2.3 Anatomie - Manuel de l`évolution biologique

publicité
2.3 ­ L'anatomie comparée
Le principe de l'ascendance commune implique que tous les organismes ont pour origine des ancêtres communs (voir la section 4.2 : « Le darwinisme ») ; comparer les structures entre les différents groupes fossiles permet de saisir les voies suivies par l'évolution. L’anatomie comparée s’est dotée de plusieurs principes pour dégager les caractéristiques d’un animal afin de le situer par rapport à un milieu, à d’autres espèces ou à un niveau taxinomique.
Le principe de la « corrélation des organes », encore appelé « loi de corrélation » ou bien « loi de coexistence des organes », est l’un des plus importants. Établi en 1795 dans un mémoire d’Étienne GEOFFROY SAINT­HILAIRE et de Georges CUVIER, il affirme qu’un organe ne peut changer sans en affecter d’autres. Par conséquent, chaque organe, étudié séparément, peut donner des informations sur d’autres. G. CUVIER utilisera avec succès ce principe dans la reconstruction du Paleotherium des gypses de Montmartre.
Le principe des connexions de É. GEOFFROY SAINT­HILAIRE, qui stipule que les connexions entre les organes sont des invariants, autorise la reconnaissance des homologies (voir la section 2.2.3 : « La méthode cladistique, la reconnaissance des homologies »).
Un troisième principe, fréquemment utilisé, lie les structures organiques des animaux à leur milieu et à leur mode de vie. On parlerait aujourd’hui de la « structure­fonction » des organes. LAMARCK et É. GEOFFROY SAINT­HILAIRE en ont été les premiers utilisateurs.
Les Hominoïdes offrent l'exemple d'une lignée reconstituée à partir de l'analyse et de la comparaison de pièces squelettiques fossiles. Leur étude, qui repose sur des mesures précises, a permis de retracer leur morphologie générale et de reconstituer parfois certains de leurs comportements, par exemple la taille des outils. Une datation précise des fossiles s'avère indispensable, car la lignée humaine a évolué rapidement. Malheureusement, les sédiments quaternaires, souvent remaniés dans quelques régions, sont difficiles à dater et les filiations sont régulièrement révisées ; les datations de fossiles africains, demeurés enfouis, sont parfois très fiables, car les sédiments du Rift africain, épais de 1 200 m, sont peu remaniés et les accidents volcaniques offrent de bons repères chronologiques. Les préhistoriens s'accordent néanmoins sur les grands traits de la lignée proposée.
120
2.3.1 ­ L'anatomie comparée et la filiation des Hominidés
Pour suivre les discussions exposées dans cette section, un aperçu de la classification des Primates (fig. 2.24) est nécessaire. Cette classification utilise des critères morphologiques classiques, mais aussi des données biochimiques et chromosomiques.
Une classification admise comme traditionnelle (fig. 2.24­A) montre que les Hominoïdes réunissent les Singes anthropoïdes (Grands Singes), les Hommes et les ancêtres communs aux deux groupes. Pour les cladistes, elle est devenue obsolète, car la famille des Pongidés est paraphylétique : les Gibbons, les Orangs­outans, les 121
Gorilles et les Chimpanzés n’ont pas un ancêtre commun direct, le taxon est artificiel. En revanche, les évolutionnistes admettent cette paraphylie, car ils considèrent non pas des clades (ensembles de taxons ayant une filiation directe) mais des grades (taxons ayant atteint un même niveau évolutif) : la coupure Pongidés­Homme est justifiée.
La classification de M. GOODMAN (1962) est la première à proposer une proche parenté, confirmée ensuite par la biologie moléculaire, des Orangs­outans, des Gorilles, des Chimpanzés et de l’Homme (fig. 2.24­B). C’est pourquoi ces quatre genres sont réunis dans la sous­famille des Homininae .
