PLAN - Chez

publicité
RENAISSANCE DE MARX
Questions à la mythologie de la « production »
Lectures du Capital, livre I
PLAN
Quatre accès au Capital
Annexe : la dette publique
Le mythe du capital
La prise de conscience de soi du capital
Marx, Hegel et la méthode dialectique (I)
Discussion de l'interprétation sartrienne
Marx, Hegel et la méthode dialectique (II)
L’erreur de Bergson
La critique de la mystique au nom de l’agir
Négation et négation de la négation
Marx, Vico et Darwin
Économie et religion
De M-A-M à A-M-A’
Le problème de l’infini
Un humanisme de Marx?
Liberté, santé, démocratie, droits de l’homme : les conquêtes du capitalisme
Le fétichisme de la marchandise
L’analyse de la religion
Mythologie marxiste de l'or
La quantification monétaire de la force de travail
Une anthropologie de la volonté
Dix thèses sur l'actualité de Marx
Annexe au cours précédent : retour sur le corps productif
Exposé : Praxis et production chez Henri Lefebvre par Claire Revol
Éléments de synthèse (§1-6)
Difficultés irrésolues (I-II)
Difficultés irrésolues (III –V)
«L’argent est un cristal», Le Capital, éd. Folio, p. 170
Quatre accès au Capital
Serons-nous assez libres pour lire le Capital ? Je crois que cette condition n’est pas au-dessus de nos
moyens. Certes, pour ma génération, revenir à Marx signifie revenir à des expériences de jeunesse qu’il
n’est pas nécessaire de raconter ici. Je me contente de reconnaître que pour moi lire Marx, c’est me
souvenir de Marx. Cette faculté d’intériorisation pourrait être la source d’une meilleure évaluation. C’est
en tous cas en elle que réside la liberté que je revendique à l’orée de ce cours.
Dans le contexte politique actuel, lire Marx retrouve tout son intérêt. J’avoue avoir été toute d’abord
attiré par des textes précis de Marx qui décrivent la dette publique comme un des mécanismes du
pouvoir du capital (cf. Annexe). La surprenante actualité de ces passages crée un climat d’urgence dont
nous pouvons tirer profit. J’ajoute que le mouvement profond de ma lecture est lié à l’achèvement de
mon ouvrage Métaphysique de la destruction. On peut lire ce cours comme un commentaire perpétuel
d’un livre que j’achevais pendant que j’enseignais et auquel je me réfère souvent. Il peut lui servir à la
fois d’introduction et de contre-épreuve.
Commençons par la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Dès le début, les quatre premières lignes du
texte, présentent un enchaînement philosophique très dense :
Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l’essence de l’agir. On ne connaît l’agir que comme
la production d’un effet (das Bewirken einer Wirkung) dont la réalité est appréciée suivant l’utilité qu’il
offre. Mais l’essence de l’agir est l’accomplir. Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude
de son essence, atteindre à cette plénitude, producere. (Heidegger, Lettre sur l’humanisme, in Questions
III et IV, TEL, page 67)
La réflexion ontologique de Heidegger s’engage sur la question de la pratique. Agir ne veut pas dire
simplement produire un effet, mais tirer une chose vers sa plénitude et par là l’accomplir. Accomplir est
le seul véritable « producere ». Dès son ouverture, la Lettre sur l’humanisme dénonce une production
qui se soumet à des fins pragmatiques et anthropocentriques. Ce que Heidegger refuse dans la
production des modernes, c’est sa soumission à la représentation, à une entrée dans la présence qui
oublie l’origine de son être. La critique heideggérienne de la production est d’abord une conséquence de
la Différence entre l’être et l’étant.
Plus loin Heidegger dit que, quand nous pensons en profondeur l’accomplissement de l’agir, nous
sommes face à une énigme. Cette énigme est toujours liée à la question de la causalité. Derrière
l’opposition de la production causale et de l’accomplissement authentiquement productif, il est d’abord
question d’un arrachement à une conception causale de la production : l’accomplissement est sans
cause. Le texte de Heidegger n’est pas une déclaration de guerre à la production, mais une récusation ou
une ré-interprétation de la production pour qu’elle se libère de la causalité et renoue avec les dimensions
de l'accomplissement. Marx en revanche n’adhère à la production qu’à travers le principe de la causalité.
Il n’y a pour lui production que parce que cette production est production de la cause. C’est pourquoi le
marxisme a toujours prétendu être une doctrine scientifique qui luttait contre l’obscurantisme. Marx
produit une ontologie universelle de la production ; il est le site d’une interrogation radicale sur toutes
les dimensions de la production en tant qu’en elle se mobilise totalement le pouvoir de la causalité. Ce
travail intérieur de la production fait de Marx un monolithe de la production causale et c’est lui qui
désormais est entré en crise.
Sans doute, cette confrontation initiale de Marx et de Heidegger semble un peu saugrenue. Pourtant, et
c’est le troisième point, ces deux auteurs ont une racine commune. Ils sont en débat avec elle et entre
eux. Le philosophe de jonction est Hegel. Ce cours cherche ainsi à ré-introduire aux possibilités latentes
qui se tiennent dans l’œuvre de Hegel. Il est le grand blessé de la post-modernité. Nous faisons de
Heidegger et de Marx une double descendante de Hegel dans le seul but de servir la complexité présente
et à venir de Hegel. Il s’agit de remonter à des questions hégéliennes à partir du dialogue entre
Heidegger et Marx. Nous verrons particulièrement dans cette perspective les textes de Marx sur Hegel,
particulièrement les textes hégéliens du Capital. Il faudrait recourir aussi aux manuscrits de Marx : sa
Critique de la philosophie du droit de Hegel et les Grundrisse (qui sont les premiers brouillons du
Capital, plus proches d’un dialogue avec Hegel et la méthode dialectique). Loin de partager l’idée qu’il
faut libérer Marx de Hegel, je défendrai toujours l’idée que c’est faute d’une intelligence suffisante de
Hegel que l’on méconnaît Marx : toute les difficultés de Marx sont chez Hegel, proviennent de Hegel et
se résument à l’idée d’un système de la philosophie. A cet égard ce cours est un cours sur le système du
monde contemporain.
Je voudrais enfin attirer l’attention sur un quatrième point de vue : on ne saurait bien lire le
Capital sans entendre la musique qui est en lui. Le Capital fait signe vers la Tétralogie de Wagner. Il y a
un rapport à penser entre Le Capital et L’Anneau des Nibelungen. Ils sont apparentés par un commun
rapport à l’or. Le premier livre du Capital est publié en 1867. La même année, Wagner écrit Les
Maîtres-chanteurs de Nuremberg, opéra qui est un moment de pause pendant la rédaction de la
Tétralogie, mais dans lequel culmine la politique néo-corporatiste et réactionnaire de Wagner. Mais la
fonction centrale de l’or n’apparaît que dans le Ring. Marx et Wagner proposent tous deux une
méditation sur l’or et la modernité. Il est difficile de lire les analyses de Marx sur l’or sans penser à la
mythologie wagnérienne de l’or. Il est difficile de réfléchir sur la circularité du Capital sans penser à la
circularité de la Tétralogie de Wagner. Cette convergence entre le Ring et Le Capital a été remarquée
dès les années 1970 par le metteur en scène Patrice Chéreau, qui tenta, entre 1976 et 1981, de donner
une interprétation marxiste pour le centenaire de la Tétralogie à Bayreuth, avec des décors de Richard
Peduzzi et sous la direction de Pierre Boulez. J’y étais en 1979.
Je soutiens pour ma part que le rapport entre Nietzsche et Wagner n’est complet que s’il s’associe au
soutien imprévu mais décisif que Marx apporte à Wagner. La rencontre humaine, métaphysique et
artistique sur laquelle s’est jouée la modernité est en réalité triangulaire et tourne non pas seulement
autour de la Volonté de puissance, mais du capitalisme lui-même. Lire Marx avec Wagner, c’est donc
avancer dans la profondeur du verdict de Wagner sur notre temps et envisager selon l’esthétique qui leur
sont propres l’idée de la libération communiste de l’homme, la pratique révolutionnaire et les échecs du
soviétisme. Cette voie a d’ailleurs été esquissée par André Malraux dès son premier roman, Les
Conquérants.
Derrière cette rencontre entre Wagner et Marx, une personnalité moins visible constitue, plus que tous
les théoriciens réunis du socialisme, du fouriérisme et du saint-simonisme, l’anticipation française du
Capital : c’est Balzac. Il est le grand penseur de l’argent au dix-neuvième siècle. Marx voulait écrire un
article pour éclairer la grandeur de Balzac. Le grand spécialiste de Balzac en France dans les années
1970 était un marxiste, Pierre Barbéris. Marx lui-même reconnut que Balzac était son grand
prédécesseur, le seul à élever la connaissance du dix-neuvième siècle au niveau requis. Les pays
communistes ou ex-communistes connaissent avant tout dans la littérature française Balzac, en
Roumanie comme en Chine. Il joue un rôle de transmission étonnante et constitue une raison profonde
de lire Marx. Ce serait lire Marx pour interpréter Balzac et lire Balzac pour mieux comprendre Marx. La
référence à Balzac se trouve page 1017, note 3 :
Marx «s’enthousiasmait pour la Comédie humaine, de Balzac, qui reflète toute une époque dans le
miroir de la poésie ; il avait l’intention de lui consacrer une étude, après l’achèvement de sa grande
œuvre, mais ce projet, comme maints autres, est resté en germe» (F. Mehring, Karl Marx, …, édition
1933, page 550).
Or il existe dans l’œuvre de Balzac une composante mythologique capitale en lien avec des valeurs
décriées aujourd’hui par des gens à la vue courte : l'illuminisme, l'occultisme et le martinisme. Ce sont
les trois bases de la religion balzacienne. L’illuminisme est une doctrine initiatique promue par Joseph
de Maistre et liée aux thèmes martinistes. Les illuminés sont des disciples du martinisme, courant
ésotérique venant de Martinès de Pasqually. Ils défendent l’idée d’une communication directe avec Dieu
donnant lieu à une augmentation directe des capacités magiques de l’individu. Le divulgateur en France
du martinisme est Louis-Claude de Saint-Martin. Il opère la corrélation entre une théosophie et une
magie, qui est à la base des relations qu’on pourrait dire « magnétiques » entre les personnages chez
Balzac. Les gestes sublimes ou pervers de ces derniers s’enracinent dans cette façon de se représenter le
monde. Cette dimension magique et mythique dans l’œuvre de Balzac permet de comprendre la fonction
du mythe chez cet auteur et dans son temps. L’occultisme est d’ailleurs un ensemble de pratiques
magico-spéculatives qui est à la source de la culture symboliste en France, à travers des relais comme
Victor Hugo qui en est le chiffre absolu (La Fin de Satan et Dieu), avec des présences plus éparses chez
Baudelaire, par exemple dans ses articles sur Balzac, et chez Gérard de Nerval.
Je montrerai ainsi que dans son rapport à l’or et à la monnaie, au fétichisme de la marchandise et à
l’impersonnalité du capital, Marx retrouve de telles mythologies, elles-mêmes héritières des formes
symboliques que véhiculent Shakespeare ou Rabelais, avec leurs images alchimiques, leurs rapports à la
sexualité, à la défécation, à la sorcellerie, à l’antisémitisme même. Toutes ces sphères de la
fantasmagorie de l’Occident sont impliquées dans une lecture de Marx et c’est seulement par elles que
nous atteignons cette globalité du regard que Marx attendait de son lecteur, fût-il ou non par ailleurs un
militant socialiste. Par elles, et par elles seules le Capital répond à l’idée du livre total, non seulement du
XIXème siècle tel que Marx a tenté de le réaliser, mais à celle d’une encyclopédie des révolutions de
notre temps avec les issues diverses qu’on y observe encore.
Ces quatre raisons de revenir à une lecture de Marx sont ainsi coordonnées entre elles :
1. L’actualité et la réalité économique dans laquelle nous sommes,
2. L’ontologie avec les questions de l'accomplissement dans la destruction de la métaphysique de
l’agir chez Heidegger,
3. La logique en débat avec Hegel,
4. L’esthétique en dialogue avec Wagner et Balzac.
Ainsi la politique, l’ontologie, la logique et l’esthétique réclament chacun un moment marxien et
cherchent leur unité dans son œuvre. On peut dire que lire Marx, c’est entrer dans une inquiétude à
l’égard des totalités qui nous gouvernent et rechercher le point d’articulation qui en explique le caractère
interactif et circulaire. C’est pourquoi le débat sur le Capital est d’abord en débat avec Hegel.
Si Marx lisait Hegel sans ce plan logique, son enquête retomberait aussitôt dans les produits de
l'endentement : il se donnerait une vue d’entendement sur Hegel, et alors il serait facile de se débarrasser
de Marx en disant qu’il est étranger à la spéculation hégélienne. Mais Marx ne manquera pas de préciser
à l’intention de ses lecteurs allemands, dans la Préface allemande de l’œuvre donc, que les sources de
ses pensées sont issues de la logique de Hegel. La dialectique matérialiste est une reprise pensante de la
logique dialectique, et alors il n'est pas si facile de se libérer de Marx une fois qu’on le place sur ce plan
de haute maturité.
L’audace de Marx consiste à oser articuler un dessein matérialiste avec une logique dialectique.
Généralement, le matérialiste s'oppose à une conception logique de la réalité au nom d’un retour aux
choses. Mais alors il ne reste que l’objectivité morte. La thèse de Marx est que le matérialisme n’est pas
celui d’une objectivité morte, mais un matérialisme logique dont le procès matériel est logique. La
matière est logicité ; l’invocation du procès logique ne libère pas de la matière. Marx dépasse ainsi à son
tour une opposition que Hegel dépassait déjà à sa manière, entre matérialisme et idéalisme. Ceci était
donc déjà vrai chez Hegel dans la Grande Logique ; et Marx reprend le même problème et c’est cela, et
non quelque vulgaire retour à un anti-philosophisme primaire, qu’il faut entendre dans des expressions
aussi divulguées que « matérialisme dialectique », « matérialisme historique », « matérialisme
scientifique ». Sous l’idée de science, c’est la puissance de l’analyse dialectique des concepts qui est en
jeu.
Mais cette puissance théorique est entrainée dans un mouvement historique et mondial qu’il faut sonder.
Il se propage jusqu’en Chine, il est l’esprit du monde moderne lui-même. À part Badiou et Zizèk, la
corporation des philosophes se tient en-deçà ou en dehors de ce mouvement quadruple. Peu sont sur le
pont pour affronter ces difficultés et les causes en sont multiples. Mais c’est d’abord en France le
résultat de l’effondrement progressif des études sur Heidegger, alors qu’il était trop profond pour oublier
ce qu’il devait à Hegel et à Marx. Heidegger est en permanence tourné dans une sorte de décision
guerrière contre Marx - ce qui suffit à montrer que Heidegger est un moyen de haute intensité pour
dialoguer avec Marx. Le déclin de la reconnaissance de l’œuvre de Heidegger crée un malaise qui fait
perdre une nouvelle occasion d’approfondir l’œuvre de Marx.
On aurait pu croire que la pérennité de la phénoménologie allait agir en faveur de Heidegger, mais
c’était une erreur. La phénoménologie est d’abord l’ensemble du processus académique par lequel la
question du capital est déniée. Elle thématise tout sauf l’argent. Seul Michel Henry a fait effort pour se
tenir sur la ligne d’un dialogue avec Marx. L’épochè phénoménologique n’est rien d’autre que celle du
capital, ce qui constitue une faute de principe : une des entreprises de Marx est de rendre impossible un
savoir qui ignorerait la question de la circulation des richesses. Il y eut des tentatives pour éviter cette
conséquence, comme Sartre dans la Critique de la raison dialectique, qui tente un rapprochement entre
la phénoménologie et la dialectique marxiste. Cependant, Sartre oublie des aspects fondamentaux de
Heidegger et résout cette dialectique à partir d’un situationnisme qui utilise la figure de l’agir sur un
mode proprement impensé ou irréfléchi qui ne s’impose pas les questions que Heidegger exigeait. Sartre
mobilise un concept d’action non travaillé comme le propose Heidegger. Faute de cet
approfondissement, il demeure à l’extérieur du problème de la liberté et de l’action.
L’une des questions frappantes de la modernité est de savoir si l’épochè qui se généralise sous la forme
de « société du spectacle » n'est pas celle de l’argent. Tant que le capitalisme était florissant, nous
pouvions ignorer cette question. Mais aujourd’hui nous sommes obligés de remettre en question
l’inconscient du savoir des années 2000. Nous n’avons plus le loisir de nous comporter en ingénus du
capital. Il s’agit de lever l’épochè sur le capital pour revenir à l’identification du processus de la
circulation financière. Le cours essaie de donner un visage à cet ennemi sans visage que la campagne
électorale en cours met au centre de son discours politique.
Marx donne toujours des preuves historiques et quantitatives de ce qu’il avance. L’ouvrage est surdocumenté. Marx est d’un scrupule admirable qui le pousse à tout analyser. Certains dossiers sont plus
utiles pour des étudiants en histoire que pour des analyses philosophiques. Il s’agit de voir les passages
conceptuels.
Il faut veiller à la culture de Marx. Il connait la culture classique, de Shakespeare, de la Bible, de
l’histoire antique, de la théologie chrétienne. Il ne faut pas réduire Le Capital à des lois abstraites,
extérieurement mathématisables, mais le lire en faisant attention aux relations avec le protestantisme,
avec la théorie de la Trinité, avec la poésie de Dante. La circulation du mot « mystique » chez Marx est
remarquable, elle permet de créer une percée dans son dispositif car chez lui la mystique est tantôt
passive, subie, humiliée, tantôt active et créatrice, fussent d’illusions. De même, Marx se concentre
autour d’une nouvelle anthropologie du « fétiche » ; le fétichisme est la part la plus conquérante de son
travail. Elle fait de l’œuvre non seulement une critique de l’économie politique, mais une véritable
Dialectique transcendantale attachée à montrer les illusions métaphysiques de la connaissance
historique. En quoi cette critique des illusions héritière des Lumières peut être liée à une « mythologie »,
c’est ce qu’il nous faudra voir lors des prochains cours.
Annexe : la dette publique
Je donne maintenant le texte sur la dette publique qui m’a paru déterminant pour l’actualité d’un retour à
Marx.
De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l’époque
manufacturière proprement dite, c’est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle.
De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial. Il fut le «dieu étranger» qui se place sur
l’autel, à côté des vieilles idoles de l’Europe ; un beau jour il pousse du coude ses camarades, et
patatras! voilà toutes les idoles à bas!
Le système du crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyenâge, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. Le
régime colonial, avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui servant de serre chaude,
il s’installa d’abord en Hollande. La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’État, qu’il soit
despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La seule partie de
la richesse dite nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est
leur dette publique. Il n’y a donc pas à s’étonner de la doctrine moderne que plus un peuple s’endette,
plus il s’enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital. Aussi le manque de foi en la dette publique
vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul
impardonnable.
La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. Par un
coup de baguette, elle doue l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital,
sans qu’il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel et même de
l’usure privée. Les créditeurs publics, à vrai dire, ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en
effets publics d’un transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de
numéraires. Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la fortune improvisée des
financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation - de même que celle des traitants,
marchands, manufacturiers particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d’un
capital tombé du ciel - la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de
toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse
et à la bancocratie moderne.
Le Capital, pages 764 -765
Ce texte sur les dettes publiques légitime cet enseignement en tant qu’il cherche à être en dialogue avec
l’actualité. Marx distingue l’époque manufacturière et l’époque capitaliste proprement dite. Je
développe le contexte général de ces analyses :
• La Renaissance conquiert un terrain d'exploitation pour les valeurs du commerce avec la conquête du
nouveau monde et des pays soumis à la colonisation européenne. Ceci donne lieu à l’accumulation de
capital par le commerce, qui est le moteur de l'enrichissement des peuples. C’est le mercantilisme,
l'échange est l’élément fondateur du capital.
• Puis, au cours de cette extension coloniale, le mercantilisme se trouve devant des difficultés
imprévues. Il faut augmenter les ressources financières pour développer ce commerce, et il faut
multiplier les bateaux pour développer le commerce avec les îles. Un brusque afflux de capitaux est
nécessaire. Ce sera l'effondrement du mercantilisme. Les villes italiennes, notamment Venise,
fournissent cet afflux. Venise est déjà dans une position de déclin, car elle est loin des mers dans
lesquelles se joue l’extension des territoires à coloniser. La découverte du Nouveau monde affaiblit
Venise et la prive de tout élément moteur ; pourtant Venise dispose de beaucoup d’argent, d’une
puissance financière considérable. Elle prête de l’argent aux pays sur le point de conquérir le monde, la
Hollande et l’Angleterre, qui ne disposent pas de ces richesses. Plus précisément, l’argent passe de
Venise en Hollande, de Hollande en Angleterre, puis en Espagne. Ainsi est créé le mécanisme qui fait
que l’État emprunte à Venise les sommes d’argent nécessaires. Apparaissent alors des flux d’argent qui
servent à faire du commerce international, mais qui ne sont plus articulés sur une production. Cet argent
déraciné ne s’inscrit pas dans une logique productive. Il n’existe que comme dette d’État à État.
Naît ainsi la seconde phase du développement du capitalisme, l’âge manufacturier et proprement
capitaliste. L’argent ne sert plus à financer seulement les conquêtes outre-mer. Ce n’est plus le
commerce qui commande la production, mais la production qui commande le commerce. Par exemple,
des machines produisent des cotons à bas prix en quantité considérable ; qu’il faut ensuite écouler. La
conquête des marchés vise à éponger la surproduction. Les États ont besoin d’acheter des machines et de
les faire fonctionner avec une classe ouvrière. Il faut un lourd investissement pour que le processus
devienne enrichissant. Cet investissement se fait en levant des impôts sur les richesses, en le prenant aux
marchands, etc.
Mais cela ne suffit pas, il faut un surcroit de capital. D’où le mécanisme de la dette publique : faire
marcher la planche à billets en empruntant à des Etats qui servent de banque. Le capitalisme s’entend
comme un endettement à l’égard des grandes banques de l’époque mercantile installées en Italie et qui
entraient en déclin. Le capitalisme étant le machinisme, d’un investissement extrêmement couteux, il
doit prendre des risques financiers pour suivre le développement des innovations technologiques qu’il
veut produire. Les États sont obligés de prendre le risque d’augmenter leur dette publique pour ne pas
saigner la population qui, si tel était le cas, se révolterait ou n’aurait plus d’agent pour acheter les biens
produits par la machine.
On remarquera que Marx qualifie le processus de la dette par des termes religieux. La religion du capital
qu’il y a dans l’emprunt est le souffle qui anime le système, c’est l’équivalent économique de la foi dans
la religion. De même que le plus grand péché est de désespérer, dans le capitalisme la plus grande faute
morale est de ne pas croire que, grâce à la dette publique, on augmentera son patrimoine capital. Le
péché contre l’esprit devient un péché contre le capital.
Dans la crise grecque actuelle, soudain la foi a manqué et le système capitaliste s’est manifesté comme
une religion que la foi déserte. Il y a eu un athéisme du capital qui conduit l’Europe à la faillite. De
même que Nietzsche pense le processus de la mort de Dieu, nous vivons un processus d’une même
ampleur théologique, qui est la mort de la croyance en la dette publique - par où nous tombons en Enfer.
Le mythe du capital
Nous cherchons une approche du concept de production chez Marx, avec une quadruple interrogation : à
partir de l’actualité, à partir d’une interrogation ontologique venant de la Lettre sur l’humanisme de
Heidegger, à partir de l’héritage logique de la dialectique hégélienne (Marx et Heidegger venant tous
deux de la logique de Hegel), et à partir de son rapport avec les œuvres de Balzac et de Wagner conçues
comme des réalisations esthétiques et systématiques du capital.
Cette quadruple entrée s’intéresse au Capital comme à un mythe, selon le principe d’une lecture
mythologisante - ni lecture militante ni lecture critique ou ironique. Une lecture mythologisante cherche
à déterminer les mythes qui structurent un discours rationnel au-delà des raisons qu’il avance. Chez
Marx, le discours rationnel est celui de la production, les fameuses « forces productives ». Mais la
production, on l’a vu avec Heidegger, ne repose que sur une rationalité partielle, c’est un choix parmi
d’autres parmi les possibles que mobilise la raison pour penser l’action. La production est donc
particulièrement exposée à entrer dans une mythologie ou à se laisser saisir par une mythologie. La
lecture mythologisante des œuvres de l’esprit repose sur un principe qu’on peut énoncer sous la forme
d’un syllogisme : toute raison incomplète est exposée au mythe. Or toute raison est incomplète. Donc
toute raison conduit au mythe. C’est le syllogisme qui sous-tend ce cours et que devraient méditer les
tenants des théorèmes d’incomplétude de la raison, qui demeurent malgré leur arsenal logique
singulièrement légers dans les conséquences de leur théorie.
Nous soumettons donc Marx à une lecture spécifique construite en quatre temps coordonnés, orientés
vers la reconstruction de la mythologie de la production. L'interrogation sur la puissance mythique du
Capital vient de Georges Sorel, qui a tâché d’enrichir les processus révolutionnaires décrits par Marx
d’une dimension mythologique qui se substitue à toute interprétation déterministe de l’histoire. Il
propose ainsi de construire une mythologie de la Grève générale pour mobiliser le prolétariat en vue
d’une conscience de masse : c’est le mythe du Grand Soir. On notera que Sorel est un grand lecteur de
Vico et l’un de ceux qui l’ont profondément introduit en France.
Mais il y a un problème Sorel. Le problème de Sorel tient au fait que, ayant eu l’intuition qu’il pouvait y
avoir une puissance mythique du Capital, il finit par conduire à Mussolini, qui fut son fidèle lecteur et
usera en maître des premières mythologies totalitaires. Sorel réveille ainsi dans le Capital une force dont
se serviront les fascistes. Notons que Lénine, qui connaissait Sorel mais ne l’appréciait guère, ne
procède pas de Vico dans sa conception de la prise du pouvoir ; il est plus proche d’une théorie du coup
d’Etat, et donc du complot, que du mythe du Grand Soir. C’est la différence majeure entre le soviétisme
(qui est une prise de pouvoir minoritaire) et le fascisme (qui se définit d’abord comme un mouvement de
masse organisé). A la vue des conséquences de ces deux violences déchaînées dans l’histoire, nous
pouvons demander : peut-on réveiller d’autres puissances mythiques dans la production ? Mais pour cela
il faut délaisser l’idée d’un mythe pour l’action et entrer dans l’idée d’une connaissance mythique du
régime de production capitaliste.
La prise de conscience de soi du capital
Telle est la forme sous laquelle le capital prend lui-même conscience d’être une puissance sociale, et
chaque capitaliste y participe en raison de la part qui lui revient dans le capital social total.
Le Capital, Livre II, éd.cit., p. 1548
Le mythe est une puissance sociale, c’est Marx qui le dit. La « puissance sociale » n’est pas simplement
l’effet direct d’une accumulation de richesses, ni un simple pouvoir matériel dont disposeraient
mécaniquement les bénéficiaires du système capitaliste. Il y entre en jeu l’élément d’une prise de
conscience. Le système matérialiste de Marx introduit ici un facteur noétique remarquable. Il ne s’agit
pas simplement d’être pris dans un système de production donné, encore faut-il qu’il y ait la production
d’une conscience de ce système. Le Capital de Marx est une telle œuvre de prise de conscience, au-delà
même d’une étude de certains rouages économiques. Marx associe à sa science de l’organisme
capitaliste l’idée de produire une conscience : il y a là une entrée possible du philosophe dans la lecture
du Capital. C’est le point par lequel nous entrons dans le mécanisme du marxisme.
« Le capital prend lui-même conscience » : cette prise de conscience n’est pas seulement celle d’un
sujet, fut-il le plus savant, mais c’est d’abord un processus d’auto-réflexion. Il y a un ipséité du capital,
qui oblige à construire le concept de sujet du capitalisme. Malgré tous les plaidoyers aveugles de
l’humanisme, du personnalisme, de l’existentialisme même, il n’est pas nécessaire d’ajouter une théorie
de la conscience au marxisme car cette conscience est immanente au capitalisme lui-même. Il n’y a
même pas à décrire des « processus de subjectivation » qui seraient propres à un ontologie du pouvoir et
qui viendraient se surajouter au processus de production du capitalisme. Car le capital lui-même
engendre sa propre conscience et c’est cette conscience qui nous intéresse, et non pas celle que les
intellectuels veulent édifier au-dessus de l’intelligence que le processus produit de lui-même. Il n’y a
donc pas d’écart entre la subjectivité du capital et celle des sujets investis dans la pratique du
capitalisme, entre la subjectivité du capital et la part qu’y prennent consciemment les acteurs du
capitalisme. Les gens vivant sous le régime capitaliste sont sujets en tant qu’ils participent à la
conscience que le capital prend de lui-même. Comme chez Spinoza nous sommes les parties d’une
substance absolue que nous exprimons d’abord comme partie (notre corps, mais aussi notre part dans la
production totale) et qui se pense en nous quand nous voulons nous donner une idée vraie de sa
substantialité totale.
Mais Marx cite Hegel et non Spinoza. Hegel conduit pourtant à formuler des objections déterminantes à
cette théorie : comment un processus matériel ou un rapport de production comme le capitalisme peut-il
se sublimer en une conscience? Comment un antagonisme social peut-il devenir sujet? Comment des
contradictions socio-économiques sont-elles des moments d’un procès immanent de subjectivation?
Comment la contradiction produit-elle du sujet? Les moments les plus forts de la conception de Marx
entrent dans un dialogue très technique avec l’hégélianisme, c’est à nous de spécifier ce rapport. Il passe
par l’idée du mythe. C’est le mythe qui fait d’un rapport de production la production d’une conscience
moyenne susceptible d’être participée par tous les sujets qui sont acteurs dans une société donnée. Ainsi
le Capital n’est-il le capital du capitalisme que par l’effet d’un mythe qui fait d’une action une puissance
sociale. Reprenons une fois encore l’argumentation.
L’objet capital n’est pas seulement une hypothèse scientifique, mais le processus par lequel l’histoire
prend conscience d’elle-même. Le sujet est immanent au procès de production, ce pourquoi il n’est pas
nécessaire de chercher à l’extérieur du processus capitaliste des figures de la subjectivation.
L’immanence produit sa conscience. Cette affirmation conduit-elle à un matérialisme très dur, à une
conception mécaniste de la production de la subjectivité? En vérité non, il n’y a pas régression vers une
conception mécaniste produisant les subjectivités comme des effets immédiats du procès de production.
Car ce dernier possède une capacité d’ipséité. La conscience lui est intérieure. Si le capital est la
conscience que se donne l’histoire dans son stade ultime, loin d’être un matérialisme réductionniste, le
marxisme est premièrement une philosophie de la conscience et deuxièmement un idéalisme absolu. Si
le capital se produit comme conscience, il renvoie à la disposition conscientielle de l’histoire humaine
en tant qu’elle devient. L’histoire est faite pour devenir une conscience : ce qui revient à poser un
idéalisme de la finalité et à répéter le parcours de la « phénoménologie de l’esprit ». Marx se serait ainsi
contenté de nommer le Savoir absolu hégélien non pas Esprit mais Capital. Cependant le Capital
demeurerait le calvaire de l’absolu à travers lequel l’esprit de l’histoire prend conscience de lui-même.
Certes, la détermination ultime de la nature du marxisme est difficile, car Marx ne va pas jusqu’au bout
de l’élucidation de ses principes. Il est clair que le marxisme cherche malgré tout un être ou une
ontologie qui dépasse les apories de l’idéalisme. Le moyen proposé est bien le concept de production
matérielle, comme le précise toujours Marx. Nous dirons pour notre part : cette production matérielle ne
devient véritablement une puissance sociale consciente d’elle-même que par le mythe du capitalisme
lui-même. Seul le mythe fait du capital objectif le Savoir absolu qu’il veut être, mais qu’il ne peut être
sous la forme d’un idéalisme absolu. Le mythe du capitalisme est cette puissance sociale qui transforme
en conscience historique le processus par lequel l’histoire prend conscience d’elle-même.
Voilà bien qui semble plus proche d’une lecture balzacienne de Marx que d’une lecture marxiste du
Capital : elle nous attache non pas au « marxisme », et à ses perspectives révolutionnaires, mais au
capital se pensant lui-même au travers de l’œuvre de Marx. Marx a su faire surgir une puissance sociale
que la parcellisation du libéralisme rend invisible sans le travail dialectique de l’auteur. Mais ce qui
surgit alors, ce n’est pas tant un appel à changer le monde formulé par un « idéologue du prolétariat »,
qu’un mythe invisible à tous les mythologues du passé, le mythe même du monde moderne, dont Marx
devient le véhicule à la fois formidablement précis et pratiquement inconscient. Ce mythe porte sa part
de mort et de destruction, mais c’est lui qui donne sens aux actions des hommes pris dans la lutte pour la
survie et il devient la forme de totalisation de l’expérience à laquelle nous pouvons accéder. Pour m’en
tenir à mon propre vocabulaire, le Capital devient une Métaphysique de la destruction.
Les érudits du marxisme pour leur part préfèrent distinguer entre «marxien» et «marxiste». «Marxien»
est ce qui est énoncé dans les écrits de Marx, y compris posthumes. « Marxiste » qualifie le mouvement
politique révolutionnaire lié, du vivant même de Marx, à la Seconde Internationale (dont d’ailleurs Marx
ne manquera pas de se distancer). C’est ce mouvement qui, à travers les destinées de la Troisième et de
la Quatrième internationale, conduira à l’éclatement du Marxisme-léninisme en Stalinisme ou en
Trotskyste. Mais cette distinction des qualificatifs est assez artificielle. Nous ne saurions limiter l’œuvre
à ces oppositions simples ; Marx est lié à l’histoire du monde en interaction avec son œuvre. Il faut
penser le fait total du marxisme sans s’obliger à une coupure entre un texte et une histoire. Une telle
attitude est tout sauf dialectique, c’est-à-dire totale et processuelle.
Marx, Hegel, et la méthode dialectique
Dans la Préface de l’édition allemande, Marx présente son œuvre, le rapport qu’elle entretient avec
Hegel et avec l’idéalité chez Hegel. Si la prise de conscience est le noyau du marxisme, nous sommes
dans un dialogue tendu, on l’a vu, avec la dialectique hégélienne. Comment Hegel engendre-t-il le
marxisme, et Marx s’engendre-t-il dans Hegel? Comment Hegel est-il accueilli par la révolution
scientifique que propose Le Capital?
Le Capital est publié en Allemagne une première fois. Traduit en français, il est corrigé par Marx luimême au cours de la traduction. D’où une version, française, qui donnera lieu à une seconde édition
allemande. Le texte français est plus mûr et plus achevé que la première édition en allemand. Des
phrases dans la traduction française ne se trouvent pas dans la première édition allemande, mais Marx
cherche à séduire le public des socialistes français sans l’effaroucher avec des tournures trop
philosophiques. C’est pourquoi les textes sur Hegel se trouvent souvent dans l’édition allemande et non
dans l’édition française; il y a des accommodements en français de Hegel. Il faut travailler dans les
marges pour disposer des textes dont nous avons besoin.
Dans la préface de la seconde édition allemande, nous lisons un texte que Marx écrit en réponse à un
critique russe. La traduction française laisse tomber les passages les plus spéculatifs de ce texte,
passages qui se trouvent pour nous page 961. Ce sont les textes où Marx explique ce en quoi il se
distingue de Hegel. Il s’agit d’une façon générale de répondre à des critiques et des attaques françaises
(page 103). Les Français détestent les traces de pensée allemande qu’ils trouvent dans cet essai
scientifique. Ils reprochent à Marx de faire de la métaphysique. Voilà comment Marx se justifie :
La méthode employée dans Le Capital a été peu comprise, à en juger par les notions contradictoires
qu’on s’en est faites. Ainsi, la Revue positiviste de Paris me reproche à la fois d’avoir fait de l’économie
politique métaphysique et - devinez quoi - de m’être borné à une simple analyse critique des éléments
donnés, au lieu de formuler des recettes (comtistes?) pour les marmites de l’avenir. Quant à l’accusation
de métaphysique, voici ce qu’en pense N. I. Sieber, professeur d’économie politique à l’université de
Kiev :
«En ce qui concerne la théorie proprement dite, la méthode de Marx est celle de toute l’école anglaise,
c’est la méthode déductive dont les avantages et les inconvénients sont communs aux plus grands
théoriciens de l’économie politique.»
Maurice Block, lui, trouve que ma méthode est analytique, et dit même : «Par cet ouvrage, M. Marx se
classe parmi les esprits analytiques les plus éminents.» Naturellement, en Allemagne, les faiseurs de
comptes rendus crient à la sophistique hégélienne. Le Messager européen, revue russe publiée à SaintPétersbourg, dans un article entièrement consacré à la méthode du Capital, déclare que mon procédé
d’investigation est rigoureusement réaliste, mais que ma méthode d’exposition est malheureusement
dans la manière dialectique allemande. «À première vue, dit-il, si l’on juge d’après la forme extérieure
de l’exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c’est-à-dire dans le
mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réalise qu’aucun de ceux qui l’ont précédé dans le
champ de l’économie critique… On ne peut en aucune façon l’appeler idéaliste.»
Le Capital, p. 103 -104
On accuse Marx d’être « métaphysique », il répond que ce sont ses contradicteurs qui nagent dans la
mystique. Il peut alors clarifier sa propre conception en citant les jugements critiques auxquels son
œuvre a donné lieu :
«La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la
naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre
supérieur ; c’est cette valeur là que possède l’ouvrage de Marx.»
En définissant ce qu’il appelle ma méthode d'investigation avec tant de justesse, et, en ce qui concerne
l’application que j’en ai faite, tant de bienveillance, qu’est-ce que l’auteur a défini, si ce n’est la
méthode dialectique? Certes le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé
d’investigation. À l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les
diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais
seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la
vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une
construction a priori.
Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est
l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom d’Idée, est le
démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le
mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le
cerveau de l’homme.
Le Capital, page 106
Nous sommes devant les explicitations les plus poussées que Marx ait jamais données de sa méthode.
On voit qu’elles se réduisent à peu de choses. On sera surtout sensible à la multiplication des modèles
qui semblent s’appeler l’un l’autre dès que le premier semble insuffisant. La discussion avec Hegel va
clore le débat, mais c’est d’abord à un modèle biologique et organiciste que nous avons affaire, tel qu’il
est proposé par l’un des premiers critiques de l’oeuvre.
À côté de la production, voici donc qu’un modèle biologique organiciste s’impose. Balzac pense luimême que la société se présente comme un organisme, ce qu’il déclare dans la préface de la Comédie
humaine. Son œuvre est comme une étude biologique avec une morphologie de la vie qui développe les
phases d’un règne humain se structurant comme le règne animal. Ce texte prend un modèle qui
s’accomplira chez Darwin. Un modèle évolutionniste fait de la lecture du Capital un combat pour la vie.
