La vérité éphémère

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La vérité éphémère
des grands essais cliniques
DOSSIER
MISE AU POINT
R. Haïat
Président du Comité d’éthique de la Société française de cardiologie
[email protected]
Les grands essais cliniques ont ouvert, au
début des années 1970, l’ère de l’evidence
based medicine, la médecine basée sur les
preuves. La vérité qui en est issue est, actuellement, à la base des recommandations
nationales et internationales opposables élaborées par les experts des différentes spécialités. Cette vérité ne s’impose pas toujours
d’emblée et il arrive qu’elle n’émerge que
progressivement au gré de publications souvent contradictoires.
Mais une fois acquise, une fois admise, cette
vérité issue des grands essais cliniques est-elle
définitive ?
Oui, pour beaucoup de ces vérités
« La vérité issue
qui sont devenues pérennes et n’ont
des essais cliniques
plus été remises en question.
ne s’impose pas
– Il en est ainsi, dans l’insuffisance
toujours d’emblée. »
cardiaque ; il est démontré que certaines médications et/ou procédures
diminuent la morbi-mortalité et améliorent
la survie. Tel est le cas pour les inhibiteurs de
l’enzyme de conversion, les ARA II, les bétabloquants, la resynchronisation cardiaque.
– Il en est ainsi également, en prévention secondaire de la maladie coronaire ;
on a démontré l’efficacité de l’aspirine à
faibles doses, des inhibiteurs de l’enzyme
de conversion, mais aussi des statines, des
bétabloquants surtout en cas d’insuffisance
cardiaque associée, de la double anti-agrégation plaquettaire après implantation d’un
stent coronaire.
En contraste, certaines vérités issues des
grands essais cliniques se sont avérées éphémères. Il en est ainsi, par exemple, de la
remise en question de la digoxine dans l’insuffisance cardiaque légère à moyenne, de
la remise en question du magnésium dans
l’infarctus du myocarde aigu, de la remise en
AMC pratique „ n°239 „ juin 2015
question de la dénervation rénale dans l’hypertension artérielle résistante.
Remise en question
des études PROVED et RADIANCE
par l’étude DIG
Dans PROVED et RADIANCE menées chez
respectivement 88 et 178 patients en insuffisance cardiaque systolique, chronique, légère
à moyenne, en rythme sinusal, traités par
diurétiques et digoxine, l’arrêt de la digoxine
s’est accompagné, avec un suivi de trois mois,
d’une diminution de la capacité d’effort,
d’une détérioration de la fraction d’éjection
ventriculaire gauche et d’une augmentation
du taux d’hospitalisation pour poussée d’insuffisance cardiaque.
Ces résultats favorables à la digoxine seront
remis en question par l’étude DIG
En effet, l’étude DIG menée sur 6800 patients
en rythme sinusal qui avaient une fraction
d’éjection ventriculaire gauche inférieure ou
égale à 45 % a montré que l’adjonction de
digoxine versus placebo à l’association diurétiques-inhibiteurs de l’enzyme de conversion
ne modifiait pas la mortalité mais diminuait
significativement les hospitalisations pour
aggravation de l’insuffisance cardiaque.
Stricto sensu, les résultats de DIG ne contredisaient pas mais rendaient caduques les
conclusions de PROVED et RADIANCE qui
n’avaient pas la puissance statistique nécessaire pour évaluer l’effet de la digoxine sur
la mortalité.
Il n’en demeure pas moins qu’en montrant
que la digoxine était sans effet sur la mortalité, l’étude DIG mettait un terme à la prescription généralisée de ce tonicardiaque et
ce d’autant qu’à la même époque, plusieurs
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La vérité éphémère des grands essais cliniques
grands essais cliniques démontraient que les
bétabloquants et les inhibiteurs de l’enzyme
de conversion / ARA II diminuaient significativement la mortalité des patients en insuffisance cardiaque chronique, quel qu’en soit
le stade.
Remise en question du magnésium
dans l’infarctus du myocarde aigu
Se référant au fait qu’à des concentrations
pharmacologiques, le magnésium entraine
une vasodilatation coronaire et systémique,
inhibe l’agrégation plaquettaire et possède
un effet anti-arythmique, on avait suggéré
que son administration intraveineuse pourrait réduire la mortalité précoce de l’infarctus du myocarde aigu.