Mais l’analyse cladistique réfute la famille des Hominidés définie par M. GOODMAN, qui est paraphylétique ; cette famille, qui comprend les genres Sahelanthropus, Orrorin, Ardipithecus, Paranthropus, Australopithecus et Homo, concerne uniquement la lignée hominienne, c’est­à­dire celle qui conduit directement à l’Homme. La classification cladistique des Hominidés (fig. 2.24­C), confirmée elle aussi par la biologie moléculaire, est acceptée par la grande majorité des chercheurs. Mis à part les noms des taxons, les classifications des figures 2.24­B et 2.24­C sont identiques. Les caractères morphologiques utilisés
Pour reconstituer la filiation des Hominidés, les chercheurs s'appuient sur des caractères morphologiques, squelettiques et dentaires. L'évolution de cette lignée se distingue par trois traits principaux : l'acquisition de la station verticale et de la locomotion bipède, la réduction de la denture et, enfin, le fort développement de l'encéphale.
­ La verticalité
Son acquisition entraîne une restructuration fondamentale du bassin, ainsi que celle des pieds. La bipédie qui en résulte est avant tout liée aux remaniements du bassin. La figure 2.25 montre quelles sont les mesures effectuées chez les Hominoïdes.
122
Au cours de la phylogenèse, la stabilité de la bipédie s'améliore, quand la largeur et le rapport hauteur/largeur du bassin diminuent. Enfin, on a reconstitué à la fois l'ordre d'apparition des grands caractères spécifiques à cette lignée et les parentés entre les différents genres.
L’acquisition de la bipédie se manifeste également par un déplacement du trou occipital vers l’avant, déplacement d’autant plus prononcé que la bipédie est parfaite.
123
Sa date d’apparition recule de plus en plus. En 1976, la découverte de trace de pas fossilisée à Laetoli (Tanzanie) l’a située à 3,7 Ma probablement chez les Australopithèques ; puis, en 2000, celle d’Orrorin tugenensis la place à 6 Ma ; et enfin, en 2001, celle de Sahelanthropus tchadensis (Toumaï) la remonte à 7 Ma.
­ La denture
La réduction du système dentaire est l'une des caractéristiques principales de l'hominisation. Sont pris en compte d'autres critères tels que la hauteur, la largeur des dents, le nombre de tubercules (indice d'un régime omnivore) de la surface broyeuse des prémolaires et des molaires, la taille décroissante des molaires d’arrière en avant chez les Hominidés (celles situées au fond de la mâchoire sont généralement les plus grandes), alors que chez les Pongoïdes leur taille est croissante. La forme de l'arc dentaire fournit également une indication sur le degré d'hominisation : les Singes ont un arc dentaire fermé en forme de U ; en revanche dans la lignée humaine, il tend à s'évaser de plus en plus. La mandibule puissante et robuste chez les Hominidés primitifs s'allège progressivement, tandis que le menton, absent chez les Pongoïdes et les Hommes primitifs, se développe.
­ La cérébralisation
Elle s'accompagne d'une modification des supports osseux : crâne, superstructures crâniennes (torus ou bourrelet sus­orbitaire, crête sagittale, apophyse mastoïde et torus ou chignon occipital), et mâchoires. Un tableau comparatif (fig. 2.26) présente les mesures crâniennes de plusieurs espèces d'Hominidés.
124
Les caractéristiques de la cérébralisation sont les suivantes :
­ Modification des dimensions de la voûte crânienne : sa longueur diminue, tandis que sa hauteur et sa largeur augmentent, ainsi que la verticalité du front.
­ Disparition des superstructures crâniennes, car les points d’attache de certains muscles responsables du maintien de la tête disparaissent lors de l’acquisition de la station verticale permanente. C’est pourquoi la bipédie est un témoignage important de l’hominisation.
Ces phénomènes conduisent à une gracilisation, bien connue chez Australopithecus africanus, qui a été interprétée diversement :
­ Apparition d'une néoténie, c'est­à­dire le maintien chez l'adulte de caractères embryonnaires ou juvéniles, qui se développe progressivement au cours de la phylogenèse.
125
­ Diminution du volume des dents et donc des muscles masticateurs, qui entraîne à son tour la disparition des renforcements osseux.
­ Diminution de l'étage moyen de la face et du prognathisme (avancée des maxillaires).