Le capital est un dinosaure qui, épuisé par les contradictions de son ampleur, va mourir - mort d’où
renaîtront d’autres formes de vies qui résisteront aux conditions nouvelles. C’est un évolutionnisme
social de modèle biologique. La question des sciences naturelles est aussi importante pour Marx que
pour Hegel. Pourtant le texte de Marx n’est ni seulement une science naturelle, ni seulement un dialogue
avec Hegel. Il faut marcher d’un double pas.
Voici maintenant une division entre un « matériau » et une « méthode », qui recoupe l’opposition entre
l’analyse et la synthèse. Le matériau est l’ensemble des enquêtes que Marx fit dans l’histoire du
capitalisme européen pour en déterminer les lois. C’est l’aspect analytique de l’œuvre, sa façon de
décomposer la sociologie du capitalisme moderne. Puis il y a un aspect de synthèse, l’ordre d’exposition
des résultats. Telles sont les lois que Marx construit à partir de l’analyse, lois qui énoncent les structures
nécessaires de ce mode de production.
La méthode dialectique est du coté de la synthèse et de l’exposition. Les acquis de cette conception
proviennent clairement des Grundrisse : Marx y soutient que la grande erreur de l’économie politique
est de repartir d’un homme de nature, d’un sujet individuel. Les économistes classiques ont cherché en
effet à montrer comment, par une évolution à partir de ce sujet individuel ou monadique, la
consommation individuelle produit le système capitaliste. Marx refuse cette construction linéaire et
retourne le processus en disant que, pour comprendre le capitalisme, il faut commencer par le
capitalisme. On ne peut pas commencer par le sujet de l’homme de la nature, mais par la totalité du
processus. C’est depuis cette totalité acquise et théorisée que je peux déduire les figures idéologiques de
la bourgeoisie dans son stade initial. C’est le capital qui engendre les illusions du sujet bourgeois
individualiste. L’histoire bourgeoise est ainsi toujours rétrospective, surtout quand elle prétend décrire la
genèse idéale de l’activité économique à partir de la nature humaine.
Cette thèse est hégélienne ; pour comprendre la philosophie, il ne faut pas se tenir à l’extérieur, mais
nous ne comprenons la philosophie que par la philosophie. Nous ne concevons le Savoir absolu qu’à
partir du Savoir absolu. C’est parce que le Savoir absolu est déjà là que nous pouvons entrer en
philosophie. Nous ne commençons pas par la séparation kantienne entre le sujet et l’objet, mais nous
étudions un processus total - le Savoir absolu -, et par sa scission nous recomposons la figure du sujet et
de l’objet. Le sujet et l’objet ne sont que des conséquences ou des suites du Savoir absolu, des moments
déjà dépassés du Savoir absolu. Penser, c’est penser la totalité. Il n’est jamais possible de produire une
genèse en faisant comme si la totalité n’existait pas. Ce sont des illusions de sujets qui se croient des
finitudes. La finitude et la limite, l’auto-réflexion du sujet, ne se peuvent se concevoir que comme
dérivés de la totalité. On criera au totalitarisme, mais c’est faute de savoir lire. Car le totalitarisme est
bien une pensée d’oppression, mais l’enjeu est de se donner une pensée totale pour éviter le
totalitarisme. Éviter de penser la totalité ne renvoie qu’à du partiel, et c’est le partiel qui produit le
totalitarisme. Le totalitarisme n’est jamais que l’idée de totalité que les messagers de la finitude veulent
imposer à la totalité qui ne cesse de leur échapper. Le totalitarisme est la dictature totale de cette partie
qui se proclame finitude. Heidegger ne déroge pas malheureusement à cette règle. Les nouveaux
militants du fini nous imposent leurs vues partielles comme des vues valant pour le tout. Marx est d’une
toute autre exigence : il expose les lois d’un savoir qui pourrait se mesurer à la totalité. Il ne prétend pas
à la totalité, il la transforme en travail. Or ce travail ne pourrait se produire sans que la totalité du temps
présent pense en moi qui cherche la partie. Les partisans de la finitude se croient affectés par le temps.
En réalité, ils ne cessent de dénier le travail que la totalité du temps présent effectue en eux jusque dans
leur parti pris de la finitude. Comme nous l’avons déjà vu, ici c’est Spinoza qui vient au secours et de
Marx et de Hegel.
La méthode dialectique dans le Capital est donc l’art d’exposer les procédures totales du capitalisme.
Elle est l’art de la synthèse. Maintenant que Marx croit être sur un terrain stable avec sa méthode
dialectique, il peut se livrer à une attaque en règle de Hegel. Il reste que Hegel a pensé le concept de
« méthode » dans la Logique du concept. La véritable théorie de la méthode pour Hegel ne permet plus
de distinguer la méthode et le contenu. Une vraie méthode, approfondie, spéculative, dialectique, n’a pas
d’autre contenu qu’elle-même. Les contenus n’y sont que des moments formels de la méthode. Cette
dernière a une telle puissance de construction qu’elle contient ses contenus comme ses moments. Il n’y a
donc plus de lieu de distinguer méthode et contenu. La méthode est la somme dialectique et spiritualisée
des contenus.
Quand donc Marx dit que sa méthode est dialectique, tout en soutenant qu’elle s’applique à une somme
d’observations empiriques, il se heurte à Hegel car il retombe dans la dualité du sujet de l’objet.
Comment existerait-il un moment extérieur au mouvement dialectique ? Comment existerait-il une
réalité qui soit mise en forme de l’extérieur par la dialectique? Pouvons-nous faire régresser une
méthode dialectique au rang d’un instrument de connaissance du sujet et de l’objet? Pouvons-nous
utiliser la méthode dialectique pour revenir à une configuration kantienne de la science séparant un objet
et un sujet? Pourtant Marx est catégorique : le mouvement réel est la construction dialectique de
matériaux analytiques. Il n’y a de science marxienne que d’une telle totalité. On restituera alors le
mouvement réel parce qu’on décrira le mouvement total etc. C’est assez dire qu’entre un hégélianisme
rigoureux et un méthode anagogique, Marx ne veut pas trancher. Il ne veut pas trancher car il croit
pouvoir subvertir les lois fondamentales de l’idéalisme hégélien. Ceci est à vérifier.
Marx voudrait accéder à une science qui soit comme une mimesis de la vie de la matière. Il s’agirait
d’être en phase avec la vie de la matière et faire en sorte qu’elle se répète en nous sous une forme
langagière. Mais que veut dire «la vie de la matière»? Est-ce un élan vital à la Bergson ? Ou est-ce la
prise de conscience que la matière se donne à elle-même en se développant? Si tel est le cas, nous
sommes face à un idéalisme réfléchissant. Dans la mesure pourtant où sa thèse de philosophie porte sur
Démocrite et Epicure, nous pouvons faire l’hypothèse que Marx entend la vie de la matière comme le
mouvement stochastique des atomes. Mais quelle forme de pensée réglée peut entrer en mimesis avec le
mouvement aléatoire de la réalité atomique ? Marx tente de l’expliquer grâce à un détour par la
philosophie transcendantale : il faudrait user de la construction dialectique synthétique à la façon d’une
structure a priori s’imposant à des objets donnés. Ainsi l’hégélianisme de Marx se réduirait à un usage
kantien de Hegel et c’est lui qui permettrait de donner une structure intelligible à la «vie de la matière ».
Le processus peut s’écrire ainsi.
Quand je suis en phase avec le monde, je reproduis par mon intelligence l’ordre du monde, alors je crois
un instant que c’est mon intelligence qui a produit le monde. Le reflet se prend pour une cause.
L’activité intellectuelle produit ainsi un fétichisme de l’esprit qui se croit devenu autonome dans sa
productivité. Mais alors que le fétichisme de la valeur et de la marchandise m’empêche d’accéder à la
vérité du processus économique, ce fétichisme de l’esprit se croyant autonome est fécond. Telle est la
science : la reconstruction a priori de l’a posteriori. Mais dans son fond, cet a priori vainqueur de son
objet n’est que le produit de son a posteriori, c’est-à-dire des conditions matérielles qui l’engendrent
dans le cerveau du sujet connaissant. L’a priori, malgré son nom, n’est jamais radical, il est de l’a
posteriori réinterprété, il est de l’a posteriori devenu. On aurait pu croire un instant que Hegel avait été
soumis à Kant, mais par ce ultime retournement, c’est quand même Hegel qui a le dernier mot : l’a
priori est non pas donné, mais fait. Mais au lieu d’être fait par l’idée, c’est la production qui le fait.
Mais tout ceci, on en conviendra, pose des problèmes écrasants. Quelle est ce recours non critique à la
mimésis qui vient au secours de la théorie de la connaissance? Ne faut-il pas marquer ici la remontée
spectaculaire d’un concept grec archaïque en pleine totalité capitaliste ? La connaissance humaine se
caractériserait par la capacité d’imiter, par une faculté de reproduire dans l’esprit ce qui est à l’extérieur.
La connaissance est ainsi définie chez Empédocle par imitation du même par le même. Ce concept
présocratique servirait à Marx pour expliquer le capitalisme tardif. Mais comment un concept archaïque
pourrait-il corroborer et certifier la théorie de la connaissance de la totalité du capitalisme dans sa phase
ultime? Quand Derrida, et la gauche française soutiennent que la lutte anti-capitaliste, c’est la
différence, ils deviennent assez drôles car Marx soutient l’inverse. Pour lui la science du capital, c’est la
mimésis. Toutes les pensées de l’autre, de la différence, de l’écart sont à l’envers de la totalité et du
modèle adéquatif de la vérité selon Marx. Ici, le modèle ce n’est certes pas la déconstruction, mais plutôt
l’empathie balzacienne.
Mais pire encore, Marx finit par parler de «sa» méthode dialectique en termes de «base» et d’«opposé».
Comment opposer à Hegel une « base », puisque la notion est clairement identifiée dans la Logique du
concept et que précisément la méthode, où elle prend place, est un cercle, c’est-à-dire une forme qui n’a
pas d’autre contenu qu’elle-même? S’il n’y a que des moments de forme dans la forme, comment y
opposer une base? Le concept hégélien ne rend pas intelligible un retournement de Hegel, puisque Hegel
est un cercle, c’est-à-dire une base qui redevient une pointe et une pointe qui redevient une base.
Comment de même prendre « l’opposé » comme objection à Hegel alors que ce dernier est le système
des oppositions et de leur renversement?
Mais si, d’un autre côté, le système hégélien ne traite que d’un phénomène de réalité et non de la réalité
absolue, alors on retombe dans l’opposition kantienne entre le phénomène et la chose en soi. Si Hegel ne
produisait qu’un système de la phénoménalité, il faudrait admettre Kant pour admettre Marx. Donc il
faudrait repartir de la bourgeoisie du dix-huitième siècle pour comprendre le capitalisme. Or Marx
enseigne l’inverse : le capitalisme ne se comprend qu’à partir de lui-même et donc qu’à partir du
XIXème s.
La fin du texte donne lieu à une rechute biologisante, avec l’invocation du « cerveau », comme si la
réalité venait à s’imprimer dans la structure neuronale de l’homme et que c’est elle qui aurait la charge
de produire l’effet d’a priori. Cette intervention du cerveau contre la logique de Hegel fut une des armes
de Schopenhauer. La connaissance représentative chez lui n’est qu’un produit du cerveau qui engendre
les structures causales de l’illusion phénoménale. La chose en soi n’est jamais saisie par le cerveau.
Marx semble penser le contraire, comme si le cerveau pouvait mimer une réalité que toutes les
structures de l’esprit peinent à seulement esquisser. On sent ici le subterfuge. Mais ce n’est pas le
subterfuge d’un menteur ou d’un esprit faible. C’est le subterfuge de qui n’arrive pas à en finir avec
Hegel.
DISCUSSION DE L’INTERPRETATION SARTRIENNE
La recherche en cours sur Marx et le Capital procède d’un double point de départ. Tout d’abord, dans les
textes innovants de la Préface de l’édition allemande du Capital, Marx précise son rapport avec Hegel et
reconnaît implicitement que cette dette n’est pas entièrement payée. Elle ne le sera jamais puisque, à
cause de l’inachèvement Capital, Marx ne fera pas l’effort de rédiger le texte qu’il annonce et qui devait
éclaircir définitivement ses rapports avec Hegel. Les quelques lignes précipitées que nous lisons
n’auront jamais leur pleine lisibilité à cause du caractère inabouti du projet.
D’autre part, le lien reste à faire entre ces mises au point et la critique plus tardive par Heidegger, dans
la Lettre sur l'humanisme, du rôle central du motif de la production et du produire dans l’humanisme
européen. Mais il revient à Marx d’avoir mis en avant l’ontologie du productivisme à un tel degré de
profondeur et de systématicité que c’est d’abord lui qu’il faut lire et comprendre pour poser la question
d'une relève possible à l’égard du primat de la production. Toutes les apories de Marx sont des apories
du productivisme et l’intelligibilité de Marx est l’intelligibilité de la production parvenue à sa crise
décisive.
Il reste que cette entreprise consiste essentiellement en une reprise critique de la conception hégélienne
du réel comme effectivité (Wirklichkeit). L’ennemi de Marx est l’idéalisme, il veut en finir avec une
représentation idéaliste de l’anthropologie. Désormais avec Marx le monde se fait lui-même. Cette
nouvelle anthropologie réaliste qui procède de l’agir propre à la matière se veut une mise en question du
système hégélien et de son rapport à la réalité. Les différents modèles que propose Marx cherchent à
mettre en œuvre ce retournement et posent autant de problèmes d’interprétation :
1. Le modèle biologique. Marx propose de raconter l’histoire de la vie, tout à fait comme le fait Balzac
dans La Comédie humaine. On sait que dans la Préface générale de l’œuvre, Balzac invoque des
modèles biologiques pour penser l'existence humaine et les sciences naturelles lui servent de modèles.
En un certain sens, Marx reprend le projet balzacien et son œuvre, par sa vocation à la totalité, peut être
considérée comme un roman intégral de la vie.
2. Le modèle matérialiste issu de l’Antiquité, de la vie de la matière, issu de la thèse de doctorat de
Marx. Démocrite tente de ramener les représentations à des interactions entre des éléments matériels ;
Marx propose le même geste que ces matérialistes antiques, mais il substitue des rapports de production
en lieu et place des interactions entre des atomes. Le principe matériel n'est pas la réalité neutre qu’est
l’atome, mais le rapport de production, la façon dont l’homme transforme la nature. Marx cherche les
éléments d'un activisme, d’un productivisme, où le travail de l’homme est l’élément constructeur de
l’ensemble des représentations. Mais aussitôt acquis, ce résultat peine à s’accorder avec la pièce
suivante de la théorie marxiste de la connaissance.
3. Le concept de mimésis, placée au centre de la méthode de Marx, suppose un retournement entre les
figures de l'a priori et de l’a posteriori, dans un dialogue avec Hegel et Kant. Chez ce dernier, des
formes a priori schématisent des objets : l’a priori devient le schème de l’expérience et de l’a posteriori.
Chez Marx, la procédure est inverse : il part d’un empirisme radical, d’un a posteriori, qui est l’état du
capitalisme comme totalité de la modernité, et il développe les structures du capital, les lois qui le
régissent, dont il formule d’une façon rationnelle les éléments constitutifs. Se produit alors le mirage :
dès que nous avons reconstruit intellectuellement les structures du capitalisme, il advient un moment de
vertige où il nous semble que c’est l’esprit humain qui les a engendrées. Il nous semble que les
développements matériels résultent de l’a priori de la pensée humaine. C’est un moment de crise
intérieure mais aussi de délice ou d’ivresse. Nous touchons ici à la part d’idéalisme qui demeure chez
Marx, sauf qu’il est présenté comme un mirage, une apparence transcendantale. Cette expression vient
de Kant : la métaphysique est une pure illusion, mais même quand nous avons détruit cette illusion elle
persiste - c’est une apparence indestructible. De même, chez Marx, nous savons que le capital est
produit par les rapports de production, mais, arrivés à la théorie complète du processus, nous avons
l’impression d'avoir produit un a priori susceptible d’engendrer le capitalisme. Marx conclut alors par le
concept de mimésis. La fonction de la connaissance humaine dans son mirage a priori est de refléter
dans les concepts les interactions matérielles réelles. Le mirage de l’a priori se dissipe quand nous
comprenons que nous ne constituons pas le réel, mais que nous le reproduisons ou le reflétons. Au-delà
de son dialogue avec Hegel, Marx revient ainsi à une théorie du reflet proche des Présocratiques,
notamment Empédocle. C’est proposer un retour au modèle de connaissance du même par le même. On
peut dire encore que Marx réinvestit le concept platonicien de mimésis, mais pour proposer une mimésis
inversée : chez Platon, le sensible imite l’intelligible, chez Marx, l’intelligible imite les rapports
matériels du sensible.
Cette théorie du mirage signifie que les philosophes doivent ordonner leurs pensées pour qu’elles
cessent d’être de pures imaginations, mais qu’elles ne valent que comme expressions du monde réel. Il
s'agit de produire des séries mentales dont la vocation est de refléter le cours objectif de l’histoire. Marx
n’est pas un penseur de la différence ou de la déconstruction, mais il reste un penseur de l’adéquation.
Tel est le caractère original du Capital : il cherche à produire des idées pour refléter le processus objectif
de l’histoire. C’est pourquoi il ressemble à La Comédie humaine, ou à la Tétralogie de Richard Wagner,
qui sont des grandes machines idéales dont la vocation est d’exprimer la situation historique du monde
dans lequel elles ont été crées.
Ces difficultés se retrouvent avec des formulations très proches dans la Critique de la raison dialectique
publiée par Sartre en 1960 (cf. édition critique de 1985 – plus particulièrement l'Introduction,
«Dialectique dogmatique et dialectique critique»). Sartre défend la thèse selon laquelle la révolution
épistémologique de Marx semble proprement incompréhensible. Le Capital semble être un discours de
l’immanence qui présente le savoir total du capitalisme se développant par ses propres processus, et
cette dialectique est immanente. Sartre parle d’un monisme de Marx : une seule substance, le capital,
s’auto-développe. Mais, en même temps, Marx, par la théorie du mirage déjà développée, construit son
objet scientifique et distingue la science et la réalité. La science tend vers la réalité, mais elle n’est pas la
réalité. C’est l’aspect dualiste de Marx : il est à la fois moniste et dualiste. Comment articuler les deux
positions? Sartre répond p. 144 : «en fait il est moniste et dualiste à la fois. Il est dualiste parce que
moniste.»
Sartre observe que le marxisme aujourd’hui (en 1960) ne parvient à échapper à la crise de ses
fondements théoriques qu’en passant par un moment dogmatique. Sous cette forme, il est stalinien.
Sartre décompose le processus en ces termes. On pose, comme à l’époque de la philosophie idéaliste,
une assertion : la réalité dans sa totalité est dialectique. Un intellectuel produit un travail de
connaissance consistant à enregistrer et analyser le caractère dialectique de la réalité. Cette pensée est
archaïsante, elle ne consiste qu’à enregistrer des oracles ! Sartre n'y voit pas de la science marxiste, mais
des interprétations du destin, une conception obscurantiste de la dialectique. Le comble de cette
conception, qui revient à soutenir une sorte de théologie, est de finir en une affirmation dogmatique sans
preuve, qui n’est autre que du fatalisme. Les tenants de cette position assurent que l’histoire est
dialectique, mais aussi que la nature elle-même est dialectique - ce qui est un surcroît de dogmatisme.
Ce marxisme monumental est un «matérialisme dialectique du dehors» (p. 146).
Or Sartre pense qu’il faut répéter l’opération de Kant à propos de Spinoza. Ce monisme substantialiste
donna lieu à un savoir critique de la connaissance déterminant quels sont a priori les pouvoirs de la
raison. Kant fit basculer la philosophie moderne du point de vue de la substance au point de vue du
sujet. Sartre veut faire la même chose, et propose le concept de «dialectique critique». Son travail
consiste à produire une œuvre critique qui nous libère du caractère funeste des principes qui gouvernent
le marxisme dogmatique.
Sartre affirme la possibilité de produire un concept critique de la raison dialectique. Le critère de vérité
n’est pas, selon son point de vue, le « reflet », mais la praxis elle-même. La thèse de Sartre est que seule
la praxis humaine est le vrai critère de la raison dialectique. Dire dans ces conditions que la nature est
dialectique est au mieux une hypothèse. Il importe de voir comment les hommes agissent dans l’histoire
et comment, en agissant, ils produisent à la fois nécessité et liberté. Les hommes agissent suivant des
lois nécessaires provenant pour tous d’une même sphère des besoine. Nos actes sont ainsi marqués d’un
sceau de nécessité car ils expriment les lois nécessaires sous lesquelles nous vivons. Le besoin imprime
aux actes humains un caractère de nécessité. Mais en même temps les hommes réfléchissent à leurs
besoins, ils les diversifient, et entrent en relation avec autrui. Il se produit un effet de socialisation de
notre besoin, un passage du besoin au désir, d’un impératif de la nature à la reconnaissance d’autrui. Or
la façon dont je négocie mon désir avec autrui implique la liberté au-delà de la nécessité. C’est la
dialectique, chez Hegel, du maître et de l'esclave : le rapport à autrui est celui de deux libertés, mon
besoin rencontre la liberté d'autrui et fait surgir ma propre liberté en reconnaissant la sienne. Cette
synthèse de nécessité et de liberté est pour Sartre le sens de l’histoire et la vérité de l’homme. On ne
peut dire que le marxisme soit un fatalisme reproduisant le mécanisme réel car le monde a un sens,
l’homme est porteur de vérité, au-delà de l’écart entre le fatalisme et le relativisme. Par la référence à la
praxis, nous pouvons poser ainsi les critères d'une raison dialectique, qui sont la nécessité des processus
et la liberté comme sens de l’homme.
Je crois pour ma part qu’il faut se débarrasser de l’illusion de la nécessité dans les affaires humaines.
Sartre sacrifie encore à cette nécessité, dans laquelle il donne certes un rôle à la liberté. Mais Sartre croit
au marxisme scientifique. Le marxisme scientifique est une science de l’histoire qui manque l’histoire.
Car l’histoire n’est ne peut être prise entre liberté et nécessité, l’histoire est aléa. C’est le mythe qui
transforme les aléas de l’histoire en séries signifiantes. Mais l’histoire en elle-même est une suite d’aléas
cosmiques, d’oscillations pendulaires qui attendent le récit qui persuadera les hommes que cette
succession fut nécessaire. Sorel se montrait sur ce point beaucoup plus lucide que les idéologues du
Parti. Il est vrai qu’il limitait son action au syndicalisme révolutionnaire.
La grosse erreur de Sartre est de maintenir ici une théorie archaïque de la science et de se figer dans la
croyance en une nécessité objective des processus historiques : il veut, comme dans les manuels, que la
science soit nécessaire et universelle. Il croit de plus que ce modèle hérité de la science classique peut
valoir sans modification dans le contexte des savoirs produits par la spéculation dialectique ; il croit
fermement que les contradictions se synthétiseront nécessairement dans un état de rang supérieur. Mais
en empruntant cette voie, il est aussi dogmatique que le stalinisme qu’il condamne. Il n’approfondit pas
la valeur de vérité du reflet, il suspend à une illusion humaniste le développement historique. Il
réintroduit le dualisme dans une connaissance dont toute la force résidait dans son monisme. Aussi
devient-il deux fois autoritaire : une première fois en nous imposant l’illusion d’une science historique,
deuxièmement en nous sommant d’être digne de notre liberté quelles que soient les conditions
objectives dans lesquels nous avons à exercer la praxis.
Entre une contradiction et sa résolution, il y a un saut qualitatif que Hegel traite de nécessaire. Ce saut
qualitatif comporte pourtant un moment aléatoire, nécessitant mais non nécessaire. Le sursaut
dialectique (Aufhebung) est une possibilité mais non une nécessité du monde. Il est faux de penser qu’il
y a des enchaînements nécessaires dans l’histoire ; car en vérité il y a des enchaînements aléatoires qui
sont des sauts de possibles. C’est la même différence entre la physique mécaniste et la physique
quantique. Le reflet marxiste peut être contenu dans l’illusion déterministe. Mais il peut être aussi
expressif des aléas qui traversent la vie de la matière. C’est pourquoi un marxisme profond doit poser le
caractère dialectique de la nature elle-même. Le reflet, dans sa dimension d’extase présocratique, doit
remonter jusqu’à une intuition de la nature. La filiation antique du marxisme va jusque là.
Sartre évoque l’hypothèse que l’on pourrait lire la dialectique marxiste comme un mythe (page 145 : «il
ne s’agirait en fait que d’un reflet mythique comme est aujourd’hui le libéralisme politique.») Pour
éviter le dogmatisme dialectique, nous pouvons en faire un mythe organisateur. Cette voie est pour
Sartre la production d’une image flatteuse de la modernité, qui n’accède pas au véritable mécanisme qui
soutient le projet révolutionnaire. La position de Sartre est vraie tant que nous croyons à la nécessité des
révolutions. Mais si nous jugeons que l’analyse se trompe en négligeant le saut qualitatif ou en le
réduisant à la nécessité, alors le réel se révèle pour ce qu’il est, constitué de sauts aléatoires, de ruptures
au sein de la continuité. Comment, à partir de là, unifier le réel? Les séries mythiques reconstituent
l’unité des sauts qualitatifs qui se sont imposés au détriment de l’illusion dogmatique de la nécessité.
Le reflet mythique pour Sartre consiste à donner une image de la réalité sans accéder à la pratique.
Sartre continue évidemment le projet critique des Lumières. Mais la vraie critique consiste non pas à
désenchanter le monde, mais à montrer que le monde ne vit que d’enchantements. Le mythe consiste en
séries mentales capables de produire des unités là où il y a des discontinuités. Par rapport à cette idéalité
du mythe, les rapports de production jouent le même rôle que la Chora dans le Timée de Platon : de purs
soubresauts de la nécessité. La forme ne réside jamais que dans le monde des idées. Malgré son antiplatonisme viscéral, Marx désigne pourtant ce processus final dans l’idée de l’autoréflexion du capital se
découvrant puissance sociale.
Le mythe produit des narrations qui restituent une continuité là où l’aléa a percé au point de bouleverser
l’histoire. Par exemple, Michelet est face aux aléas historiques qu’on appelle « Révolution française » et
il essaie de montrer que l’esprit du peuple est le mythe organisateur qui surmonte ces ruptures. Les
grands créateurs enregistrent le caractère aléatoire de l’histoire et non sa nécessité, et ils produisent une
narration de réorganisation et d’unification. Et ce sont souvent les grands artistes qui remplissent cette
fonction. - Le plus grand problème pour nous à l’heure présente tient au fait que les narrations
esthétiques déclinent, donc nous cherchons des mythes organisateurs dans les religions, ce qui produit le
fondamentalisme. Nous cherchons dans un Dieu communautaire un boucheur d’aléas ; ce qui fait
revenir un nouveau dogmatisme. Bref, il n’y a jamais de mythe sans pensée de l’aléa, et ce qui fait la
différence du mythe et du dogmatisme, c’est la persistance dans le mythe de l’aléa, que cet aléa soit le
génie du peuple, la malédiction de l’or ou la puissance révolutionnaire des masses.
Il existe une solution alternative, qui consiste à recourir au coup d’état pour transformer à notre avantage
l’aléa de l’histoire. Telle est l'action de Lénine, mais lui-même croyait accomplir les lois nécessaires du
marxiste. C’est pourquoi il a été impitoyable avec le gauchisme. Il me semble que les gauchistes actuels
savent parfaitement qu’il n’y a pas de nécessité dans l’histoire, ils veulent seulement un coup d’état
minoritaire, quand bien même il se produirait au nom des masses ; ce que l’Action française soutenait
aussi quand elle disait : en politique, la seule bêtise c’est le désespoir, réduisant sa politique à cette
phrase sibylline : si le coup de force est possible… Le gauchisme est un subjectivisme droitier mu par
des raisons sentimentales, le léninisme est une imposture scientifique qui sait attendre son heure. Entre
les deux, l’auteur du Capital témoigne ni pour l’un ni pour l’autre. Il s’identifie tellement à l’état des
forces en présence qu’il entre dans la conscience d’une puissance sociale inconnue et finit par oublier la
conclusion révolutionnaire qu’il promettait…
En traitant, p. 153-154, de la synthèse entre nécessité et liberté, Sartre rencontre le problème, hérité de
Engels, de la dialectique de la nature. La dialectique véritable réside dans la praxis, mais nous pouvons
étendre ses propriétés à la nature. Mais comme il n’y a pas de praxis de la nature, ce sera un savoir
simplement analogique de la dialectique, comme si la nature répondait à des lois dialectiques. Ce n’est
pas une dialectique déterminante, mais une dialectique réfléchissante au sens de Kant. Sartre sait bien
que l’hégélianisme pose l'identité de l’être et de la raison dans un Savoir absolu, ce qui dépasse le
dualisme kantien. Mais pour Sartre, la grandeur de Marx est de se tenir à l’idée que cette égalité entre la
raison et l’être est une tendance, mais non un résultat. C’est pourquoi on peut soutenir à la fois le primat
de l’être sur la pensée et la praxis comme critère de vérité.
Chacun peut voir comment cette conciliation qui favorise l’activisme sartrien tout en maintenant
l’orthodoxie marxiste nous sépare des propositions les plus troublantes du Capital, pour la simple raison
que la praxis sartrienne revient à introduire une transcendance subjective dans le processus réel qui
contredit l’autoréflexion du capital, la découverte propre de l’ouvrage de même nom. Le noyau rationnel
est pour Sartre la praxis, mais pour Marx le capital lui-même. Ce déplacement d’accent dit tout. La
conscience du capital devient la conscience des masses, du parti, des intellectuels, que sais-je, mais la
structure du savoir absolu capitaliste échappe. Et elle s’échappe parce que le moment mythique de
l’histoire est manqué. La praxis se substitue à lui, c’est-à-dire une production du sujet par lui-même.
Mais le marxisme enseigne que c’est le capital qui fait le sujet, jamais la liberté. Ainsi la pensée du
capital revient-elle à favoriser la belle âme de la bourgeoisie libérée, entre Simone de Beauvoir et
François Sagan, dont Sartre se retrouve finalement le porte-parole. Mieux vaut ici demander la vérité de
Marx à Picasso ou à Pignon plutôt qu’aux élites de l’existentialisme.
Marx, Hegel et la méthode dialectique, suite
Il nous reste à revenir au point précis où nous en étions restés dans la lecture de la Préface de la seconde
édition allemande. Ce sera la suite des mises au point sur Hegel : malgré le renversement revendiqué de
Hegel, il faut encore, et encore y revenir. C’est l’heure de la fidélité dans le renversement. Cette fidélité
est l’énigme de Marx : nul doute qu’elle ne puisse être épuisée par les dualités sartriennes. Du cerveau
« matrice de reflets » de la science matérialiste, nous en venons ainsi à la réhabilitation de Hegel malgré
ses liens troubles avec la mystique. C’est l’époque de la critique par Marx de la Philosophie du droit :
J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle
était encore à la monde.
Le Capital, p. 106
Comme je l’ai dit, il y a une puissance de la mystique, à condition qu’elle soit reconduite à sa puissance
réelle de production :
Mais juste au moment où j’élaborais le premier livre du Capital, les épigones grincheux, prétentieux et
médiocres, qui tiennent actuellement le haut du pavé dans l’Allemagne cultivée, se complaisaient à
traiter Hegel de la même manière que, du temps de Lessing, Moses Mendelssohn avait traité Spinoza, à
savoir de «chien crevé». Aussi me suis-je ouvertement déclaré disciple de ce grand penseur et, dans le
chapitre sur la théorie de la valeur, j’allais même jusqu’à flirter çà et là avec son style particulier.
Le Capital, p. 961 (ce passage, supprimé selon les modalités éditoriales déjà énoncées, suit en fait la
page 106)
La médiocrité c’est l’historicisme allemand, le recours de l’humanisme au fidéisme, mais aussi le
positivisme sans logique venu de France. Face à ces tentations qui résument « l’idéologie allemande »,
avec ce mélange d’outrance et de platitude qui la caractérise, Marx défend Hegel comme il fallut jadis
défendre Spinoza. Marx est à la fois fidèle à Hegel et poursuit la réhabilitation de Spinoza. Nietzsche et
Marx semblent ici solidaires face au cas Spinoza. Il n’y a pas de pensée sans Spinoza, surtout quand il
faut mettre en scène l’autoréflexion que la substance donne d’elle-même. Mais comment Hegel est-il
revenu dans le discours de Marx ? Par hasard :
Pour la méthode de l’élaboration, j’ai tiré grand profit en feuilletant une fois de plus, par un pur hasard,
la Logique de Hegel. Freiligrath avait trouvé quelques volumes de Hegel qui avaient appartenu à
Bakounine et m’en avait fait cadeau. Si un jour j’ai de nouveau le temps pour ce genre de travaux,
j’aurais grande envie de rendre accessible au sens commun, en deux ou trois feuilles d’impression, le
contenu rationnel de la méthode que Hegel a découverte, mais qu’en même temps il a enveloppée de
mystères.
Le Capital, page 41 (note 2 : lettre de Marx à Engels datée du 16/01/1858)
Un coup de dé mallarméen a mis Hegel sur le chemin de Marx. Trois pages auraient suffi pour en finir
avec les ambiguïtés de ce retour. Mais ces pages ne seront jamais écrites. Le « mystère » restera donc
entier. Il faudra choisir : ou la dialectique, avec son mystère, ou le positivisme, avec son aveuglement.
Nul doute que ce mystère inexpugnable fait partie de l’attrait de Marx. La dialectique gardera à jamais
son côté obscur : précisément, cette puissance de saut par rapport l’état des forces en présence, qui
appartient plus à la fulguration de l’instant qu’aux lois du nécessaire.
Marx fut conscient du risque que Hegel représente. Or ce risque ne tient pas, à proprement parler, à
l’idéalisme du système hégélien ; il tient plutôt à l’apparence de flatterie accordée au pouvoir en place :
l’hégélianisme pourrait être pris pour une simple science de l’affirmation. Mais ce malentendu vient de
ce que les gens ne savent pas lire. La vérité de Hegel n’est ni l’affirmation, ni le soutien au pouvoir en
place, mais l’intelligence de la destruction nécessaire de ce monde :
Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier
les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes
dirigeantes et leurs idéologies doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes,
elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que,
saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne
saurait lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire.
Le Capital, p. 106 et 107
En se posant en Hegel renversé, redressé, le dialecticien Marx n’a guère dévoilé, comme il l’affirme
dans la version allemande de cette postface, le «noyau rationnel» que la dialectique hégélienne cache
sous son «enveloppe mystique».
Le Capital, page 961 (note relative à la p. 107)
Hegel bien lu est en réalité une puissance de destruction de l’ordre en place. Il dispose d’un pouvoir
double, critique et révolutionnaire. Même idéaliste, Hegel reste d’abord l’entrée en scène d’une
négativité sans égale. C’est une chose d’en proposer les renversements les plus divers (et peut-être les
moins cohérents), c’en est une autre d’en manquer l’enseignement radical. C’est pourquoi il n’y a pas
d’aménagement kantien avec Hegel, n’en déplaise à Sartre, et à tant d’autres interprètes bien
intentionnés, il n’y a que Hegel qui conduise au noyau rationnel du marxisme. La critique du système ne
lui est pas extérieure, mais intérieure, et appartient à sa propre emprise sur le savoir. C’est faute de cette
exigence de fidélité à Hegel que nombre de lectures de Marx, aussi novatrices soient-elles, se mettent
d’emblée hors jeu et entrent dans l’insignifiance. Car il ne s’agit pas tant de tirer du sens de Marx, ce qui
est à la portée de tout observateur venu, mais de proposer un sens qui puisse subir en intégralité la loi du
système. Or cette loi n’est pas d’abord de liberté, ou de praxis, elle est de destruction et de révolution.
L’erreur de Bergson
Dans Les deux sources de la morale et de la religion (page 377 en GF), Bergson rencontre à la fin de son
œuvre les arguments qui sont les nôtres dans ce travail sur Marx. Après avoir surmonté de nombreux
problèmes conceptuels avec une créativité majeure, voici soudain qu’il fait des faux-pas sur la question
de l’argent et du rapport social de production. Il n’intègre pas la leçon de Marx ; il reste à des naïvetés
impardonnables pour quiconque lit Marx. Si nous essayons de ne pas être surpris par les mêmes
naïvetés, pouvons-nous produire une philosophie aussi riche et créatrice que celle de Bergson? Nous
sommes pour notre part face à des lucidités qui peinent à se donner une organisation créatrice de
concepts. Ces lucidités sont tellement amères et radicales que les élans du spiritualisme ne nous
consolent guère. Pourtant Bergson est très à la mode. A ses côtés la France philosophique se flatte
d’avoir encore un avenir.
Dans les pages précédents le passage que nous allons lire, Bergson analyse intelligemment la
Renaissance. Elle fut la conjonction entre un élan vital (la créativité de l’humanisme) et une discipline
géométrique mécanique (l’invention de la machine). Elle est un Janus qui porte d’un côté la question de
l’esprit en tant que créateur et de l’autre côté la répétition de la production dans la machine. L’auteur
évalue la fécondité de la Renaissance et les risques occasionnés par ce machinisme. La Renaissance
passée, une fois le romantisme dépassé, nous arrivons au vingtième siècle, et il faut tenir un discours
intelligent sur notre rapport au travail et nous demander si nous ne sommes pas aliénés par ce travail :
On a reproché aux Américains d'avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit passer avant le chapeau.
Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et j'accepterai pour elle le chapeau de tout
le monde. Là n'est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu'il a rendus aux
hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d'en
avoir trop encouragés d'artificiels, d'avoir poussé au luxe, d'avoir favorisé les villes au détriment des
campagnes, enfin d'avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l'ouvrier, entre le
capital et le travail. Tous ces effets pourraient d'ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus alors que
la grande bienfaitrice. Il faudrait que l'humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de
frénésie qu'elle en mit à la compliquer.
Les deux sources de la morale et de la religion, GF, p. 376 -377
La spiritualité perce à travers les conditions matérielles comme la tête sous le chapeau. Ce modèle est la
reprise de Rabelais, de Montaigne : mieux vaut avoir la tête bien faite que bien pleine. La culture de la
Renaissance française est présente dans cette revendication. Bergson n’en conteste pas moins la
modernité, il a un grief contre le machinisme. Il propose le retour à la créativité humaine contre la
répétition de la machine. Il rencontre alors la question des besoins, du rapport entre la ville et la
campagne, du rapport entre le patron et l’ouvrier, du rapport de production et de domination dans le
travail. Il arrive à notre propre problème, le capital et le travail. Son discours est celui du réformisme :
moyennant des adaptations techniques et une réforme spirituelle, le machinisme moderne pourrait
devenir la chance de l’humanité. Qu’en dirait Marx ?
1. L’idée de correction. En lieu et place de la «correction» de Bergson, Marx avance le concept de
«révolution». Au lieu de corriger des excès, il faut renverser la superstructure qui dissimule les rapports
de force. Le modèle théorique majeur de Marx est le renversement, pas la correction. La correction est
une conception bourgeoise de l’adaptation progressive par aménagements successifs des rapports de
classe. Pour Marx ces derniers sont fondamentalement pétrifiés, non susceptibles d'aménagement
comme le veut le réformisme bourgeois. Marx y oppose la discipline révolutionnaire.