Dans l’étude LIMIT II menée chez 2 316
patients hospitalisés pour suspicion d’infarctus, l’injection intraveineuse de magnésium
versus placebo a diminué significativement
de 24 % la mortalité totale des 28 premiers
jours et a réduit de 25 % les poussées d’insuffisance ventriculaire gauche précoces.
Ces conclusions favorables qu’on pensait
définitivement acquises, allaient être battues en brèche quelques années plus tard
par ISIS IV et MAGIC.
Dans la branche magnésium d’ISIS IV regroupant plus de 4000 patients hospitalisés dans
les 24 heures d’un infarctus aigu suspecté,
comparée au placebo, une perfusion de
magnésium n’a pas réduit significativement
la mortalité totale. Il en a été de même dans
l’étude MAGIC menée chez 6 213 patients
hospitalisés pour un infarctus du myocarde
aigu ST+. Ces deux études mettaient un
terme définitif à l’utilisation préventive, en
routine, du magnésium intraveineux dans
l’infarctus aigu du myocarde.
Remise en question de la dénervation
sympathique rénale en traitement
de l’hypertension artérielle résistante
Dans un premier temps, SIMPLICITY HTN-1 et
SIMPLICITY HTN-2 rapportaient des résultats
favorables ; dans ces deux études, la dénervation sympathique rénale effectuée chez 50
et 106 patients dont la pression artérielle systolique restait supérieure ou égale à 160 mm
16
Hg malgré au moins trois antihypertenseurs
dont un diurétique, avait permis de réduire
de façon pérenne la pression artérielle systolique et la pression artérielle diastolique
jusqu’aux sixième et douzième mois.
Mais l’étude SYMPLICITY HTN-3 allait
remettre en question les résultats de ces deux
études. En effet, SYMPLICITY HTN-3 dont le
protocole comprenait pour la première fois
une procédure contrôle factice, a montré
chez 535 patients porteurs d’une hypertension artérielle résistante, qu’à 6 mois, la pression artérielle systolique mesurée au cabinet
et la MAPA n’étaient pas significativement
différentes dans le groupe qui avait réellement bénéficié d’une dénervation rénale et
dans le groupe contrôle.
Commentaires
La terminologie « vérité éphémère »
est-elle appropriée ?
Étymologiquement « éphémère », épiéméra en grec, signifie « qui ne dure ou
ne vit qu’un jour ». Or, certaines de ces
vérités dites éphémères ont duré bien plus
longtemps : 4 ans se sont écoulés entre la
remise en question de PROVED/RADIANCE
(1993) et DIG (1997) ; 5 ans entre la parution de SYMPLICITY HTN-1 (2009) et celle
de SYMPLICITY HTN-3 (2014) ; 10 ans entre
LIMIT II (1992) et MAGIC (2002). Ces vérités
dites éphémères sont donc plutôt des vérités transitoires, temporaires tout en sachant
que ce qualificatif ne peut leur être attribué qu’a posteriori.
Trois raisons expliqueraient le caractère
transitoire de certaines vérités.
La méthodologie, donc la qualité
de l’étude initiale :
• qu’il s’agisse des limites mêmes des grands
essais cliniques, à savoir inclusion de
patients très sélectionnés, population à prédominance souvent masculine, exclusion
fréquente des sujets âgés ou très âgés et des
comorbidités, suivi très strictement encadré
sur le plan clinique et technique. Toutes ces
particularités font de la population incluse
dans les grands essais cliniques une popuAMC pratique „ n°239 „ juin 2015
•
•
•
•
lation bien différente de celle qu’on est
amené à traiter quotidiennement ;
qu’il s’agisse de réels biais méthodologiques,
d’un nombre d’événements présumés survenir qui ne correspond pas toujours au
nombre d’événements survenus réellement.
Quant à l’analyse en intention de traiter,
éminemment valide sur le plan statistique,
elle ne peut manquer d’introduire une certaine distorsion par rapport à la réalité du
terrain ;
qu’il s’agisse de la taille de l’essai princeps.