Selon Philip TOBIAS, l'augmentation du volume cérébral a plusieurs origines : augmentation du volume des neurones, de la longueur des axones et dendrites, de la grosseur des fibres, de l'effectif des cellules gliales, du nombre de connexions ou du nombre de neurones : des études effectuées chez des hommes contemporains montrent qu’il n'y a pas de corrélation entre un volume cérébral important et l'intelligence. Chez H. sapiens sapiens, l'augmentation du volume cérébral ne semble plus avoir de sens en elle­même. En revanche, il semble y avoir un rapport entre le volume cérébral et l'évolution techno­culturelle de la lignée hominienne : le passage de l'Australopithèque à l'Homme habile s'accompagne d'une augmentation du cerveau de 50 % et de l'apparition probable de la pierre taillée, de l'utilisation de l'ocre... Si certains des Australopithèques ont possédé une culture, toute trace en a été perdue.
Dans la lignée hominienne, les capacités mentales ont augmenté d’un genre à l’autre, mais elles ne sont pas uniquement déductibles du volume cérébral.
­ Les caractères discrets
À côté des trois grands critères d’hominisation cités précédemment, une autre catégorie regroupe plusieurs centaines de caractères osseux ou dentaires non quantifiables : les caractères discrets qui sont, en effet, discontinus, étant présents ou absents. La principale difficulté est de les distinguer de caractères, eux aussi morphologiques et discrets, mais liés à des contraintes biomécaniques. Ces caractères discrets concernent :
­ la présence d’os surnuméraires, ex : os trigone du talon ;
­ l’ossification d’éléments formés normalement par du cartilage ou l’inverse, ex : fontanelle, persistance de la suture médio frontale ;
­ la présence/l’absence d’orifices ou de sillons vasculaires ou nerveux, ex : perforation sternale, foramen ovale incomplet ;
­ les variations (nombre, position, dédoublement) de facettes articulaires, ex : dédoublement de la facette condylienne de l’os occipital, doublement de la facette articulaire supérieure de l’atlas ; ­ l’absence de la fusion de certaines épiphyses, ex : pas de fusion du point d’ossification de l’acromion à l’épine de l’omoplate.
126
Les caractères discrets suscitent un intérêt croissant, car, bons marqueurs biologiques, ils permettent de suivre les migrations de populations et le peuplement de zones géographiques, de calculer des distances (biologiques) entre populations ; de plus ils possèdent surtout l’avantage, par rapport aux caractères métriques, d’être observables et significatifs même si la conservation du squelette est mauvaise. À cet égard, les dents constituent un matériel de choix, car, d’une part, elles se conservent mieux que les os et, d’autre part, elles ne sont pas sujettes à des remaniements post­
mortem au cours de la fossilisation.
Dans un travail de recherche, les caractères discrets sélectionnés doivent être indépendants de l’âge, du sexe et avoir une faible fréquence : c’est le partage de caractères rares au sein d’une population qui permet de bien la cerner et l’individualiser.
La présentation des fossiles d'Hominoïdes importants et de leurs caractéristiques morphologiques sera suivie des interprétations relatives à leur filiation.
Les principaux fossiles
Reconstituer l’histoire de l’Homme exige de connaître les différentes espèces qui y appartiennent. Pour y parvenir, les paléoanthropologues étudient les pièces fossiles qu’il s’agisse de fragments squelettiques ou bien de traces d’activités (outils, foyers…). Mais, comme le souligne Catherine PERLÈS, les pièces squelettiques posent des problèmes complexes, mais fondamentaux, d’interprétation car :
­ Le développement du squelette dépend de l’âge, du sexe de l’individu, de son alimentation et des variations individuelles ;
­ l’élaboration des critères spécifiques doit déterminer à partir de quels ­ pourcentages du squelette on a le droit de déclarer une nouvelle espèce, ­ l’établissement des limites de l’espèce, à partir du plus grand nombre de pièces variées doit être aussi rigoureux que possible ; ­ la comparaison de plusieurs fossiles peut aussi bien prendre en compte les ressemblances que les différences. La méthode cladistique ne s’occupe que des ressemblances : les homologies.
­ Les Hominoïdes primitifs
Les fossiles les plus anciens, connus par des dents et des fragments d'os, sont ceux de l'Oligocène du Fayoum en Égypte. Le caractère moderne de ces Primates est attesté par une formule dentaire identique à celle des Simiens, des orbites qui 127
s'ouvrent nettement vers l'avant et non plus sur les côtés, assurant une vision binoculaire, un museau réduit et une boîte crânienne plus volumineuse. Aegyptopithecus est peut­être le plus proche de la souche des Hominoïdes.