2. Pour Bergson, la machine est une bienfaitrice qui libère l’homme de longues journées de travail.
Marx partage ce motif. En fait, sa conception du travail connait plusieurs phases. Il pense d’abord dans
les Manuscrits de 1844 que le travail permet à l’homme de s’exprimer, qu’il est la dimension d’un
humanisme créateur permettant de définir l’essence de l’homme. Ensuite, dans les Grundrisse, Marx
perçoit le travail comme une souffrance imposée par la productibilité capitaliste ; la révolution socialiste
communiste doit nous en libérer par l’automatisation intégrée dans la production. Enfin, dans le Livre
III du Capital, la machine a l’effet technique de limiter la journée de travail. En somme, Marx évolue
dans sa conception du travail ; il est tantôt positif, tantôt négatif, avec enfin une position d’équilibre. On
retrouve ces phases chez Bergson, mais sans aucune considération de la lutte de libération par rapport
aux propriétaires des moyens de production. Bergson parle dans l’abstraction, de la bienfaisance de la
machine en général, sans les conditions historiques pour que la machine devienne effectivement
bienfaitrice. Son texte devient non faux, mais partiel. Bergson remet à la créativité du temps humain la
métamorphose que Marx n’engendre qu’aux travers des contradictions sociales. C’est la violence qui
fait la différence de ces discours.
3. Bergson s’attache au devoir-être qu’une philosophie morale intime à l’État et à l’humanité, sans
considération approfondie des forces réelles en jeu dans ce «il faudrait». Est-ce un souhait purement
éthique? Ou dispose-t-on déjà de moteurs vivants pour conduire à sa réalisation? Un moteur apparaît au
cœur du dispositif de Bergson, celui de la « frénésie » : il faut y entendre, sur un mode qui comporte sa
part d’inconscient, la mobilisation de tout l’élan vital, de toute la créativité de la vie, l’implication de la
dynamique vitale dans le travail et dans la peine qui lui est associée. L’humanité fut frénétiquement
compilatrice, elle doit devenir frénétiquement simplificatrice. Marx ne porte aucune revendication
éthique, mais déploie un mécanisme jugé nécessaire de l’histoire - ce qui est encore la conviction
profonde de Sartre, qui juge la transformation de la condition humaine au nom des lois nécessaires de
l’histoire. C’est une prise de conscience du moteur effectif de l’histoire dans ses lois nécessaires - sans
éthique revendiquée. La simplification à laquelle Bergson appelle est la décroissance, le retour à des
besoins plus naturels, à une moindre consommation - ce qui demeure dans un horizon de contrôle de la
surproduction capitaliste. Marx envisage la solution non comme une sous-production ou une
décroissance, mais par une surproduction socialiste basée sur la planification : il s’agit de la mise en
oeuvre d’une production poussée tellement loin que la pensée elle-même devient production. Marx
généralise à tout acte humain le modèle de la production ; tandis que pour Bergson le réel depuis la
Renaissance est fait de deux visages, de production machinique et d’élan vital. Le vitalisme sert
d’alternative au productivisme, tandis que le modèle de Marx demeure le recours à la seule production
pour endiguer la menace de la nature et libérer un espace pour l’humain.
Bergson est l’exemple des idées de la bourgeoisie des années 1920. Mais la guerre de 1914 fut-elle une
correction ou une crise si effroyable qu’elle montre la contradiction du système? Conduisit-elle à une
maîtrise réelle de moyens de production? Non, elle les a déchaînés, débridés, absolutisés. Il n’est que
trop clair que c’est, plus encore que dans sa théorie du machinisme, dans sa théorie de la guerre que
Bergson est faible. La frénésie n’a guère été sondée dans ses principes et ses conséquences. Mais d’un
autre côté, les objections marxistes ont évidemment leurs limites, limites épistémologiques, on l’a vu,
mais limites même du monisme productiviste qui rencontre aujourd’hui la protestation de la terre. Ne
pouvant nous tenir du côté de Bergson, nous mesurons que la conscience réflexive du capitalisme
prônée par Marx conduit à une rencontre incontrôlable entre l’exacerbation de la lutte des classes et
l’épuisement de la terre. Notre propre situation est peut-être rendue plus grave par l’épuisement des
modèles de pensée que par la gravité des circonstances réelles. Elle ne peut faire obstacle cependant au
travail en cours, qui peut prétendre au moins au titre d’une lecture esthétique du Capital.
La critique de la mystique au nom de l’agir
Nous avons vu que le modèle théorique du Capital consiste en un renversement de Hegel , en l’abolition
de son côté mystique. Le marxisme est une pensée radicalement a-mystique, une destruction de cet
élément mystique que Bergson précisément ne cessera de tenter de restaurer. Le marxisme n’est pas
seulement un matérialisme (c’est une thèse ontologique : n’existe que la matière et ses processus
immanents), mais il se veut aussi une critique s’exerçant contre les illusions mystiques des sociétés.
Pour arriver au bout de cette critique de la mystique, il faut conquérir un autre concept, au centre du
dispositif, le fétichisme. Le réel est voilé par la mystique parce qu’il est fétichisé. La mystique n’est
qu’une superstructure ; son défaut de fonctionnement ne réside pas en elle, dans sa propre production,
mais tient au fait que c’est le fétichisme qui est le concept opératoire construisant ses illusions. Le
fétichisme prend pour une chose ce qui est en fait un résultat. Il manque l'activité qui réside à l’intérieur
d’une substance : c’est voiler dans une considération de l’être la réalité de l’agir qui active cet être.
La critique du fétichisme chez Marx décèle un agir derrière un être. Contrairement à Heidegger qui part
de l’agir et va vers l’être, Marx part de l’être comme réalité mystique pour déceler l’agir se tenant
derrière lui. Cet éclatement de l’être sous la pression de l’agir vient de Fichte ; la revendication d’un agir
plus vrai que l’être est une conquête de Fichte que Marx reprend intégralement.
Sauf que chez Fichte (1797, Introduction à La Doctrine de la science) l’agir qui est au cœur de l’être et
que voile l’illusion de l’être, est celui du Moi, du sujet transcendantal kantien qui s’oppose au Non-moi.
Fichte a découvert que la constitution de l’expérience par le sujet transcendantal est un agir propre.
C’est de cette irruption du pratique dans le théorique que s’empare Marx.
Pourtant chez lui, le primat de l’agir ne repose pas sur le principe actif du Moi, mais sur celui que
constituent rapports de production dans la société. La subjectivité active (donnant lieu à la critique du
fétichisme) n’est pas celle de l’individu connaissant, mais de la société toute entière en tant qu’elle est
engagée dans un procès de production. Le sujet de Marx est un sujet social ; en termes sartriens, c’est un
sujet total, une subjectivité comme masse et comme besoin des masses. L’idée fichtéenne de l’individu
comme principe structurant, et comme tel agissant, est rejetée par Marx au rang d’une illusion
individualiste bourgeoise. La pensée individualiste bourgeoise est toujours de croire que le Moi est actif.
Pour Marx ce n’est pas le Moi, mais le rapport de production par des masses qui est actif. Les états
d’âme des subjectivités ne sont pour les marxistes que des effets tardifs de la puissance des corps
sociaux, des illusions terminales d’un processus dont la vérité est le rapport social. Il faut ainsi revenir
de l'esthétique de la subjectivité à la productivité des masses.
J’aimerais cependant poser quelques questions à ces certitudes. En admettant qu’il faille procéder à une
véritable inversion des illusions mystiques de Hegel, cette inversion n’est-elle pas au fond elle-même
une mystique? La passion de l’inversion n’est-elle pas aussi une mystique? La Table d’émeraude
rappelle : tout ce qui est en haut es comme ce qui en bas, et que tout ce qui est en bas est comme ce qui
est en haut. Depuis la fin de l’Antiquité, l’hermétisme possède des propositions lumineuses et riches
proposant l'inversion entre le haut et le bas, et Hegel lui-même n’est pas sans relation avec ces traditions
de l’ésotérisme occidental. De telles procédures d’inversion sont à la base d’une spiritualité de la
rotation et de la révolution ; laquelle passe par la magie, l’orgie, la sexualité - par des pratiques de
transgression en vue de l’inversion. Rabelais fonctionne sur ce principe d’inversion. La lecture de
Rabelais par Bakhtine l’a assez montré.
La mystique supposée de Hegel, renversée, ne devient-elle pas une mystique encore plus initiatique,
donnant lieu à une véritable conversion mystérique? Le marxisme serait une forme de magie par le
schème même de l’inversion, comme s’il y avait un désir alchimique dans la révolution marxiste. Certes
cette alchimie coûta cher (vingt millions de morts?). Les pratiques invertissantes sont des pratiques
sacrificielles et tout le vingtième siècle est conduit par cette poussée sacrificielle. Et Marx y apporte sa
contribution avec la théorie de la négation de la négation.
Négation et négation de la négation
Nous avons vu Marx soutenir la puissance critique de l’hégélianisme. Marx ne s’arrête pas à cette prise
de partie. Il se donne des vue prophétiques sur l’avenir :
Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la
plus frappante, par les vicissitudes de l’industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point
culminant est … la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes ; elle approche de
nouveau ; par l’universalité de son champ d’action et l’intensité de ses effets, elle va faire entrer la
dialectique dans la tête même des triporteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau
Saint-Empire germano-prussien (a).
(a). La postface de la deuxième édition allemande est datée du 24 février 1873, et ce n’est que quelque
temps après sa publication que la crise qui y est prédite éclata en Autriche, aux États-Unis et en
Allemagne. Beaucoup de gens croient à tort que la crise générale a été escomptée, pour ainsi dire, par
ces expositions violentes, mais partielles. Au contraire, elle tend à son apogée. L’Angleterre sera le
siège de l’explosion centrale, dont le contrecoup se fera sentir sur le marché universel.
Le Capital, pages 106 et 107
Bergson pensait en termes de correction, Marx assiste à une explosion - si proche de Nietzsche qui se
voulait une bombe sur le point d'éclater. La dialectique s’empare des situations acquises et annonce un
bouleversement absolu. Cette prédiction va embraser le monde. Elle avait pourtant ses racines chez
Hegel, Marx le sait. La forme était l’être chez Aristote car elle était l’acte du composé. Mais dans la
pensée dialectique, toute forme est toujours une forme faite ; elle contient en elle un agir qui est le
mouvement même de la catégorie. L’être n’est qu’un bourgeon terminal de l’activisme originaire.
Les idéologues doctrinaires détestent Hegel, notamment les représentants de la pensée libérale moderne.
Les libéraux pensent que tout est négociation, médiation, conciliation ; alors que le concept hégélien
repose sur des conflits conduisant à des violences. La dialectique hégélienne est profondément liée à un
déchainement de la violence. Les idéologies libérales détestent Hegel qui rappelle que la substance est
déchirée, que le réel est violent et conflictuel. Le libéralisme cherche le repos dans les invocations
éthiques ou les spéculations sceptiques sur la logique et la théorie de la connaissance. En somme, tout
sauf Hegel. On craint Hegel. On y voit celui qui permit à Marx de construire son système (ce qui est
vrai), « qui tua vingt millions de personnes »... Il faut interdire Heidegger qui est nazi et Hegel qui est
dialectique. À ce rythme là, Platon est visé.
Il nous reste à entrer dans le concept le plus décrié de Marx : la négation de la négation. Il apparaît dans
la conclusion du livre I :
L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation
de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la
production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux
métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du
travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération
et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol.
Le Capital, p. 787 et 788
L’œuvre s’achève comme elle a commencé, par des prédictions. La première phase du capitalisme est
pensée par le concept hégélien de négation. Le capital exproprie les petits propriétaires en étendant les
grands domaines agricoles, en invitant les ouvriers à quitter la terre pour venir travailler en ville autour
des usines. Le capitalisme est une violence qui repose sur le concept de négation. Mais après avoir été
expropriés et contraints au travail à l'usine, les ouvriers, en créant des conflits sociaux, produisent une
rupture au sein du développement continuel du capitalisme. Cette négation de la négation est le ressort
ultime du marxisme face aux tenants d’un capitalisme adaptatif.
Cette loi, proclame Marx, est aussi certaine que les lois de la nature. C’est la loi de la pesanteur sociale.
Sartre avait-il lu ceci? Quand il soutient que la dialectique proprement dite n’a de sens que dans le
monde de l’histoire, dans le monde humain, et qu’elle ne s’étend que sur un mode primitif et non
développé dans la nature, il est aux antipodes de ce genre d’assertion. Pour Marx, la négation de la
négation obéit à des lois de développement identiques aux métamorphoses de la nature. Le mot de
«métamorphose» (et non loi) est ici un hommage à Gœthe, qui pense la nature comme ensemble de
métamorphoses. C’est le moment le plus avancé de l’ontologie de Marx, et elle s’annonce pas une
réciprocité : la nature elle aussi produit et se contredit pour devenir, et les contradictions de la
production humaine sont aussi nécessaires que les contradictions de la nature. Cette suprême
réconciliation de l’être et de la pensée est le moment métaphysique de Marx. Il n’est pas si éloigné de la
Philosophie de la nature de Schelling. Naturellement, la praxis de Sartre ne pouvait accéder à ce genre
d’intuition intellectuelle.
Cette négation de la négation deviendra, pour les gauchistes de 1968, la « destruction de la destruction »,
l’un des grands slogans de l’époque. Marx, quant à lui, en reste à un mode logique dans sa formulation
et cherche plutôt le lien avec la nature qu’avec les mouvements spontanéistes : c’est précisément la
différence entre Marx et le Quartier latin. Non pas que Marx n’ait pas, lui aussi, son utopie: le
communisme, communisme qui, avant d’être marxiste, est d’abord la vague attente de tous les peuples
et de toutes les époques, le tremblement même de l’histoire dans ses époques les plus troublées, la
rencontre entre l’insurrection de l’esclave antique, le millénarisme médiéval et les hallucinations des
paysans anabaptistes de la Réforme. C’est en vérité un point vraiment difficile de l’histoire de la pensée
que de comprendre comment l’analyste implacable qu’est Marx, cet hégélien redoutable, cet historien
impeccable, a pu se laisser entraîner par la pensée libertaire issue de la Révolution française. Comment
un babouvisme à peine mûri a-t-il pu prendre la place du Savoir absolu dans la nouvelle
phénoménologie de l’esprit social qu’il construisait ? Comment a-t-il pu, à l’issue d’une longue critique
de toutes les déviances du socialisme à la française (ainsi que de ses reprises par la dialectique
allemande), se prétendre l’idéologue d’un communisme « scientifique » ? La puissance sociale du
capitalisme se développe-t-elle, selon des lois nécessaires, non seulement de la production à la crise,
mais de la propriété privée des moyens de production à un communisme égalitaire ? Ce Marx
communiste est la maladie infantile du Capital. Il est au centre des premiers grands écrits, en particulier
de l’Idéologie allemande de 1845. Elle n’apparaît ensuite que par bouffées dans le Capital, notamment
dans la conclusion comme dans l’introduction. Il n’est pas sûr qu’elle appartienne à l’intelligibilité du
livre tout entier.
Le credo socialiste auquel conduit le motif de la négation de la négation a de quoi faire trembler : il ne
s’agit pas de restituer les moyens de production aux travailleurs contre les accapareurs, mais une forme
de propriété individuelle concédée sous la raison d’une possession commune, autrement dit de la
dictature du prolétariat et de l’Etat totalitaire. Plus libertaire, le trotskisme demandera à ce que soient
restitués au travailleur ses propres moyens de production. Mais quel sens aura cette propriété : passera-telle de l’Etat au syndicat révolutionnaire et faudra-t-il, pour échapper à la dictature de la police d’Etat,
obéir à la dictature de l’atelier ou du Comité des fêtes ? Toutes ces formules ont été essayées, elles ont
balancé entre le ridicule et l’odieux, c’est pourquoi les capitalistes font toujours la fête sur le pont du
Titanic.
Mais le texte ajoute un détail atroce : « y compris le sol ». Cette mise en commun du sol fut l'échec du
communisme, qui a voulu imposer à l’agriculture des modèles de production et de possession nés dans
les usines. Et les paysans, qui sont des êtres mythiques et non des êtres productifs, voulurent garder leurs
terres au prix de leur sang. Cette prétention de mise en commun du sol conduisit aux abjections que l'on
sait en Russie, en Roumanie tout particulièrement : l’élimination des koulaks, le moment le plus
déchirant de l’histoire du vingtième siècle.
L’analyse du capital, qui est un objet scientifique, se transforme ici en un précipité de violence presque
sans liaison avec le reste du livre, basculant sans transition dans les principes les plus tyranniques - non
comme les socialistes de 2012, sur le mode du réformisme et des conseils démocratiques, mais à travers
la dureté même de la négation de la négation. Ce qui n’a plus rien à voir avec ce qui s’appelle
aujourd’hui socialisme, sans doute une question de logique…
Se pose ici un problème de textualité. La conclusion finale du Capital de 1874 c'est-à-dire de la dernière
œuvre publiée de Marx, n’est pas propre à ce livre, mais elle est découpée et empruntée au Manifeste du
parti communiste publié en 1848. Marx livre en 1874 son œuvre scientifique aux promesses antérieures
de 1848. Continuité exemplaire ou obscurcissement des finalités de l’œuvre ?
Comment cet homme qui a produit un travail acharné pour comprendre le mécanisme du capitalisme
semble pour finir manifester une certaine légèreté dans l’analyse parallèle des promesses prophétiques
qu’il fait? Ce n’est ici ni un approfondissement des rapports des paysans avec leurs terres, ni une étude
sur le sens d’une révolution après 1870. Marx fonde ses espérances révolutionnaires sur la révolution
précédente. En 1848 le système bancaire permettant au capitalisme de se développer n’existe pas. Le
système bancaire et celui du crédit sont bâtis en France par Napoléon III. Le capitalisme est en situation
de production maximale à partir de la chute de Napoléon III. Et voici que Marx propose les mêmes
idéaux mystiques (négation de la négation, propriété commune des moyens de production et pourquoi
pas ? un certain rousseauisme) sur la base d’une promesse formulée avant la constitution du système
bancaire moderne ! – Je renvoie ici aux remarques antérieures sur la dette publique : la crise moderne
n’est plus celle de la production mais du système bancaire. La crise passe de l’introduction de la
machine aux rapports de production dans l’usine, pour devenir enfin une crise du système bancaire.
Mais l’analyse du système bancaire dans ses rapports avec l’idée de socialisme n’est pas produite dans
le Capital, livre I. Ce livre est aussi extraordinaire qu’incomplet, et pour cela très dangereux : il donne
un verdict sur la réalité d’une profondeur inouïe tout en ouvrant sur un champ d’espérances presque
négligé. L’ouvrage finit par la date de 1848. Où est le matérialisme scientifique dans cette régression ?
Marx, Vico & Darwin
Je voudrais maintenant approfondir le rapport entre les lois sociales et les lois de la nature à partir d’une
note en apparemment sans conséquence, mais qui permet de mesurer, contre les approximations
idéalistes de Sartre, à quel point Marx a voulu saisir dans un même mouvement les deux sphères de
l’objectivité :
Une histoire critique de la technologie ferait voir combien il s’en faut généralement qu’une invention
quelconque du XVIIIème siècle appartienne à un seul individu. Il n’existe aucun ouvrage de ce genre.
Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des
organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire
des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle
pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin,
puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature en ce que nous
avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la
nature, le processus de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux
et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. L’histoire de la religion elle-même, si l’on
fait abstraction de cette base matérielle, manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver
par l’analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions que de faire voir par
une voie inverse comment les conditions réelles de la vie revêtent peu à peu une forme éthérée. C’est là
la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme, abstrait des
sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la
manière de voir, abstraite et idéologique, de ses porte-parole, dès qu’ils se hasardent à faire un pas hors
de leur spécialité.
Le Capital, p. 463 (note A)
Cette note prend rend hommage à Vico, dont Karl Marx se présente comme l'un des successeurs. Elle
parle aussi de Darwin. C’est l'un des textes le plus précis dans l’établissement de ce que Marx appelle
les lois de la nature. Le lien entre naturalisme et matérialisme se trouve parfaitement explicité dans cette
note, qui doit être lue avec la plus grande attention.
Cette note se greffe dans le cours d’une analyse de l’outil et de la machine. Ce texte est aussi précieux
pour la lecture d’Être et temps, à propos de la théorie de l’outil où Heidegger tente de répondre, au nom
d’un artisanat très suspect, à l’analyse de la production industrielle. C’est ici qu’on voit à quel point Sein
und Zeit est une réponse systématique à Marx, jusque dans le concept de producere et la critique de
l’agir causal au profit d’un agir d’accomplissement. On ne peut pas lire Heidegger sans Marx, ni Marx
sans Heidegger ; et notre tâche est de dépasser un point de vue frontal.
Marx met en avant l’importance de l’histoire critique de la technologie. L’œuvre de Gilbert Simondon
toute entière répond à cette ligne du texte. La philosophie de la technologie a une dette à l’égard de
Marx. Elle n’entre pas pour autant dans la logique démonstrative du marxisme. Marx refuse le concept
d’inventeur bourgeois ; il ne veut voir que l’action de groupes pris dans un rapport de production.
Contre ce qu’assure Bergson, la vie elle-même est enrôlée par la production. Marx introduit le concept
de production au sein d’un dispositif d’analyse de la vie. Dans la querelle entre le vitalisme et le
réductionnisme, il trace une troisième voie. Il n’est pas vitaliste car il pense la vie comme production. Il
n’est pas non plus réductionniste, car il ne pense pas que les choses se produisent mécaniquement, par la
cause et l’efficace. Le concept organisateur permettant à la vie de se déployer comme telle est la
production ; elle surmonte les apories de l’opposition entre vitalisme et réductionnisme.
Puis Marx veut être une sorte de Darwin des sociétés. Il cherche à mettre en œuvre une analyse des
technologies sociales (à commencer par la charrue, le tissage, etc.) définies ici comme base matérielle.
C’est là que réside la vérité des représentations sociales ; il en appelle à une histoire de la technologie
comme base de l'humanisation. C’est un geste matérialiste au sens où Marx espère trouver dans la
technologie un moyen de passer de l’être à la pensée.
Vico entre alors en scène. Selon l’enseignement de la Scienza nuova, avons fait l’histoire sociale et non
celle de la nature, nous pouvons donc mieux comprendre l’histoire que la physique. C’est une citation
exacte de Vico, Marx ayant lu l’édition française. Vico soutient deux thèses que Marx présuppose ici :
1) Il faut sortir d’une conception contemplatrice de la vérité : elle n’est pas un être mais un faire. Il est
vrai que Vico parle de faire et non de produire : facere. L’essentiel pour lui tient à ce que nous ont légué
les Romains, qui ne sont pas d’abord des « producteurs », mais des gens qui « font » des actes rituels.
Faire un sacrifice, mener à bien une cérémonie, en latin, c’est faire quelque chose. Le modèle vichien de
la construction de la vérité est l’accomplissement rituel et non la production. Pour Vico facere veut dire
«rassembler pour poser un acte», que cet acte soit le rite ou une œuvre humaine. Le modèle est le poète
et non le produit industriel. Facere, c’est faire un poème, créer un mythe. Vico est ainsi plus proche du
créateur que du producteur, plus proche du facere du poème, c’est-à-dire de la construction créative par
les hommes des mythes qui les unissent. En ce sens, Vico anticipe profondément l’idée d’une lecture
mythologisante de Marx, en révélant le facere mythique intérieur à tout producere.
Ici Marx use de Vico, mais il y a une critique par Vico de Marx qui devient possible par ce seul
rapprochement. Vico est plus proche en ce sens de Fichte que de Marx : l’important est ce que fait
l’homme spirituellement. Mais à la différence de Fichte l’agir spirituel n’est pas la construction de la
représentation ou de l’objectivité, mais la création d’un mythe unifiant les hommes. Vico révolutionne
l’idée de vérité : verum ipsum factum - le vrai est le fait lui-même.
2) Si toute réalité véridique a été faite, il ne faut pas confondre le facere de la nature et celui de
l’histoire. Le premier est l’œuvre de celui qui créa la nature, le verum ipsum factum de la nature est
ainsi le Dieu créateur. Dieu a fait le poème de la nature. L’homme n’est cependant pas inactif, il fait
l’histoire au cours des temps. C’est pourquoi un homme peut comprendre plus facilement l’histoire qu’il
a faite que la nature faite par Dieu, qui l’a réalisée avec une puissance de création supérieure à la nôtre.
Dieu crée des objets tridimensionnels ; l’homme fait ce que Vico avant Lacan appelle des « mathèmes »,
indissolublement des géométries et des mythes, qui sont des représentations, donc des objets
bidimensionnels. Et nous ne pouvons pas comprendre le tridimensionnel avec du bidimensionnel. En
termes kantiens, les hommes font des représentations sans atteindre la chose en soi (la
tridimensionnalité). En pensant, je produis des schèmes et non des objets. Donc notre science de la
nature n’est jamais qu’une représentation extérieure bidimensionnelle, tandis que la connaissance de
l’histoire peut devenir une connaissance intérieure, accédant au principe créateur qui est moi-même.
Marx s'empare de cette distinction entre la production impénétrable de la nature et celle pénétrable de
l’histoire. Nous retrouvons Sartre, dans le privilège accordé à la dialectique historique qui seule peut
être véridique. Nous accédons à la chose en soi de l’histoire car elle est l’esprit humain - et nous
sommes des hommes. On pourrait dire que Marx s’engage ici dans une voie humaniste, vichienne et
même sartrienne, mais il en contrôle très considérablement les effets. Il perçoit très bien qu’il risque de
perdre l’intention matérialiste en séparant excessivement l’histoire et la nature. Comme nous l’avons vu
dans la conclusion de l’œuvre, il existe un parallélisme complet entre l’instauration socialiste et les
métamorphoses de la nature. C’est pourquoi Marx revient ici au thème de la technologie pour aller plus
loin que Vico et retrouver une voie de genèse qui aille de l’être social à l’agir humain. La technologie
est le moyen inespéré pour intégrer les résultats de Vico et les reconduire à un dessein scientifique de
production des représentations. Il a même l’avantage de respecter le caractère inconnu de la nature tout
en présentant une dynamique d’humanisation de type naturaliste. Ici le darwinisme sert à montrer que la
nature elle-même suit ce processus. Il reste cependant une difficulté majeure : si la nature nous est
inconnue, comment savons-nous avec certitude qu’elle a une histoire?
Il reste que le texte développe l’hypothèse technologique et montre qu’elle permettrait de résoudre le
problème par excellence de la religion. On voit à quel point Marx demeure préoccupé par le problème
du fétichisme religieux : la technologie pourrait être l’agir intérieur de l’illusion religieuse. Mais plutôt
que de développer cette thèse risquée, Marx finit par s’en prendre au caractère abstrait des sciences
naturelles qui ne parviennent pas à entrer dans une dialectique aussi complexe. En somme, cette note
précieuse finit par l’idée que la dialectique historique, loin de se garder d’une extension au domaine
naturel, pourrait devenir le modèle d’une histoire de la vie entendue en un sens dialectique. L’esprit
soudain devient le modèle de la nature. Si ces thèses peuvent très bien conduire aux aberrations de
Lyssenko, où idéologie communiste dicte ses méthodes à la biologie, elle rejoint une profonde intuition
de l’identité de l’esprit et de la nature dont l’origine est évidemment romantique.
Ces développements sur la technique sont particulièrement éclairants. Ils nous enseignent que nous
n’avons pas tant affaire à un matérialisme fondé sur un concept de matière que sur un concept de la
technique. On voit au passage à quel point Heidegger a eu raison de mettre l’accent sur l’âge de la
technique et à en faire la réalisation de la métaphysique occidentale (Lettre sur l’humanisme, p. 103104), puisque c’est au nom de la technologie que Marx fonde son retour à l’identité de la nature et de
l’esprit. Toute une suite de thèses de l’école marxiste dépend de ces assertions.
Althusser défend l’idée que c’est parce que les Grecs inventèrent la production mathématique que la
philosophie est devenue platonisme. C’est parce que les Allemands inventèrent la chimie que
l’idéalisme allemand existe. Il s’agit de déduire des configurations intellectuelles de pratiques
technologiques. C’est de la technique que viennent les représentations religieuses ; la technique du
potier permet de dire que Dieu est le potier qui créa le monde. Il faut préciser ici que le mot "critérium"
vient de Vico, le verum ipsum factum est le critérium de la vérité. Marx reprend l’idée vichienne d’un
agir comme critérium de la vérité, mais il le rabat sur la technologie là où Vico l’engage vers les mythes.
Marx ne voit que des techniques dans les mythes, Vico ne voit que des mythes dans les techniques.
C’est d’ailleurs lui qui a cette formule fulgurante : le droit est une « poésie sérieuse », la technique une
« poésie réelle ». Le droit c’est la poésie sans l’opposition de la tragédie et de la comédie, la technique
c’est un poème qui se fait producteur d’effets dans la nature.
Qu’est-ce en effet le labour de la terre avec la charrue sinon l’effet d’un ajointement des parties de la
charrue selon une règle, comme le schéma métrique d’un poème ? Il y a ainsi une véritable poétique de
l’agriculture, qui n’est pas seulement son aspect sentimental, mais la structure même de sa procédure.
C’est une poésie qui ne reste pas dans les mots, mais accède à un acte précis, celui d’entailler la terre,
comme la césure entaille le vers. Les Géorgiques de Virgile ne sont pas seulement un poème sur
l’agriculture, ils sont le poème qui inscrit dans la langue le poème mis en œuvre dans l’agriculture. On
comprend pourquoi l’écriture en boustrophédon, dont use parfois Virigile, est d’abord un modèle de
labour. De même chez Heidegger, la Dichtung est la compacité forestière de la parole qui instaure le
monde dans la clairière de la différence ontologique. Nous retrouverons cette clairière chez Vico. Elle
est la scène où se partagent l’idéalisme poétique et le matérialisme technologique.
Nous avons réfléchi sur les rapports entre la dialectique hégélienne et la dialectique marxiste, puis sur
les rapports entre la dialectique marxiste matérialiste et la nature. S’est imposé à notre lecture le concept
capital de technologie. La note sur Vico du Capital opère un tournant à la fois fidèle (par la fonction de
l’agir humain qui s’y trouve affirmée) et infidèle à Vico (Marx n’oriente pas cet agir dans le sens d’une
structuration poétique du monde social, mais y substitue l’histoire des techniques, comme pratique
instrumentale du corps humain et périodisation des formes de la production).
Notre examen de la question des rapports entre la production humaine et la poésie demeure une pierre
d’attente. Un autre auteur se tient dans un dialogue poétique avec Marx, quelqu’un qui ne le lira pas, ne
connaîtra sans doute même pas son nom, mais qui participa au mouvements sociaux que Marx théorisa :
Arthur Rimbaud. - Nous reviendrons sur les rapports entre Marx, Rimbaud, la poésie et la production.
Pour en arriver à cette conclusion, il faut traverser l’épaisseur du Capital.
Nous rencontrons maintenant deux concepts primordiaux : le capital, avec son coefficient de
détermination de la plus-value, puis le fétichisme de la marchandise. L’élaboration de cette
conceptualité conduit à une lecture de la première et de la seconde section du Capital. Nous travaillons
selon les indications d’Althusser. Althusser conseille, pour lire l’œuvre, de passer d’emblée de
l’introduction à la seconde section, qui construit le concept de capital. Puis nous pouvons revenir à la
première section qui construit le concept de fétichisme. Nous irons du capital au fétichisme, ce qui
couvre un ensemble de quatre chapitres.
Économie et religion
Le point le plus foudroyant réside en ceci que l’œuvre de Marx n’est pas seulement un traité d’économie
politique. Sinon cet ouvrage ne réveillerait pas tant de forces et de passions dans les deux siècles venant
de passer ; il n’appartiendrait qu’à un domaine technique des études de l’économie politique. Certes le
capital et la marchandise sont des objets appartenant de droit à l'économie politique. Cette science
humaine est bien impliquée dans la théorie marxiste, mais il y a quelque chose de plus.
Selon les indications antérieurement données, ce surplus serait la logique hégélienne, la conception
dialectique de la réalité - bref, la dialectique critique révolutionnaire dépassant les conceptions
académiques ou bourgeoises du monde économique. La connexion de l’économie politique et de la
théorie de la négativité de Hegel créerait l’événement Capital. Cette idée est vraie, mais elle oublie un
élément supplémentaire qui constitue le caractère foudroyant de la chose.
On dit souvent que Marx est un auteur matérialiste (traitant conjointement des évolutions sociales et
naturelles) - et athée. Ses œuvres comportent effectivement des charges contre la religion («l’opium du
peuple») : elle étendrait ainsi son action dans deux directions : 1° la critique de l’économie bourgeoise,
2° une réflexion émancipatrice sur le caractère illusoire des religions. Or cette division de manuel
scolaire ne répond pas à ce qui fait le génie de Marx : d’avoir traité conjointement le fait économique et
le fait religieux. Il ne faut pas opposer d’un côté un Marx athée, anti-religieux, menant une polémique
émancipatrice contre les religions et de l’autre un Marx spécialiste des objets économiques. La
procédure critique en cours marche d’un même pas et considère ensemble, selon une liaison
inextricable, les illusions religieuses et économiques. Ces deux illusions sont les deux visages d’une
même structure fondamentalement aliénée des sociétés contemporaines.
On a vu que les Grundrisse soutiennent la thèse selon laquelle nous ne pouvons pas nous contenter de
faire la genèse d’un processus depuis son commencement jusqu’à la fin. Le propre du savoir dans la
contemporanéité capitaliste est de commencer toujours par la fin. Le caractère global du fait capitaliste
permet ensuite, par rétrogradation, de comprendre les éléments qui le composent. Marx commence par
la totalité : tant qu’on lira Marx, il restera une légitimité à penser depuis la totalité. - De même, Hegel
commence par la totalité, c’est-à-dire par le Savoir absolu. Il nous semble, à la première lecture, que la
Phénoménologie de l’Esprit ne parle que de la perception humaine et se contente d’être un traité de la
connaissance génétique, allant d’étape en étape par accroissement successif. Or cette lecture est fausse,
car l’analyse de la perception est effectuée du point de vue du Savoir absolu. La fin est le point de vue
depuis lequel nous regardons le début. Le Savoir absolu est au début et non à la fin. Il est impossible de
faire comme si la totalité n’existait pas. Les observations sur la sensation sont faites du point de vue du
« pour-nous » – pour nous les philosophes qui disposons du point de vue de la totalité, le Savoir absolu.
Le « pour-soi » est le point de vue d’un sujet qui se donne un savoir sur son objet, le « pour-nous » est le
Savoir absolu en tant qu’il est présupposé et permet de reconstruire les configurations partielles de
l’anthropologie humaine.
Chez Marx, de même, il nous semble au début du Capital qu’il traite de la théorie de la monnaie, qu’il
examine la façon dont l’or et l’argent deviennent des objets monétaires, la façon dont la circulation
s’engage à travers un certain nombre de convictions que les hommes ont sur la valeur de l’argent. Nous
avons l’impression d’une démarche génétique. En réalité, c’est parce que nous disposons déjà du
concept de capital que nous pouvons lire la première section. C’est une théorie « capitaliforme » qui se
donne un regard sur l’économie de la monnaie ; seule la totalité capitaliste permet de saisir la structure
du jeu monétaire.
Mais à ce problème de méthode, qui n’exprime qu’un résultat classique du système hégélien, s’ajoute
une seconde dette à l’égard de Hegel. Chez Hegel, le Savoir absolu n’est rien d’autre que le concept de
la religion. Pas de concept donc sans la synthèse religieuse portant sur la somme des attitudes
anthropologiques. Marx maintient cette exigence : pas de totalité sans religion. C’est lui, l’athée, qui
aura poussé jusqu’à notre temps cette urgence du religieux dans le savoir, on l’oublie trop. Il ajoute
seulement, et c’est là sa différence capitale avec Hegel, que le concept du capital ne se contente pas
d’intégrer le moment religieux, il ne se contente pas davantage de soutenir que le concept est la vérité de
la religion, il ajoute que le concept conduit à l’abolition de la religion. Voilà soudain que
l’ « Aufhebung » change de sens, non plus intégration explicitante, mais dénonciation annulante. Cette
possibilité était en attente dans le mot clé du système de Hegel, mais c’est Marx qui en déploie le
pouvoir de destruction. Ainsi le capitalisme n’est-il pas simplement un pouvoir économique, mais aussi
et indissociablement un pouvoir religieux, qui va vers sa chute au rythme même de la crise qui va ruiner
le système économique. Comme Wagner dans le Ring, Marx aura interprété le système hégélien comme
un système de la chute de l’or et des dieux.
On pourra toujours dire et répéter que ce sont les pays protestants qui bâtirent le capitalisme et que la
théologie chrétienne est au centre de la façon dont les hommes développèrent les premières ébauches du
capital. Max Weber soutient dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme que seules certaines
théologies, notamment celle, calviniste, de la prédestination, permettent de comprendre comment les
hommes, dans une société donnée, prirent le risque d’investir de l’agent dans la production industrielle.
Ce risque considérable était comme certifié ou stabilisé par le fait que les calvinistes étaient assurés
d’être élus, qu’ils vivaient dans la confiance à l’égard de leur élection divine. C’est parce qu’ils se
sentent protégés par Dieu qu’ils risquent le jeu du capital. Comme le protestantisme est fondé sur des
valeurs d’économie, de parcimonie, de gestion sage et éclairée, de mœurs sobres, le mélange de
prédestination et de vertu protestante est l’aliment moteur du décollage industriel de l’Europe, en
particulier de l’Allemagne et de l’Angleterre. Cette analyse est juste, mais elle reste une analyse des
imaginaires. L’imaginaire religieux du protestantisme engage un processus de stimulation des esprits, ce
qui favorise la prise de risque capitaliste. Le protestantisme est pour Weber un idéal-type, une forme
archtétypale de l’imaginaire permettant le développement économique, une forme de développement
social favorable au capital.
Cette analyse conduit à l’idée d’une institution imaginaire du capital, mais ce n’est pas la théorie de
Marx. Le marxisme est beaucoup plus lié à une intuition s’enracinant dans le judaïsme de Marx. Même
s’il rompt totalement avec sa tradition, il existe un point sur lequel Marx est un fils exact et fécond de
l’analyse juive du phénomène religieux. Ce point, c’est l’idole ou l’idolâtrie, dont Israël est à la fois
victime (le culte du veau d’or), et héros, dans la mesure où il est capable de s’en libérer grâce à son
guide Moïse. Marx cherche à être le Moïse brisant l’idole du capitalisme pour libérer l’humanité de ses
illusions païennes, pour l’éclairer sur les mécanismes réels de sa vie sociale polythéiste et fétichiste.
Freud ne fut pas le seul à contempler le Moïse de Michel-Ange, Marx l’a médité tout autant du fond de
sa retraite londonienne.
On le voit, Marx ne célèbre pas un imaginaire, il détruit une illusion. L’intention critique qui anime
doublement son oeuvre (à l’égard de l’argent et du religieux) se concentre sur le processus le plus
profond de l’humanité dans son paganisme originaire : la vocation de l’homme à produire des idoles qui
ne sont que l’image transcendée, inversée et trompeuse de ses conditions réelles. Il en découle deux
conséquences qui affectent pareillement la théologie et l’économie :
- On n’entre pas dans la question de l’argent et du capital sans poser celle, religieuse, de l’idolâtrie.
