes néolibéraux demeure l’unique corps de doctrine sur la transformation du capitalisme que réalise son redéploiement de l’échelle nationale à celle du monde. Ce qui est pour eux une abstraction théorique – une 7 société mondiale gouvernée par la rationalité utilistariste – devient, dans sa traduction politique une mythologie légitimante. C’est à cette condition intellectuelle seulement que les politiques néolibérales peuvent tirer leur légitimité de l’anomie sociale qu’elles génèrent. On s’attachera ainsi à montrer dans un deuxième point que l’hégémonie de la pensée unique se reproduit d’elle-même par les dégâts sociaux des politiques qu’elle justifie dès lors que son explication de l’état des lieux n’est pas réellement contestée, ni dans le débat scientifique, ni dans l’opinion publique. Que les courants de pensées portant l’héritage de la social-démocratie contestent aujourd’hui l’idée que le “ tout marché ” n’est pas porteur de bien-être social et que l’Etat doive garantir l’équité ainsi qu’un “ filet de sécurité ” non seulement ne remet pas en cause le projet néolibéral mais le cautionne en cherchant à l’amender. Sur base d’un débat ainsi circonscrit, les forces de marchés sont renaturalisées, réoccupant la place que leur avait attribuée la pensée libérale originelle comme fondement du lien social et moteur de la civilisation. L’idée qui s’était imposée avec l’Etat-providence keynésien - que le marché, libéré de toute entrave ne suffit, en aucune manière, à garantir la démocratie sur base de son efficacité économique – s’est retrouvée discréditée. La science économique avait préparé le terrain idéologique avant que l’Etat se retrouve dans l’impossibilité de reproduire le cercle keynésien de croissance. L’empire de la pensée unique dans le débat politique prend racine dans l’élargissement de la théorie néoclassique à l’explication de toute réalité sociale. La science économique n’est plus seulement aujourd’hui une réflexion sur la fixation des prix par la coopération marchande entre les hommes qu’instaure la loi de l’offre et de la demande. Elle prétend expliquer par la raison utilitariste les choix sociaux et les modes de gouvernement. Elle acquiert ainsi ce monopole de la pensée et de la discussion normative. Dans une conjoncture de délitement des institutions sociales, la raison utilitariste fait écho au sentiment de peur de se retrouver exclu si l’on ne se soumet pas à la loi du marché. Les théories et les pratiques sociales se rejoignent pour faire croire à sa toute puissance. L’amnésie qui s’est faite sur les débats politiques et économiques de la première moitié du siècle ayant conduit à une gestion sociale du capitalisme dans la seconde moitié, revient à oublier, premièrement, que le projet néolibéral du “ tout marché ” est en fait une utopie, et deuxièmement, qu’à ce titre, précisément, il transforme la réalité par les décisions politiques qu’il inspire et rend justifiables. L’amender pour rendre sa mise en œuvre plus décente, moins inique, ne changera rien au fait qu’une société, soi-disant réglée par la main invisible du marché est, en vérité, une société dirigée par une main de fer qu’on cherche 8 à rendre invisible. La politique, en tant que dynamique de pouvoir, d’accumulation de pouvoir de certains groupes sociaux sur d’autres, de certains Etats sur d’autres, est au centre de la transformation du capitalisme à laquelle nous assistons. Revenir au postulat de l’efficacité intrinsèque des marchés dépourvus d’encadrements institutionnels les contraignant à obéir à une logique sociale, c’est également oublier qu’une telle forme de capitalisme, dorénavant mondialisé, n’est pas plus exempte de contradictions que ne l’était au XIXème siècle même si la croissance économique reposait alors sur une base plus nationale qu’aujourd’hui. Rien ne dit, à priori, que l’utopie néolibérale soit plus réalisable que le projet libéral original. Ce dernier a détruit la cohésion de la société au point que sa viabilité économique s’est réduite à néant dans les années trente et l’énorme bouleversement politique qui en a résulté a ainsi induit son dépassement. La mise au chômage d’énormes contingents de la population, allant de pair avec une crise de surproduction/sous-consommation, a produit le retour de l’Etat, sous la forme de deux alternatives à la société libérale radicalement opposées : l’Etat fasciste et l’Etat-providence. L’histoire ne se répètera bien évidemment pas à l’identique, mais celle-ci enseigne qu’il faut considérer comme un invariant structurel de la civilisation occidentale, d’une part, le fait que le capitalisme se développe de pair avec l’affirmation de pouvoirs politiques, et d’autre