Les Dryopithèques d'Afrique, dont les formes les plus connues sont les Proconsuls, ont des os crâniens assez minces. Comme leur denture ressemble à celle des Gorilles et des Chimpanzés, les chercheurs ont pensé qu'ils étaient leurs ancêtres. Or le bassin des Proconsuls présente dans sa partie supérieure, formée par les ilions, des caractères identiques à ceux des Cercopithécoïdes de l'Ancien Monde comme les Macaques ou les Babouins, alors que l'acétabulum, cavité du bassin où se loge la tête du fémur, est large et peu profond comme celui des Anthropoïdes, c'est­à­dire des Grands Singes ; les Proconsuls possèdent donc à la fois des traits simiens et des traits plus évolués d'Hominoïdes. Ils peuvent tout aussi bien être très proches des formes ancestrales de la lignée des Hominoïdes qu'en faire partie.
Un argument tiré de l'observation du poignet des Proconsuls lève peut­être l'incertitude. Chez les Singes de l'Ancien Monde, une protubérance de l'extrémité du cubitus s'articule dans une fossette ménagée par deux os du poignet : le pisiforme et le pyramidal ; cette fossette n'existe pas chez l'Homme et les Anthropoïdes. Parmi les os de Proconsul découverts dans le site de Kaswanga, situé sur l'île de Rusinga au Kenya, se trouvaient une main gauche et plusieurs échantillons de pisiforme et de pyramidal ; le poignet de Proconsul, reconstitué grâce aux travaux de Alan WALKER, M. TEAFORD et C. BEARD, est identique à celui des Singes cercopithécoïdes de l'Ancien Monde, mais il est dépourvu de l'articulation caractéristique des Anthropoïdes. Les Proconsuls présentent de nouveau un mélange de caractères de Cercopithécoïdes et d'Anthropoïdes. Ils sont donc un groupe proche des ancêtres communs aux Grands Singes anthropoïdes et à la lignée humaine plutôt qu'un maillon de la lignée des Hominoïdes.
À la suite d'un rapprochement de l'Afrique et de l'Asie au Miocène supérieur, les Dryopithèques se sont répandus en Asie, donnant naissance à Ramapithecus et Sivapithecus. Ces genres très voisins de Proconsul possèdent des caractères qui les rapprochent d'Hominidés : les incisives et les canines sont petites, les prémolaires sont molarisées, la face est courte et l'appareil masticateur est adapté à l'écrasement.
Ces formes, qui rappellent les Gigantopithecus d'Asie et les Orangs­outans, seraient proches des ancêtres de ces derniers. On ne connaît pas de formes miocènes apparentées aux Gorilles, aux Chimpanzés et aux Hommes, dont l'origine serait, par conséquent, plus récente. Tous les Hominoïdes sont considérés comme des Anthropoïdes, tant qu'une tendance à la bipédie ou à la cérébralisation n'a pas été 128
prouvée. Les fossiles suivants justifient leur appartenance à la famille des Hominidés dans la mesure où l’une des deux tendances, au moins, apparaît.
­ Les Hominidés (la lignée hominienne)
Comme, pour la plupart des naturalistes et des profanes, le nom « hominidés » (hominids en anglais) désigne clairement l’ensemble des genres Homo et de leurs plus proches parents (cf. supra) ; on utilisera ce terme pour simplifier la lecture et éviter de tomber dans des complexités taxinomiques inutiles ici.
La dernière forme ancestrale incluse dans les hominidés est celle qui est à l’origine d’un côté de la lignée des Chimpanzés, nos plus proches cousins, et de l’autre côté aux hominidés, c’est­à­dire à la lignée hominienne ; à l’heure actuelle, il s’agirait de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis, 7 à 6 Ma) et non plus d’Orrorin (Orrorin tugenensis, 6,1 à 5,7Ma).