- Et on n’entre pas dans la question religieuse de l’idole sans faire intervenir la question concrète de l’or
et de l’argent.
Ce chiasme est la structure herméneutique du temps présent lu par Marx. Ce mécanisme lui permet de
discerner le point aveugle des sociétés modernes. Elles prêtent des vertus magiques à l’argent (ce dernier
étant à la fois la monnaie et le métal, et d’abord l’or). Ils lui donnent un caractère magique ou
alchimique. Marx parle de la « propriété occulte » de l’argent. Cette descente dans les enfers de l’argent
dénonce le magisme latent des sociétés apparemment rationalisées. Mais pour élucider ces magies et cet
occultisme du capital, il reste à comprendre les mécanismes de la religion, les fantasmes idolâtriques
habitant le fait religieux lui-même ; et à voir que l’homme est doublement aliéné, du côté de l’or et de la
piété.
Ainsi Marx suit-il les romanciers anti-bourgeois du dix-neuvième siècle, dénonçant les passions de
l’argent. Balzac, Flaubert, Maupassant, Wagner écrivent aussi à leur façon le Capital. Le Capital n’est
pas un livre parmi d’autres, il est le livre du siècle. Marx radicalise ce mouvement et le retrouve déjà
chez Shakespeare. Ces analyses sur la théologie idolâtrique de l’argent n’ont pas besoin d’un idéal-type
comme chez Weber. Il n’y a pas d’un côté un idéal-type et de l’autre le capitalisme. Mais ce dernier est
une machine qui produit, de façon immanente et permanente, de la croyance et des biens, de l’adulation
et des richesses. Cette totalité en marche est la découverte de Marx.
Marx et Freud sont associés dans la critique du monde contemporain. Ils marchent d’un même pas car
ils s’en prennent tous deux au tissu profondément idolâtrique de la société occidentale, au lien entre
idolâtrie et théologie. Là où Marx privilégie le rapport entre la religion et le métal précieux, avec la
cupidité qu’il provoque, Freud lie ces deux moments à la rémanence d’un stade anal, caractéristique de
l’humanité dans son rapport névrotique à l’or. Le concept structurant pour Freud est celui de désir, avec
ses phases de maturation. Alors que le concept-clé pour Marx est la production, avec ses aliénations
successives. Ces deux concepts distincts (désir et production) mettent tous deux en lumière l’implication
du religieux dans les structures fondamentales de l’anthropologie. Ils gardent en somme le contenu de la
religion en en abandonnant la dimension transcendante. Les configurations théologiques sont reprises,
mais sans considération du rapport à l’autre, à la transcendance, à la dimension mystique, au sacré qui
s’y effectue. Ici se joue l’innovation de Marx et Freud : ils proposent une lecture immanente du
religieux, celui-ci étant investi dans les moments du désir ou de la production. Weber, en posant un
imaginaire expliquant l’évolution sociale vers le capitalisme reste dans un dualisme qui manque l’unité
du processus.
Pour Marx la manie idolâtrique du capital produit des richesses et de la religion au sein d’une même
immanence. Il serait faux de séparer les critiques de l’économie politique et de la religion. Cette
séparation ferait de Marx un objet tronqué dont on manque le rapport à la totalité. L’athéisme du
pouvoir soviétique et maoïste n’est pas un accident affectant un marxisme cherchant la libération
économique des peuples. Dans le marxisme, aucune production religieuse n’est indépendante de la
production économique. La religion et le capital sont pensés ensemble dans une parfaite réciprocité.
Mais penser dans cette réciprocité, c’est toujours penser en contexte chrétien pour Marx. L’idolâtrie est
constitutive du christianisme, protestantisme et catholicisme mêlés dans leur commune passion pour le
corps du Christ et la production des richesses. Le Christ fils de Dieu est l’idole primordiale du
narcissisme occidental et c’est sa théologie, on va le voir, qui permet de dénoncer les mécanismes les
plus profonds du capital. On reconnaît ici bien évidemment des thèses traditionnelles de la critique juive
de Jésus. Pourtant Marx est fondamentalement opposé à sa propre tradition religieuse, au point de flirter
avec l’antisémitisme. Marx est dans la même situation vis-à-vis du judaïsme que l’était Spinoza : même
lucidité biblique en rupture avec le Dieu de la Bible.
Comme le Savoir absolu chez Hegel est le concept de la religion vraie, le christianisme, de même chez
Marx le capitalisme est la forme de totalisation du fait social propre au christianisme : la
transsubstantiation, la Trinité, Dieu comme causa sui sont des concepts qui valent pareillement à ses
yeux pour la théologie chrétienne et le système économique. Pareillement « mystiques » sont le
christianisme et la bourgeoisie. Mais d’un autre côté, les citations de Dante et du Livre de l’Apocalypse
que Marx multiplie quand il veut rendre sensible la proximité de la Révolution, démontrent que la
dimension apocalyptique ou messianique du christianisme demeure vivante chez Marx, ne serait-ce que
par le concept luthérien de négation de la négation. S’il demeure une dimension religieuse chez Marx,
elle est apocalyptique et messianique, elle consiste à voir dans la crise du capitalisme la condamnation
du monde du péché en faveur de l’émergence d’une nouvelle terre. Le Parti communiste et la classe
ouvrière annoncent la réalisation de cette promesse. La régression mystique est certes le moteur de
l’illusion capitaliste ; et pourtant Marx maintient un pressentiment mystique de la catastrophe. Les
analogies religieuses ne donnent pas simplement à comprendre dans le miroir de la religion les illusions
du capital, elles courent sous les analyses les plus rationnelles du capitalisme. C’est dire à quel point le
Capital, nouvelle Bible du prolétariat, est un livre ambigu, impénétrable, aussi pervers et aussi puissant
que les plus grandes œuvres de l’idéalisme spéculatif.
De M-A-M à A-M-A’
L’opposition qui existe entre la puissance de la production foncière basée sur des rapports personnels de
domination et de dépendance et la puissance impersonnelle de l’argent se trouve clairement exprimée
dans les deux dictons français : «Nulle terre sans seigneur.» «L’argent n’a pas de maître.»
Le Capital, p. 239 (note a)
Bien lue, cette note qui repose sur deux proverbes résume la dynamique du monde moderne. L’idée
finale d’une «puissance impersonnelle » précise évidemment la notion de « puissance sociale ». Le bilan
du capitalisme est la dépersonnalisation. On comprend qu’il y ait eu des lectures sympathisantes de
Marx dans le clan personnaliste, et même chez un philosophe de la vie en première personne comme
Michel Henry. Mais Marx ne donne pas dans le style de la déploration ou de la restauration subjective
des personnes. Il cherche le processus, et il le trouve imprimé jusque dans la langue.
Attention, le seigneur n’est pas le maître ! Le seigneur appartient aux hiérarchies médiévales et exprime
les structures indo-européennes (Dumézil) des sociétés anciennes, avec la part de domination et de
servage caractéristique de ces systèmes. En modernité il n’y a plus cette violence sacralisée, mais simple
puissance : la figure du seigneur est tombée au profit de celle du maître. Et encore : Kojève remarque
que ce n’est pas le maître antique, mais la figure du propriétaire, sans transcendance ni autorité. Le
maître ne s’entend pas en un sens initiatique ou chevaleresque ou romain, mais c’est le bourgeois, une
simple autorité de régulation propre au monde du capital. C’est pourquoi l’argent est sans maître, car le
maître qui a remplacé le seigneur n’est même pas maître de sa propre maîtrise. La circulation de l’argent
lui dicte sa conduite, ses bénéfices et ses pertes. Il est un jouet dans sa main. C’est pourquoi il n’y a pas
deux phases, mais trois : le seigneur, le maître-propriétaire et l’agioteur qui n’est ni seigneur ni maître.
Dans cette simple note, c’est tout l’horizon mythologique de l’Occident qui disparaît. A sa place règnent
l’impersonnalité, la perte de la maîtrise, l’abaissement de la souveraineté - elle se vérifie dans la
présente campagne électorale à un point insoutenable. Il n’y a plus ni seigneurie, ni maîtrise, ni
souveraineté ; seulement une maîtrise théâtrale. Même la guerre, même gagnée, pour la première fois de
l’histoire humaine, ne procure aucun regain de souveraineté. C’est une crise ou une détresse de
souveraineté. De Gaulle sauvait la souveraineté par les souvenirs de la guerre, or Sarkozy a fait la guerre
à grande échelle sans rien y gagner en termes de souveraineté. Le sang n’arrive plus à oindre le roi ni à
lui donner sa légitimité. A sa place, un argent sans visage, ni maîtrise, qui impose la dette publique
comme seul souci organisateur des sociétés.
Pour entrer dans le concept du capital, et suivre le rythme de la dépersonnalisation qu’il impose, il faut
décrire deux processus de l’argent qui semblent indiscernables à première vue et que Marx est le
premier à distinguer dans leur clarté. Le premier processus est celui de l’homme allant au marché pour
vendre une marchandise et s’en acheter une autre avec le produit de cette vente. C’est le trajet M-A-M :
on passe de la marchandise, à l’argent, et de l’argent à la marchandise. Le second, plus mystérieux, AM-A, c’est celui de qui part de l’argent et n’use de la marchandise que pour faire de l’argent. Ceci
mérite quelques explications.
La grande erreur de l’économie politique bourgeoise, dans l’analyse de Marx, est de penser que les
processus économiques ne s’interprètent que par un schéma utilitariste qui fait de l’argent une médiation
entre une production et une valeur d’usage. Ce schéma est une analyse extérieure, enfantine, du
commerce. La structure en M-A-M n’est même pas celle qui a été décrite par Aristote dans les
mécanismes économiques. Marx souligne au contraire que si Aristote identifie le processus M-A-M, il
montre que l’échange peut être décrit par un concept plus large qui ne se confond pas avec la conception
domestique de l’échange.
Il existe en effet une autre structure, mise en avant par Aristote lui-même, rivale de ce qu’il appelle
« l’économique » et qui porte sur l’argent seul : c’est la « chrématistique » (cf la note sur Aristote, p.
246). Elle décrit un processus inverse de M-A-M : A-M-A. Thomas d’Aquin balaiera cette autre forme
de production de richesse en l’assimilant à l’usure. Elle est pour lui injuste et opposée aux valeurs
bibliques car elle produit de la richesse sans travail. Condamnée par l’Église et par la royauté française,
elle ne disposait d’aucune autonomie de développement. Cette structure en A-M-A trouvera son
développement lorsque la royauté tombera et lorsque de nouvelles structures politiques démocraticolibérales en libéreront la créativité propre.
A quoi tend la structure en A-M-A? Soit une certaine somme d’argent, avec laquelle on achète des biens
pour les revendre à un prix plus élevé, ou pour s’équiper d’une machine : celle-ci élaborera la matière
première acquise dans le premier échange et fera gagner de l’argent lors de la revente. Cette structure
fonde conceptuellement le capitalisme.
Dans la première structure, aucun rapport n’existe entre les deux marchandises. Alors que dans la
chrématistique, on part de l’argent pour revenir à l’agent. L’argent se fond dans l’argent, le même
produit est au départ et à la fin. Il y a une perte de la détermination qualitative de l’objet de départ et de
celui d’arrivée. C’est parce que A=A qu’il existe une sorte de flux et de circulation qui annule la réalité
des objets. Ce processus de fonte ou d’annulation des différences est à la base de la dé-personnalisation
du capital.
Dans le schéma A-M-A, on espère que le second A sera plus élevé que le premier. La vraie formule est
A-M-A’. La différence entre A et A’ est liée à la productivité de M ; c’est la Plus-value. Mais qu’on
opère une plus-value ou qu’on vende à perte, conceptuellement le résultat est le même, l’argent revient à
l’argent. Cette différence quantitative et non qualitative vérifie l’anonymat de l’argent. D’où la thèse
fulgurante : A veut A’, l’argent veut l’argent - et même l’argent se veut. L’argent est un processus
autonome et « automatique ». C’est la formule même de Marx. Elle résume le fétichisme du capital, elle
résume la mythologie du capital : il y a quelque chose dans le monde qui veut sans être un sujet libre.
Est-on si loin du Vouloir vivre ?
Arrêter ce vouloir, entraver cet automatisme en enfermant A’ dans une boîte avec une clé, c’est une
solution absurde car pendant le temps où mon argent n’est pas investi, mon concurrent, lui, va gagner
des parts de marché à mes dépens (par exemple en achetant de nouvelles machines). Je suis vite
débordé : mon concurrent gagne plus que moi, mon A’ perd régulièrement de la valeur. Je me suis ruiné
par thésaurisation. Au contraire, le vrai capitaliste, ayant gagné A’, n’en jouit pas à loisir. Il le remet
immédiatement en jeu pour acheter un nouveau M et concurrencer son confrère en augmentant sa propre
productivité. Le A de M-A-M est ainsi totalement différent du A’ de A-M-A, même s’il s’agit d’argent
dans les deux cas. Le A de M-A-M est utilisé immédiatement, j’achète quelque chose dont je me sers.
Mais je ne jouis jamais du A’ de A-M-A. Les économistes disent qu’il n’y a pas de bénéfices présents,
que des bénéfices futurs. L’argent ne peut pas dormir dans un coffre-fort, il est obligé de se réinvestir d’où la formule spéculative : l’argent veut l’argent.
Dans cette rotation folle de l’argent provenant de A-M-A jusqu’à dévorer la terre, la moindre
interruption du processus casse le système. Il faut donc supposer, au détriment de la terre, que ce
mouvement est infini. Le mouvement de la plus-value est infini, non de façon linéaire, mais circulaire.
Parvenu à cette étape du raisonnement, il est possible de construire l’argument suivant : 1° Si l’argent se
veut et qu’il est infini, 2° S’il réduit toutes ses déterminations à la même idéalité transcendante, une et
éternelle, 3° Le capital est Dieu : non celui que les hommes prient en cas de malheur de l’existence,
mais à tout le moins le Dieu causa sui que Descartes inventa, le Dieu des philosophes dénoncé par
Pascal, celui de la substance unique de Spinoza, celui du savoir absolu de Hegel.
Tel est, à la fois, le triomphe et la catastrophe de la philosophie occidentale. Sans le concept capital de
causa sui (construit à partir de la preuve ontologique de Saint Anselme), il est impossible de percer le
fonctionnement de la modernité. Le monde moderne est une preuve ontologique en acte sous la
condition de la plus-value du capital. Hegel lui-même, dans La Doctrine de l’essence, présente son
système comme une preuve ontologique développée. Marx accepte ce résultat : la preuve ontologique,
c’est l’auto-réflexion du processus de l’argent en A-M-A, où l’essence (l’argent) se fait cause d’ellemême et par là devient la loi de toute existence. Cette déduction du réel par la loi de l’argent est le chefd’œuvre de Marx. Elle est la profanation simple de la Logique de Hegel. Et c’est une catastrophe pour
l’histoire humaine.
La catastrophe tient au fait que, là où il devait y avoir le comble de toutes les significations, il n’y a
qu’un processus sauvage de destruction de l’humanité par elle-même. L’auto-mouvement de la sagesse
n’est que la destruction de la terre et l’auto-destruction de l’humanité. Le Savoir absolu est réalisé,
Hegel est le philosophe absolu - mais le bilan est la destruction de cet absolu lui-même par l’illusion qui
s’en est rendue maître. L’absolu n’est rien d’autre que sa propre destruction.
Marx ne tire pas toutes ces conséquences, mais il s’applique surtout à en montrer le caractère inexorable.
La philosophie de l’argent devient ainsi insensiblement un philosophie de la valeur :
Cet excédent ou ce surcroît, je l’appelle plus-value (en anglais surplus value). Non seulement donc la
valeur avancée se conserve dans la circulation ; mais elle y change encore sa grandeur, y ajoute un plus,
se fait valoir davantage, et c’est ce mouvement qui la transforme en capital.
Le Capital, p. 244
Ce qui importe dans le processus de l’argent, c’est finalement l’émergence de la valeur. Les valeurs sont
des produits auto-déterminants du procès sans sujet du capital. Ici Nietzsche entre en dialogue avec
Marx : en mettant tout son accent sur la pensée de la valeur, il ne la trouve pas directement dans le
capital, mais dans le ressentiment. Il faudrait faire valoir les liens entre une logique du ressentiment et
une logique du capital, entre la volonté de puissance qui se nie et le processus économique qui se
développe. La valeur n’augmente qu’à mesure que la morale triomphe…
Le renouvellement ou la répétition de la vente de marchandises pour l’achat d’autres marchandises
rencontre, en dehors de la circulation, une limite dans la consommation, dans la satisfaction de besoins
déterminés. Dans l’achat pour la vente, au contraire, le commencement et la fin sont une seule et même
chose, argent, valeur d’échange, et cette identité même de ses deux termes extrêmes fait que le
mouvement n’a pas de fin.
Le Capital, p. 245
[La circulation A-M-A est ] prête à recommencer le jeu.
Le Capital, p. 245
Le mauvais infini du capital, c’est la répétition par laquelle A’ devient un nouveau A dans un cercle
infini. Le capital est répétition, un éternel retour sélectif sans doute, mais un éternel retour d’abord. Une
fois de plus Nietzsche hante notre lecture, il n’y a pas de valeur sans volonté de puissance, ni de volonté
de puissance sans éternel retour. Cet éternel retour pourtant est brisé par l’espérance communiste de
Marx. Il a manqué un Zarathoustra au Parti…
[…] car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le
mouvement du capital n’a donc pas de limites.
Le Capital, p. 246
Dans cette circulation infinie, Marx va trouver une place pour la subjectivité du capitaliste : il n’est que
la hâte de l’argent se voulant. Il n’a pas d’autre intimité spirituelle. C’est lui, et non pas Malebranche,
qui devait dire : nous avons toujours du mouvement pour aller plus loin… Malebranche en déduisait
notre capacité à surmonter toutes les tentations finies pour nous conformer à l’Ordre universel. Marx en
conclut l’ascétisme d’un agioteur qui ne cesse de renoncer à la jouissance de ses dividendes pour oser
d’autres investissements plus conformes à l’Ordre mondial du capital :
Le contenu objectif de la circulation A-M-A’, c’est-à-dire la plus-value qu’enfante la valeur, tel est son
but subjectif, intime. Ce n’est qu’autant que l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite
est le seul motif déterminant de ses opérations, qu’il fonctionne comme capitaliste ou, si l’on veut,
comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d’usage ne doit donc jamais être
considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que le gain isolé, mais bien le mouvement
incessant du gain toujours renouvelé.
Le Capital, p. 246 et 247
Voilà donc la personne qui fait retour, mais à quel prix ! Loin d’être une âme libre, le sujet est un effet
de la plus-value. L’or est partout, jusque dans l’intimité spirituelle. Le capitaliste qui joue son rôle au
cœur de la circularité ne gagne son identité personnelle que dans sa soumission à la loi de l’argent. Le
capital est subjectivant, mais il produit une subjectivité aliénée à ses propres fins. Etre un moi, c’est un
être un moment du capital, un visage du capital, une volonté du capital. L’anneau crée un destin, mais il
est maudit. Il s’empare des cœurs et devient lui-même en s’incarnant dans ses esclaves.
Le sujet n’est pas une spontanéité comme dans la tradition spiritualiste, mais un fonctionnement : «il
fonctionne comme capitaliste». Ce n’est pas une âme, mais une action spécifique du capital qui a besoin
de cette puissance pour être et valoir. Conscience et volonté ne sont pas originaires, elles doivent être
déduites. Elles ne sont plus des attributs de l’âme, mais des résultats d’un processus sans âme ni esprit,
l’argent se voulant lui-même. Marx cite en note le mythe de l’ogre, il aurait pu penser aussi au Golem…
La vie éternelle de la valeur que le thésauriseur croit s’assurer en sauvant l’argent des dangers de la
circulation, plus habile, le capitaliste la gagne en lançant toujours de nouveau l’argent dans la
circulation.
Le Capital, p. 247
Marx est-il sérieux, on peut toujours en douter. Entre la caricature kafkaïenne et la thèse métaphysique,
on a le sentiment que le texte oscille. Une seule chose est sûre : Marx cherche en toute chose la
profanation et le blasphème. Tu voulais l’immortalité de l’âme ? La voici, c’est l’immortalité de ton
portefeuille. Il n’y a aucune valeur sublime de l’humanité qui résiste à cette exécution de masse : tout y
passe, et c’est par la détermination de ce tout que le texte devient cardinal et son style ineffaçable. Ne
pouvant régner par la séduction, Marx a régné par l’odieux, moyen inoubliable car il consonne avec son
temps.
[…] mais en fait la valeur se présente ici comme une substance automatique, douée d’une vie propre
qui, tout en échangeant ses formes sans cesse, change aussi de grandeur, et spontanément, en tant que
valeur mère, produit une nouvelle pousse, une plus-value, et finalement s’accroît par sa propre vertu. En
un mot, la valeur semble avoir acquis la propriété occulte d’enfanter de la valeur, parce qu’elle est
valeur, de faire des petits ou du moins de pondre des œufs d’or.
Le Capital, p. 248
La propriété occulte, la voilà. L’alchimie des œufs est même au rendez-vous. Mais surtout c’est la
substance automatique qui doit retenir l’attention. Elle est la caricature de la liberté hégélienne et du
système comme cercle de cercle. Avoir conquis une automaticité sans âme, et une ipséité sans sujet,
voilà le comble du naufrage du Savoir absolu. C’est pourtant ce naufrage qui fait notre quotidien, nos
enjeux, nos fins, nos valeurs. Le machinisme de l’argent se substituant au plus grand sursaut de
l’humanité spéculative, telle est la nouvelle désastreuse qui se répandra dans le monde en même temps
que le Capital.
Le moment est alors venu d’oser un blasphème dont aucune hérésie connue n’avait formulé de pareil :
Marx compare, ou plutôt identifie le capital à la Trinité chrétienne. A est le Père, et A’ est le Fils. A
devient A’ comme le Père engendre le Fils à travers M (le monde). Il y a un processus trinitaire,
transsubstantié et incarnatif du processus capitaliste. Et si, selon Hegel, le rapport du Père et du Fils est
le processus même de la preuve ontologique, le capital est la preuve ontologique qu’on a dite.
L’Occident est trinitaire, ontologiste et absolu; mais il ne l’est qu’à travers l’auto-processus matériel du
capital. En conclusion, l’Occident est une idolâtrie comme système. Mais sa vérité n’est qu’une pure
agitation de la matière courant à son abolition : Marx a bien puni les hommes pour leur culte
désordonné. La première fois que j’ai lu le Capital, je me suis arrêté à cette page : je n’ai pu aller plus
loin. C’était en 1977.
Le flux du capital se caractérise par un monisme qui peut être comparé au métal même de l’or : il
provient de différentes mines, mais engendre en fin de compte un métal unique. Les origines de l’argent
s’effacent en effet au profit de l'action d’un espace homogène de production, à savoir l'argent allant à
l’argent, croissant parce qu’il est argent, et entrant dans une dialectique systématique où se retrouvent
les propriétés de l’esprit hégélien et de la Trinité chrétienne, qui en est l’une des interprétations
possibles. Tout est esprit, donc argent. L’esprit ne croît que par Aufhebung, par surpassement de ces
contradictions ; de même l’argent ne croît que par cette Aufhebung qu’est la plus-value. L'esprit est
totalité, l’argent également. L'esprit absorbe les différences de la nature, l’argent absorbe toutes les
différences de la production. Marx et Hegel convergent autour du caractère systématique de la
modernité.
Heidegger surpasse la différence entre Hegel et Marx et enracine le système dans l’histoire de l’être. Il
répond que le système est volonté de volonté. Par là il le détermine comme un concept plus fondateur et
plus déterminant que la différence entre l’argent et l’esprit. L'esprit hégélien et l'argent chez Karl Marx
sont deux façons de répondre à la question du système. L’ouvrage de Marx traite d’un secteur local de
l'activité humaine, il l’élève à une dimension systématique qui lui confère une dimension fondamentale.
Dans le premier chapitre de son cours sur Schelling, Heidegger met l’accent moins sur les thèses de cet
auteur que sur le caractère systématique que Schelling donne à l’idéalisme allemand. Hegel et Marx sont
des déclinaisons solidaires de la fonction du système comme caractérisation de l’ère de la subjectivité
dans la phase terminale de la métaphysique occidentale. Cette systématique du sujet (de la volonté de la
volonté) reste une métaphysique jusque dans la technique, c’est pourquoi la technique comme
métaphysique réalisée est l’avenir du marxisme : en cherchant dans la technique la genèse des
représentations sociales, Marx ne fait que vérifier l’étendu du diagnostic de Heidegger. Certes, le dixneuvième siècle est voué à un système qui cherche encore son mode de réalisation, il n’en trouve que les
formes trop génériques que sont l’esprit et le capital. Le vingtième siècle résoudra cette indétermination
relative en donnant à la métaphysique systématique son visage ultime : la technique comme mise en
œuvre du projet du capital.
Le problème de l’infini
Selon la logique du système, il s’agit de viser une plus-value non pas relative mais maximale. La
solution conceptuelle est commune à Marx et à Hegel. Ce qui possède la modernité et l’oblige à ne viser
que des maxima, c’est son rapport à l’infini.
Dans les travaux d’Aristote, le cycle M-A-M (permettant de nourrir la population d’une cité) ne
détermine que des rapports finis entre le prix de la marchandise vendue et l’achat permis par sa vente.
L’ontologie de l'argent repose pour le Grec sur la catégorie du fini, qui est aussi celle de l’acte. Même si
Aristote repère parfaitement la tendance de la chrématistique à l’infinitisation, l’antiquité
aristotélicienne se propose l’accomplissement d’une sphère de perfection, d’acte et de finitude.
L’entrée dans le cycle A-M-A’ engendre une circulation qui vire à l’illimitation. Nous abandonnons le
rapport de régulation que donnent les besoins dans l'échange et aussitôt nous passons du fini à l’infini.
L’infini est le grand déstabilisateur de la société occidentale. Seulement l’infini n’entre pas que par
Dieu, il entre d’abord par l’argent. C’est l’argent qui enseigne l’infini à Dieu. Dès qu’il est défini
comme A’, l’argent revient dans la fonction de A pour tenter de gagner A’’ (puis A’’’, etc.). L’argent,
dans son univocité, entre dans l’illimitation de la rotation. La rotation est une figure de l’infini. L’infini
de l’espace physique est linéaire depuis Galilée. L’infini de la puissance sociale est circulaire depuis
Marx. La circulation capitaliste produit de l’infini avec la finitude du monde.
Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal, cette rotation produit des frottements, les objets de la
nature entrant dans le cycle s’usent. L’accélération de l'échange dans le capitalisme jette le monde dans
l’infini, mais encore elle l’use et lui fait subir une véritable entropie. La quantité de biens échangés
passe dans l’infinité de l’argent et finit par user la terre elle-même. Lévi-Strauss oppose les sociétés
froides en M-A-M (l’économique se distingue de la chrématistique, l’usage règle le prix d’un objet) et
les sociétés chaudes (une accélération historique liée à la circulation de l’argent permet la victoire de la
chrématistique). Le réel social est pris entre usure et éclatement, ce qui explique aussi bien la succession
ininterrompue des révolutions du dix-neuvième siècle que la crise écologique contemporaine.
L'infini est devenu le chiffre de la modernité. Cette thèse est au cœur du système hégélien ; cette rotation
est celle de l'esprit. Hegel enregistre la liaison entre le christianisme et cette métamorphose de
l'ontologie sous l’effet de l’infini. Le dieu d’Aristote est parfait, il a une finitude comme limite et
comme réflexion. Dès que Dieu est défini lui-même comme infini et tout-puissant (ce qui n’est pas le
cas chez Aristote), les structures de la réalité, les catégories, entrent dans une relation frénétique, une
distorsion permanente, sous la pression de l’infini. L’ontologie doit devenir à tout prix infinie ; Pascal
est un grand témoin de cette métamorphose. Il la conduit tant sur le plan épistémologique (L’Art de
persuader) que sur celui de la religion (« Que l’homme contemple etc. »)
Marx enregistre un passage à l’infini plus secret, mais d’autant plus déterminant, qui devient effectif au
même titre dans la théologie, dans la conscience de soi, dans l’esprit et dans la circulation des biens.
Grand connaisseur d’Aristote, successeur du Stagyrite dans l’étude de l’échange, Marx le
révolutionnaire, malgré son horreur des présupposés esclavagistes d’Aristote, n’est pas sans éprouver
une profonde nostalgie pour l’ordre aristotélicien. Son œuvre repose en somme sur la distinction entre
l'économique et la chrématistique; la chrématistique est un cancer qui se greffe sur l’économique. La
société communiste sans classe pourrait se concevoir comme une économie domestique à l’échelle
mondiale.
Sauf que cet État communiste visé dans le procès décrit par Marx a besoin de l’infini capitaliste pour se
reproduire. Il a besoin de l’Aufhebung propre à l’infini pour accéder à ce retour aristotélicien. La
révolution elle-même pousse les situations à l’infini et ne fait en cela que suivre la voie ouverte par le
capitalisme. Marx considère que seule une contradiction infinie comme une révolution mettrait un terme
au processus infini du capitalisme. Quelle négation de la négation se produirait sans une médiation
infinie ? Il ne s’agit pas d’une simple destruction car l’un des termes est infini - sinon ce serait une
antinomie kantienne où les capitalistes et les ouvriers s’opposeraient toujours et chercheraient pour finir
une conciliation de l’antinomie. Or la négation ouvrière l’emportera sur celle des capitalistes - parce que
la négation ouvrière, comme celle de l’esclave qui travaille contre le maître qui jouit, est infinie : c’est
précisément celle du travail en tant qu’il est libre. La révolution est un fruit de l’infini.
La circularité du capital est certes illusoire ou fausse ; mais cette illusion fait le monde. Le capital se fait
croire à lui-même qu’il est infini - ce qui est vrai en tant qu’il circule, et non selon ce qu’il représente. Il
est infini en tant qu’il circule dans les bourses. Mais il représente son objet, le travail humain, sous le
monde de l’exploitation. Un vrai infini doit être celui du travail, dans la mesure où le travailleur est libre
dans son rapport de production. Le point de départ est l'infini tyrannique et faux de la production
capitalise ; la fin est l’infini réel de la libération des peuples.
S’opposent ainsi 1° une valorisation hyperbolique de l’homme au travail, seul véritable infini, 2° et
l’affirmation du pouvoir d’un infini formel, la plus-value.
Un humanisme de Marx?
Le véritable moyen pour faire monter à l’infini la plus-value est la force de travail investie par le
capitaliste dans le temps où son A séjourne dans M. C’est par le travail que M va permettre à A, une fois
revendu, de devenir A’ Mais cette simple observation n’aurait qu’une portée limitée si elle ne
s’accompagnait d’une nouvelle définition de l’homme en tant que détenteur d’une telle force de travail,
moyen terme dans le syllogisme de la valeur :
Sous ce nom [force de travail] il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui
existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour
produire des choses utiles.
Le Capital, page 263
Nous avons commencé par des structures systématiques, ici l’homme marxiste entre en scène. Alors
qu’il n’était question jusqu’ici que de la magie de l’argent, l’humanisme de Marx intervient ici.
Althusser le présente comme « anti-humaniste » ; en revanche, Heidegger montre que Marx appartient
fondamentalement à l'histoire de l'humanisme, ne serait-ce que par son attachement à la technique.
L’homme, tel qui s’est retrouvé au centre de la réflexion philosophique depuis Pic de la Mirandole,
Léonard de Vinci et la Renaissance, entre en cet instant dans le texte marxiste.
Cet homme, à lire Marx, est un ensemble, une totalité. Cette proposition annonce un humanisme
intégral. L’homme n’est pas comme chez Descartes une âme dans un corps, mais une totalité. Son
caractère immanent et organique interdit de le fractionner. Cette totalité vivante est cependant issue du
partage cartésien entre la res extensa et la res cogitans. L’homme marxiste est composé de deux
puissances, le corps et l’intellect, exactement comme l’homme classique. – Souvenons-nous ici que le
tournant cartésien est la fin d’une conception tri-polaire de l’homme issue de l’Antiquité, en faveur de la
représentation bipolaire que l’on sait. Les Anciens, jusqu’à la Renaissance, définissent l'homme comme
composé d'un corps, d’une âme et d’un esprit (selon la différence ultérieure entre l’entendement et la
raison que nous devons à l’idéalisme allemand). L’homme intégral de Marx est composé d’un corps,
d’un esprit (mens), équivalent à l’entendement ou la raison ou à la lumière naturelle. Marx appartient
dans ce texte à la révolution cartésienne.
Mais, selon une position typiquement matérialiste, et contre Descartes, le corps intervient en premier. La
force de travail est la capacité pour un homme de produire des effets dans la nature. Cette détermination
est issue de l’Antiquité, elle se trouve tout particulièrement chez Virgile (non chez Aristote, qui pense
d’abord le corps au travail en relation avec l’esclavage) sous la forme du labor. Labor omnia vincit, le
travail vainc toute chose. Ce primat de la force de travail du corps chez Marx est d’abord un héritage
matérialiste et latin. Le grand poème virgilien sur le travail de la terre, les Géorgiques, place la force
physique du laboureur au premier plan. - Les Bucoliques, vouées à l’amour, inversent la sentence : amor
omnia vincit. Du point de vue des Géorgiques, le travail remporte la victoire sur toutes choses ; du point
de vue des bergers à la lisière des forêts, c’est l’amour qui vainc toutes choses. Marx n’est pas
philosophe des lisières, mais des champs.
La virgule (en lieu et place d’un «et») après «homme» est capitale, elle témoigne du refus de séparer,
comme chez Descartes, mens et corpus qui pourtant viennent d’être reconnus au centre de la nature de
l’homme. Corps et âme ne sont pas en réalité placés sur le même plan ; leur unité est d’abord sensible
dans le corps lui-même, selon le point de vue matérialiste ici en vigueur. Mais le corps a besoin d’être
lui-même porté à une forme d’animation. L’accent passe alors sur l’âme conçue comme personnalité
vivante. Quelle est la fonction de l’âme comme centre d’une personnalité vivante ? Non pas de se tenir à
l’écart du corps, mais de l’envelopper, de l’irriguer, et de l’animer. La personnalité vivante, c’est le
corps repris à un niveau d’élaboration supérieur et soumis au travail de l’âme.
La personnalité désigne donc l’âme individuelle, la res cogitans, l’animus. Mais l'ajout du qualificatif
«vivante» veut dire qu’elle anime le corps de sa spiritualité ; elle fait un tout avec son corps. Cette
doctrine renoue à son tour avec la tradition antique ; le caractère intégratif de l’âme dans le corps est un
héritage du De anima d’Aristote, mais surtout du Chant VI de l’Énéide. Virgile descend voir son père
aux Enfers, et cet homme lui explique comment est faite la vie : l’intégration d’un esprit dans une
matière. Par le concept de «personnalité vivante», Marx fait de l’âme un englobant du corps. Il porte un
regard antique sur le phénomène du travail. - La notion de personnalité vivante est présente à son tour
chez Hegel. Dans sa philosophie de l’esprit, il reconstitue la positivité antique de l’homme. Sa lecture
dialectique de l’esprit fini restitue le caractère d’animation du corps de l’esprit humain. Marx parle une
langue qui vient d’Aristote, passe par Virgile et arrive, après avoir traversé Athènes et Rome, à son
épanouissement dans le système hégélien. Mais le système va se venger contre la personnalité vivante :
l’évaluation de cette misère est l’œuvre propre de Marx : en entrant dans le système, la personnalité
vivante est broyée par une abstraction infinie, le capital, dont la fonction consiste à disloquer la
personnalité vivante de l’homme antique. Véritable soulèvement de l’homme antique, la force de travail
est d’abord une modalité critique de l’entropie capitaliste.
Le texte se fait ensuite plus aristotélicien par la référence au mouvement. Ce primat du mouvement dans
la considération d’un événement est la trace du savoir d’Aristote au second livre de la Physique. Le
travail est pensé comme chez Aristote : il est une sous-espèce de la catégorie physique de mouvement.
Nulle place ici pour les concepts de projet ou d’invention, ni pour les considérations psychologiques que
le capitalisme tardif, dans son subjectivisme foncier, multiplie pour masquer la réalité du travail. Ici le
travail est la création d’un événement dans la nature selon l’ontologie d’un mouvement pris entre
puissance et acte. Le texte bifurque enfin sur une autre détermination d’Aristote, la finalité : produire
des choses utiles. Toute la phrase qui fait valoir l’homme dans son essence de travailleur converge pour
finir vers la production. La personnalité vivante veut la production : telle est la limite de l’humanisme de
Marx. Marx restitue l'homme antique et appartient comme tel aux desseins de la Renaissance ; mais
oriente son intervention dans le monde sous le sens exclusif de la production. L’humanisme de Marx est
capitaliste avant même la naissance du capital.
Liberté, santé, démocratie, droits de l’homme : les conquêtes du capitalisme
Le chapitre VII s’ouvrira sur une théorie générale de l’homme face à la nature ; elle couronne
historiquement et spéculativement l’analyse de la force de travail. Marx tire les conséquences de
l’homme de la Renaissance qu’il a réveillé avec sa personnalité vivante et sa force de mouvement. Mais avant d’arriver à cette récompense intellectuelle, Marx dresse dans le chapitre VI les conclusions
de sa définition de la force de travail. Ce texte cynique entre tous montre que les grandes victoires et
conquêtes du monde moderne, qui passent pour être ses fruits les plus purs, ne sont que des facteurs
d'accroissement de la plus-value. On se félicite de la conquête de la liberté, de la démocratie, de la santé,
des droits de l’homme : mais tout ceci n'est qu’un ensemble de conséquences froidement dialectiques du
trajet A-M-A’.
Cette subversion de l’humanisme bourgeois résume l’aspect scandaleux du marxisme. Aujourd’hui tout
le monde pleurniche sur ces quatre catégories et quiconque les remet en question est considéré comme
un monstre inhumain. Or ce sont des produits de l’idéologie moderne, ce sont les conditions même de
l'exploitation de l’homme. Dans un système où tout est marchant, ce n’est pas une bonne idée pour le
capitalisme d’arriver avec une armée de mercenaires et de réduire en esclavage une population pour la
mettre au travail. Le servage coûte cher et est toujours exposé à la rébellion; et celui qui ne travaille pas
de bon gré fait du mauvais travail. L’esclavage, qui aurait pu être une conséquence très naturelle de la
recherche de A’, est une mauvaise solution, il produit un plus qui n’est pas infini. Seul le consentement
libre des personnes répond à la mobilisation totale dont le capital à besoin. Le capitalisme va donc
adresser son projet d’exploitation à des être libres et égaux.