Si elle était très insuffisante dans PROVED
et RADIANCE qui avaient inclus respectivement 88 et 178 patients alors que l’étude
DIG en réunira ultérieurement 6 800, elle ne
l’était pas dans LIMIT II qui avait inclus 2 316
patients ; et pourtant, ses résultats seront
contredits par ISIS IV et MAGIC, deux mégaessais, portant respectivement sur plus de
4000 et 6000 patients ;
qu’il s’agisse de l’absence de groupe contrôle.
Alors que SIMPLICITY HTN-1 et 2 étaient
des études randomisées mais sans groupe
contrôle, SIMPLICITY HTN -3 avait un groupe
contrôle et c’est ce qui a probablement remis
en question les résultats des deux études précédentes. Il faut souligner cependant qu’il
n’est pas toujours évident de recourir à un
groupe contrôle quand on évalue une procédure lourde. Il faut rappeler que les patients
du groupe contrôle de SIMPLICITY HTN-3 ont
subi une procédure factice, invasive, comprenant angiographie rénale et faux tirs d’ultrasons afin de reproduire la procédure d’une
dénervation rénale réelle ;
qu’il s’agisse enfin de la difficulté réelle
d’accéder aux données individuelles des
patients, du rôle des sponsors des grands
essais cliniques dont l’importance pourrait
interférer ou peser sur l’interprétation ou la
présentation des résultats.
La découverte d’un nouveau concept
concernant un médicament ou l’advenue
d’un changement thérapeutique radical
La prescription de bétabloquants est un
exemple de cette double éventualité.
Dans l’hypertension artérielle, les bétabloquants ont longtemps été le traitement de
première intention. Cependant, en 2005, la
méta-analyse de Lindholm portant sur 13
AMC pratique „ n°239 „ juin 2015
essais, regroupant plus de 105 000 patients,
a remis en question leur efficacité (car ils
ne diminuaient pas le risque d’infarctus par
rapport aux autres antihypertenseurs) et
leur sécurité d’emploi (car ils augmentaient
significativement de 16 % le risque d’accident vasculaire cérébral et avaient tendance
à accroître de 3 % la mortalité totale).
L’étude CAFE proposera une explication à
ce renversement de situation en montrant
qu’à baisse identique de la pression humérale, les bétabloquants abaissaient moins la
pression artérielle systolique centrale que
les inhibiteurs de l’enzyme de conversion ou
les inhibiteurs calciques.
Dans la maladie coronaire et notamment
le post-infarctus, la prescription de bétabloquants a été longtemps systématique.
Mais la donne a changé à l’ère des procédures interventionnelles et de la reperfusion
myocardique précoce qui réduisent la taille
de l’infarctus et de la zone cicatricielle à la
limite de laquelle naissent les arythmies ventriculaires les plus graves. Ainsi, en accord
avec les recommandations américaines et
européennes, la prescription de bétabloquants ne doit plus être systématique quand
la maladie coronaire est stable, asymptomatique et en l’absence d’antécédent d’infarctus du myocarde. Les bétabloquants
devraient être réservés aux coronariens
symptomatiques et aux patients qui ont fait
un infarctus du myocarde ; dans ce dernier
cas, le traitement bétabloquant peut être
limité à 3 ans en l’absence de symptôme et
de dysfonction ventriculaire gauche.
MISE AU POINT
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La survenue et/ou la reconnaissance
tardive d’effets secondaires graves
jusqu’alors méconnus
Sans remettre en question, au sens propre,
les conclusions du grand essai clinique, l’apparition tardive, après des mois, voire des
années, d’une iatrogénie grave les rend subitement caduques.
• Il en a été ainsi pour la cérivastatine.
Entre 1998 et 2000, 4 études internationales, randomisées, menées en double
aveugle contre placebo sur de plus de 4000
patients au total [1-4] avaient démontré
l’efficacité et la sécurité d’une nouvelle statine, la cérivastatine.