Australopithecus
Si le plus vieil Australopithèque est Australopithecus anamensis (4,2 à 3,9 Ma), ce genre a été découvert pour la première fois en Afrique du Sud (1924), grâce au crâne de l'enfant de Taung, d'une espèce nommée A. africanus (3,5 à 2,5 Ma). Puis, toujours en Afrique du Sud (1924), est exhumé Paranthropus robustus dont on retrouve en Tanzanie, au Kenya et en Éthiopie des formes très proches baptisées A. boisei. Sur le site de Hadar, en Afar (Éthiopie), on découvre un genou complet qui permet d'affirmer qu’Australopithecus avait une marche bipède. Mais le genre est célèbre par l'établissement très complet d'un squelette ancien, bassin féminin : une cinquantaine de pièces squelettiques, issues de plusieurs individus, ont servi à reconstituer un squelette baptisé Lucy, dont le nom scientifique est A. afarensis (4 à 2,9 Ma). Découverte en 1974, également sur le site de Hadar, par Donald JOHANSON, Maurice TAÏEB et Yves COPPENS, âgée de 3,2 Ma, Lucy présente les caractéristiques suivantes :
­ une première pré­molaire inférieure non molarisée,
­ une mandibule robuste,
­ un bassin élargi et des membres inférieurs longs, preuves d'une bipédie acquise mais imparfaite.
Ces trois caractères montrent que les Australopithecus afarensis seraient une forme de transition conduisant à des Australopithèques plus évolués. On distingue, en effet, deux autres formes plus récentes d'Australopithèques :
129
­ Les formes graciles, A. africanus, datant de 3 à 1,9 Ma. Les dents antérieures sont assez développées et les dents latérales réduites, indices d'un régime omnivore.
­ Les formes robustes, A robustus et A. boisei, datant de 2,3 à 1 Ma, constituent maintenant le genre Paranthropus. Les dents latérales et les mâchoires fortes témoignent d'un régime végétarien. Le crâne présente des superstructures et, notamment, une crête sagittale.
La figure 2.27 montre les crânes de ces deux formes avec les mesures de la masse, de la taille et de la capacité crânienne.
La position systématique de ces deux formes a été contestée. En effet, Australopithecus africanus et Paranthropus robustus coexistent souvent dans les 130
gisements. Pour certains paléoanthropologues, il s'agit d'une seule espèce dont les caractères sexuels expliqueraient les différences ; mais comme aucune espèce vivante de Mammifères ne présente un dimorphisme sexuel aussi accentué, on pense maintenant qu'il s'agit de deux espèces différentes. Mais tous s'accordent pour donner à A. africanus un autre statut : il serait l'ancêtre, à la fois, des formes robustes spécialisées (P. robustus et P. boisei) et du genre Homo ; les A. afarensis dont Lucy appartiendraient à une branche voisine de celle des Hominidés. En 1975, toujours sur le site de Hadar, les squelettes de treize individus ont été mis au jour. Enfin, entre 1975 et 1978, sur le site de Laetoli, en Tanzanie, ont été découverts vingt Australopithèques âgés de 3,6 à 3,8 Ma, ainsi que les traces de pas fossilisées de trois Australopithèques dans des cendres volcaniques ; ces traces ont permis à Louis LEAKEY de confirmer leur bipédie (1978). La découverte, sur le site d’Aramis, dans la vallée de l’Awash en Éthiopie (1995), d’un fossile proche des Australopithèques : Ardipithecus ramidus, âgé de 4,4 Ma, repousse encore plus loin l’origine des Hominidés ; cependant on considère parfois ce genre plus proche de la lignée des Chimpanzés que de la nôtre.
Découvert en 1999, Kenyanthropus platyops (3,5 à 3,2 Ma) ­ représenté par une face, un orteil et des dents ­ pourrait être un ancêtre de la lignée humaine, mais l’existence du genre et de l’espèce est contestée car on ne possède qu’un seul fossile très partiel et déformé : une pièce unique est insuffisante pour définir un holotype, la déformation empêche, en effet, de définir avec précision les caractéristiques de l’espèce. L’apparition du genre Homo date de 2,4 Ma si l’on considère Homo habilis comme une espèce distincte du genre Australopithecus, mais si Homo habilis est inclus dans le genre Australopithecus, alors le genre Homo apparaît avec Homo erectus/H. ergaster il y a 1,8 à 1,7 Ma. Le genre Homo se distinguent des Australopithèques par leur capacité crânienne toujours supérieure (fig. 2.27, 2.28 et 2.29) leur crâne plus globuleux et leur face réduite ; mais la limite entre les deux genres est incertaine, d’autant plus que des critères définissant le genre Homo (volume crânien, outils, dextérité manuelle, morphologie…) varient avec les découvertes successives de nouveaux fossiles. On distingue trois espèces principales du genre Homo : H. habilis, H. erectus et H. sapiens qui représentent trois grades de l’évolution humaine. Puis, au fur et à mesure des découvertes, la liste des espèces humaines s’allonge :
Homo antecessor, H. ergaster,
H. heidelbergensis, H. rudolfensis… rendant la reconstitution de notre lignée de plus en plus hypothétique ; sans compter l’énigme posée par l’espèce naine controversée : Homo floresiensis découverte en Indonésie (île de Flores). Apparue il y a 800 000 ans et 131
disparue il y a 18 000 ans, cette espèce d’un mètre de haut possédait un volume crânien de 400 cm3.