On donne le statut d’hommes libres aux travailleurs, le droit de vote, des allocations de rentrée, des
loisirs - en contrepartie de leur force de travail. Cette dernière sera achetée car tout se vend. Le modèle
de l’argent s’étend au monde du travail par le salaire. Étant posée la circulation absolue du capital, il
faut assez étendre la puissance de l’argent pour entrer dans un rapport libre avec celui qui vient vendre
sa force de travail pour obtenir en échange un salaire suffisant pour le faire vivre, insuffisant pour
l’arracher au marché du travail. On respectera les lois sociales, pour que celui à qui on achète la force de
travail ait l'impression qu'il la vend de son propre élan et selon sa libre détermination. Le modèle
marchand s’étend donc à cette personnalité vivante de l’homme célébrée par l’humanisme. Le
capitalisme s'étend jusqu'à envelopper dans ses propres règles l’ingénieur de la Renaissance. Le capital a
besoin de la Renaissance, mais il en fait un objet monétarisé. Les facultés aristotéliciennes et
virgiliennes ont pour destin d’être monétarisées dans un rapport d’achat et de vente, selon la loi d’autodéveloppement du circuit du capital.
C’est pourquoi il est impératif que les sociétés voulant un fort développement capitaliste disposent d’un
régime de liberté, excluant le servage, donnant un droit aux citoyens - pour qu’ils se vendent librement.
Par exemple, des transports en commun doivent conduire à la ville le campagnard ou le banlieusard qui
souhaite vendre sa force de travail. Le régime doit reconnaître l’égalité devant la loi de chaque individu.
Toutes ces conquêtes visent à étendre la possibilité de signer des contrats de travail. Ils donneront au
capitaliste tout pouvoir sur les instruments vivants de sa plus-value.
D’autres conséquences encore de ce principe : pour que le travailleur puisse se vendre selon des lois
établies par le contrat de travail, il doit être en bonne santé. Le régime bourgeois intelligent favorisera
les soins pour rendre ses ouvriers plus productifs. Dans les sociétés plus rudimentaires, l’état de santé est
variable, la maladie est un état endémique, qui a sa théâtralisation, qui suscite son droit, et même une
forme d’admiration. Chez les modernes, être malade est une honte pour le système. Il n’y a pas de temps
à perdre dans le récit de nos misères : on se soigne, mieux on se vaccine, on se voue à la médecine
préventive, ou s’interdit les vices qui menacent l’intégrité physique. Coûte que coûte, il faut que A’ et
A’’ augmentent de façon satisfaisante. Dans cette ligne les politiques de santé sont des effets naturels non pas d’une rationalité ou d’un humanisme du capitalisme, mais du caractère effréné de la rotation du
capital. Et les droits de l’homme sont l’ensemble des prédicats qui s’associent à une personnalité pour
qu’elle puisse entrer dans un contrat de travail qui loue la force de travail de l’individu à son propriétaire
qui en tire le bénéfice que l’on sait.
Dans cette analyse d’un cynisme total et d’une cruauté presque insupportable, nous mesurons l'influence
extraordinaire de Spinoza sur Marx. Le marxisme reconnaît une seule substance, et tout événement fini
ou infini se produisant dans le monde, est un mode fini ou infini de cette substance. Tout événement est
une suite naturelle du programme initial de la substance unique selon une loi de nécessité. - Sauf que
Spinoza nomme cette substance unique «Dieu ou la Nature», dont les propriétés découlent naturellement
de son essence. Marx n’admet aussi qu’une seule substance, mais l'appelle «capital», dont les suites
semblent extérieures à lui, mais qui n’en sont en réalité que des expressions directes. Les droits de
l’homme, la santé, la grande distribution deviennent des modes du capital, sans donner lieu à aucune
diversification de sources de sens. Le marxisme est un monisme du sens, qui n’advient que par l’autodéveloppement de la substance unique. Et dans la mesure où le capital fonctionne comme la Trinité,
dans la mesure même où ce modèle est un modèle issu de la théologie, on peut dire que toute la
théologie de l’Occident est recyclée dans la substance unique du capital.
Cette simplification des plans du réel, ce parti-pris d’immanence, cette unification du moteur du monde,
permet d’obtenir un gain d'intelligibilité extraordinaire. Tous les événements sont des lignes de causalité
nécessaires, unifiées et imperturbables. La vie n'est plus une agitation contradictoire et un sens déchiré,
mais elle est parfaitement ré-ordonnée et intégrée, fût-ce au prix de la découverte de l’horreur - à savoir
que cette substance unique court à son auto-destruction et qu’elle ingère ses différences pour les
soumette à une usure les conduisant à sa propre abolition. C’est pourquoi nul ne pourra critiquer Marx
de façon convaincante sans critiquer Spinoza : l’hégélianisme transformé en système la production
matérielle est un spinozisme. Or il est très difficile de casser Spinoza. Seul Leibniz a tenté de faire
bouger Spinoza ; seule une vue leibnizienne pourrait peut-être nous libérer du capitalisme selon Marx.
Mais il faudrait supposer que nous sommes des monades infracassables et non plus des « personnalités
vivantes »… Mais l’harmonie préétablie n’est-elle pas selon Marx la loi même du marché ?
Il se trouve que c’est au cœur de ce passage terrible que Marx se réfère explicitement à Richard Wagner,
« musicien de l’avenir ». Marx se moque de Wagner en présentant l’auteur de la Tétralogie comme un
magicien. Quand Wagner entreprend d’écrire le Ring, il a commencé de fait par un poème qu’il publie,
puis a dressé un plan et établi un calendrier pour en réaliser la mise en musique (calendrier qui sera bien
entendu dépassé en temps et en quantité de moyens pour réaliser son œuvre). Avant toute chose, après le
poème et le calendrier, il écrit une lettre (Communication à mes amis) où il explique avec une arrogance
inouïe comment il réalisera cette chose impossible : quatre opéras reparcourant toute la mythologie
allemande avec une série de thèmes musicaux définis une fois pour toutes et exposés seulement à un
nombre de permutations indéfinies. Tel est le programme de la « Zukunftmusik » chez Wagner.
Il signe ainsi sa lettre : «Vous ne me reverrez pas sans mon œuvre». Contre toute attente, ce programme
insensé sera entièrement achevé par Wagner. Marx objecte que même Wagner ne peut produire la
« musique de l’avenir » sans faire intervenir une certaine force de travail et une matière première. Même
les magiciens de l'art doivent mettre en œuvre la force de travail, et de créer un rapport de production
moderne pour faire leur œuvre. Marx se moque du côté magique de Wagner et veut lui imposer le
modèle de la production, alors que Wagner appartient plutôt à celui de la combinaison et de la variation.
; mais le fait qu’il compare le procès capitaliste à celui de ce musicien montre combien est vérifiée
l’appartenance de Wagner à son siècle et au système capitaliste déployé par Marx. Marx est un Spinoza
qui déduit tout, même Wagner. Ceci permet de toucher du doigt la puissance démiurgique du Capital :
Quiconque veut vendre des marchandises distinctes de sa propre force de travail doit naturellement
posséder des moyens de production tels que matières premières, outils, etc. Il lui est impossible, par
exemple, de faire des bottes sans cuir, et de plus il a besoin de moyens de subsistance. Personne, pas
même le musicien de l’avenir, ne peut vivre des produits de la postérité, ni subsister au moyen de
valeurs d’usage dont la production n’est pas encore achevée ; aujourd’hui, comme au premier jour de
son apparition sur la scène du monde, l’homme est obligé de consommer avant de produire et pendant
qu’il produit.
Le Capital, p. 265
Le système capitaliste est à la fois un système de la production et un système de la consommation. Il
n’est pas bon de se comporter de façon sauvage à l’égard des travailleurs. L’usine n’est jamais loin du
supermarché et il faut nourrir Wagner lui-même. Le texte est tellement prophétique qu’on se demande si
nous avons affaire au Marx prophète de la misère ouvrière, le Karl Marx misérabiliste que l'on connait
habituellement, celui qui insiste sur le travail des enfants, l’alcoolisme au travail, la prostitution des
femmes (dans les annexes du Capital). Nous avons affaire ici à un système du capital post-moderne,
démocratique, fondé sur la consommation, veillant à l'état sanitaire de la population, à ses droits et ses
loisirs etc. Pour un peu, Marx insisterait sur le respect et la parité ! Dans ce chapitre novateur, Marx est
tellement en avance sur son temps qu’il est en avance sur ses propres analyses. Car le fonctionnement
qui est esquissé ici ne conduit pas à la révolution, il conduit au contraire à la stabilisation du système et
à son extension inexorable.
En somme, l’aliénation engendrée par le capital s’exprime aussi bien par l’inconfort que par le confort
de la vie. L’infinitisation de notre vie par le capital peut s'effectuer aussi bien dans la plus extrême
misère que dans le consumérisme effréné, et si possible dans le consumérisme à crédit si celui-ci
augmente davantage les bénéfices, et des producteurs, et des banques. Voilà qui ne change rien à
l’aliénation fondamentale, qu’elle se réalise par la faim ou par le supermarché, par la religion ou par les
droits de l’homme. Le fétichisme est similaire, même si les conditions de sa mise en œuvre sont
distinctes et opposées. Marx le premier a vu que l'abondance capitaliste, l’Éden capitaliste, est au cœur
de la plus extrême domination et fait partie des moyens de reproduction du capitalisme. Voyons
comment Marx énonce ces principes :
La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de force de travail,
est en réalité un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est
Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. Liberté! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise
n’agissent par contrainte ; au contraire, ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent
contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre
produit par lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité! car ils
n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent
équivalent contre équivalent. Propriété! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham! car
pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport
est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui,
personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie
des choses, ou sous les auspices d’une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun
chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.
Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre-échange
vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le
salariat, nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des
personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de
capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par derrière comme son
travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif,
comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : être
tanné.
Le Capital, p. 273 et 274
Cette dimension paradisiaque des sociétés développées est le sommet de l’illusion capitaliste, il n’y a
que les militants pour un monde meilleur pour ne pas s’en apercevoir. La société de droit fait partie de la
puissance d'expansion du capitalisme et son aliénation. La proclamation de la liberté de l’homme est la
condition initiale de l’aliénation du capitalisme, l’un des visages de son oppression. Nous sommes alors
en plein dans les fictions de l’Occident : aussi bien la pensée transcendantale que le simple utilitarisme,
tout concourt au principe unique, les aprioristes, parce que leur intersubjectivité transcendantale repose
sur les lois du marché, les utilitaristes, parce qu’ils voilent utilement que la satisfaction apparente des
besoins est la ruse de la raison du système. Tous conspirent, français avec Rousseau, anglais avec
Bentham, allemands avec Leibniz ou Fichte, à vérifier que la pièce est déjà jouée, la possession est déjà
définitive, la défaite est déjà complète : nulle personnalité vivante ne jouira jamais de sa force de travail,
ni n’en fera valoir la part créatrice contre les abstractions du sujet bourgeois. Celle-ci est déjà hors de
lui, accaparée, transformée, aliénée par le faux maître qui se pavane et n’est lui-même que le pantin de
son propre système.
Que dire après la tuerie de Toulouse (mars 2012) et la traque fatale du tueur? Comment apporter de
puissantes causalités? Marx en déploie, mais elles ne touchent pas directement ce qui s’est passé. Certes
nous avons des régimes de cause, mais il est délicat de déduire, à partir d’une ontologie universelle, des
événements dont la nature échappe à une identification précise.
Le capital est un monisme. Marx engendre des séries causales parallèles exprimant une substance
unique ; en quoi il est dans la suite de Spinoza. Marx infinitise l’argent, mais il serait utile d’infinitiser
aussi la religion, les lois de la guerre et du langage, les rapports entre la police et les citoyens, entre la
vie et la mort. Il faudrait ajouter des dialectiques secondes, complémentaires de celles de Marx, pour
comprendre les évolutions en cours. Marx conquiert les grandes structures de civilisation; mais en les
rapportant à la question de l’argent. Or les dialectiques psychiques ne sont-elles pas plus autonomes? Si
la violence du fanatisme n’est pas liée d’une façon claire à un rapport de classe, elle échappe à la
causalité en dernière instance. Si en revanche un lien peut être établi, des systèmes symboliques
s’entremettent. Il faudrait un autre type de monisme, un monisme polycentré, non seulement de l’argent
comme celui de Marx, mais du religieux. L’argent pourrait n’être qu’un moment du procès religieux.
On retrouve ici des débats nés avec l’œuvre d’Althusser. Quelle est la causalité du capital ? Si elle est
immédiate, si le rapport est mécanique, le marxisme est un réductionnisme et le matérialisme
« scientifique » un pur stalinisme. Aussi faut-il introduire l’idée d’une causalité « en dernière instance »,
qui laisse son autonomie aux effets propres de la superstructure et ne pose le déterminisme que comme
l’effet d’une surdétermination de toutes les autres causes. Mais cette causalité est très difficile à manier
car, par le retard qu’elle reconnaît dans son action, elle devient très instable. Il n’est que trop facile en
effet de reconnaître que le capital est bien une cause, mais que la causalité en dernière instance en
revanche, divisée à l’infini, toujours différée, vouée à l’invisibilité - cause en somme purement
métaphysique - finit par lui échapper. Dès lors, le marxisme devient un agnosticisme et le moment
religieux, tellement combattu par le matérialisme, sort aussitôt renforcé.
Au vingt-et-unième siècle, la dernière instance change de statut ou de lieu d’exercice, elle avance
masquée par les formes religieuses, même si rien ne dit qu’elle est elle-même religieuse « en dernière
instance ». Hegel permet-il d’avancer là où Marx peine ? Hegel ne fait pas de la religion la dernière
instance car si toutes les causalités se recomposent dans la dialectique religieuse, celle-ci s’ordonne
ultimement dans le concept. La seule causalité en dernière instance est le concept et non la religion.
Mais Hegel n’a pas prévu le cas où la religion peut prétendre jouer le rôle de concept. Or c’est
précisément ce que l’on observe. Pour Hegel la religion est manifestation. Mais nous sommes dans un
temps où la manifestation se fait Savoir absolu. Le terrorisme international est tout sauf religieux. Il
utilise la religion, mais dans la mesure où il joue une grande politique il se comporte comme un Savoir
absolu, mais un Savoir absolu qui assume le fait de n’avoir pas accédé à sa propre liberté. Nous sommes
donc soumis à un concept non libre, non libre comme la religion, mais concept comme le Savoir absolu.
Et nous succombons devant cette tactique qui brouille les structures portantes de notre propre système.
Dans ce contexte, le rabattement psychologique (le tueur est fou) est une solution trop simple. Ces
rhétoriques de la folie sont celles de l’Amérique. Or les États-Unis, eux-mêmes traversés de part en part
par le fanatisme religieux, ne sont sans doute pas les meilleurs conseillers pour enquêter sur la causalité
de notre monde. Leur philosophie est même un jeu permanent sur le langage qui n’a pour fonction que
de désarmer la causalité sociale, en la perdant dans les sables du naturalisme, darwinien ou neuronal.
C’est la voie des médias. Quoi qu’il en soit, parler de désordre psychique renvoie à un manque à la
rationalité, à l’incapacité simple à produire un modèle théorique significatif.
Quelles sont les contributions actuelles de la France à ces débats ? Le discours de Mélenchon à la
Bastille en mars 2012 commence par réveiller l’idée de la France. Mélenchon a au moins une idée de la
France, ancrée sous l’égide de la Révolution française. Il en fait un moment de rupture dans l’histoire de
l’humanité. Puis il déduit tous les événements à partir de ce saisissement mondial de l’humanité. Cette
idée est le sommet de la troisième République, une refondation de la nation sur les valeurs de la
Révolution, doublé d’un élan qui se développe en réaction au fascisme. Mélenchon tient un discours
bouleversant sur la Révolution. Mais il nous vend comme un enjeu actuel les valeurs de la troisième
République laïque, anticléricale et, il faut le souligner, ultra-nationaliste. De quelle France parle-t-il?
Dans quel monde est-il? Ne reste-t-il pas un fameux orateur de la troisième République? Il fait aimer
une image de vignette de la France ; il retombe dans les anciens manuels scolaires et rêve devant
Robespierre.
Mélenchon réveille l’idée de la France républicaine (ce que plus personne n’assume), mais oublie tout
ce qui aliène le peuple français et l’empêche d’être cette essence pure qu’il décrit. Il produit un discours
puriste d’une situation infiniment modifiée par les aliénations stupéfiantes qui sont tombées sur ce
peuple. Ce discours académique flatte des idées scolaires (au sens de l’école primaire). Mais
l’éloignement et la distorsion sont au moins aussi grands qu’à l’égard des Gaulois : il est aussi pitoyable
de réciter « nos ancêtres les sans-culottes » que « nos ancêtres les gaulois ». Les autres candidats
connaissent mieux la face noire de l’aliénation, mais ils n’engagent pas cette réminiscence profonde que
tente Mélenchon pour retrouver le peuple. Il remonte tellement dans le temps, qu’il est remonté plus
haut que la famille Le Pen. Cette dernière remonte à des traumatismes profonds, mais récents, plus
proches de la Guerre d’Algérie et de la guerre d’Indochine que même de la Restauration. Ces deux
candidats sont engagés dans une course pour s’emparer du passé, mais pendant ce temps on se tue dans
les rues de France.
Le fétichisme de la marchandise
Nous cherchons le concept qui va de pair avec l’analyse de la force de travail que nous avons
développée. Pour le saisir dans sa précision, il faut en venir à la page 152 de la Première Section, qui
montre la vraie profondeur à laquelle nous devons nous situer. Le concept de magie est placé à son vrai
niveau :
Le caractère fétiche de la marchandise et son secret
Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même.
Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités
métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux,
soit qu’elle satisfasse les besoins de l’homme par ses propriétés, soit que ces propriétés soient produites
par le travail humain. Il est évident que l’activité de l’homme transforme les matières fournies par la
nature d’une façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une
table. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. À la fois saisissable
et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol, elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête
de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à
danser. (a)
(a) On se souvient que la Chine et les tables commencèrent à danser lorsque tout le reste du monde
semblait ne pas bouger - pour encourager les autres.
Le Capital, pages 152 et 153
On retrouve le grand style de Marx, ce mélange inimitable d’ironie, d’information indiscutable, de
théologie et de puissance théorique. Le concept de fétichisme est évidemment emprunté par Marx aux
sciences sociales de son temps et aux découvertes de la religion africaine. Les Occidentaux colonisent
l’Afrique en pensant opposer une religion rationnelle à l’animisme, mais Marx va montrer que
l’Occident aussi est fétichiste ! En réalité toute société est fétichiste, a un totem, que l’on voit chez
l’autre mais non chez soi. Le nôtre est invisible à nous-mêmes, c’est le capitalisme lui-même. Nous
sommes tous égaux dans le fétichisme universel. Marx n’a pas été cherché loin cette thèse, elle découle
naturellement de la Bible.
Marx commence par montrer que nous croyons que la marchandise se réduit à la valeur d’usage ; mais
comme valeur d’échange, c’est une chose très complexe, qui met en jeu tout le système symbolique
d’une société. Le plus curieux reste que ces « subtilités métaphysiques » ne peuvent être dénouées que
par la Logique de Hegel. Toute marchandise suppose une dialectique intérieure de l’objet. L’élément
mystique ne cède qu’à la Logique « mystique » de Hegel. Tout le paradoxe de la critique du fétichisme
réside dans ce cercle.
Pourtant la Logique a raison de la marchandise car la marchandise est un objet théologique. La Logique
a eu raison de la théologie, elle aura raison de la marchandise. Il faut recourir ici à : 1° la Trinité qu’on a
déjà vue au principe du circuit A-M-A (page 249) ; 2° à la transsubstantiation (page 189). La
marchandise est un corps du Christ pris dans la messe du marché : elle cache son origine divine sous un
voile humain, elle dissimule son pur agir sous l’épiphanie d’une apparence mercantile. Mallarmé voulait
que le poème absolu paraisse avec tout l’aura du catholicisme. Mais son désir est réalisé par n’importe
quelle revue de mode. D’ailleurs, conséquent avec lui-même, Mallarmé a fini par écrire des articles sur
la mode… La mode est un concept réalisé qui consent à entrer dans la loi de l’échange.
La troisième couche, plus superficielle et plus facile à apercevoir, est le caractère fascinant de la
marchandise. Elle brille ; mais plus elle brille, plus la force de travail qui fut exploitée pour la produire
disparaît. Toute une magie se déploie : la publicité, la marque, l’image, le marketing : il y a des écoles
pour généraliser ces erreurs fructueuses (pages 158, 178, 248, 250).
Ces trois couches (logique, théologie, magique) s’articulent en un seul concept, l’Aufhebung. C’est le
concept-clé pour comprendre tout fétichisme. Si pour Marx, Hegel est fort à cause de sa théorie des
contradictions, il est limité et trompeur à cause de sa théorie de la résolution des contradictions. Pour
Marx l’Aufhebung n’est pas une intégration, c’est une pure et simple absorption. Qui passe par
l’Aufhebung disparaît : comme disent les journalistes économiques, il y a fusion d’entreprises... Si la
marchandise est l’Aufhebung de ses moyens de production, ils sont purement et simplement abolis et
soumis à un pouvoir étranger. Quand il survient une contradiction (du travail, du capital, etc.), l’illusion
consiste toujours à penser qu’un troisième terme abstrait la tire à lui et la résout dans son activité propre
en lui restituant son droit propre, en lui donnant la chance d’être mieux elle-même qu’en elle-même.
Mais le capitalisme est le règne de l’absorption. Le vrai visage de l’Aufhebung est toujours la fusion
dans le pouvoir du plus fort. Le marxisme transforme ainsi l’Aufhebung en un drame qui ne se résoudra
plus dans l’extorsion ou l’exploitation, mais dans la révolution. Cette théâtralisation du passage
dialectique redonne son poids de tragédie à la métaphysique de la contradiction. Mais elle voue toute
contradiction sociale à un nouvel infini, non plus celui de circulation, mais celui du passage à la limite et
du saut dans l’inconnu. Comme disait Freud, si le communisme consiste à tout détruire et à tout
reconstruire, on peut se contenter de croire à la première phase…
Dans la note, Marx relie la mode des tables tournantes et la conquête de la Chine par les armées francoanglaises à des fins de commerce (la guerre de l’opium). Les tables tournantes, les frontières des pays
agressés, littéralement entrent dans la danse : le pas de cette danse est l’Aufhebung. Aufhebung est un
saut qui nous fait entrer dans la valse du capitalisme. Alors qu’elle est chez Hegel un processus ultrarationnel, elle est interprétée ici comme le redressement d’un fétiche (c’est son côté phallique), qui en
vient à danser sur un seul pied comme un trépied. Le spiritisme lève le secret de l’Aufhebung. Le monde
saute, mais il ne connaît pas la cause, qui et le capital. Marx est un maître de danse, mais sa danse est la
danse des morts. Ce n’est pas pour rien que Gustav Malher se complaira à des danses macabres aux
dissonances toujours proches de la catastrophe. - Le terroriste est-il l’exemple de quelqu’un qui saute
idéologiquement en se précipitant dans une Aufhebung mystique? Ce tueur est un extrait pur des
subtilités métaphysiques du capitalisme moderne. Il se pourrait que l’usage le plus mûr de notre temps
réside dans la façon dont nous participons à ces sauts instantanés, sur le mode de l’abolition ou sur le
mode de la création. C’est en tous les cas auprès d’eux, en eux, que se joue l’appartenance au système
du temps présent.
L’analyse de la religion
Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse d’un monde
religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps
particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main
de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du
travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de
production.
Le Capital, page 154
Marx excelle dans le blasphème. Sa révolution est d’abord une révolution dans le sacré : plus autonome,
plus séparé, plus sacro-saint, mais trituré, combiné, radicalement contaminé comme toutes nos
pratiques. De même que l’humanité a un mécanisme psychique qui est de produire l’autonomie du
religieux : de même la marchandise possède un mécanisme spécifique d’apparaître, qui la sépare ou la
rend indépendante de sa propre généalogie, à savoir la force de travail investie. Loin d’être séparée des
éléments de sa production, elle est en réalité un produit direct des logiques sociales qui la sous-tendent,
mais sur le mode inversé de la superstructure. Plus le produit contient de travail, plus il dénie son
origine : c’est la condition même de sa mise en circulation. Peut-on transformer l’idolâtrie des objets
séparés pour en faire les moments d’un procès total. On y parvient avec la religion, pourquoi pas avec la
marchandise ? Mais il semble que l’un et l’autre résistent au-delà des prédictions de la théorie… La
post-modernité non marxiste, l’idéologie contemporaine ne proposent que des objets séparés, or pour
Marx rien n’est séparé, tout est interaction. Ce retour à la totalité est suspect aux yeux des diviseurs
patentés : ils excellent dans l’art de faire des vitrines.
Je pense ici évidemment à la phénoménologie dominante, dont nous n’avons pas fini de sonder le sens.
L’épochê phénoménologique est un acte mental de séparation qui produit le sens par cette séparation.
Tout produit phénoménologique est faux car il commence par cette séparation, alors que le travail de
l’intelligence est celui de l’interaction. L’épochê produit certes des images, des discours, mais elle ne
cesse de s’invalider elle-même par ses conditions de production. Elle est un contrat avec la non-vérité de
la pensée. Évidemment, il se peut que la phénoménologie produise son propre critère de vérité à partir
d’elle-même. Mais elle a commis le péché originel de se placer dans un contexte de non-pensée, elle se
transforme par contrat en un mysticisme fétichiste. Elle est moins vraie que les dieux d’Homère qui
reconnaissaient au moins leur dette à l’égard du poète qui en forgeait la noble illusion.
Le paradoxe de Marx est d’être un homme qui par principe ne place pas la religion en situation causale,
mais dont les modèles d’explication se servent sans cesse de la détermination religieuse. Ce discours
totalement vide de religion déborde d’explications à fondement religieux. Il est à la fois le moins et le
plus religieux du monde. Il ne connaît la religion que pour redoubler le malheur du monde. La religion
n’est chez lui ni consolation, ni salut, elle est le truc des trucs du mauvais théâtre de la vie. Certains
croyants pensent que Marx a été vaincu par la religion car les pays communistes, sauf la Chine,
exception notable, se sont engouffrés après leur révolution dans un retour à la religion (il faudrait
d’ailleurs sonder les alliances entre le communisme et la religion, qui sont loin d’être simples). Or ces
mêmes chrétiens, qui partagent leur vie entre la théologie et le service du système capitaliste, ne se
rendent pas compte que c’est Marx qui est vraiment religieux car en dénonçant la religion, il contraint la
religion à entrer dans l’épreuve de sa vérité. Avec lui, la réalité plie devant des modèles théologiques.
Dieu n’est plus séparé du monde, il est engagé dans le monde, il est vrai jusqu’à la souillure. Mais c’est
Marx qui dessine un monde dans lequel l’économisme est une imposture précisément parce qu’il ne sait
rien des religions. Quand l’économiste s’interroge sur l’irruption de la religion dans le marché, il est trop
tard. Marx fait mieux : il convoque le religieux à sa place, non seulement dans l’âme, mais dans les liens
historiques des hommes. Jamais un économiste sérieux ne verrait des subtilités métaphysiques dans
l’argent ou des arguties théologiques dans le capital. Marx, si ; c’est pourquoi il défie Dieu et les
économistes.
Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend
généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les
producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et, sous cette enveloppe des choses, à
comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouvera
dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois,
protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. […] Le degré inférieur du
développement des forces productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne tout le
cercle de la vie matérielle, l’étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la nature, se
reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne
pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des
rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la
production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du voile mystique
qui en voile l’aspect que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant
consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble
de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être le produit que d’un long et douloureux
développement.
Le Capital, p. 161 et 162
Devant ce grand texte, on est saisi par un certain tremblement, tant par l’ampleur de la pensée que par
l’arrogance des conclusions. C’est le Marx démoniaque qui a la parole, celui qui, reprenant à nouveau sa
théorie présocratique et élémentaire du reflet tente de terrasser en quelques lignes l’histoire religieuse de
l’humanité. D’abord le christianisme, réduit à valoir comme idéal d’un peuple de marchands, ou plutôt
d’un peuple gouverné par la marchandise et ses lois propres, ce qui est pire. Ensuite les paganismes, qui
ne font qu’exprimer les conditions d’un rapport archaïque à la terre et répéter les bornes de leurs
technologies dans leur cultes claniques. Enfin, l’âge du socialisme réalisé, où le voile se déchire,
l’humanité paraît et Marx arrive au terme de sa vision prophétique. Placées au cœur de la théorie du
fétichisme, ces trois affirmations affichent en un coup toutes les prétentions prométhéennes du
marxisme. Cela mérite qu’on s’y arrête.
Ne nous voilons pas la face : ces quelques lignes ont tellement persuadé le monde soviétique qu’elles
résument la ligne du combat stalinien contre les religions. L’établissement par la dictature du prolétariat
d’une société égalitaire promet l’effacement des religions et, avec elle, de tous les fétichismes. Pour
l’Etat soviétique, la planification de l’économie abolit les rapports de production du capitalisme, donc la
religion perd tout sens, par conséquent on peut faire exploser cathédrales et monastères. Cela ne sera pas
vrai dans le modèle du communisme nationaliste à la Ceaucescu où l’Eglise collabore avec le pouvoir.
C’est pourquoi Ceaucescu est encore considéré parfois comme un « patriote » et un protecteur du
peuple. Mais cela n’est pas la ligne développée par le propos de Marx. Qui est prêt à suivre aujourd’hui
la critique du fétichisme jusqu’à l’athéisme d’Etat ? Cette manière d’en finir avec la religion aura creusé
la tombe du communisme - car c’est sous la pression des Églises, principalement protestantes et
catholiques, que la chute du mur de Berlin devint inévitable. L’assurance de disposer d’une causalité
certaine fut la perte du système. Le marxisme vit et meurt de sa maîtrise de la cause unique.
L’erreur de Marx n’est pas dans l’analyse, mais dans la prétention à disposer d’une théorie scientifique
et non d’une esquisse d’ontologie générale (laquelle concède la contingence dans l’application). Il se
sert de sa théorie pour faire une science où l’expérimentation est libre. Cette page est plus maudite par
sa prétention à la science que par sa thèse matérialiste elle-même. L’audace philosophique est
remarquable, mais le résultat humain un massacre. Marx connaît un moment d’ivresse en faisant
basculer un projet philosophique en projet scientifique. L’erreur du marxisme est cette idéologie
scientiste qui confond le principe anhypothétique d’une synthèse métaphysique en un opérateur
disponible pour des opérations ciblées. A force d’avoir cherché l’homme dans la technique, Marx use
techniquement de l’homme et embarque la philosophie dans le projet absurde de réduire la complexité
humaine à une loi de physique.
L’excès est évidemment dans la transparence, non dans l’effort causal. Marx nous fait assister à un
mécanisme puissant. De là à penser qu’il est puissant au point d’arriver à une transparence des rapports
qu’il esquisse, il y a quelque chose d’extrêmement dangereux. Marx est victime d’un modèle cartésien
et optique de la transparence. La certitude (clarté et distinction) rend raison de toutes les propriétés
occultes. Marx succombe aux illusions de la mathesis cartésienne. Mais si Descartes se contentait de
rêver à une médecine de la longévité, dont il a fini par mourir, Marx s’amuse au mécanisme avec les
masses : changement d’échelle, changement de désastre.
Il faut revenir à ces «hommes librement associés» sur lequel s’achève un texte si dur. Nous avons vu
que Marx ramène les droits de l’homme, le principe démocratique, les politiques de santé au foyer
unique de la plus-value. Le voici pourtant qui défend un concept de la liberté sociale qui lui semble
indemne des contradictions du capitalisme. Il existerait ainsi deux libertés : une liberté bourgeoise
associée à la vente de la force de travail, une autre liberté, qui n’est pas celle des droits de l’homme, une
liberté plus fondamentale susceptible de déjouer le jeu de l’oppression en cours - deux rangs de liberté
donc : 1° la liberté illusoire du capitalisme qu’il méprise au point de la soumettre à la dictature du
prolétariat, 2° et la liberté d’association, le socialisme réalisé, dans un monde sans religion, qui est
l’espace réel de la société humaine renouvelée.
La conscience bourgeoise est agie par des facteurs inconscients qui se jouent d’elle. Mais il existe un
rang de vie et d'exercice de la vie sociale qui se trouve libéré ; et qui fait reposer le lien social sur la
conscience de cette liberté. Liberté et conscience sont ainsi les deux valeurs inattendues de l’association
marxiste entre les hommes. Toute l’œuvre est une mise à mort de tels principes, et voilà qu’ils
ressurgissent sur les ruines de la religion. Ce n’est pas une consolation, c’est une surprise.
Notons que le freudisme l’a emporté à nos yeux, non pas par un principe d’espérance, mais par un
enseignement encore plus noir : à un optimisme finalement aussi irresponsable, la psychanalyse répond
qu’on peut peut-être surmonter les régimes de l’exploitation, mais que le désir est l’inconscient définitif
du sujet libre aliéné par le monde pulsionnel. D’où l’idée des marxistes des années 1930, qui faisaient de
la psychanalyse la dernière arme de pourrissement trouvée par la bourgeoisie pour dégrader le monde
ouvrier et lui faire perdre son but de liberté d’association. Ce fut le thème de la psychanalyse comme
l’ennemi de classe de la classe ouvrière. Puis Althusser aura montré que la lutte pour la liberté du sujet
inconscient et la lutte pour la liberté de la communauté ouvrière vont de pair. Il y laissera et la raison et
la vie.
On ne peut nier qu’il y a dans ces prophéties sans frein un faux air de Pantagruélisme. D’une certaine
façon, Marx ne fait que développer le programme de la Renaissance : se libérer du faux, des théologies
illusoires et dogmatiques, pour accéder au gigantisme, qui est le socle de la vraie humanité et de
l’association libre. Le socialisme réalisé est un thélémisme. Marx porte en somme des idéaux
humanistes et poursuit les desseins libertaires de la Renaissance, mais il veut les imposer jusqu’au cœur
de l’âge capitaliste et non au sein du cercle aristocratique rêvé par Rabelais. Pour réaliser cet idéal
humain en dépit de toute l’ontologie des modernes, il doit retourner contre la bourgeoisie l’instrument
même de son pouvoir, la science. Ce sera donc la science contre la science, la cause contre la cause.
L’idéal moqueur de Rabelais, son utopie architecturale fragile et lyrique, ordonné à des fins
fondamentalement ésotériques, s’aligne soudain sur les lois du déterminisme quantificateur. Les
monstruosités de vingtième siècle n’auront pas d’autre source que cette ambition d’une maîtrise
scientifique, ou « transparente », réglant le passage de l’ancien monde au nouveau. Le nazisme
prétendra réveiller le mythe bafoué par la quantification égalitaire, le communisme protestera au nom de
la science défiée par l’obscurantisme, et tous deux rouleront dans la fange, l’un du racisme scientiste,
l’autre du culte de la personnalité halluciné.
Je tenterai pour ma part de considérer, face à d’aussi terribles menaces, les positions contrastées
d’Althusser et de Michel Henry :
- Dans sa lettre en réponse à John Lewis, Althusser se dresse contre un malentendu : on a voulu faire du
marxisme un humanisme alors qu’il est foncièrement un anti-humanisme dans la mesure où il oppose les
hommes concrets à l’homme universel de la bourgeoisie. L’œuvre de Marx est ainsi partagée en deux :
après un combat humaniste, Marx entreprend une philosophie de la praxis qui se libère de toute
l’idéologie de l’homme en soi issue du socialisme français et de l’hégélianisme de gauche. Althusser
reprend alors les propositions de Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme : penser, c’est penser contre
l’humanisme, c’est chercher une praxis qui échappe aux présupposés idéologiques de la pensée
bourgeoise. L’humanisme devient l’obstacle par excellence contre lequel doit se construire toute pensée
prolétarienne et tout combat de classe.
- Michel Henry, de son côté, fait une lecture très optimiste de Marx. Dès les Manuscrits de 44, Marx
aurait combattu pour une pensée de la vie seule capable de restituer toute la sphère de notre ipséité dans
un monde libre. Cette lecture généreuse n’est pas étrangère au Marx qui veut des hommes librement
associés et agissant consciemment, retrouvant leur ipséité vitale et redevenant, grâce à leur dignité
reconquise, à leur « personnalité vivante », des sujets de la Renaissance et des ingénieurs créateurs de
mondes.
Il faut concilier Althusser et Henry : tous deux identifient des couches de sens qui se concentrent dans
cette page. Si en effet l’on joue l’un contre l’autre on ne restitue pas la complexité de la thèse : si je suis
antihumaniste, je ne peux plus expliquer l’idéal du socialisme, mais si je me contente de vanter l’ipséité
de la vie, j’oublie que toutes les ipséités sont fausses dans un monde marchand. Or la solution consiste
toujours à ne pas laisser à l’Etat le soin de produire les dialectiques sociales : on ne demandera pas à
l’Etat de rendre transparente toute religion, on ne demandera pas à l’Etat de présider à l’association libre
entre les individus. La dénonciation de l’Etat par Nietzsche dans son Zarathoustra est le seul moyen
d’écouter la justesse des critiques d’Althusser sans perdre l’espérance henryenne. C’est le moment où la
tentation stalinienne est vaincue sans pour autant que les promesses de la phénoménologie perpétuent la
non-vérité de leur principe.
Ce texte, si fameux, est à la fois fécond et dangereux au plus haut point. Il est en prise directe avec
l’usage aveugle de la religion pour masquer les souffrances sociales, mais il multiplie des passages à la
limite intolérables (antidémocratisme et athéisme autoritaire), purs facteurs de destruction humaine. Le
marxisme identifie des dysfonctionnements incontestables dans le monde contemporain, mais il ne sait
pas limiter sa propre vérité, cerner le champ d’objet légitime de sa théorie. Le marxisme n’est pas faux
au centre, mais dans les zones-limites de son applicabilité.
Selon Marx, les dispositifs mystiques font partie de l’analyse du capital et entrent dans une critique
générale du religieux comme inversion du monde réel. Mais le monde contemporain est exposé à des
faits prétendument mystiques qui développent des formes d’action difficilement réductibles à l’inégalité
des rapports de production. Ces formes de violence appartiennent certes au capitalisme international,
mais répondent en même temps à une loi autonome qui ne peut être réductible à un système de reflet. La
force de Marx est son point de vue globalisant. Le Capital n’est pas un ouvrage d’économie politique,
mais un livre synthétique sur la totalité sociale de la modernité. Il n’y a rien que nous rencontrions dans
l’expérience qui n’ait finalement sa place et son herméneutique dans le Capital. Mais plus nous
approfondissons cette encyclopédie, plus nous envisageons les rayons convergents vers le moyeu de la
roue, plus nous voyons qu’ils disposent aussi de leur autonomie et que le geste herméneutique de Marx
est à la fois fort et violent.
Le concept de fétichisme est vraiment le centre d’attraction du système. Mais si Marx s’empare des
magies, les Révélations restent en dehors de sa causalité. Il fixe des phénomènes magiques (magie de la
marchandise, de l’argent, des rapports entre le consommateur et le producteur) : des faits qui semblaient
extérieurs à toute forme de rationalité viennent s’écrire dans la langue du capital. Mais il reste un secteur
immense ayant un pouvoir énorme sur l’histoire du monde : les religions, non en ce qu’elles ont de
magique, mais dans leur rationalité propre, la logique de leur Révélation. Le fétichisme magique et la
logique de la Révélation éclatent l’objet de Marx et le partagent en deux couches de significations qu’il
sera difficile de réconcilier dans l’unité d’un même livre. Or notre temps l’exige.