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DOSSIER
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La vérité éphémère des grands essais cliniques
En juillet 2001, la FDA rapportait 31 décès
liés à des rhabomyolyses sévères survenues
sous cérivastatine dont 12 liés à la prise
concomitante de gemfibrozil. De son côté,
l’AFSSAPS contrindiquait l’association cérivastatine - gemfibrozil. Un mois plus tard,
le 8 aout 2001, la cérivastatine était retirée
définitivement du marché mondial.
• Il en a été également ainsi pour la dronédarone.
En 2008, l’étude ATHENA menée chez 4628
patients présentant une fibrillation atriale
ou un flutter, montrait, avec un suivi de 21
mois, que l’adjonction de dronédarone au
traitement standard diminuait significativement de 24 % la morbi-mortalité.
Trois ans en plus tard, en 2011, l’étude
PALLAS menée également avec la dronédarone chez 3236 patients qui étaient en
fibrillation atriale permanente avec au
moins un facteur de risque cardiovasculaire
majeur, a été interrompue précocement,
après 3,5 mois en raison d’une augmentation significative, sous dronédarone, de l’incidence des événements cardiovasculaires
majeurs du critère composite principal.
Conclusions
• Certaines vérités issues de grands essais cliniques peuvent a posteriori s’avérer transitoires. Il est donc légitime de se demander
si les conclusions de tout essai, récemment
publié seront ou non définitives et la
réponse est d’autant plus difficile que rien
ne permet de le prévoir a priori.
• La remise en question ultérieure des
résultats de l’étude initiale est habituellement la conséquence directe de biais
méthodologiques. Elle peut également
être la conséquence de la découverte
d’un nouveau concept concernant un
médicament ou de l’advenue d’un changement thérapeutique radical. Elle peut
enfin être liée à la mise en évidence
tardive de graves effets indésirables qui
vont annuler les effets bénéfiques initialement constatés.
• Le fait même qu’une vérité puisse être
transitoire est certes le signe éclatant
d’une médecine mouvante, qui se remet
régulièrement en question. Mais le fait
qu’une vérité puisse succéder à une autre
vérité, parfois après plusieurs années,
complique la tâche du prescripteur qui
aura bien involontairement exposé pendant longtemps ses patients à un traitement inefficace, voire dangereux. Cette
situation rend également plus difficile
peut-être encore la tâche des experts
qui rédigent les recommandations, dont
la vocation est, comme leur nom de guidelines l’indique, de guider les praticiens
et non de les y enfermer. C’est dire la
prudence et le recul qui doivent présider à leur rédaction et/ou réactualisation
régulière, dans une démarche raisonnable qui réunit, analyse et confronte le
maximum de données objectives.
Conflits d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de
conflits d’intérêt en relation avec cet article.
En pratique
L’évolutivité des concepts doit faire préparer les recommandations
pour guider le praticien et non l’enfermer.
Références
[1] Farnier M. Cerivastatin in the treatment of mixed hyperlipidemia: the RIGHT study. The Cerivastatin Study Group.
Cerivastatin Gemfibrozil Hyperlipidemia Treatment. Am J
Cardiol 1998;82:47J-51J.
[2] Ose L, Luurila O, Eriksson J, et al. Efficacy and safety of cerivastatin, 0.2 mg and 0.4 mg, in patients with primary hypercholesterolemia: a multinational, randomised, double-blind study.
Cerivastatin Study Group. Curr Med Res Opin 1999;15:228-40.
[3] Insull X Jr, Isaacsohn J, Kwiterovich P, et al. Efficacy and safety
of cerivastatin 0.8 mg in patients with hypercholesterolemia:
18
the pivotal placebo-controlled clinical trial. Cerivastatin Study
Group. J Int Med Res 2000;28:47-68.
[4] Dujovne CA, Knopp R, Kwiterovich P, et al. Randomized comparison of the efficacy and safety of cerivastatin and pravastatin in 1,030 hypercholesterolemic patients. The Cerivastatin
Study Group. Mayo Clin Proc 2000;75:1124-32.
Les études citées et leurs références peuvent être consultées
dans : Haïat R, Leroy G. Prescriptions et recommandations
en cardiologie. 6e édition, Frison-Roche Ed, Paris (sous
presse).
AMC pratique „ n°239 „ juin 2015
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