Homo habilis
Découvert à Olduvai (ou Oldoway), en Tanzanie, par Louis. LEAKEY, Phillip TOBIAS et John NAPIER en 1964, cet Homme est âgé de 1,8 Ma. Il présente un front développé, une face plane et des dents latérales réduites, indice d'un régime omnivore. La définition de cette nouvelle espèce est immédiatement l’objet de nombreuses critiques ; en particulier, celles concernant les limites de sa variabilité métrique sont jugées beaucoup trop floues : elles permettraient de distinguer le grade Homo habilis à la fois du grade Australopithecus, son prédécesseur, et du grade Homo erectus, son successeur. C’est pourquoi, l’année même de sa découverte et première description, une nouvelle définition est proposée et acceptée par la communauté scientifique (voir les articles « Avant le genre Homo » de José BRAGA et « Les premiers représentants du genre Homo » de Sandrine PRAT et François MARCHAL, parus dans Origine et évolution des populations humaines, textes édités par O. DUTOUR, J­J. HUBLIN et B. VANDERMEERSCH, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, Paris, 2005).
H. habilis marque une étape irréversible dans l'évolution de la lignée humaine, car il en possède déjà toutes les tendances : réduction des canines, bonne adaptation à la bipédie et volume cérébral de 750 cm3 supérieur à celui des grands singes (400cm3). Son statut est indécis : il est parfois rangé soit avec les Australopithèques, soit avec les Homo erectus.
Cependant, dans ce groupe, les chercheurs reconnaissent parfois deux espèces d’âge identique (2,4 à 1,6 Ma) : Homo habilis sensu stricto et Homo rudolfensis dont voici quelques caractéristiques : un prognathisme alvéolaire plus réduit, des incisives plus 132
grandes, une face moyenne plus large, un os zygomatique plus grand. Homo rudolfensis est une espèce créée en 1986 par V. ALEXEEV à partir de fossiles découverts près du lac Turkana anciennement Rudolf (Kenya), à Olduvaï (Tanzanie), à Koobi Flora (Kenya) et à l’Omo (Éthiopie) qui, jusqu’alors, était considéré comme un représentant à part entière d’Homo habilis.
Homo erectus
Homo erectus qui a vécu de 1,8 à 0,3 Ma est avant tout asiatique. Les premiers fossiles ont été découverts à Java, en 1890, par un médecin hollandais, Eugène DUBOIS qui a décrit le Pithécanthrope. Toujours en Asie, d’autres fossiles de la même espèce ont été trouvés à Java et en Chine (le Sinanthrope). Dès 1960, on en a trouvé à Olduvaï, en Afrique du Sud, au Maroc, en Europe : la mandibule de Mauer en Allemagne, l’occipital de Vertesszollos en Hongrie et l’Homme de Tautavel en France. À partir de la seule observation de fossiles asiatiques, Franz. Weidenreich définit, entre 1936 et 1943, les caractéristiques du taxon qui deviendra au début des années 1960 l’espèce Homo erectus. Dans l'ensemble, les H. erectus les plus anciens sont africains, les plus récents sont asiatiques et européens ; mais on a découvert à Java un H. erectus de 1,6 Ma. Il semble y avoir un consensus au sujet d’Homo erectus qui désigne au sens strict les formes asiatiques qui présentent les mêmes apomorphies (caractères dérivés) et, au sens large, les formes asiatiques et les formes africaines : H. ergaster (2,2 à 1 Ma BP). De nombreux auteurs réservent le nom d’Homo ergaster aux formes africaines plus anciennes et primitives qui ne possèdent pas les apomorphies les plus caractéristiques d’H. erectus. Homo ergaster devient alors un ancêtre potentiel à Homo sapiens, l’Homme moderne, qui est vraisemblablement d’origine africaine. Cette conception sera discutée à propos des thèses mono­ et polycentriques dans la section 4.4.3 : L’émergence de l’Homme moderne.