Mythologie marxiste de l’or
Marx succombe devant les religions modernes, mais il excelle dans l’usage des mythologies. C’est
pourquoi notre lecture vaut plus comme un essai de lecture mythologique que comme une critique de la
religion. La puissance intégrative du Capital va se jouer sur la puissance de ses mythologies.
La mythologie de l’or est le grand moment lyrique du livre, celui par qui Sophocle et Shakespeare
entrent en résonance avec Wagner. Autour du Saint Graal, les deux grands mythologues du capitalisme
organisent leur épopée fraternelle. Après ces pages, le Capital n’est plus un traité d’économie politique,
mais de mythologie à la recherche de sa causalité.
L’aspect de la monnaie ne trahissant point ce qui a été transformé en elle, tout, marchandise ou non, se
transforme en monnaie. Rien qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter! La circulation
devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé en cristal monnaie. Rien
ne résiste à cette alchimie, pas même les os des saints et encore moins des choses sacro-saintes, plus
délicates, res sacrosanclae, extra commercium hominum [choses sacro-saintes, hors du commerce des
hommes]. De même que toute différence de qualité entre les marchandises s’efface dans l’argent, de
même lui, niveleur radical, efface toutes les distinctions (b). Mais l’argent est lui-même marchandise,
une chose qui peut tomber entre les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi
puissance privée des particuliers. Aussi la société antique le dénonce-t-elle comme l’agent subversif,
comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et de ses mœurs populaires (c).
La société moderne qui, à peine née encore, «tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la
terre», salue dans l’or, son saint Graal, l’incarnation éblouissante du principe même de sa vie.
La marchandise, en tant que valeur d’usage, satisfait un besoin particulier et forme un élément
particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force
d’attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse sociale de celui qui la
possède.
(b) «Or précieux, or jaune et luisant! en voici assez pour rendre le noir blanc, le laid beau, l’injuste juste,
le vil noble, le vieux jeune, le lâche vaillant! … Qu’est-ce, cela, ô dieux immortels? Cela, c’est ce qui
détourne de vos autels, vos prêtres et leurs acolytes… Cet esclave jaune bâtit et démolit vos religions,
fait bénir les maudits, adorer la lèpre blanche, place les voleurs au banc des sénateurs et leur donne
titres, hommage et génuflexions. C’est lui qui fait une nouvelle mariée de la veuve vieille et usée…
Allons, argile damnée, catin du genre humain… » (Shakespeare, Timon of Athens.)
(c) «Rien n’a, comme l’argent, suscité parmi les hommes de mauvaises lois et de mauvaises mœurs ;
c’est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures ; c’est lui qui
détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu’il y a de honteux et de funeste à l’homme et leur
apprend à extraire de chaque chose le mal et l’impiété.» (Sophocle, Antigone.)
Le Capital, p. 222 et 223
Quelle est la puissance d’attraction de l’argent? Quelle mythologie de l’or est au cœur des valeurs de
l’Occident? Quels sont les rapports entre l’Occident et l’or? Le problème remonte à la Renaissance et
même à l’Antiquité. Marx ne se cantonne pas à l’idéalisme allemand, ni à Kant, mais remonte à la
Renaissance, où la figure de Shakespeare joue un rôle central – aussi bien que Rabelais et Luther. Dans
le passage parallèle des Grundrisse, le raisonnement se fait à partir de Luther. Shakespeare, Luther et
Rabelais sont les garanties des mythologies marxistes. Marx s’inscrit dans leur suite et développe la
même alchimie… Shakespeare est particulièrement explicite, il parvient à associer toutes les valeurs
occidentales à l’argent, Marx en prend bonne note :
- L’argent détruit le platonisme des valeurs.
- Il est au principe de l’histoire des religions.
- La vie et la mort des religions en dépendent. La « mort de Dieu » n’est pas l’oeuvre du libre esprit,
contrairement à ce que pensait Nietzsche, mais de l’argent.
- L’argent est un principe d’inversion. L’amour lui-même en dépend
- L’argile humaine y cherche son souffle.
Si le texte n’était pas du grand dramaturge anglais, on crierait à l’exagération de Marx ! L’immensité de
Marx résulte du caractère encyclopédique de la Renaissance. J’ai déjà marqué la solidarité de Marx et de
Rabelais. Mais le Pantagruélisme est une encyclopédie exhaustive du fait humain, ordonnée non à
l’argent seul, mais plus fondamentalement encore à la gorge, aux phénomènes d’ingestion, de digestion,
d’expulsion. C’est pourquoi Rabelais fait le pont entre Marx et Freud. Chez Rabelais, tout le réel
rayonne autour d’une cause unique qui est le trou du désir. C’est pourquoi pour Rabelais, le monde ne
tourne pas autour de l’argent, mais de la dette. Le centre, c’est la dette. Dans cette dette toute la société
occidentale va s’effondrer. Le Pantagruélisme voudrait nous redonner à notre propre limite. Mais déjà, il
est trop tard et la dette publique nous environne.
Dans le processus A-M-A’ qui est le fondement même du capitalisme, la marchandise se transforme en
argent. Mais le parfum de la chose vendue disparaît dans l’argent. Le pouvoir d’absorption de l’argent
est tel qu’il produit une monétisation de toutes les valeurs. Ce n’est pas Marx qui est totalisant, c’est
l’argent qui l’est. Il n’y a plus place ici qu’entre le tout et le rien : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt
que rien ? Parce quelqu’un paie.
La causalité marxiste est l’athanor de l’alchimie du monde. Marx est le moine copiste qui raconte
comment le monde est alchimie. Il est le secrétaire perpétuel du culte de l’argent. Contrairement aux
lectures scientistes, Marx pense l’ésotérisme des formes visibles. C’est lui qui a la recette de la pierre
philosophale : elle exige le sacrifice et le sang des hommes. Loin d’un âge des Lumières assuré de ses
représentations, Marx s’est voué à l’occultisme du monde. Mais c’est l’intelligence qui a le dernier mot :
alors l’occultisme devient un illuminisme. Chacun sait les rapports entre socialisme et illuminisme. Il
n’y a qu’à lire Gérard de Nerval et ses Illuminés.
Toute l’histoire de la dévotion chrétienne entre dans le vortex de l’argent. Les guerres médiévales n’ont
pour but que de prendre les reliques thésaurisées par l’adversaire, pour attirer des pèlerinages et donc
gagner de l’argent. Marx précipite les évaluations suprêmes de l’humanité dans un concasseur qui les
réduit à la matière de l’or. Ce texte extatique et ivre dévoile le bachisme du marxisme. Tout devient
Aufhebung, c’est-à-dire dans cette langue rudimentaire : absorption. L’argent est l’Aufhebung de l’être
comme qualité. Marx reprend la dialectique de la qualité et de la quantité, sauf que chez Hegel elle se
construit dans la mesure, chez Marx elle s’absorbe dans l’argent. L’argent est la mesure concrète du
système capitaliste. Au temps de Cromwell, les « niveleurs » anglais ont tâché de combattre les
inégalités sociales. Ce mouvement protestataire a fini dans le sang. Mais pour Marx pris dans son élan,
le vrai niveleur, c’est l’argent.
Une fois arrivé à ce degré de lucidité sur les mécanismes mêmes de l’égalité sociale, comment croire
dans une promesse socialiste que l’argent déborde de partout? Comment Marx passe-t-il d’un tel génie
systématique à la téléologie du socialisme? Je reconnais volontiers que je produis une lecture nihiliste de
Marx, qui adule le capital sans croire au socialisme. Mais comment croire à une Aufhebung vers le
socialisme, si l’Aufhebung est la dévoration de toute entité finie par le capital ?
En plaçant le Graal en conclusion de l’analyse, Marx contresigne l’œuvre ultime de Wagner, Parzifal,
qui résume l’histoire du monde à partir du mythe du Graal. La Tétralogie c’est le Ring, l’anneau d’or qui
conduit les dieux à leur fin. Parsifal suppose que l’alternative à cette malédiction de l’or, c’est la
résurrection du Graal. Parzifal, le fol, succède donc à Siegfried « qui ne connaît pas la peur ». Toute
l’oeuvre repose ainsi sur le couple Graal - Ring. Marx à son tour montre que le lien entre l’or et le Graal
est le cœur du monde moderne. Mais Marx ne connaît pas d’autre Parzifal que le Parti communiste : et
là le mythe tourne à la tragédie, jusqu’à ce que Hitler se prenne pour l’Idiot élu et préfère l’Apocalypse.
Enfin, on ne peut quitter ce texte sans montrer combien le concept de force d’attraction est important.
Marx est le Newton des représentations sociales. Il invente les lois de la pesanteur et de l’attraction des
représentations sociales dont l’équation est le capital. Il définit les puissances d’attraction à distance
(contre Leibniz) et le magisme qui est impliqué (et là, c’est Leibniz qui l’emporte). Le capital écrit
l’équation de la chute des valeurs dans l’or et de la gravitation universelle autour de l’or.
La quantification monétaire de la force de travail
Marx établit l’équation A-M-A et cherche à comprendre pourquoi A-M-A est en fait A-M-A’, avec une
plus-value en A’ dont il détermine les sources productives. Il combat contre ceux qui, trop fascinés par
l’argent et le regardant de trop près, cherchent dans les entrailles de l’or le mécanisme de la plus-value.
Le chapitre 5 montre que toutes les tentatives de fonder la plus-value sur les mécanismes internes à la
seule monnaie se heurtent à des conclusions toujours plus absurdes. Car l’argent = l’argent. Il est un
élément inerte, et nous ne comprenons pas comment on fait de l’argent avec de l’argent.
D’où le chapitre 6 : un processus intérieur à AMA explique le passage de A à A’, et ce principe, c’est le
travail. La marchandise engendre A’ parce qu’elle consomme du travail. Mais si l’on pose simplement
que le travail est la source de la plus-value, nous retrouvons des positions archaïques et nous sortons du
cycle de la circulation du capital. L’idée que seul le travail produit A’, ce n’est pas du capitalisme : il
faut à la fois que la causalité passe par le travail et qu’elle s’inscrive au sein des phénomènes
monétaires. Telle est la fonction du prix de la main d’œuvre. Je dois pouvoir calculer dans M un certain
investissement de travail que je paie à son prix et que j’efface ensuite par les bénéfices obtenus en A’.
Ce n’est pas le travail qui produit la plus-value, car cette idée signifierait qu’un élément extérieur au
monde de l’argent apporte la qualification de l’objet conduisant à A’.
Marx ne parle donc pas du travail, mais du prix de la force de travail (salaire). Le travail d’un homme ne
vaut que ce que vaut son prix. Le capital peut gouverner sa productivité uniquement en termes
monétaires, en construisant un travail qui n’est plus travail, mais un prix. Pour que le travail ait un prix,
c’est-à-dire pour que l’on puisse construire un concept monétaire du travail, il faut que le travailleur
puisse vendre sa force de travail dans une relation légale. Ceci contraint à lier capitalisme et démocratie.
La société doit être formée d’individus ayant une garantie juridique d’hommes égaux dans un système
qui reconnait leurs droits, pour que le travailleur puisse vendre sa force de travail dans le circuit
capitaliste.
L’argent absorbe non seulement la qualité des différents produits, mais aussi bien le travail des hommes.
Ainsi se vérifie l’idée que la seule cause est la loi universelle de l’argent, qui emprisonne en elle les
choses et les hommes. Ils ne produiront une plus-value que lorsqu’ils seront évalués en termes d’argent.
Tout est dans l’argent parce qu’il a tout volé. La transcendance des hommes et celle des choses sont
absorbées dans leur équivalent argent. Le système de Marx propose une immanence forcée, résultant
d’une perversion - car le vrai état du monde, l’état social souhaitable et vrai (communiste ?), devrait
garantir une double transcendance, des choses et des hommes. Bref, l’immanence n’est un principe que
parce qu’elle est un résultat et une perversion. C’est l’ontologie que mérite le capitalisme. On voit déjà
ce que Marx aurait pensé de la philosophie de l’immanence de Deleuze : simple voie d’accélération vers
le capitalisme total…
Le socialisme marxiste plaide pour une restitution de l’autonomie des choses et des êtres. Le carcan du
système n’est que l’effet de l’âge économique où nous vivons. Le système est le capitalisme lui-même.
Contre ceci, Marx propose une causalité non transitive, mais analytique (intérieure, immanente). Le
socialisme réalisé, quant à lui, devra restituer une causalité externe et même une quadruple causalité au
sens aristotélicien, dissociant la matière, la forme, l’efficience et la cause finale. Le capitalisme se
définit comme le cartésianisme, par la réduction de toutes les autres à la seule cause efficience. Mais ce
n’est pas le dernier mot du marxisme, c’est le dernier mot de l’aliénation. Une grande part de
l’épouvante qui ressort des travaux de Marx n’est pas l’épouvante de la méthode, mais l’épouvante de
l’objet. Mille issues, même dans l’ontologie, surgiraient, pour peu le capital desserre son étreinte.
Une anthropologie de la volonté
Le chapitre VII présente le concept de l’homme chez Marx. Le rapport de l’homme et de la nature est à
la base de la dialectique entière du capital. On a vu que travail est un mouvement. Il appartient à une
sous-classe de la physique de mouvement (qui vient d’Aristote). Marx construit sur cette base le concept
de production, mais le concept de production dépend lui-même de l’affirmation du caractère central de
la volonté dans l’homme. Derrière le productivisme de Marx, l’homme comme volonté est le secret le
plus profond, le dispositif ontologique qui concentre toute l’anthropologie de Marx. Le marxisme est un
productivisme car il est un volontarisme. « La tension constante de la volonté » est la dette de Marx à
l’égard des grands débats sur la nature de l’homme à la Renaissance. Elle marque combien Marx se situe
dans la droite ligne de cette histoire.
La volonté a une histoire née au Moyen-âge dans un débat entre les écoles de Thomas d’Aquin et Duns
Scott.
- Thomas d’Aquin, fidèle à la pensée grecque, assure que, dans la hiérarchie suprême des facultés de
l’homme, l’intellect l’emporte sur la volonté. Le thomisme est un intellectualisme : la béatitude ne
réside que dans et par l’intellect. La volonté doit être au service de ce dernier. Cette thèse est
dominicaine.
- L’école franciscaine de Duns Scot considère que notre intellect est fini et la volonté infinie (ce qui
revient dans la Médiation quatrième de Descartes). La béatitude étant l’union à Dieu, elle vient de la
volonté, et non d’un intellect fini. D’où le primat de la volonté sur l’intelligence. Ce volontarisme de
l’école franciscaine est pour Duns Scot le primat de la volonté guidée par la foi ; et c’est l’amour. Dans
la fidélité à saint François d’Assise, la philosophie se couronne par une théologie de l’amour.
- Le nominalisme rompt cet équilibre. Entendant la critique de Duns Scot, l’école nominaliste reprend
le primat de la volonté (et laisse l’amour à la seule spiritualité). L’imposition des noms, la capacité
d’abstraction, la théorie de la connaissance toute entière reposent sur la volonté. Le caractère
pragmatique et volontariste de la connaissance est généralisé. Dieu n’est plus un intellect, mais la toutepuissance de sa volonté infinie. Cette volonté emportera l’Occident à sa suite.
La position de Thomas d’Aquin ne cessera de décliner. Les philosophes de la Renaissance sont des
disciples de Duns Scot. Ce primat de la volonté dans l’ontologie est couronné par la Critique de la raison
pratique de Kant : la liberté au fondement de tout acte critique est une autonomie de la volonté, laquelle
est déterminée par la raison pratique. Dès que la liberté est au fondement de l’ontologie, la volonté est la
condition de toute signification. Fichte essaie de montrer que même la substantialité des choses dépend
de la volonté. La volonté est non seulement la condition libre du monde, mais plus profondément la loi
d’opposition qui articule le moi et le non-moi. Le non-moi lui-même est un moment de la volonté. Ainsi
est constitué un idéalisme de la volonté. Toute réalité et toute représentation vient d’une opposition que
le moi se fait à lui-même en tant qu’il est volonté.
Schopenhauer discerne sous la volonté consciente des sujets modernes une volonté plus profonde. Cette
volonté comme chose en soi gouverne l’univers et le conduit à son absurdité profonde. Nietzsche montre
cette gouvernance de la volonté sur l’ontologie de l’Occident et notamment sur le protestantisme. Le
sens du monde est la volonté, l’ontologie de l’être est la volonté (Schelling). Nietzsche montre que le
seul moyen pour que l’Occident se réveille n’est pas de se libérer de la volonté, mais d’arriver à un
degré plus élevé encore de concentration volontaire, qu’il appelle la volonté de la volonté. Tout ce qui
ne veut pas être une volonté est nihiliste. Si nous avons la volonté comme destin, nous devons nous
élever à cette auto-conscience de la volonté qui est la volonté de la volonté. L’Occident s’identifie dans
l’histoire du monde par ce concept de volonté de la volonté.
Heidegger tâche d’ébranler cette longue histoire en faisant valoir que notre destin est de devenir un être,
et non d’être une volonté. Il tente un retour à une ontologie fondamentale qui substitue une nouvelle
urgence de l’être au culte de la volonté. La critique de l’humanisme chez lui consiste d’abord à se laisser
requérir par l’être avant toute fixation volontaire de l’étantité de l’étant. Mais pour Marx, vivre consiste
à se confronter à la nature, donc travailler, donc produire, donc vouloir. Depuis la confrontation avec la
nature jusqu’à la volonté, cette chaîne continue détermine la philosophie de Marx comme une analyse
des conséquences de l’action de la volonté contre la nature. Ainsi le concept de mouvement conduit à
celui de volonté :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même
vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et
jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une
forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il
modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet
état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de
départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des
opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de
cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de
l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.
Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas
qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup
son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit
subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa
durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter
que d’une tension constante de la volonté. Elle l’exige d’autant plus que, par son objet et son mode
d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se fait moins sentir à lui comme le libre jeu de
ses forces corporelles et intellectuelles, en un mot, qu’il est moins attrayant.
Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail (a) se décompose : 1° activité personnelle
de l’homme, ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel le travail agit ; 3° moyen par lequel il agit.
(a) En allemand Arbeits-Prozess (procès de travail). Le mot «procès» qui exprime un développement
considéré dans l’ensemble de ses conditions réelles, appartient depuis longtemps à la langue scientifique
de toute l’Europe. En France, on l’a d’abord introduit d’une manière timide sous sa forme latine –
processus. Puis il s’est glissé, dépouillé de ce déguisement pédantesque, dans les livres de chimie,
physiologie, etc., et dans quelques œuvres de métaphysique. Il finira par obtenir ses lettres de grande
naturalisation. Remarquons en passant que les Allemands, comme les Français, dans le langage
ordinaire, emploient le mot «procès» dans son sens juridique.
Le Capital, p. 275 et 276
Cette Bildung de l’homme par lui-même repose sur la confrontation avec la nature. L’anthropologie de
la volonté s’accompagne nécessairement d’un anthropocentrisme car c’est l’homme par excellence qui
peut vouloir. Le secret du monde n’a plus qu’à s’aligner sur cette saisie initiale. La référence, proposée
ici par Marx, à l’idée de l’architecte vient de Descartes, qui fonde sa théorie de la représentation sur le
plan que l’architecte a de la maison. Mais l’idéalité de la représentation est interprétée ici comme la voie
qui conduit à l’ontologie de la production : c’est que la volonté s’est entremise entre l’idée du projet et
sa mise en oeuvre. La représentation humaine est introduite ici au sein d’un dispositif final. Le mot
«propre» indique une genèse de l’ipséité : le moi accède à lui-même dans la réalisation de son but.
Autant dire, là encore, que l’identité est suspendue à la volonté. Marx redouble même la notion de
volonté par l’idée d’une tension permanente du sujet dans le temps du travail. La volonté n’est volonté
que comme durée. Elle est tellement volonté qu’elle se donne une droit sur le temps et se définit comme
une conduite rationnelle du temps. La volonté marxiste, dépouillée de tout attrait, privée de la séduction
du jeu, séparée de toute prime de séduction esthétique est d’abord la volonté de l’ennui, la pure tension
du but qui se soumet tous les moyens du temps pour parvenir à sa fin aussi ennuyeuse que rationnelle.
Cette tension préfigure déjà la tension du militant que Malraux a si bien peinte dès les Conquérants.
« Communiste » signifie toujours un drame de la volonté qui a pris le nom de praxis.
La question de la praxis est au centre des Thèses sur Feuerbach : elle est cette volonté qui se tend sur
une œuvre à accomplir. Elle est précisément une praxis du sujet dans la seule mesure où elle consent à
se faire poiesis du monde. Marx passe pour une penseur de la finalité interne propre à la praxis, mais
parce qu’il a décidé de changer le monde, il ne connaît de la praxis que ce qui en elle s’ordonne à la
finalité transitive d’une poiesis. Mais ce premier stade du matérialisme de Marx ne peut être comparé au
résultat qui s’esquisse dans cette page : la praxis est tellement devenue poiesis qu’elle rencontre les
conditions réelles de son exercice et devient procès de travail : « un développement considéré dans
l’ensemble de ses conditions réelles ». Aussitôt la praxis perd l’aura romantique d’une volonté qui se
découvre désir de réalisation (ou de révolution), elle devient une simple interaction dans un tout et
l’expérience des limites qu’une situation donnée lui impose. La praxis se subordonnait le monde, le
procès de travail le transforme en une négociation onéreuse avec les conditions objectives. De
romantique, le communisme devient une technique.
Ce passage de l’ontologie de la praxis à la planification du « procès de travail » montre à quel degré de
lucidité Marx est parvenu dans le Capital. Surtout celui-ci résume la confrontation marxiste de la
volonté et du temps. Le « procès de travail » ne devra plus être confondu avec le simple travail. Nous
partageons le travail avec les bêtes puisque nous peinons pareillement sous le ciel. Mais le « procès de
travail » suppose une volonté prométhéenne qui développe ses procédures contre les aléas du temps ;
elle seule fait du travail une production. La philosophie de la production n’est rien d’autre que la mise
en œuvre d’une attention sous la condition d’un procès de travail, c’est-à-dire une temporalisation
volontaire de notre rapport à la nature. Est-ce si sûr que cette construction du temps soit de part en part
matérialiste ?
Le procès de travail restera le concept le plus élevé de notre rapport à la nature dans le Capital. Il
mobilise jusqu’au corps de l’homme. En son nom, Marx peut proposer une interprétation du corps
humain comme moyen de production. Le procès de production permet de reconstruire le corps - non
comme vie ou chair, mais comme moment dans la production. La coupure cartésienne entre l’âme et le
corps d’abord surmontée par l’énergie de la « personnalité pure », s’ordonne désormais aux conditions
de développement du procès de travail. Elle autorise pourtant la première quantification de mon corps,
la quantification par le temps : travailler oui, mais combien de temps ? Le concept de procès de travail
comme réécriture du corps ou reconstruction du corps n’est-elle pas la première médiation conceptuelle
qui conduira à la quantification monétaire de la force de travail ?
Nous nageons en plein paradoxe : le matérialisme culmine dans un procès dont la première mise en
œuvre systématique sera l’un des triomphes du capitalisme. Le procès de travail comme conduite
productive du temps sera le médium du syllogisme qui articulera mon travail à sa signification
monétaire. C’est lui qui permettra à la force de travail de se vendre dans un même dessein productif
généralisé. Le marxisme livre ainsi l’histoire humaine au concept ultra-puissant et ultra-destructeur de
procès de travail. On a l’impression que le marxisme n’est vrai que lorsqu’il dicte son programme au
capitalisme.
Dix thèses sur l’actualité de Marx
Maintenant que notre réflexion est parvenue à un point d’équilibre, nous pouvons revenir à la question
initiale : pourquoi un tel retour du marxisme pendant cette campagne électorale, à la suite d’années où il
semblait rejeté, disqualifié, aboli? Seul l’ouvrage de Derrida avait su maintenir une attention
philosophique. Son titre à lui seul indiquait tout un programme : Les Spectres de Marx. Pour nous, ce
n’est pas un spectre, même démultiplié, qui est en jeu. C’est une dette, une crise et un débat qui cherche
des éclaircissements. En guise de conclusion anticipée, voici dix thèses. Elles assument leur lien avec
l’incertitude des temps qui courent. Elles voudraient autant valoir comme une suite de principes à
discuter que comme une discrète autocritique du discours qui vient d’être tenu :
I. Nous lisons le Capital car il restitue une vision terrible, mais unifiée de notre destin présent.
À force d’avoir séjourné dans un espace déconstruit, dans un espace de l’altérité et du renoncement aux
identités, la question de l’unité de cette multiplicité exacerbée a fini par se poser. Qu’est-ce qui constitue
l’Un de ce multiple que nous n’avons cessé de creuser et que nous avons cru à jamais voué à la
dispersion? Il est évidemment trop tard pour revenir à un bloc identitaire. Le Capital est un dernier grand
récit qui unifie. Nous aimons tellement l’unité que nous finissons toujours par la choisir, sans égard à la
forme qu’elle prend. Nous préférons être unifiés par l’idée d’une aliénation capitaliste, globalisée et
définitive, que de ne pas être unifiés du tout. Le Capital est un mythe qui répond avec une force
effrayante et bienvenue à la perte d’unité des sociétés occidentales. Quant à ceux qui, comme Badiou,
usent des logiques du multiple pour rendre nécessaire le recours à un marxisme des masses, antiautoritaire et voué à la révolution permanente, ils ne voient pas que ce qu’ils désirent dans ce multiple
déchaîné c’est la fonction d’Un qu’il assume : le refus de la fixité devient l’Un de la révolution. La
révolution finit par être l’Un transcendant qui se croit immanent et multiple. C’est pourquoi nous
l’aimons quand bien même nous jurerions que nous la détestons et la combattons : mais qui peut
renoncer à l’unité d’un peuple qui se rebelle ? Nous n’aimons pas que les printemps arabes, nous aimons
tous les printemps qui mobilisent.
II. La Chine, l’islam, le retour de Dieu ont des visages inconnus et insupportables. Marx signifie un
retour au monde familier, un retour de génération, un retour non seulement familier mais familial, un
héroïsme des décennies précédentes - un romantisme qui n’arrive pas à finir.
Nous sommes devant des visages de la menace tellement nouveaux que nous ne pouvons pas les
supporter. Nous éprouvons de tels tremblements (entretenus par les médias) que nous ne supportons pas
de manquer plus longtemps de nom pour ce qui nous cerne, nous modifie, nous contraint jusqu’à la
certitude de la destruction. Ne pouvant nommer l’innommable (comme devant un Dieu inconnu), nous
préférons le vocabulaire des générations précédentes et nous poursuivons un rêve du XIXème s. plutôt
que d’accepter le face-à-face avec une angoisse sanctionnée par le seul impératif : « ce que tu ne peux
dire, il faut le taire ». Et Marx est un masque bienvenu pour avouer qu’une totalité agit à notre place.
III. Marx rend possible le retour à la philosophie spéculative, avec deux caractéristiques qui le
distinguent des grands textes étudiés à l’Université : sans technicité apparente (il donne accès à la
jouissance de la philosophie sans le détour de l’abstraction), mais avec toute la force contraignante
d’une ontologie.
Porteur d’unité, Marx ne peut que revenir en pulvérisant les figures contemporaines de la philosophie
des professionnels : philosophie critique ou déconstruite, philosophie de l’impossibilité de la
philosophie, philosophie de l’interdit de la philosophie. Cette philosophie somptueuse, totale, amère
dans sa plénitude, a l’extension d’un idéalisme, sans se plier jamais aux contraintes d’une théorie de la
connaissance. Elle réconcilie jouissance et totalité. Quand une ontologie fonctionne, rien n’est plus
jubilatoire. Elle restitue l’unité, le fondement, la causalité, toutes les catégories impliquées par la raison
libre. Marx y ajoute la douceur d’une catastrophe annoncée : rien n’est plus totalisant que la certitude de
la fin.
IV. Ne pouvant nous confier à la patrie des rois - faute de roi et faute de patrie -, nous cherchons encore
dans les usines et dans les syndicats qui ont survécu à la délocalisation un centre de fraternisation et de
divination.
Nous devons chercher de nouvelles solidarités dans la culture. Les maîtres de la révolution doivent
retenir les enseignements des anti-modernes qui ont détesté le monde à venir autant que les militants
communistes les plus résolus. Le meilleur de la culture française ne peut que vomir la France qui vient.
Mais les lecteurs de Marx garderont une avance, ils comprendront mieux quelles forces ont arraché le
roi, la patrie, la nation à toute espérance de restauration. Certes, le coup de force nationaliste est
toujours possible, mais il deviendra la caricature de lui-même dès qu’il devra négocier sa dette, les
formes de son exportation, ses lois sociales. Il deviendra national libéral, avant de devenir nationalsocialiste… Mais cette issue terrible, qui d’ailleurs n’aurait pas été possible sans l’introduction d’une
donnée héritée, le racisme, ne doit pas empêcher de chercher le fondement de l’acte politique là où il
confine au métaphysique. Je crois que ce lieu est la parole.
Nous cherchons tous un endroit où « ça parle ». Comme ça ne parle plus à la cour du roi, ni même dans
la cour des ministères, le rêve marxiste devient irrésistible puisqu’il promet que ça parlera dans l’usine,
dans la grève, dans le cortège, place de la Bastille... Déjà l’industrie française ne compte plus dans la
production mondiale : raison de plus pour se replier sur d’anciens cultes en cherchant dans l’usinemusée un lieu divinatoire où l’oracle va parler (la demande de justice ou la fin du règne du capital).
L’usine qui parle remplace l’usine qui produit. Pendant ce temps, nous oublions que les dernières usines
qui parlent sont subventionnées par les pouvoirs publics et nous allons demander la parole au journaliste
de service.
V. Pour un philosophe qui s’intéresse à l’ontologie et l’unité, Marx balaie la misère de la philosophie.
Marx nous libère de Bergson ressuscité, des phénoménologies étirées, de l’éthique à tout va et des
angoisses de la logique. D’un coup, nous voici libérés des spiritualismes consolateurs, des frissons du
sujet en proie au paroxysme de l’autre, des langages dodécaphoniques, pour ne rien dire des
généalogiques génériques. Pour qui ne se reconnaît pas dans le mélange contemporain de subjectivisme
et de formalisme, le marxisme est extrêmement excitant car il broie tout ce que Hegel avait déjà abattu,
mais qui a fini par revenir comme ingrédient de la polymorphie capitaliste, à commencer par le prétendu
empirisme. Marx avait nommé « misère de la philosophie » la dénonciation des saints tardifs de
l’idéalisme, de l’humanisme, du socialisme libertaire : non seulement il montre la voie, mais il nous
encourage à dénoncer pareillement, la misère de l’histoire.
VI. Et la misère de l’histoire : l’abandon de la causalité marxiste aura favorisé le retour du nationalisme,
du mysticisme, du fascisme, du technocratisme, du juridisme, toutes positions qui expriment toujours le
désir du sujet de se rendre indemne de l’histoire.
Marx prend en charge notre éducation historique et c’est peut-être en cela qu’il combat le mieux à cette
heure un libéralisme devenu sans mémoire. Même les socialistes ont peur de l’histoire de France. Marx
se contentait de la comprendre. En nous obligeant à séjourner dans l’histoire, Marx restitue une causalité
dans les événements qui semblaient se perdre dans des études de détail ou l’apologie du contingent. Le
monisme de Marx est d’abord une exigence de penser l’histoire comme une faisceau convergent qui
n’échappe pas à l’unité d’un sens. Le libéralisme a beau être le fruit de l’histoire, il multiplie les fuites
hors de l’histoire, en favorisant l’inculture historique des masses et en vouant le sujet consommateur à la
solitude du produit. Le premier Un de Marx, c’est d’abord l’Un de l’histoire. L’histoire avait remplacé
Dieu dans le gouvernement de la Providence. Il a suffi que l’histoire s’efface pour que Dieu revienne.
VII. Le Capital pourrait devenir la Bible des athées.
Le Capital parie sur le néant de Dieu. Mais 1° le Capital produit une unification du divers. 2° Il est doué
d’un sens. 3° Il est la garantie de l’universalité et de la nécessité de la pensée qui est vouée à le refléter.
Par conséquent, n’est-il pas Dieu? Ce n’est pas le Dieu de la foi sans doute, mais une forme de déité,
deus sive natura. Le retour à Marx n’est-il pas (comme le retour des religions) la source d’un nouveau
fondamentalisme, non celui des croyants, mais celui des athées? Le fondamentalisme des athées, c’est
celui qui fait voir dans le capitalisme une cause unificatrice et explicatrice. C’est pourquoi le Capital
devient le Livre et son inachèvement redouble la fascination qu’il exerce : on attend la fin.
VIII. Les masses préfèrent tout détruire plutôt que demeurer privées d’une parole qui leur soit adressée.
C’est le mécanisme même du triomphe du christianisme dans l’Antiquité.
Contrairement à une sociologie sommaire, les gens ne veulent pas prendre la parole, mais veulent qu’on
leur parle. Dans le christianisme, Dieu est la parole, logos. Nous préférons perdre les institutions d’une
société plutôt que de supporter qu’elle ne nous parle plus. Cette parole doit être une adresse personnelle
à chacun d’entre nous. Le christianisme est venu de cette manière. Quand les oracles antiques cessèrent
de parler au peuple romain, celui-ci a supplié Dieu de venir leur parler. Personne ne résiste à cet appel.
On a voulu nous faire croire que nous ne devenions des sujets que si nous prenions la parole. Mais tout
cela n’est que bavardage. On demande à parler parce que c’est notre façon de combler le trou qui vient
du fait que personne ne nous parle. Quand quelqu’un veut absolument parler, c’est qu’il a conscience
qu’on ne lui parle plus. Et si on lui parle, il n’a pas besoin de parler. La structure humaine est
théologique, les hommes sont nés pour qu’on leur parle. Et quand on ne leur parle pas, ils bavardent.
Celui qui parle aux autres, qui les transmue par son verbe et les bouleverse jusqu’au fond du cœur
amoureux de la parole, devient un Dieu. Il renverse le flux des intentions de parole et rend la parole
souveraine. Telle est la procession de la parole, lorsqu’elle se reconnaît clé du monde. Il n’y a pas
d’autre vérité ni d’autre joie pour les êtres humains. La privation d’une parole adressée rend la condition
moderne pépiante, téléphonique, réticulaire.
Voilà pourquoi nous sommes fascinés par Jean-Luc Mélenchon. D’abord il nous parle, il est Victor
Hugo revenu, surtout il est l’école primaire ressuscitée, pour qui un citoyen est d’abord celui qui peut
réciter un poème. Ensuite, il ne cesse de se reprendre, de se critiquer, d’expliquer les phases de sa
conscience. Il se parle. Et se parlant il peut nous parler, nous l’écoutons, car il nous a appris que parler,
c’est être auprès de soi, condition des plus rares qui rapproche et favorise d’une fraternité sans égale les
masses qui écoutent.
IX. Le libéralisme meurt d’avoir engendré un néant idéologique qui finalement se paie. Le capital se
nourrit d’atomisme logique (discours sans objet) et de neurosciences (discours de la connectivité). Le
matérialisme n’est pas là où l’on croit.
Ce n’est pas Marx qui est matérialiste, mais les savoirs qui nous sont imposés au nom de la postmodernité. Les bibliographies en anglais essaient de nous persuader que nous devons parler selon des
propositions atomisées et codifiées. Cette philosophie « analytique » convient assez bien aux publicités
de supermarché. Les neurosciences nous persuadent à leur tour que nous sommes des nuages de points,
précisément le fonctionnement d’un panneau publicitaire. L’atomisme logique et les neurosciences sont
le sommet de ce que transmet le capitalisme : l’humain comme implémentation. Marx, c’est le refus de
cette mise en ligne des affects, la redécouverte de l’histoire comme le lieu de l’événement, la nécessité
d’un geste synthétique pour accéder au sens du monde. Pour un peu l’humanisme futur reposerait sur le
marxisme.
X. Le Capital est le vinculum substantiale de la Métaphysique de la destruction.
Je développe ici une idée qui est plus particulièrement développée dans ma Métaphysique de la
destruction, chapitre VI. La notion de vinculum substantiale vient de Leibniz. Il existe deux formes de
liaison des monades.
1. Les monades peuvent être reliées par un système harmonique. Telles sont la monadologie et
l’harmonie préétablie qui la structure. Les monades entrent en réciprocité et reconstruisent ls
apparences. Tel est le système élémentaire de liaison du réel d’après Leibniz.
2. Puis à la fin de sa vie il ajoute un second régime de liaison, le vinculum substantiale, un lien qui fait
substance. Le second régime de liaison montre que chaque monade émet un signal réverbéré dans un
miroir parabolique. Le vinculum (qui est cette courbure du miroir) renvoie une liaison différente de celle
fondée dans la monade : non plus de réciprocité, mais de solidarité ou de coagulation.
En situation post-moderne, dans ce que j’appelle la Métaphysique de la destruction, le capitalisme nous
transforme en système monadique de rang 1 (réciprocité marchande), véritable Harmonie préétablie de
la destruction. Mais le concept construit par Marx se place au niveau du système de liaison de rang 2 qui
nous donne un lien plus fort, celui de la solidarité (plus fort que les réciprocités). Ce lien est si fort qu’il
fait entrer la Métaphysique de la destruction dans une métamorphose dont nous ne pouvons savoir
encore si elle accentue la destruction, ou invente une bifurcation nouvelle. Du vinculum substantiale en
cours, nous ne pouvons parler que comme les phénomène qui affectent la Voie lactée : nous savons que
nous sommes pris dans ses transformations, mais nous ne savons ni d’où elles viennent, ni où elles vont.
Nous savons seulement qu’elles seront au-delà de l’opposition du capitalisme et du communisme. C’est
précisément là où soudain Marx manque de capacité à prévoir l’avenir.
Conclusion positive. Marx est un humaniste qui lutte pour une Renaissance.
Marx produit une nouvelle forme de connaissance de la nature. À l’instar de Léonard de Vinci qui peint
des tourbillons ou dessine des rochers pour chercher la loi du monde, Marx est un morphologue des
échanges sociaux à la recherche de la dialectique universelle. Il pourrait signifier la réconciliation entre
la puissance de construction d’Alberti et les intuitions cosmologiques de Giordano Bruno, entre la vertu
de Machiavel et les débordements de Rabelais. Le fond du débat reste la juste manière d’interpréter
l’abbaye de Thélème.
Tel que je l’ai lu, le socialisme garde cette actualité d’un prolongement esthétique de l’état présent - et
non pas un enchaînement nécessaire. Il doit rester de la contingence dans le surpassement des
contradictions, sans la rigidité d’une loi nécessaire et unique. Cette esthétique crée des mondes, des
utopies, des projets, mais sur la base de la contingence qui est commune à l’art et à l’histoire. Pour
parler dans le style de la Critique de la faculté de juger, nous avons aujourd’hui sur la révolution un
jugement réfléchissant et non déterminant.