part, que ceux-ci soient contraints d’apparaître comme légitimes depuis que l’institution du marché permet à l’individu de s’estimer souverain. Aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, l’impasse économique des marchés délivrés de toute contrainte sociale ne s’exprime pas sous la forme de la déflation engendrée par le manque de débouchés. Les contradictions de l’accumulation du capital se sont déplacées de la sphère productive à la sphère financière. Mais au-delà des possibilités institutionnelles de maîtriser les risques systémiques de la finance globale, nul ne sait jusqu’où il sera possible de compenser par la réduction des coûts du travail celle des profits productifs au bénéfice des gains financiers. La question n’est pas seulement économique, mais également politique. L’assentiment des populations, ou mieux dit, le gel des conflits sociaux qui prévaut jusqu’à présent, n’est pas nécessairement garanti pour toujours. Dès lors que la menace et la peur de l’exclusion s’élargit aux classes moyennes, la gouvernabilité devient problématique et peut faire fuir sous d’autres cieux plus paisibles la société. Le retour à une croisée des chemins de l’histoire ouvrant les voies de l’autoritarisme et de la démocratie est un horizon qui mérite donc d’être envisagé. L’histoire semble donc loin de s’être arrêtée ; la gestion néolibérale des sociétés est loin d’être d’ores et déjà stabilisée, que ce soit au niveau économique ou politique. La façon 9 dont les gouvernements parviennent vaille que vaille à concilier l’administration des populations et la répartition de plus en plus inégalitaire de la richesse qu’ils ont mises en place est un processus inachevé, comme en témoigne la réforme sans fin dont est l’objet la protection sociale. Si les chemins de l’histoire demeurent ouverts, il est bien évident que l’action politique et, au préalable, les représentations du possible qui lui donneront son sens, s’avéreront décisives. C’est pourquoi, pour conclure ce chapitre, on soulignera la nécessité d’opposer à la société duale gouvernée par un autoritarisme consenti dont l’utopie néolibérale fait le lit, une autre utopie qui réactualise les “ Lumières ”. Celle d’un retour à une régulation de l’économie qui tende au plein-emploi (sous la forme du salariat et d’autres formes d’activités). Il ne s’agit pas de revenir en arrière dans le cours de l’histoire, ce qui serait au demeurant une perspective fort peu réjouissante. Le taylorisme, associé à l’Etat-providence, étaient sans doute un progrès par rapport au travail soumis au contrôle quasi policier des anciens capitaines d’industrie. Il ne l’est plus aujourd’hui même si l’heure est à la défense des acquis sociaux de l’époque. Ce dont il s’agit, c’est de repenser une économie sur de nouvelles bases politiques dans une double perspective radicalement différente du passé. D’une part, au niveau territorial, car la perte de capacité de l’Etat à assurer une régulation économique qui ne soit pas asservie à la finance renvoie à la recomposition de sa souveraineté, et le problème de la mondialisation est alors celui d’un nouveau régime d’organisation des pouvoirs publics, et donc des espaces politiques qui peuvent le contraindre d’être démocratique. D’autre part, au niveau socio-politique, car c’est la question de la nature de la démocratie qui est en jeu, à savoir la possibilité de restaurer un débat d’opinion publique, aujourd’hui par cloisonné par l’expertise et manipulé les media. 10 I. De la crise du “ fordisme ” à la mise en concurrence des nations (20 p.) 1. Ressorts économiques et sociologiques du ralentissement de la productivité 1.1. Les limites techniques du taylorisme 1.2. L’arrivée à son terme de la salarisation de la population active 1.3. Le raz-le-bol salarial Conclusion : les limites de la croissance keynésienne et la fin des temps modernes 2. La marche vers la mondialisation du capital et la déstabilisation de l’Etat-providence 2.1. La fin de la paix monétaire 2.2. Dettes publiques et financiarisation 2.3. Redéfinitions de la souveraineté et des rapports privé/public II. Résignation sociale et fragilités du consensus néolibéral (30 p.) 1. Production, répartition et financiarisation de la richesse 1.1. De la concurrence internationale à la réduction universelle du coût du travail : un ajustement sans fin par la régression sociale 1.2. Les nouvelles formes d’organisation de la production et le contrôle du travail 1.3. La dette financière annule la dette sociale 2. L’atomisation de la société (plutôt descriptif pour montrer que les politiques publiques, sous couvert de lutte pour l’emploi et contre l’exclusion, mettent à profit les restructurations économiques