Le crâne, épais, présente un torus sus­orbitaire en visière. Les dents sont plutôt volumineuses, le menton est absent. Sur le bassin, le diamètre de l'acétabulum est assez élevé. Certains de ces traits anatomiques, comme l'épaisseur des os du crâne, n'existent pas chez leurs ascendants présumés et n'apparaissent pas chez leurs descendants présumés, les Hommes modernes : H. erectus aurait donc développé des traits originaux.
133
En fait, le crâne présente deux phases d’évolution. La première, de 1,9 à 1 Ma, est une évolution morphologique lente. La deuxième, nette vers 500 000 ans, montre l'apparition de caractères modernes dans certaines populations d'Europe, qui conduiront à les considérer comme les ancêtres proches des Homo sapiens.
Homo sapiens
Des arguments culturels et technologiques ont permis de regrouper dans cette même espèce deux sous­espèces : H. sapiens neanderthalensis (voir les sections 1.3.2 : « La disparition des Néandertaliens » et 4.4.3 : « L'émergence de l'Homme moderne ») et H. sapiens sapiens, qui est l'Homme moderne représenté en Europe par l'Homme de Cro­Magnon, l’Homme de Chancelade, l'Homme de Grimaldi et l’Homme de Téviec. L'Homme moderne présente un crâne arrondi, une face droite et un menton. Si H. sapiens neanderthalensis et H. sapiens sapiens sont inclus dans le même taxon, ce sont alors deux groupes frères qui possèdent un ancêtre commun : un H. sapiens archaïque chez lequel on devrait retrouver des traits propres aux deux sous­espèces. En revanche, s’il s’agit de deux espèces distinctes : H. neanderthalensis et H. sapiens, deux hypothèses s’affrontent :
­ selon les uns, leur ancêtre commun serait un H. sapiens archaïque de l’espèce Homo heidelbergensis ayant vécu de 600 000 à 200 000 ans (mandibule découverte en 1907 à Mauer près de Heidelberg) qui regroupe des formes européennes et africaines. 134
­ selon les autres, H. heidelbergensis serait une forme ancestrale de la lignée néandertalienne tandis que H. rhodesiensis, sapiens archaïque, serait celle de la lignée des Hommes modernes. Ayant vécu de 300 000 à 125 000 ans, H. rhodesiensis a été découvert en 1921 à Broken Hill en Rhodésie.
À partir des documents fossiles, les chercheurs ont dégagé trois traits dominants, propres à la lignée humaine, qui sont, dans l'ordre chronologique :
1) La réduction de la denture.
2) La station debout : les Hominidés marchent debout depuis au moins 3,5 Ma, puisque les Australopithèques étaient bipèdes tout en menant une vie arboricole, comme semblent l'indiquer la longueur importante de leurs membres supérieurs, indice de brachiation, et la structure de leurs pieds.
3) Le volume crânien : sauf pour les Homo floresiensis (400cm3), les crânes d'Hominidés d’un volume supérieur à 750 cm3 apparurent seulement vers 2 Ma. Les parentés et les filiations établies ne sont jamais définitives : chaque nouvelle découverte fossile est susceptible de les remettre en question ; la paléontologie se heurte à quelques difficultés spécifiques et les conclusions de la biologie moléculaire augmentent parfois la confusion générale. Ces différents problèmes sont abordés dans la section suivante.
2.3.2 ­ Des filiations discutables
Les sources d'incertitudes quant aux filiations paléontologiques
En 1961, dans un article qui fera date en anthropologie, Elwyn S IMONS attribue une mâchoire supérieure fossile à un Hominidé. Ce dernier, baptisé Ramapithecus, datant du Miocène (25 à 5 Ma), repousse de 15 à 30 Ma l'apparition des premiers Hominoïdes. Les travaux ultérieurs de E. SIMONS l'ont conduit à la classification suivante (fig. 2.30).
135
Établir leur arbre généalogique a été difficile pour trois raisons :
1) La rareté des fossiles.