Cela revient à la recherche d’une évaluation esthétique des prolongements dont est susceptible la
dialectique sociale. Le marxisme n’est supportable que si sa loi la plus intérieure n’est pas simplement la
revendication, mais le retour à un idéal de beauté, fût-elle brisée, anguleuse, sauvage à la façon de
Picasso. À la place d’une gestion écologique du marxisme, et au vu des laideurs terrifiantes que le
communisme a laissé derrière lui dans le monde, je plaiderais de toute urgence pour une version
esthétique de la critique sociale, afin que le communisme obtienne son absolution par la beauté. Le beau
est la punition que l’histoire impose au marxisme, toujours puissant, mais trop souvent sans art. Sans
avoir obtenu ce pardon esthétique, il restera une calamité du genre humain, quelles que soient les
tentatives de réconciliations des hommes auxquelles il préside. Je ne demande par le beau aux artistes
patentés, je demande une beauté dans la politique, qui est la façon dont le pouvoir doit affronter la
contingence de ses fondements et l’aléa de ses résultats.
Conclusion négative. La critique sociale pense à tout - sauf à la Chine, c’est-à-dire à la fusion aberrante
mais triomphante du communisme et du capitalisme.
Les suites de la révolution chinoise risquent de mettre un terme au dessein d’une révolution sociale en
Occident. On peut rêver à des convergences entre l’humanisme et la contestation sociale, encore faut-il
que la Chine nous en laisse le temps ! La Chine est la révolution qui en finit avec toute révolution
possible. Elle ne se contente pas de se développer, sa seule existence est un verdict. Quel verdict
l’Amérique désorientée peut porter au monde ? Le bouclier asiatique pèse tellement sur les plans
démographiques et industriels qu’il emporte l’Afrique dans son mouvement, pour ne rien dire de
l’Europe de l’Est, et bientôt de l’Occident tout entier. Empire du nouveau milieu, la Chine raie d’un trait
les promesses électorales de tous les pays démocratiques inconséquents. Le grand problème n’est pas ce
qu’en pensent les libéraux européens, mais le contrecoup qui viendra aussitôt de Chine. Ceci étend le
spinozisme au lieu de le réduire. La Chine fut spinoziste dès l’époque de Malebranche et de Leibniz,
mais c’était sur le plan religieux. Désormais, elle apporte sa contribution à la détermination en dernière
instance de Marx, sauf que ce n’est pas par son socialisme, mais par son engagement dans la production
mondiale. La dernière instance sera asiatique ou ne sera pas.
Réponse aux questions
1) Sur le matérialisme et l’idéalisme. Il ne faut pas confondre les matérialismes scientistes (le
matérialisme neuronal par exemple) et le matérialisme historique. Le matérialisme historique reste un
geste synthétique qui ne peut être aligné sur les résultats de la science. Comme tel, peut-être faudrait-il
d’abord mieux comprendre la part d’idéalisme qui demeure dans le matérialisme de Marx, ne serait-ce
que par sa dépendance à l’égard de l’idée de système. Mais vers quel retournement du retournement ? Et
comment évaluer philosophiquement un tel idéalisme ? L’ajout de valeurs non matérialistes au système
marxiste lui fait perdre son unité, et aussitôt il ne s’étend plus à toute réalité possible. D’une façon
générale, l’ajout de valeurs idéales ou de considérations éthiques à la causalité en dernière instance
ajoute une seconde ontologie à la première. C’est tomber dans le dualisme : comment croire dans ces
conditions que le Capital serait en mesure de surmonter la dissémination de l’ontologie contemporaine
telle que le libéralisme nous l’impose?
2) Sur l’Afrique. Est-ce que le bouclier asiatique, dans la solidarité qu’il entretient avec le bouclier
africain (dans la mesure où l’Afrique se trouve enrôlée dans la croissance de l’Asie), rend possible
l’émergence d’une nouvelle idée du monde? Le degré de développement des grands bassins asiatiques
devient tel que les ressources du continent asiatique ne suffisent plus. La Chine pénètre les économies
africaines qui échappent encore à la domination américaine et établit un mélange d’exploitation et de
domination qui constitue un problème inédit. La Chine ne vit plus que par les ressources minérales de
l’Afrique, et ceci ne produit ni une démocratisation africaine ni des transformations politiques qui aillent
dans le sens d’une renaissance de l’Afrique comme sujet dans le concert des nations. La politique
chinoise en Syrie montre assez que la Chine pense plus à son approvisionnement qu’aux droits de
l’homme. La Chine n’a pas la naïveté de proposer un modèle au monde, elle se contente d’asservir à sa
centralité les éléments dont elle nourrit sa puissance. Le dernier monisme sera le monisme de la Chine
elle-même.
3) Sur le racisme. Cette remontée néo-communisante ne connaît pas encore de thème raciste. Il faut
veiller aux alliances entre les matérialismes. Même si elle est très improbable, comme je viens de le
montrer, elle favoriserait aussitôt un front biologisant parfaitement inquiétant. Le matérialisme
historique n’a pas la force de modifier la ligne libérale du bio-pouvoir, elle ne peut que l’accentuer. Le
nouvel axe ne serait plus l’antisémitisme, mais des politiques de natalité tantôt gonflée par la recherche
de la puissance, tantôt sélectionnée pour créer des masses gouvernables.
4) Pronostics. La seconde thèse (cf supra) ne veut pas dire que la Chine, l’islam et le retour du religieux
soient le mal absolu. Ce sont des formes de pouvoir que nous n’avons pas su nommer selon un cadre de
référence identifiable. Nous ne disposons que d’images folkloriques. Désormais ce sont des pouvoirs
nus ; et nous nous réfugions dans un refoulé jacobin pour trouver les mots qui pourraient désigner ce qui
nous fait face. En s’en tenant à ses ressources propres, la Chine est plus riche de noms que nous ne le
pensons. Confucianisme, taoïsme et même bouddhisme en font partie. Il se pourrait que la bataille soit
d’abord la bataille pour les noms et que la Chine l’ait déjà gagnée.
Le sens de mon enseignement consiste à poser que nous sommes affectés par une chose en soi à trois
visages (Chine, islam, fondamentalisme), qui nous impressionne tellement que nous la schématisons au
mieux avec les catégories du Capital. C’est à peine si nous supportons le regard que cette chose porte
sur nous. Si l’Asie en venait à juguler l’Occident en train de jouer avec sa mémoire révolutionnaire en la
poussant à une crise économique sans précédent, nul ne peut affirmer qu’elle n’ait pas un message à
adresser à la génération présente, hors de norme, hors d’horizon, hors d’attente. Alors sonnerait pour
nous l’heure non plus de la Tentation de l’Occident, mais de l’Orient. Elle consiste déjà dans notre
usage des produits fabriqués en Chine.
Annexe au cours précédent : retour sur le corps productif
Il faut revenir au concept de procès de travail et au rapport entre la volonté et le temps. La
transformation du réel en temporalité soumise à un processus caractérise l’analyse du travail par Marx.
L’essentiel est «procès» et non plus «travail».
Marx construit par ailleurs le concept de corps productif. Dans la nouvelle théorie du procès, même le
corps, même les os (pages 278 et 279) entrent dans la généralisation du concept de «production». Même
les poissons de la mer sont interprétés en termes de procès de production (page 279). La matière ellemême (page 281) est saisie à l’intérieur du concept de procès de production.
Cette modélisation permet de passer à la page 285, qui présente le raisonnement circulaire suivant
autour de la notion de la plus-value : 1° s’il y a une production de la plus-value et 2° si la plus-value est
le résultat de la production, il n’y a plus que la production de la production. Le concept de production
parvient à une telle domination qu’il devient production de la production. Nous pouvons dès lors
réécrire en ces termes le cycle de la volonté : 1° la volonté comme vouloir-vivre (Schopenhauer), 2° la
volonté comme volonté de puissance (Nietzsche), 3° la volonté de volonté, l’interprétation par
Heidegger de Nietzsche, 4° il ne manquait que l’identification de la volonté à la production, afin
d’obtenir la formule synthétique d’une production de la production. C’est un système tellement clos
qu’il ne repose plus que sur un concept. Il réussit à absorber (c’est toujours le mot de Marx pour dire
Aufhebung) toute manifestation ontique. Ce degré de systématisation n’est pas conçu par Hegel luimême car le Concept n’est pas seulement concept de concepts, mais concept de figures. La logique du
Concept reste distincte chez lui de l’Esprit et de la Nature. Marx n’a plus besoin de la notion de
syllogisme, ni du mouvement d’intégration successive à laquelle elle donne lieu. Le mot du monde est
production, et il est sûr qu’il ne signifie pas accomplissement.
Exposé : Praxis et production chez Henri Lefebvre (1901 - 1991)
L’œuvre de Lefebvre s’inscrit dans le prolongement de celle de Marx. Il aborde la question de la
production, concept fondamental pour sa pensée. Nous partons du concept de praxis, à partir duquel il
interprète l’œuvre de Marx et qui permet de comprendre comment il construit son œuvre et développe
cette notion dans la Métaphilosophie pour comprendre la conceptualisation de la vie quotidienne et la
thématique de la ville.
La praxis est la pratique sociale, qui se trouve dans les premiers ouvrages de Lefebvre. Dans les années
1920, il découvre Hegel grâce à sa fréquentation de Breton. Il fonde le groupe «philosophies» ; mais on
lui déconseille de faire une thèse sur Hegel. Il rencontre ensuite Marx, qui lui permet de prendre de la
distance avec les surréalistes.
Il s’agit avec Marx de transformer la vie réelle. La notion d’action trouve une importance fondamentale.
Lefebvre publie des recueils de textes dans les années 1930, qui donnent l’origine de la notion de praxis
dans son œuvre. Il traduit les textes de Lénine sur Marx et en donne des introductions. Il écrit aussi sur
Nietzsche. Toute sa pensée est construite à partir du triptyque Hegel / Marx / Nietzsche. Il s’interroge
sur le devenir de la révolution en URSS et est assez critique envers Staline.
Les Cahiers sur la dialectique de Hegel par Lénine développent ce point, et interrogent la méthode du
matérialisme dialectique. La dialectique de Hegel est-elle utilisable comme une méthode pour traiter des
faits historiques et sociaux? Ne perd-t-on pas la dialectique en transformant son contenu et en faisant
une méthode pour appréhender les faits économiques et sociaux. Pour Lefebvre, Lénine découvre des
réponses profondes. Dans le matérialisme dialectique, la méthode et le contenu sont indissociables, mais
ceci demande de ré-élaborer la dialectique de Hegel. Le but est d’atteindre la production des choses et
des idées. Pour l’accomplissement de ce matérialisme dialectique, il faut reprendre la pensée de Hegel,
non à partir des lois de la matière, mais de la pratique sociale (praxis). À partir de cette notion, Lefebvre
veut remettre Hegel sur ses pieds. La notion de praxis devrait résoudre le problème de la méthode dans
le matérialisme dialectique.
Or Hegel disposait déjà de cette pratique sociale, notamment dans la philosophie du droit. Hegel ne
néglige ni l’histoire, ni les rapports sociaux, ni le travail et son organisation. Le dépassement,
l’Aufhebung, doit permettre la réalisation effective de la liberté. Mais cette liberté pour Hegel se réalise
dans l’État et dans le droit. Pour Lefebvre, en faisant de l’État la fin du système, Hegel sacralise l’État et
en fait la réalisation de l’idée dans l’histoire. Alors que pour Lefebvre elle doit se faire plutôt au niveau
de la société civile. La praxis remet en cause l’accomplissement du système dans l’État.
Cette critique de Hegel n’est pas seulement politique, mais aussi philosophique. Il s’agit d’analyser pour
Lefebvre les êtres concrets. Il s’agit de ré-introduire une pratique dans la logique des catégories pour
saisir le déploiement des contradictions dans la vie. Marx saisit cette limite de Hegel, dans la théorie du
dépérissement de l’État. Les communistes reçoivent mal cette idée ; car le communisme se réalise dans
l’État (URSS) ; et Lefebvre est écarté du parti.
Mais il se défend aussi de donner lieu à un pragmatisme. Car le succès de l’Idée n’est pas un critère de
vérité - alors que pour le pragmatisme la vérité se déduit de la réussite de l’idée. Lefebvre veut saisir le
caractère causal et créateur de la pratique.
La praxis se définit d’abord dans le rapport de l’homme à la nature, dans le rapport de survie que
l’homme crée avec la nature et qui l’amène à façonner la nature à ses besoins à travers des techniques et
des institutions sociales. Cette praxis se trouve dans la réalité pratique et vivante de l’homme.
Est-ce la notion de travail chez Marx - c’est-à-dire cette activité permettant de vivre à partir de la
nature? Pour Lefebvre, le travail est un premier temps, mais la praxis ne s’y réduit pas. Il existe deux
formes élaborées de la vie sociale.
1. La technique est une base de la civilisation chez Marx ; elle permet d’articuler la nature et l’histoire.
2. La praxis a le même rôle. Elle enveloppe les rapports sociaux, matériels, idéologiques, qui forment le
rapport de l’homme à la nature et son histoire. Elle englobe même la technique.
La praxis peut aussi être désir. Le travail de la praxis ne se limite pas à la production d’objets matériels,
mais c’est une production plus globale de l’ensemble des institutions sociales. Elle étend la notion de
travail à l’ensemble des activités humaines.
Pour Lefebvre, cette notion de praxis est présente chez Marx, mais non encore entièrement développée.
L’analyse du capital dut passer au premier plan pour Marx, et relégua au second plan d’autres aspects.
Mais la transformation révolutionnaire de l’économie n’a de sens qui si on la replace dans un projet plus
global de transformation de la société. Lefebvre relie les projets de Marx et ceux plus utopiques de
Fourier. Marx reprend ces projets utopiques en voulant transformer la place du travail industriel. Mais le
Capital est une critique (et non un traité) de l’économie politique. Il contient un projet global de
l’homme, qui poursuit la visée rationnelle classique. Bref, pour relire Marx, il ne faut pas changer
l’économie, mais la praxis. C’est à partir de cette analyse de Marx et Hegel que Lefebvre construit sa
philosophie dans l’après-guerre.
Cette manière d’envisager Marx change celle d’envisager la philosophie elle-même. Les philosophes se
contentent de rester dans des systèmes abstraits qui trahissent la nécessité de la pratique. Dans
Métaphilosophie, Lefebvre explique en quoi la praxis est un concept philosophique et quelque chose qui
permet de dépasser la philosophie. Il critique les autres lectures de Marx qui n’en donnent que des
interprétations sans se confronter à des évolutions se passant dans le monde. Il essaie de comprendre
pourquoi la révolution échoue en URSS, et ce à ses yeux dès la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La Métaphilosophie s’interroge sur les œuvres de l’homme. Il ne s’agit pas de comprendre seulement
praxis, mais de comprendre comment la praxis peut produire des œuvres et devenir poesis. Ce n’est pas
seulement des œuvres d’art, mais ce sont les produits matériels de la main et de la machine et des outils,
les résultats des actes sociaux, les institutions de l’État, de la culture, de la ville ou de la nation.
L’ouvrage donne les bases théoriques pour comprendre les recherches qu’il effectue pendant la
rédaction de ce livre. Il s’agit de prolonger le marxisme et de comprendre la société moderne (critique
de la vie quotidienne et philosophie de la ville).
1. La critique de la vie quotidienne est un projet que Lefebvre maintient tout au long de sa vie, dès
1947, ensuite en 1962, enfin en 1981. Il s’agit d’aller au-delà des théories de Marx pour s’occuper de la
vie des gens et non seulement du changement de système économique. Il s’agit de viser une
transformation de la vie sociale, ce qui trouve des échos en Mai 68. Cette critique de la vie quotidienne
est le prolongement du Capital, son adaptation aux transformations de la vie moderne. Dès l’aprèsguerre, il analyse la société de consommation, où les ouvriers aussi peuvent profiter du fruit de leur
travail. Pour Lefebvre, l’art et la philosophie se détournent d’une vie quotidienne banale et insignifiante.
Contre ceci, il s’agit de prendre une conscience aiguë de la réalité pour la transformer, faire perdre aux
choses leur trivialité et comprendre les processus de production qui sont sous-jacents. La philosophie
doit devenir une connaissance critique de la vie quotidienne. Dans le monde moderne, la vie quotidienne
ne permet plus de réaliser l’homme. Elle sépare les fonctions diverses de l’homme ; elle sépare son
temps.
2. On doit enrichir la réflexion de Marx par une pensée sur la modernité. Ce quotidien qui s’installe
dans la société quotidienne et cette séparation des fonctions s’effectuent dans le temps, mais aussi dans
l’espace de la société. Il s’intéresse à la communauté pastorale des Pyrénées qui instaure un droit
coutumier au fil des années. Ceci a pour but de contrer l’extrême-droite et de répondre à un vide du
communisme, incapable de prendre en compte le monde paysan. Après la guerre, il voit la ville de
Mourenx, «ville nouvelle» des Pyrénées et subit un choc : c’est la matérialisation de la vie quotidienne
qu’il critique, marquée par la séparation des fonctions et par l’abstraction. Cette ville qui englobe les
campagnes françaises est un éclatement de la ville historique telle qu’on la connaissait. Ceci témoigne
d’un nouveau rapport de l’homme à ses œuvres. Dans Métaphilosophie, l’œuvre sur laquelle doit se
concentrer le métaphilosophe, c’est la ville et plus largement l’espace. Le but est de transformer la ville
pour changer la vie. La thématique de la ville doit permettre de réaliser le projet de Métaphilosophie.
Lefebvre sera célèbre comme penseur de l’urbain. Il entre alors à l’Université et produit son œuvre sur
l’urbain et sur la ville (Droit à la ville, 1968 ; La révolution urbaine ; Du rural à l’urbain ; La production
de l’espace, 1974).
La philosophie se constitue avec la ville. La philosophie naît avec la cité grecque, ce qui s’accompagne
d’une praxis particulière. Les philosophes ne se contentent pas d’exprimer ce qu’est la ville, leur propre
œuvre est une concentration de ce qu’est la ville. Il s’agit de réintroduire la philosophie dans la ville ; et
la ville dans la philosophie. Il analyse les différentes villes qui correspondent à différentes sociétés.
La société industrielle fit éclater la ville. Elle transforme le rapport de la ville à la campagne et fait en
sorte que la ville prend le pouvoir. On ne peut plus vraiment parler de ville, mais d’un urbain généralisé.
Il n’est plus une œuvre, mais un produit. Les philosophes voulant parler de la ville reconduisent à la cité
antique. Or nous devons passer à une société urbaine qui fait que la ville redevienne une œuvre, mais
sans négliger cette transformation de la société.
Lefebvre cherche à réintroduire la terre à côté du capital et du travail. La terre sera la valeur refuge,
permettant de produire aussi le capital. Le type de revenu associé à la terre, c’est la rente, essentielle
dans la société capitaliste, car elle permet la reproduction des rapports de production. Le capitalisme a
survécu car il produisit un espace permettant sa survie. Ce façonnement de l’espace par le capitalisme
n’est pas une conséquence externe du fonctionnement du capital. La crise financière est d’abord une
crise de l’immobilier, qui n’est pas seulement une sur-production industrielle. La crise actuelle est un
emballement de la machine au niveau de l’espace. La société moderne produit un espace abstrait,
géométrique, optique, et phallique. Intervenir sur la ville importe autant que d’intervenir dans le travail.
L’espace est un produit de la praxis et un producteur de la ville. Il s’agit de changer la praxis urbaine,
trouver des formes convenant à la société urbaine. L’inspiration de ce changement est le droit à la ville.
Pour que la ville redevienne œuvre, l’espace et le temps doivent mettre en avant la centralité qui insiste
sur le rassemblement des hommes pour métamorphiser la quotidienneté. Ce serait une réalisation
sensible de la métaphilosophie.
En interrogeant la ville, Lefebvre reste fidèle au surréalisme de sa jeunesse, à Breton, à Aragon aussi. Ce
courant d’avant-garde prolonge la promenade parisienne de Baudelaire. Baudelaire aura imposé le
thème de la ville comme un espace décisif pour la poésie nouvelle. Par ailleurs, l’idée de changer la
praxis en changeant l’œuvre est un héritage typiquement surréaliste. La poésie devient la clé de la praxis
et revient se placer au centre. Cette dialectique de la poésie dans la lecture de Marx est digne du plus
grand intérêt. Nous en avions senti déjà l’approche avec Rimbaud.
Chez Henri Lefebvre, le capitalisme se donne un paysage, alors que le communisme des friches
industrielles ne maintenait pas de rapport à la campagne. Il reste que ce concept de rente est archaïque,
physiocratique - ce qui est surprenant dans la mesure où Lefebvre traite du monde moderne. On observe
dans tous les cas qu’il faut malheureusement introduire un troisième terme entre le capital et la terre :
l’Europe, qui s’empare du produit agricole et le soumet à ses exigences de production. Ce rapport du
capital et de la terre conduit à une certaine nostalgie.
Tout repose ici sur la différence entre praxis et production. Ces concepts viennent d’Aristote et de la cité
grecque. Aristote produit cette distinction dans L’Éthique à Nicomaque entre praxis et poésis. La praxis
est une action humaine qui a pour finalité l’homme lui-même : c’est une action qui a pour but de
s’accomplir soi-même en tant qu’homme libre. La production est une activité transitive, elle produit une
œuvre hors de soi, l’engendrement d’un produit qui suppose l’articulation des concepts de moyens et de
fins. Tout Marx repose sur des rééquilibrages au sein des partages initiaux de l’aristotélisme, qui
conduiront au primat à la production. En résistant à ce passage implacable au procès de production, en
restaurant une praxis créatrice de mondes, Lefebvre prend le risque d’un retour à l’idéalisme, ou
simplement au romantisme. En revanche, je rencontre Lefebvre lorsque je soutiens que la beauté, et
d’abord la beauté de la ville, sera la pierre de touche des futures lectures de Marx.
Mais pour l’instant je préfère me tenir à la dette aristotélicienne qui est sous-jacente à tous ces
débats. On peut lire l’œuvre de Marx comme une critique aristotélicienne de Hegel ; un retour à
Aristote par-delà Hegel. Le communisme est la préférence de « l’économique » sur la
« chrématistique ». D’une façon générale, l’intelligence de Marx, qui fait émerger le concept de
l’observation des détails, est la même que celle d’Aristote. On pourrait dire que le marxisme revient à la
revendication d’un espace aristotélicien prenant à revers la ville capitaliste. Marx serait la ré-émergence
d’analyses aristotéliciennes en contexte post-capitaliste. C’est peut-être le fruit le plus intéressant du
présent retour à Marx.
Heidegger essaie de conduire cette ré-évaluation d’Aristote chez Marx. En pensant que les concepts
initiaux sur lesquels nous reposons sont grecs, il dit la même chose que nous. En voulant cependant
rompre avec la métaphysique au profit de l’Ereignis, il s’efforce de prendre congé en même temps, et
d’Aristote, et de Marx. Dans sa radicalité, ce propos nous laisse fondamentalement dépourvu devant le
monde de la production. Or la pensée, pas plus que l’humanité, n’aime le vide.
Éléments de synthèse
1) Retour sur le corps matérialiste : un Golem ?
Le modèle productiviste inventé par Marx repose sur le concept de volonté, et à ce titre il vérifie les
thèses de Heidegger sur le caractère structurant de la volonté dans le passage de la métaphysique à la
technique. Marx n’est pas réductible cependant à la « destruction » heideggérienne, car c’est lui qui
découvre dans la maîtrise volontaire du temps marxiste une structure caractéristique du mode de
production contemporain, le procès de production. Le procès de production, comme entrée du temps de
travail dans une matière, est le visage ultime de la technique conçue par Heidegger sur un monde
seulement ontologique. Il en découle que la modernité se définit comme matérialisation du temps dans
un produit. Ce modèle synthétique s’étend jusqu’au corps humain, avec une métamorphose productiviste
du corps humain revendiquée par Marx lui-même :
Cependant les moyens mécaniques, dont l’ensemble peut être nommé le système osseux et musculaire
de la production, offrent des caractères bien plus distinctifs d’une époque économique que les moyens
qui ne servent qu’à recevoir et à conserver les objets ou produits du travail, et dont l’ensemble forme
comme le système vasculaire de la production, tels que, par exemple, vases, corbeilles, pots et cruches,
etc. Ce n’est que dans la fabrication chimique qu’ils commencent à jouer un rôle plus important.
Note (a). Il semble paradoxal d'appeler par exemple le poisson, qui n'est pas encore pris, un moyen de
production pour la pêche. Mais jusqu'ici on n'a pas encore trouvé le moyen de prendre des poissons dans
les eaux où il n'y en a pas.
Le Capital, p. 279
Le corps humain donne lieu à une sorte de modèle théorique général pour saturer la circulation
économique. Marx met en place la réciprocité entre une anthropologie et une physiologie de la
production. Mais si cette espèce de projection assez alchimique du corps humain sur la production peut
valoir, ce n’est certes pas par une régression à des mythes du corps. Certes ici un mythe du corps est en
jeu, mais il trouve sa légitimité dans la mesure où il repose sur une analyse préalable du caractère omnicompréhensif du capital. Ce corps qui s’étend à toute chose, c’est le corps du capital. Il n’y a qu’un
mythe déterminant, c’est le mythe économique.
Nous ne sommes pas loin du Golem, ce géant d’argile de la mythologie juive, qui devient la hantise
d’une société entière et qui finit par s’écrouler sur son auteur lorsque son nom n’est plus vérité, mais
mort. Mais le Golem marxiste ne vérifie pas que les pouvoirs magiques d’un rabbin inspiré, il suppose la
transformation de la société entière en Golem productiviste, dont le nom n’est vérité que pour celui qui
en soumet la puissance de mort au matérialisme dialectique.
2) Dialectique et évolution
Dans la note A, le poisson qui vient dans le filet de production apparaît lui-même un instrument de
production. Platon avait fait entrer la pêche et ses aléas dans la dialectique du Sophiste pour
problématiser le rapport entre le faux-semblant et le devenir. Les voici réécrits dans un horizon
productiviste. Nous constatons la rigueur extraordinaire de Marx et le risque d’une pensée qui est
possédée par un tel excès de modélisation.
Dans le processus de travail, l’activité de l’homme effectue donc à l’aide des moyens de travail une
modification voulue de son objet. Le processus s’éteint dans le produit, c’est-à-dire dans une valeur
d’usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail,
en se combinant avec son objet, s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement
chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et
le produit est un tissu.
Le Capital, page 279
Ces textes permettent de discuter les thèses de Lefebvre et sa réécriture de Marx à partir du concept de
praxis. Lefebvre pense tout sauf le travail. Il pense la source humaine du travail, il ne poursuit pas le
travail jusqu’au moment de son absorption dans l’objet. Il ne connaît pas assez jusqu’où porte l’exigence
matérialiste chez Marx. Elle passe par une certaine lecture de l’Aufhebung.
L’absorption, l’extinction, l’abolition renvoient chez Marx au concept hégélien d’Aufhebung. Marx tend
à une lecture continuiste de ce saut qualitatif et perd de plus en plus son aspect de rupture périlleuse
dans l’instant (cf. mes analyses dans Métaphysique de la destruction, chapitre II et VI). C’est pourquoi il
soutient ici la continuité entre les différentes formes de la production dont l’unité est une métamorphose
permanente. Le dialecticien Marx ne résiste pas à l’idée d’une croissance régulière, sans rupture, dont le
concept organisateur est le changement de forme. Les formes changent, mais un même conatus traverse
ces changements. Marx emploie le vocabulaire chimique de la combinaison qui annonce la Dialectique
de la nature de Engels, qui est tout sauf dialectique parce qu’elle finit dans l’évolutionnisme.
3) Dimension systématique de l’oeuvre
Il reste que ces pages scellent dans toute leur rigueur le concept unifiant de la production. Ce que l’Un et
le Bien sont chez Platon, c’est la production qui en joue le rôle chez Marx, c’est-à-dire une action
continue de la volonté sur la matière. Si cette fonction de synthèse est bien fondée sur une volonté et non
plus sur un principe absolu ou transcendant comme l’Un et le Bien, c’est parce que Kant est passé par là
et a avancé la fonction synthétique du sujet transcendantal.
D’abord nous avons la Grèce transcendante et principielle. Ensuite le tournant de la modernité fait
émerger une figure du sujet synthétique dont la première fonction est la méthode chez Descartes, puis le
sujet transcendantal chez Kant. Enfin, dans un ultime retournement, Marx reprend la fonction du
principe chez Platon et la fonction structurante de la volonté chez Kant, les fait converger dans une
philosophie intégrale de la production matérielle constituée en système. Marx est l’inventeur du système
de la matière, un système tout entier voué à l’intelligibilité de la vie de la matière, mais un système
quand même. Le dédain du système est très néfaste au marxisme. Car l’œuvre de Marx est constituée,
malgré son appareillage extérieur sociologique (d’enquête sociologique sur le travail), comme un
système aussi rigoureusement établi que ceux de Malebranche et Spinoza. C’est parce qu’on veut un
système plus vrai que celui de Hegel, sur la terre et non plus au ciel, qu’on devient marxiste. Dans
Misère de la philosophie, Marx reproche aux philosophies non pas d’être systématiques, mais de ne
l’être pas assez. La misère de la philosophie est l’impuissance des pensées modernes à se tenir à la
hauteur de l’exigence systématique. Marx produit, veut et accomplit le projet systématique de la
philosophie occidentale moderne. Il est un idéal-matérialisme. Les structures matérielles ne sont
redevables d’une intelligibilité que si on les élève au rang idéal d’une systématicité. Il faut un travail de
l’esprit pour élever le réel, tout structuré qu’il soit, à l’idéalité d’un système - à savoir le Capital luimême.
4) Sein und Zeit, Arbeit und Zeit
Par le procès de travail, le travail ne se définit plus sans le concept de temps : non plus Sein und Zeit,
mais Arbeit und Zeit. C’est une ontologie du Dasein dont l’authenticité n’est pas le souci, mais le
travail. Le travail n’est qu’un temps de travail. Il mobilise des forces naturelles constantes, mais en tant
que l’être humain s’y attèle et s’y implique, la comptabilité de l’action humaine est le temps de travail.
Le vrai coefficient unificateur du travail est moins le salaire que le temps dans un procès de travail. Le
salaire n’est que l’expression sociale du temps de travail, qui lui-même n’est que la mesure du procès de
travail.
Cette désubstantialisation du travail en procès est déterminante. Le travail n’est pas chose, mais procès.
C’est déjà la taylorisation américaine de la production comme chaine temporelle. Pour Marx, cette
victoire du procès de production est à la base de la crise endémique du capitalisme. Pour l’instant, l’effet
direct de ces mutations est de nous plonger dans un procès social général de transformation en gestion
du temps de l’acte de production : le temps, c’est de l’argent. L’absorption de la qualité humaine dans la
quantité chronométrée est une Aufhebung sans retour. Une marchandise sera du temps cristallisé. Nous
retrouvons le concept de cristal par lequel nous avons commencé. L’argent est un cristal à l’intérieur
duquel s’organisent des temps de travail. L’œuvre de Marx peut se présenter comme une
cristallographie de différents régimes de procès de travail.
D’une façon générale, on ne sera jamais assez attentif à la dialectique de la qualité et de la quantité chez
Marx. Le capitalisme est un abaissement du monde qualitatif dans le monde quantitatif, une
quantification de la qualité - c’est le règne de la quantité. Cette régression de la qualité à la quantité estelle une Aufhebung hégélienne? Une objectivation kantienne? Un phénomène d’aliénation? Marx ne le
dit pas. Il ne déchiffre que des absorptions, à nous d’en révéler les sauts organisateurs (Cf.
Métaphysique de la destruction, chapitre II).
On le voit : le caractère de produit, de matière première ou de moyen de travail ne s’attache à une valeur
d’usage que suivant la position déterminée qu’elle remplit dans le procès de travail, que d’après la place
qu’elle y occupe, et son changement de place change sa détermination.
Le Capital, p. 281
Nous venons de voir la victoire du concept de temps sur toute forme de substantialisation de la
production. Mais, dans une lecture plus fine, le concept déterminant est la «place», à savoir une
détermination spatiale. Cette remontée essentielle au temps est aussi et dans le même mouvement une
remontée radicale à l’espace. Dans le concept de procès, temps et espace sont tous deux des réalités
d’ordre. Le marxisme reprend l’ordre des raisons selon Descartes et les implique dans l’analyse du
travail par lequel nous vivons en société.
Pour Leibniz, l’espace est l’ordre des juxtapositions et le temps est l’ordre des successions. Temps et
espace sont avant tout des problèmes d’ordre, soit linéaires (temps), soit de simultanéité (espace). Nous
assistons à une articulation temporelle fondamentale, mais en tant que le temps est déchiffré comme une
structure d’ordre. Il en découle une connexion inévitable du temps et de l’espace. Le Dasein n’est pensé
que sous la raison de l’ordre. C’est l’ordre qui définit les significations portées par le Dasein. - Deleuze
inscrit sa conquête de l’immanence au sein de cette révolution spatio-temporelle. Le structuralisme tout
entier est un appel à repenser le sens à partir d’une connexion structurante de temps et d’espace. Nous
en voyons ici les prolégomènes.
5) Surveillance et usure au pays du vin
Le processus de travail, en tant que consommation de la force de travail par le capitaliste, révèle dès lors
deux phénomènes particuliers.
L’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille
soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant
le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve
que le dommage inséparable de son emploi.
En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur.
Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force du travail, dont, par conséquent,
l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage
de la marchandise appartient à l’acheteur et, en donnant son travail, le possesseur de la force de travail
ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa
force, le travail, appartenait au capitaliste. En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le
travail comme ferment de vie aux éléments passifs du produit, dont il était aussi nanti. A son point de
vue, le processus de travail n’est que la consommation de la force de travail, de la marchandise qu’il a
achetée, mais qu’il ne saurait consommer sans lui ajouter des moyens de production. Le processus de
travail est une opération entre choses qu’il a achetées, qui lui appartiennent. Le produit de cette
opération lui appartient donc au même titre que le produit de la fermentation dans son cellier.
Le Capital, page 284
Cette exposition des modalités de l'exploitation du travailleur dans le procès de production révèle bien la
racine de la surveillance dans les sociétés modernes. Dans la perspective et la dynamique de la plusvalue, la condition principale est que le travail soit fait soigneusement, selon une économie de matière et
de machines - d’où le fait que tout le monde est toujours surveillé par tout le monde.
Mais la surveillance ne suffit pas, il reste l’usure. Marx essaie de penser un phénomène nouveau, l’usure
de la machine, de le quantifier et de le saisir dans le mécanisme général de la production. Chez Hegel, la
machine a des frottements, mais ne semble pas affectée par une usure. Dans la Grande logique, Hegel
analyse le concept de frottement et propose une théorie du graissage qui permet à l’auto-mouvement du
mécanisme de se prolonger sans usure (Cf. Métaphysique de la destruction, chapitre IV). Telles sont les
limites du modèle hégélien de la machine. Hegel pense ensemble la pérennité de la mécanique et la
pérennité du concept. En bon observateur, il sait qu’il y a des frottements dans la machine. Mais il pense
que des systèmes d’articulation de nature dialectique permettent de surmonter le monde des frottements.
Pour Hegel il n’y a pas d’autre usure que dialectique.
Au contraire, dans l’évaluation du processus du capital, Marx prend en considération l’usure mécanique
de la machine. On peut dater de cet instant l'émergence du concept d’entropie dans la philosophie.
Jusqu’ici, la philosophie était faite soit d’entités éternelles (Timée), soit d’entités sensibles destinées au
devenir - jusqu’à Hegel inclus. À partir de Marx, la machine frotte, s’use, se casse et son taux de
renouvellent fait partie de l’évaluation du prix du produit. Cette évaluation reste évidemment interne au
système de la production. Marx reste donc hégélien au sens où le système des usures, lui, ne s’use pas,
ou s’il s’use, il engendre systématiquement sa mutation dans la révolution.
Usure et surveillance sont donc les hantises permanentes du capitalisme. La surveillance est partout
présente dans un univers qui s’use et cherche une production maximale. On peut dire que la plus-value
est la transformation cynique de l’usure en qualité. Et Marx n’hésite pas à comparer ce processus au vin.
Voilà une société-tonneau qui dispose d’un processus de bonification au sein du dispositif social qui a
tout d’un enfer : Victor Hugo voyait un tonneau dans l’enfer de Dante, Marx voit le contraire, un enfer
dans le tonneau. Le capitaliste se représente son exploitation sanguinaire comme le mûrissement d’un
bon vin. Seulement, ce n’est qu’une représentation : Marx n’est pas un penseur ivre, mais un penseur qui
gagne son savoir contre l’ivresse du vin. Le vin est trop capitaliste pour lui. Peut-être est-il trop
chrétien… Pourtant si Marx nous enseigne toujours à nous désenivrer, il ne résiste pas aux effets des
théologies noires.
6) Fleurs du mal
Le capitaliste, en transformant l’argent en marchandises qui servent d’éléments matériels pour un
nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivante, transforme la valeur – en capital,
en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps.
La production de plus-value n’est donc autre chose que la production de valeur, prolongée au-delà d’un
certain point. Si le processus de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail
payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur ; quand
il dépasse cette limite, i l y a production de plus-value.
Comparons maintenant la production de valeur avec la production de valeur d’usage. Celle-ci consiste
dans le mouvement de travail utile. Le processus de travail se présente ici au point de vue de la qualité.
C’est une activité qui, ayant pour but de satisfaire des besoins déterminés, fonctionne avec des moyens
de production conformes à ce but, emploie des procédés spéciaux, et finalement aboutit à un produit
usuel. Par contre, comme production de valeur, le même processus ne se présente qu’au point de vue de
la quantité. Il ne s’agit plus ici que du temps dont le travail a besoin pour son opération, ou de la période
pendant laquelle le travailleur dépense sa force vitale en efforts utiles. Les moyens de production
fonctionnent maintenant comme simples moyens d’absorption de travail et ne représentent eux-mêmes
que la quantité de travail réalisé en eux. Que le travail soit contenu dans les moyens de production ou
qu’il soit ajouté par la force de travail, on ne le compte désormais que d’après sa durée ; il est de tant
d’heures, de tant de jours, et ainsi de suite.
Le Capital, pages 294 et 295
Nous croyons toujours n’avoir affaire qu’à l’argent des thésauriseurs, en réalité nous sommes devant un
objet doué d’une dynamique interne, un objet causa sui, doué d’une expansion. L’argent est puissance
en tant que capital (cf Spinoza, Éthique, §31 : Dieu est puissance). Mais ce n’est pas assez de montrer le
ressort du système, il faut attaquer ses mythes car l’argent devient un monstre animé qui travaille
« comme s’il avait le diable au corps ». Dans ce monde en proie à des forces diaboliques, le capitalisme
ne cultive que des fleurs du mal. L’argent est pour Marx ce qu’est la femme pour Baudelaire : une
malédiction qui pétrit un génie.
Marx anticipe ici l’idée d’un capitalisme de la dépense, de l’orgie créatrice, de la transgression
souveraine. Ce Marx fait plus qu’anticiper Georges Bataille et l’école de sociologie française, il pressent
le génie d’un capitalisme sacrificiel comme Chateaubriand pressentait celui du christianisme
mystérique. Marx n’est pas un kantien qui tient la pensée dans des limites, mais il énonce que la
philosophie ou le concept ne deviennent intéressants que lorsqu’ils dépassent leurs limites a priori. C’est
dans cette manière de contraindre la limite que la philosophie devient active - pas simplement policière
ou administrative, mais vouée à un réel qui se définit comme dépassement de sa catégorialité.