qu’induisent les nouvelles formes de concurrence qu’elles instaurent pour accéler la dissolution des collectifs de travail ou autres) 2.1. Marché du travail et éclatement des statuts d’emploi 2.2. La mise en crise du syndicalisme 2.3. Exclusion et pathologie sociales 3. Les racines “ scientifiques ” de la pensée unique 3.1. Le renouveau de la science économique : la généralisation de la représentation utilitariste du social bref historique de la genèse et du développement de la pensée économique néolibérale le discours économique politisé 3.2. La neutralisation de la pensée de gauche L’utilitarisme sociologique La fin du travail et de l’Etat-providence III. Plaidoyer pour une réactualisation des “ Lumières ”, de l’utopie au réel (30 p.) 1. Les enseignements de l’histoire démystifient la science économique 1.1. L’impasse libérale 1.2. L’universalisation de la protection sociale, au fondement de la croissance pendant les Trente Glorieuses 1.3. L’imposture de la raison utilitariste 2. Les contradictions de la financiarisation 2.1. Les risques systémiques de la finance globale 2.2. La gestion irrationnelle de l’entreprise 2.3. Déséquilibres macro-économiques 3. Le chaos démocratique 3.1. Les ressorts fragiles de la légitimité gouvernementale 3.2. Ingouvernabilité et dilution de la souveraineté 3.3. Volatilité des marchés financiers et crédibilité des politiques économiques 11 Conclusion de cette première partie : L’inachèvement des nouvelles formes de conciliation de l’ordre économique et de l’ordre politique (5 p.) l’émergence de nouveaux régimes d’organisation des pouvoirs publics et des relations internationales les signes prémonitoires d’un apartheid : exclusion sociale, sécurité publique et mise au travail l’impossible équilibre financier d’une protection sociale à la baisse les avatars d’une représentation monétaire de la société, le surréalisme politique du traité de Maastricht 12 IIème partie :Une autre économie pour une autre politique grâce à une autre mobilisation I. Vers une régulation économique de plein emploi (30 p.) 1. Arraisonner la finance 1.1. Les fondements politiques et idéologiques du pouvoir financier politiques monétaires et banques centrales les organismes internationaux les représentations sociales de la richesse 1.2 Opérateurs financiers et restructurations patrimoniales Propriété du capital et arbitrage entre investissements productifs ou financiers Marchés nationaux et marché mondial La financiarisation n’est pas nécessairement irréversible 1.3 Des crises financières à répétition au contrôle des mouvements de capitaux Concurrences entre économies nationales, firmes multi nationales et intégrations régionales Géo-politique et régulation publique de la finance globale 2. Au-delà d’un faux-débat sur le chômage et l’exclusion sociale 2.1. Productivité, technologie et réduction du temps de travail 2.2. Démocratiser les relations de travail 2.3. Du travail salarié à l’activité autonome rémunérée : le coût de l’économie solidaire II. Réinventer la politique (30 p) 1. La démocratie limitée des sociétés salariales : pour une critique de gauche de l’Etatprovidence 1.1. Légitimité de l’Etat et redéfinitions de la citoyenneté 1.2. L’opinion publique 1.3. Citoyenneté et répartition de la richesse : le revenu minimum 2. Représentation politique et démocratie participative 2.1. L’enseignement de l’histoire 2.2. Une utopie portée par des expériences réelles 2.3. Monnaie, droit et idées politique III. Critique sociale et contestation politique du néolibéralisme (30 p.) 1. La reconstitution des solidarités au-delà de l’individualisme négatif 1.1. L’impasse de l’individualisme 1.2. Le reconstruction du sens 1.3. Les nouveaux mouvements sociaux 2. Crise de gouvernabilité, impasse économique et réinventions de la démocratie en Amérique latine 2.1. Violence de la monnaie, abandon du projet de nation et blocage de la démocratisation 2.2. Révolte des pauvres et nouvelles formes d’organisation politique 2.3. Deux scénarios possibles : La société salariale à portée de main : une sortie de crise par le haut De la régulation économique chaotique à l’apartheid “ démocratique ” 3. L’Europe des Etats-providence ou l’Europe impériale des nationalisme 3.1. Le laboratoire français : de la grève de décembre au Front National 3.2. Personnels politiques nationaux et construction européenne 3.3. De l’héritage de l’Etat-providence aux nouvelles “ Lumières ” 13 Conclusion de la IIème partie : L’enjeu intellectuel (5 p.) La démission des clercs au fondement du consensus néolibéral Réactualiser la philosophie politique par la synthèse de l’économie et de la sociologie Le temps des crises et le sens des luttes 14