Difficultés irrésolues
I. Une nature sans usure
La première remarque est que la philosophie de la production repose sur une opposition entre nature et
humanité, entre nature et travail. Cette opposition voue le travail au temps, mais la nature à l’éternel.
Marx parle d’une usure des machines, d’une entropie de la machine, et suppose toujours le
renouvellement gratuit, permanent, de la nature. Jamais vient à la pensée une thèse d’une usure de la
nature, pourtant déjà émise par Platon dans le Critias. Pour Marx l’eau qui anime les machines, l’air, le
feu, la nature ne semble pas affectée d’un martyre ou d’un essoufflement. Il n’y a pas de temps de la
nature - ce qui est étrange car nous avons vu les rapports de Marx et de Darwin. La déesse Terre est
souvent sollicitée par Marx, mais elle ne semble pas avoir de soubresaut ni éprouver de mélancolie à
porter la race des hommes. Ceci pose le premier problème pour une actualisation de la pensée de Marx :
cet auteur pense la nature comme inépuisable.
Une chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu’elle soit utile à
l’homme sans qu’elle provienne de son travail. Tels sont l’air, des prairies naturelles, un sol vierge, etc.
Une chose peut être utile et produit du travail humain sans être marchandise. Quiconque, par son
produit, satisfait ses propres besoins, ne crée qu’une valeur d’usage personnelle. Pour produire des
marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour
d’autres, des valeurs d’usage sociales. Enfin, aucun objet ne peut être une valeur s’il n’est une chose
utile. S’il est inutile, le travail qu’il renferme est dépensé inutilement, et conséquemment ne crée pas de
valeur.
Le Capital, page 116
Ce passage oppose la valeur d’usage et valeur d'échange. Il n’y a pas de valeur d’échange sans valeur
d’usage. On pourrait croire que ce texte n’est qu’une vérification de la solidité des enchaînements
conceptuels de Marx. Or on observe l’émergence d’un état antérieur à l'évaluation, un être non-évalué
du monde, une sorte d’état de nature du sens. Cette espèce de déréliction de la valeur dans ce domaine,
cet état qui précède toute assignation de valeur, c’est l’abondance de la nature (l’air, les prairies, la
terre). Ce présupposé à toute théorie de la valeur est intéressant, mais ne nous concerne plus.
Est-ce que Nietzsche, penseur de la valeur au même titre que Marx, se serait risqué à dire que l’air, la
terre, le sol sont antérieurs à la sphère de la valeur? Les Anciens donnèrent toujours des noms de dieux à
ces réalités, avec toute une surdétermination de valeurs qui les reliait au jeu social. L’écoumène naissait
à partir du jeu païen des valeurs. Tandis qu’ici il y a une sorte d’état neutre dans le système, une tâche
aveugle qui est la condition du système, à savoir le «et» : la nature ET l’homme. Ceci exige quelques
question :
1° Comment ce qui n’a aucune valeur peut-il en acquérir une? Quand commence la valeur? N’y-a-t-il
pas toujours de la valeur? 2° Comment puis-je entrer en relation avec une chose qui n’a pas de valeur?
Le risque est de se contenter de dire que le système repose sur une transcendance de la nature par
rapport à l’homme (elle n’a pas de valeur et l’homme ne vit que de valeurs). Vico a pris ce risque, on l’a
vu. Mais, pour paraphraser Nietzsche, comment dès lors prendre au sérieux le ET ? Comment supposer
un instant que l’homme ait une consistance digne de considération face à l’énormité de la nature ?
Placer les choses sur les plans d’une égalité de la nature et de l’homme est une proposition humaniste
qui exigerait d’être mieux fondée dans un système matérialiste. Il manque ici une philosophie de la nonvaleur de la nature et de l’émergence de la valeur dans le champ humain.
Avant Nietzsche, Leopardi interroge le caractère risible des propositions qui veulent conjoindre «la
nature et l’homme». Peut-on écrire sérieusement cette expression? Et qu’est-ce que la nature si elle n’a
pas un système d’évaluation qui lui soit propre? Peut-elle même rester Une nature ? En détruisant la
mythologie de la nature, on l’a neutralisée pour en faire une simple matière (cf Discours sur les mœurs
des Italiens modernes). Ce mouvement se retrouve dans la poésie romantique selon Leopardi : elle part
d’une nature tellement sublime qu’elle dépasse les valeurs humaines et devient étrangère à l’homme au
point que toute poésie devient impossible. Une nature dépourvue de valeurs ne mérite que des
invocations vides. Pour qu’il y ait poésie, la nature doit avoir un visage répondant à l’appel humain, à la
façon de la poésie antique avec ses dieux de la forêt et des champs. En ce sens le romantisme est déjà
un nihilisme. L’amour de la nature, dès lors qu’on le prive de ses dieux, est l’amour du vide. En ne
résolvant pas le problème de la valeur de la nature, Marx construit le monde humain sur du vide. Ou
plutôt sur une khôra qui n’a pas encore son Timée.
Dans le Timée, Platon pose que toute idéalité, pour composer une réalité physique, doit s’imprimer dans
un fond sans fond, le substrat de toute impression idéale, la khôra. Marx n’affronte pas ce travail de la
khôra dans l’histoire de la production intégrale dans laquelle il s’engage. Il ne connaît que le ciel des
productions humaines. Une fois de plus ce matérialisme est pire qu’un idéalisme, qui se préoccupe au
moins d’une philosophie de la nature. Le productivisme reconnaît ainsi la khôra de la nature comme son
objection spontanée. C’est pourquoi on peut déclarer ingénu un propos de ce genre :
On voit ici d’une manière frappante qu’un moyen de production ne transmet jamais au produit plus de
valeur qu’il n’en perd lui-même par son dépérissement dans le cours du travail. S’il n’avait aucune
valeur à perdre, c’est-à-dire s’il n’était pas lui-même un produit du travail humain, il ne pourrait
transférer au produit aucune valeur. Il servirait à former des objets usuels sans servir à former des
valeurs. C’est le cas qui se présente avec tous les moyens de production que fournit la nature, sans que
l’homme y soit pour rien, avec la terre, l’eau, le vent, le fer dans la veine métallique, le bois dans la forêt
primitive, et ainsi de suite.
Le Capital, p. 304
On retrouve la khôra impensée du marxisme dans l’expression «usuel sans valeur». Une fois de plus, le
concept de valeur est retiré à la nature et donné exclusivement au productivisme de l’homme. Et de plus
la valeur est liée à l'usure, mais du même coup la nature sans valeur n’a pas d’usure. La valeur et l’usage
ne sont liés qu’à l’usure, à la fatigue du matériel contre la nature. La nature toujours intacte devient un
monde sans valeur et sans usure. Platon reconnaissait au moins les soubresauts de la nécessité à la
khôra. Marx ne connaît que la nature vide d’une idylle baroque.
II. Quantité et qualité
La seconde objection concerne les rapports entre quantité et qualité. Marx connaît la thèse de Hegel sur
la structure dialectique entre qualité et quantité. Elle se présente ainsi :
Nous avons d’abord un être qualitatif déterminé qui est la première phase (en-soi) de la dialectique. Cet
être qualitatif bascule dans sa négativité, qui consiste à devenir une quantité, car il y a des êtres
déterminés et non un seul être déterminé. Le fait que les êtres déterminés qualitatifs puissent être
nombrés conduit, par un simple développement du concept, de la qualité à la quantité. La quantité est la
prolifération des êtres «un» qualitatifs, qui dès lors deviennent comptables et entrent dans une logique
de quantité. L’atomisation des êtres qualitatifs en fait les éléments d’un comput quantitatif. C’est la
thèse du pour-soi, le moment négatif de la dialectique. Il existe une synthèse possible de la quantité et de
la qualité, et ce concept plus puissant que l’opposition du qualitatif et du quantitatif est la mesure. On
peut mesurer un phénomène par une grandeur (quantification), mais on peut aussi mesurer un
phénomène par une qualité (baromètre ou thermomètre).
Marx connaît ces textes, et montre que le propre du capitalisme est le basculement inverse de la qualité
dans la quantité et de la quantité dans la réification. Il réécrit le système pour le rendre compatible avec
sa philosophie de l’histoire. Marx part de la mesure vers la quantité, puis de la quantité il passe à la
qualité, pour revenir au devenir, puis au néant. Il lit la logique de Hegel à l’envers. Cette lecture en
boustrophédon est le véritable renversement de Hegel par Marx.
Tel est sans doute la nature du capitalisme. Mais est-ce que la philosophie ne témoigne pas d’une autre
ligne d’enchaînements (la logique de Hegel), contrevenant à cette lecture désespérée que Marx fait des
processus de l’esprit? Le pessimisme de Marx, violemment anti-logique, ne néglige-t-il pas de prendre
en considération la puissance de renouvellement et de concrétion animant le processus logique comme
tel? À force se tenir à une critique sociale, est-ce que Marx n’oublie pas le beau risque de la
philosophie? À force d’être matérialiste (et d’avoir raison de l’être), est-ce que Marx n’oublie pas
d’écrire une philosophie de l’esprit? Marx méconnaît l’autre tâche du philosophe, à savoir contrevenir à
son temps en écrivant la philosophie de l’esprit que ne mérite pas son temps, mais qu’il exige. Marx
nous laisse la phase d’œuvre au noir sans développer la partie constructive appartenant, sinon à
l’histoire, en tout cas à l’esprit. C’est ce dont témoigne la confrontation de deux textes significatifs :
Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi
d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des
différences dans la qualité.
Le Capital, p. 393
La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle
des valeurs d’usage d’espèces différentes s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change
constamment avec le temps et le lieu. La valeur d'échange semble donc quelque chose d'arbitraire et de
purement relatif : une valeur d'échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit
l’école, une contradicto in adjecto [contradiction dans les termes]. Considérons la chose de plus près.
Le Capital, p. 111
Où est passé le moment qualitatif ? Marx ne restitue pas les droits de la qualité contre la quantité. Il
laisse faire le cours du monde. Lui, le révolutionnaire, philosophiquement il est soumis…
Considérons maintenant le résidu des produits du travail. Chacun d’eux ressemble complètement à
l'autre. Ils ont tous une même réalité fantomatique. Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons
du même travail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus qu'une chose, c'est que dans leur
production une force travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que
cristaux de cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs.
Le Capital, p. 113
Si donc, quant à la valeur d'usage, le travail de contenu dans la marchandise ne vaut que
qualitativement, par rapport à la grandeur de la valeur, il ne compte que quantitativement.
Le Capital, p. 121
Grand critique des échanges sociaux, Marx entérinerait ainsi le cours du monde sans se demander si la
logique de Hegel ne contrevient pas, par son droit d’a prioricité, à cette tendance des lois matérielles de
la société. Hegel savait quelle pente prenait le contingent, fidéisme, irraison, destruction, mais il a
contraint le contingent à entrer dans le concept, et l’Occident a eu sa logique et sa part
d’accomplissement. Cet ultime retournement ne méritait-il pas d’être célébré dans sa puissance
paradoxale, seul salut des philosophes ? Le surcroît d’hégélianisme qui traverse ce cours n’a pas d’autre
justification : maintenir un principe d’espérance dans le triomphe des conditions concrètes.
III. Le Parti ou le retour à l’entendement
Nous avons vu que le dogmatisme de Sartre vient de ce qu’il suppose la nécessité des lois historiques
que Marx énonçait. Il cherche à introduire la liberté dans une nécessité préconçue, présupposée, qui
résulte de sa lecture littérale de Marx. L’important est pourtant d’insister sur le côté aléatoire et
esthétique dans les changements politiques. Aussi faudrait-il réintroduire au cœur de la dialectique une
contingence profonde qui décide sur un battement d’aile de papillon le passage d’un système à un autre
(cf. Métaphysique de la destruction, chapitre II). Malraux est ici beaucoup plus fécond que Sartre, quand
il insiste sur le caractère suspendu, aléatoire, violent du hasard. Son « homme précaire » est toujours un
« homme farfelu ». Un marxisme farfelu ne serait pas sans mérite.
Nous risquons pourtant de tomber dans une contradiction car nous avons critiqué l’usage que fait Marx
de la dialectique hégélienne de la qualité et de la quantité. Il use de la réduction du qualitatif au
quantitatif sans prendre en considération le troisième facteur introduit par Hegel lui-même, la mesure.
Nous avons invoqué un retour du logique, nous avons fait l’éloge des enchainements propres aux
catégories pures. Or ces enchainements sont nécessaires. Comment placer son espérance dans une
nécessité idéale qu’on condamne quand elle entre dans le temps?
Marx soutient que la quantité capitaliste détruit définitivement, sans relève possible, la qualité des
individus. Nous avons reconnu le résultat d’une lecture involutive de la Logique de l’être dans cette
conclusion : cette conception régressive de la quantité n’autorisera aucune relève. Au centre de cet
arasement, Marx laisse cependant paraître trois concepts qui pourraient passer pour des relèves de la
qualité après le triomphe de la révolution : le Parti, la dictature du prolétariat et le dépérissement de
l’État. Ces trois concepts tentent de re-qualifier le monde détruit par la quantité. Ils sont eux-mêmes des
sous-traitements d’un concept qualitatif majeur, le devenir. Ils redonnent ainsi une dynamique au règne
de la quantité ; ils en précipitent la résolution. Cette résolution se résume pourtant à la prise du pouvoir
par un parti exerçant une dictature qui ne trouvera son terme que dans le dépérissement de l’État :
dépérissement de l’État, non du parti. Examinons ces prétentions de la nouvelle qualité marxiste. Elle est
de part en part traversée par les paradoxes du matérialisme.
Il faut en effet admettre un moment idéal dans ce matérialisme, sans quoi le Parti n’est pas éclairé. Le
Parti ne peut être celui d’une élite ouvrière que parce qu’il est éclairé par une théorie. Le rôle
déterminant du Parti est fondé sur l’existence d’une théorie marxiste, à savoir la systématisation par la
connaissance des faits observés dans l’histoire. Le lien entre le marxisme, le Parti, la théorie, la pensée
et la révolution est essentiel à la mise en œuvre de ce matérialisme. C’est le moment idéaliste de tout
matérialisme révolutionnaire. Le Parti est le dernier idéalisme de l’Occident. C’est ce qui explique les
qualités théoriques d’un Lénine, d’un Trotsky, d’un Plékhanov. Voyons cependant comment cet
idéalisme s’intègre au matérialisme du processus d’ensemble.
La dictature se justifie par la lutte contre les forces contre-révolutionnaires (Russes blancs contre Armée
rouge). Cette première guerre est suivie par la lutte contre les rébellions induites, et d’abord celle des
koulaks. Seul un État fort et constitué en dictature exerce un tel pouvoir. La guerre civile et la dékoulakisation sont les deux phases conduisant à la légitimation du pouvoir d’État en Russie. Puis
l’invasion d’Hitler légitime une troisième vague d’étatisation pour fédérer une nation contre l’invasion.
La bataille de Stalingrad sacralise, à travers le caractère providentiel de l’action de Staline, la dictature
du prolétariat. Mais avec la fin la guerre, les différents arguments fondant l’étatisation tombent chacun à
leur tout. Le dernier argument sera la conquête de l’espace ; mais avec Gagarine, il n’y a plus de place
pour le stalinisme. Bref, la dictature du prolétariat est associée à l’idée d’un coup d’État bolchévique
exercé au mépris de la démocratie bourgeoise qui cherche sans cesse de nouvelles légitimations de son
pouvoir. Or toutes ces dictatures successives sont ancrées dans le concept de Parti, puissance théorique
produisant une image scientifique du monde grâce au marxisme. On voit que la philosophie de Marx
n’est jamais séparée des évolutions les plus dures du régime soviétique. Elles appartiennent à la loi de
son devenir.
Il reste que ce devenir appartient à une sphère très limitée du pouvoir dialectique. Chez Hegel, le
concept de mesure lui-même reste inscrit dans la Logique de l’être et donc le Savoir d’une Logique de
part en part subjective est loin d’être encore acquis. Toute une suite de catégories majeures est encore à
engager (logique de l’essence, puis logique du concept). De telles dialectiques ne se conçoivent pas sans
le passage par l’idéalisme allemand dans sa totalité. Si l’on veut faire des ellipses dans ce déroulement
nécessaire, on retombe dans l’entendement et on perd l’objectivité du processus, on reproduit une
métaphysique dualiste. C’est ici qu’il faut craindre le Parti : il devient l’instrument policier d’un
théoricisme partiel en proie aux considérations finies de l’entendement.
Marx est un philosophe spéculatif qui finit par retomber dans des politiques d’entendement. La faute,
n’est pas une faute de mystique, pour reprendre les oppositions de Péguy, mais une faute de politique.
Militant, en proie au démon de la praxis à rebours de tout le procès de travail, il se donne une
représentation du monde et oublie la dialectique du monde. Marx nous fait croire qu’il produit un
concept du capital, mais, par le rôle qu’il donne au Parti de produire la théorie de la prise de pouvoir, il
s’en tient à une représentation du capital (et non un concept). Il flatte la propension des intellectuels à la
représentation. Le parti qui s’empare de cette représentation, au lieu d’être l’auto-processus de l’histoire
ou l’auto-production de l’histoire, devient la révolte d’une représentation contre l’ordre du tout. L’aléa
révolutionnaire se réduit soudain à une prise de pouvoir de l’entendement contestataire et du
subjectivisme comploteur (Lénine) : il impose son contrôle sur la représentation du capital et en fait un
instrument pour la prise du pouvoir. Quel rapport avec la production effective de l’histoire ?
Marx part de Hegel et reconnaît mieux que Schelling ou Schopenhauer l’exigence systématique de la
raison ; mais, en confiant au Parti le sens de l’histoire, il retombe dans le subjectivisme représentatif,
dans des choix partisans (des concepts limités). Voulant les appliquer au processus réel de l’histoire, il
devient tyrannique - l’application étant l’application d’un schéma d’entendement à la totalité du
processus. Le marxisme devient un subjectivisme qui vit au-dessus de ses moyens (le stalinisme), pas
même une Terreur (Robespierre) ou une épopée des héros (la Longue marche). Ce subjectivisme prend
la place d’un processus objectif du concept, s’érige en juge du concept alors qu’il n’est qu’une fonction
subordonnée de l’entendement. Il produit immédiatement et irréversiblement une tyrannie, c’est-à-dire
la police du prolétariat plus encore que sa dictature. La police est la main forte de l’entendement. Kant
s’en vante.
Ceci ne veut pas dire que, dans le camp libéral, la solution démocratique ne soit pas à sa façon une
tyrannie. Car, très certainement, la démocratie des pays développées n’est rien d’autre à son tour qu’une
tyrannie de la représentation. Seulement le marché à remplacé la révolution et la séduction la
répression : l’excitation permanente de certaines représentations (le bling-bling) a remplacé la révolution
permanente des invisibles et c’est par une telle excitation locale que des satisfactions mineures arrivent à
dominer des frustrations illimitées. C’est ce que Debord appelle la Société du spectacle, c’est-à-dire une
représentation qui se met en lieu et place du tout. La démocratie actuelle est le point culminant et donc
fragile d’une représentation injuste qui se fait passer pour une cour de justice mondiale. La seule
différence avec Marx, c’est que cette démocratie représentative (qui produit de la représentation) pousse
à la dilapidation plus qu’à la coercition. En démocratie, il y a toujours une représentation à gâcher (art
contemporain), à oublier (ignorance), à afficher (la différence). Dans le marxisme, l’activisme gâche
tout car, s’il procède effectivement du concept, il croit lire en permanence des enjeux universels dans
des situations locales : aussi les pousse-t-il aussitôt à la violence. La violence passe pour le passage du
concept, elle n’est qu’un aveu d’impuissance. Quand les bobos portent des casquettes russes, le Parti a
enfin trouvé sa vérité : du côté de Disney Land.
Nous n’avons pas seulement à fuir l’oppression, mais la représentation, qui est le vice où l’Occident
cache sa foi et sa religion secrète. D’où l’urgence de la métaphysique en nom et place d’une
« philosophie politique » : il n’y a pas de philosophie politique, c’est une contradictio in adjecto. La
philosophie est une percée de la politique, car une philosophie qui s’aligne sur la politique choisit
toujours la trahison de ses principes. La Métaphysique a d’autres ambitions. Pour l’instant, il semble que
nous soyons pris dans l’alternative suivante : soit le faux comme faux (la démocratie et son nihilisme),
soit le faux qui se prend pour une vérité (la dictature et son emphase). Dans ces conditions, il est peutêtre urgent de continuer à mentir : il y a d’ailleurs beaucoup de candidats pour cet office. Le concept
nous détrompera bien assez tôt.
IV. L’heure du loisir
Allons vers une quatrième difficulté. Dans la section sur l’accumulation primitive, Marx parle d’une
histoire écrite en «lettres de sang et de feu» (page 718). Cette philosophie de l’histoire est trop tributaire
de l’idée que les dimanches de la vie sont sans histoire, et que l’histoire ne retient que les drames.
L’histoire de l’humanité et de la civilisation racontée par Marx est bien trop romantique. Elle ne parle
que de sang, de feu, de torture, de lettres de feu inscrites sur les corps, etc. - bref, il se livre à un
noircissement permanent de l’histoire.
Or, il existe une autre histoire qu’il ne raconte pas : la contre-histoire du travail, l’histoire du loisir. Une
autre humanité que celle de la souffrance existe. Certes, nous sommes toujours en train de souffrir, mais
nous avons parfois des moments de loisir. Déjà Aristote explique que la philosophie est fille du loisir.
Pourquoi n’y aurait-il pas une ontologie du loisir, à côté de l’ontologie de la production? Plaidons pour
une spéculation sur l’anti-travail. Certes l’ouvrier du XIXème s. connaît des cadences infernales, mais
celui de l’Ancien Régime avait des jours de fêtes, des temps de détente, le rythme du paysan d’alors
n’était pas celui d’aujourd’hui, etc. Marx est possédé par une sorte d’activisme trompeur qu’il transfère
sur toutes les époques. Il n’a été que trop entendu par les marchands de loisir.
Or, selon l’idée même de la Renaissance, l’homme intéressant est né du loisir. En admettant même que
notre destinée soit d’être totalement exploité (chômage, cancer, mais aussi divorce et dépression) et
mobilisé par des occupations à plein temps, il reste aussi cet aléa suprême qu’est le loisir. Or Marx ne
destine rien au loisir : pour preuve, quand l’homme a fini son travail, il doit être encore militant.
L’agitation chez Marx oublie une autre catégorie de l’humanisme, le séjour (Rabelais : « puisque nous
sommes de séjour »). Existerait-il une philosophie du séjour? Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas un
capitalisme du séjour (par exemple pour les auditeurs de « Radio classique »), mais il reste toujours de
la place pour la pensée du séjour. L’humanisme, ce n’est pas brailler pour des lois sociales toujours
mensongères, c’est s’occuper du loisir et se construire par ce loisir. Ce n’est pas dans l’activisme ou le
militantisme de la praxis qu’on s’humanise, mais selon une paresse rusée qui sait utiliser les blancs du
travail. Comme on troquerait bien, dans les œuvres complètes de Marx, ses in-folios sur l’Internationale
socialiste pour quelques pages paresseuses sur ses relations avec Hegel !
D’une façon générale, le communisme a toujours été combattu comme une force de destruction de la
civilisation et quiconque traverse les grandes capitales que Marx rêvait de livrer aux mouvements
ouvriers est saisi de tremblement. La précision de l’histoire économique selon Marx ne peut rien sur le
monde des formes et des transmissions. Nulle place dans son œuvre pour la longue accumulation des
héritages. Marx n’accède pas au Musée imaginaire et à ses promesses de survie des œuvres. On a
l’impression que Marx prophétisait devant des supermarchés et non pas devant des palais et des nations.
Il reste que c’est lui qui a raison en un temps où les palais sont devenus des musées et les nations autant
de diversités. C’est pourquoi la rage de Marx a sa grandeur, sa barbarie revendiquée est une
clairvoyance. Mais cette lumière soudaine ne peut pas faire oublier l’œuvre de bâtisseur qui demeure à
l’issue de la dialectique marxiste. Marx n’a laissé que des indications confuses ou des remarques de pur
dandysme pour bâtir cet avenir. C’est pourquoi le marxisme renaissant doit toujours se doubler d’un
Renaissance pour Marx, faute de quoi son œuvre sera toujours associée aux pires calamités venues
frapper l’humanité.
V. Socialisme ou Arcadie ?
La cinquième difficulté reconduit à Virgile. Dans les Géorgiques, Virgile écrit : labor omnia vincit.
C’est le versant que nous avons étudié, l’activisme du travail et la puissance de transformation du
monde que donne le travail. Mais, dans les Églogues, Virgile écrit : amor omnia vincit. D’où deux
thèses, dont l’articulation reste un défi : le travail vainc toutes choses, et l’amour vainc toutes choses. Et
si nous écrivions, non seulement l’histoire du travail (comme nous l’avons fait), mais aussi une histoire
de l’amour? L’histoire de l’amour serait la réponse, le complément idyllique, à l’histoire virgilienne du
travail. Rien ne tout ceci n’existe chez Marx, qui a infesté notre langue politique avec le culte de la lutte,
transformée aujourd’hui en activisme de la réforme.
La Renaissance est parvenue à croiser le culte de l’œuvre (Cellini, Michel Ange) et le culte de l’amour
(Pétrarque, Botticelli, Titien, etc.). Cette Renaissance vaut toutes les promesses du socialisme, même s’il
est indéniable que la fraternisation socialiste en provient (Rabelais). La puissance de la volonté ne
s’achève pas avec l’histoire de la souffrance du monde, il lui reste à s’étendre à l’amour du monde. Le
syndicaliste connaît-il une autre Arcadie que celle du capitaliste qui étale ses richesses devant lui ? C’est
en posant les principes d’une autre Arcadie que le communisme devient significatif : d’où l’importance
de Picasso, seul militant crédible.
Picasso pour continuer la promesse de Poussin : Et in Arcadia ego ! Ce serait la seule continuation de
Marx : je souffre dans ma vie menacée, mais j’ai aussi ma place dans l’Arcadie (pays du loisir, de
l’amour et du séjour). J’y ai même ma place pour mourir. Nous avons tout intérêt à ne pas dramatiser la
situation dans le temps, car nous avons d’abord la charge de réveiller l’éternel élément arcadique.
Marx dénonce l’idylle arcadique et affirme que c’est une illusion bourgeoise. Or nous croyons qu’il y a
à découvrir un fond arcadique ou solaire de soi-même, tout dévoré qu’il soit par le travail rémunéré.
Nous ne nous enrichissons pas en attristant l’existence, mais en réveillant sa face lumineuse. Elle n’est
pas forcément religieuse, elle est d’abord le fruit de l’étude (entendue comme fille du loisir) et de
l’amour (entendu comme libre association non dans le travail, mais dans le plaisir). Marx n’a perçu cette
voie que dans sa dénonciation du mariage bourgeois. C’était une fois de plus s’en tenir à la face sombre
du lien social.
Ainsi Marx est-il un grand humaniste qui a inventé la science de la valeur, mais il manque à son
humanisme le terreau naturel de tout humanisme : la gratuité. C’est pourquoi ce cours trouve sa suite
naturelle dans la lecture de Ficin et de Rabelais, et dans leur commun effort de faire paraître des reflets
d’Arcadie dans notre lointaine Hespérie.
Ces discussions ont donné lieu à la formulation de 10 objections en réponse aux 10 thèses développées
dans le cours. Même si j'ai retouché certains énoncés, l'idée demeure la même, et les objections gardent
toute leur valeur. Il m'a semblé nécessaire de joindre les objections à cette reprise de mon cours, en me
gardant la possibilité, le moment venu, de préciser mon propos.
Les 10 thèses sur le retour de Marx aujourd'hui :
(parues en mai 2012 dans le deuxième numéro du journal "Les mediations philosophiques")
1.
Nous lisons le Capital car il restitue une vision terrible mais unifiée de notre modernité
fragmentée. Nous préférons être unifiées par ce grand récit de l'aliénation que de nous disperser.
2.
La Chine, l'Islam et le retour de Dieu sont les trois visages inconnus et insupportables de la
modernité, contre lesquelles Marx propose une vision rassurante, familière et familiale, héritière d'un
héroïsme des décennies passées, par un romantisme qui n'arrive pas à finir. Il ramène l'inconnu au connu
et l'innommable au décrit. Nous préférons poursuivre un rêve du XIXe que de faire face à l'angoisse.
3.
Le Capital constitue un retour à la philosophie spéculative, sans technicité apparente et qui
possède la force contraignante d'une ontologie (unité totalisante, ayant l'extension d'un idéalisme sans
son caractère dialectique), ainsi que la jouissance du confort psychique.
4.
Ne pouvant nous confier à la patrie des rois, faute de rois et faute de patrie, nous cherchons
dans des usines et des syndicats résistants à la délocalisation un centre de fraternisation et de divination,
lieu où l'oracle va parler.
5.
Contre la présente Misère de la philosophie, Marx nous libère de Bergson des
phénoménologues, de l'éthique et de la logique. Nous sommes libérés des faux spiritualistes
réconciliateurs.
6.
Face à la Misère de l'Histoire (rupture du contrat marxiste qui conduit au retour de
nationalisme, du souverainisme, du fascisme, du technicisme, du juridisme, de l'individu contre la
totalité et du triomphe de la contingence), Marx nous oblige à résider dans la nécessité de l'Histoire, en
lui redonnant son poids, et en replaçant dans la contingence les dérives du XXe siècle.
7.
Dieu revient par le Capital comme nouveau fondamentalisme des athées. On peut même se
demander s'il ne serait pas une forme de déité, dans la mesure où il est doué d'un sens et produit
l'unification du divers, l'unification de la pensée. Il atteint un paroxysme à travers de la figure d'un deus
sive natura.
8.
Les masses préfèrent tout détruire que demeurer privées de Parole qui leur soit adressée (c'est
ca qui a permis le triomphe du christianisme à la fin de l'Antiquité). Par son messianisme, Marx, comme
Mélenchon, propose une adresse personnelle à chacun de nous, d'autant plus divine qu'elle est humaine
(discours du Christ).
9.
Le libéralisme se meurt d'avoir engendré un néant idéologique qui se paie. Le Capital est alors
une réponse à l'atomisme logique, dérivé de la dispersion libérale, et aux neurosciences, sommet de la
transmission du capitalisme. Marx exemplifie la rébellion de l'humanisme renaissant contre ce processus
de réification.
10.
Le Capital est le vinculum substantiale de la métaphysique de la destruction (situation postmoderne qui nous a transformés en atomes individualisés réciproques). Le système de Marx est un
second niveau de compréhension de la réalité qui établit entre les hommes un lien réel, qui fait
substance.
Ci-dessus les 10 thèses.
. Dix thèses sur Marx présentées sous la forme d’opinions personnelles méritent discussion dans un
cadre approprié, tant par la stimulation intellectuelle qu’elles procurent que par leur caractère
polémique. Sans aucune animosité, nous présentons ici nos propres positions pour ouvrir d’autres
perspectives.
Thèse I : L’ « Homme » souffrant de la réalité postmoderne lancerait un dernier regard vers le ciel
dans l’attente d’un mythe unifiant ultime, le Capital de Marx. Mais toute unité doit désigner un dehors
afin de dessiner ses propres frontières et ainsi rejeter son autre dans l’extériorité, comme l’a théorisé
Karl Schmitt et dénoncé Michel Foucault. Si le philosophe semble conscient de la dimension
agonistique inhérente à ce processus et de la fonction de légitimation du pouvoir propre au mythe, il
n’échappe pas à la grande fable moderne : le choc des civilisations. La Chine, l’Islam et le retour de
Dieu ne seraient que les trois facettes économique, culturelle et religieuse du Grand Autre de l’Occident,
le visage menaçant de l’Orient. L’unité, loin de constituer une relève de notre peur postmoderne par un
retour du familier, n’en est en réalité que le miroir.
Thèse II : Le Grand Autre réintroduit le dualisme, déjà dépassé par Marx dans l’Idéologie allemande,
de l’homme et de la nature : « la conscience de la nature qui, au début, s’oppose aux hommes comme
une puissance totalement étrangère, toute-puissante et inébranlable […] c’est une conscience purement
animale de la nature (religion de la nature) » (L’Idéologie allemande). Tout se passe comme si la crainte
de la Chine, de l’Islam et du retour de Dieu rejouait cet âge préhistorique et grégaire au sein de
l’ethnocentrisme. Alors que le dualisme ne parvient à concevoir cet autre qu’en tant que pure négation
de soi, le monisme interprétatif de Marx pourrait nous aider à saisir l’altérité, non plus comme une
extériorité menaçante mais comme différenciation historique de l’univocité.
Thèse III : La menace de l’extériorité ennemie n’est elle-même qu’un mythe justifiant en retour la
nostalgie d’une unité primordiale. Le danger est peut-être réel, mais n’a rien d’inconnu et d’angoissant,
il n’est que le ressac de l’exportation colonialiste du capitalisme. Dès lors nous est voilée l’originalité
propre de ces cultures, qui ne sont en rien réductibles à des monolithes. Si la « Chine » semble étouffer
tout espoir de révolution en Occident, ce n’est pas en l’étranglant avec une cravate rouge, mais en
noyant le capitalisme dans l’océan de sa propre production. Double projection : l’une matérielle,
l’extension du mode de production capitaliste ; l’autre idéelle, celle de nos peurs transfigurant notre
Autre en Saturne dévorant ses enfants : « le bouclier chinois », paroxysme de l’ethnocentrisme.
Thèse IV : Le mythe du Grand Autre n’est donc que le corrélat du mythe de l’unité réconciliatrice.
Marx ne saurait nous apporter un récit réconfortant de la modernité qu’à la lumière de ce jeu d’échec
planétaire, lui-même dualisme chimérique. C’est là le cercle herméneutique de la mythologie qui flotte
désormais dans le ciel des Idées. Son seul fondement possible est celui d’une nature religieuse de
l’homme dépossédé du sens de son existence. Sans ce besoin présupposé d’une unité signifiante, la
mythologie ne saurait prétendre à aucune libération effective.
Thèse V : Dès lors, le monisme interprétatif devient celui du mythe, et Marx, le grand démystificateur
moderne, devient le mythe même de la modernité. Consciente ou non, l’ambiguïté toujours maintenue
autour du concept de « capital » témoigne de cette hubris idéaliste qui confond la critique (le Capital qui
dénonce les mystifications) et l’objet de la critique (le capitalisme soumis à ces mystifications).
Comment affirmer sinon que le marxisme puisse constituer le nouveau « fondamentalisme des
athées » ? Là où Marx voyait dans le capitalisme une forme de religion, le philosophe laisse entendre
que le Capital est un nouveau mythe : religion du religieux. Ce n’est qu’au prix du retournement
idéaliste du marxisme que la modernité a pu instrumentaliser le Capital comme mythe unifiant.
Thèse VI : Cette inversion se présente comme un retour assumé à l’idéalisme hégélien, alors même
qu’elle se nourrit encore d’une opposition d’entendement entre la conscience et le monde, entre l’esprit
et la matière. En effet, le mythe en tant que refuge idéel de l’homme et fuite hors des conditions
concrètes de son existence, s’op-pose au monde et constitue un renoncement à l’objectivation de la
volonté. Alors que pour Hegel, la religion est une première forme de réconciliation, le mythe qui se
voudrait « super-religion » par son dépassement des illusions et du fondamentalisme, n’a pour essence
qu’un renoncement pré-religieux à l’effectivité. « Tous les mystères qui portent la théorie vers le
mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine. » (Huitième thèse sur
Feuerbach)
Thèse VII : Ce dualisme ne conduit pas seulement au retrait dans l’idée consolatrice, mais aussi au
renoncement à toute action politique et pratique, ainsi qu’à une dénonciation unilatérale de la révolution
marxiste. La pensée d’entendement est moins celle de la révolution que celle de l’alternative entre cette
révolution et une catharsis mythique. Il ne s’agit pas de défendre la révolution rouge du prolétariat
contre l’otium bourgeois du mythe, mais de redonner toute sa dignité à une philosophie et à une
pratique politique qui ne se réduise ni à des intérêts de classe, ni à des idéologies, c’est-à-dire sortir du
dualisme de la théorie et de la pratique.
Thèse VIII : Contre un matérialisme révolutionnaire, qui n’est d’ailleurs plus d’actualité du fait de la
transformation du prolétariat en une classe moyenne majoritaire au XXe siècle, et contre un dualisme du
renoncement, il faut peut-être repenser les conditions d’une action politique créatrice qui échappe au
« ressentiment ». Au-delà du face à face de l’idée et de la matière se niant et s’engendrant
réciproquement par cette négation, est possible une ontologie qui laisse toute sa place aux virtualités
d’action, un dynamisme. C’est avec la relecture contemporaine de Spinoza et Nietzsche, et non par une
opposition stérile entre Hegel et Marx, que doit s’élaborer une pensée politique des virtualités d’action
contre tout déterminisme historique et refuge idéaliste. Ni révolution, ni mythe, mais « lignes de fuite ».
Thèse IX : Structurellement, le mythe suppose le don et la réception de la Parole, l’activité et la
passivité, la domination et l’aliénation, l’aède qui transmet la parole des dieux et les « masses » qui
docilement l’écoutent. Les définir comme ayant « besoin qu’on leur parle », c’est revenir à une
définition religieuse de l’homme qui par essence manque d’être et qui ne peut combler ce manque par
lui-même, être et essence sont alors séparés. Parce que l’homme ne peut plus être réalisé que du dehors,
est légitimée une certaine forme de domination. Marx lui-même rejetait cette définition qui ne laisse aux
hommes qu’une alternative passive : « soit de ne plus protester, soit de garder pour eux leur propre
indignation, soit encore de se révolter contre leur sort mais de façon mythique » (L’Idéologie
allemande). A l’échelle d’une société, le mythe fonctionne comme instrument de domination du peuple
par le philosophe roi, mythe révolutionnaire (Sorel) ou totalitaire (Mussolini) refusé explicitement par
certains philosophes. A l’échelle de l’individu, en tant que dépassement artistique de notre souffrance, à
supposer qu’une telle catharsis soit possible, le mythe réitère une forme d’opposition entre les génies
créateurs et les masses aliénées devant leurs postes de télévision. C’est un retour à une opposition de
classe entre une bourgeoisie lettrée et une majorité inculte, à moins de penser une forme d’élection
divine, une prédestination. Bien plus, en tant que le mythe n’est qu’exutoire de sa souffrance, l’individu
double ses chaînes terrestres d’un « paradis artificiel ».
Thèse X : Cette dualité inhérente au mythe laisse la place à son instrumentalisation et au triomphe de
l’évangéliste porteur de la bonne parole. Elle permet à un tribun, un oracle, un prophète ou même un
professeur de philosophie d’usurper le discours légitime et de le détourner pour jouir de l’unique regard
d’une foule aux mille visages.
La philosophie n’a pas pour destin de créer des mythes, mais au contraire a pour vocation la pensée du
monde et l’autonomie de la pensée.
Téléchargement