2) L'état fragmentaire des pièces fossiles.
3) La difficulté parfois de distinguer les caractères évolutifs des caractères adaptatifs à partir de documents partiels, comme c'est le cas, par exemple, de fossiles composés d’une mâchoire et de dents. Sans qu'il y ait parenté entre les fossiles, la convergence morphologique de la denture peut résulter de l'adaptation à un régime alimentaire commun. C'est pourquoi les propositions de filiation évoluent au fil des découvertes paléontologiques.
L'utilisation d'autres données, notamment génétiques ou moléculaires, est de plus en plus courante. Ces nouvelles techniques sont conçues pour compléter les conclusions paléontologiques, mais aussi pour tenter de s'affranchir, en partie, des documents fossiles trop rares. Cependant, elles mettent à mal, de temps en temps, l'ordre établi par la paléontologie.
Les nouvelles données de la biologie moléculaire
La biologie moléculaire a permis de revoir la classification traditionnelle des Hominoïdes, en particulier grâce à l'horloge moléculaire. Ainsi, en 1967, A. WILSON et V. SARICH ont établi l'arbre phylogénétique et les périodes de divergence des Hominoïdes (fig. 2.31). Selon leurs études, la séparation des Anthropoïdes africains et de l'Homme date seulement de 5 à 10 Ma. Cette conclusion, qui modifie la position de Ramapithecus, ancêtre présumé des Hominidés, divise les biologistes et les paléontologues.
136
La découverte d'un Hominoïde du Miocène, Sivapithecus, très proche parent de Ramapithecus, calme les esprits. Sivapithecus partage, en effet, de nombreux caractères avec les Orangs­outans, dont il serait l'ancêtre ; du même coup, Ramapithecus quitte la lignée des Hominidés pour celle des Ponginés asiatiques, conclusion admise également par E. SIMONS.
La biologie moléculaire a permis d'éclaircir les rapports généalogiques entre les Gorilles, les Chimpanzés et l'Homme. Ces trois genres sont très proches ; les anatomistes pensaient que l'appui sur les phalanges de la main pendant la locomotion (knuckle walking), propre aux deux Singes, était un argument décisif pour isoler la lignée humaine de celle des Anthropoïdes. Mais deux questions demeuraient sans réponse :
1) Quel est, des deux animaux, le plus proche de l'Homme ?
2) Quelle est la date de leur divergence respective dans la lignée conduisant à l'Homme ?
Selon les travaux sur l'hybridation de l'ADN de Charles SIBLEY et de Jon AHLQUIST (1984), les Gorilles ont divergé en premier (entre 8 et 10 Ma), avant la séparation Homme­Chimpanzé, qui se situe entre 6,5 et 7,7 Ma. Les résultats obtenus par d'autres techniques génétiques montrent la même succession de divergences, mais l'intervalle de temps trouvé entre les deux séparations est rarement aussi long et les divergences semblent beaucoup plus récentes. Par exemple, les recherches sur l'ARN ribosomique de Maryellen RUVULO indiquent que la première se serait produite il y a 4 Ma, la seconde encore plus récemment. Les Chimpanzés sont donc très probablement nos plus proches cousins et non les Gorilles.
La figure 2.32 résume les parentés probables des Hominoïdes, établies à partir des données précédentes. Les positions de Ardipithecus ramidus, Australopithecus afarensis et africanus dans la lignée hominienne concernent plus des niveaux évolutifs (grades) possibles que des filiations (clades) encore plus incertaines et discutées.
137
La lignée des Hominoïdes est un exemple instructif :
1) Les données fossiles sont indispensables et irremplaçables ; mais rares et fragmentaires, elles sont d'interprétation délicate.
2) Les datations sont déterminantes pour établir une généalogie précise.
3) La biologie moléculaire peut apporter une aide précieuse aux préhistoriens. La biologie moléculaire aboutit à des conclusions variées (voir la section 4.4.3 : « Les races humaines »), qui confirment, complètent, voire contredisent parfois les filiations traditionnelles issues de l'anatomie comparée. Cette disparité dans les conclusions peut discréditer leur bien­fondé et la fiabilité de la technique utilisée. Cependant, les techniques et les méthodes, qui n’ont cessé de s’affiner, deviennent de plus en plus fiables. Aussi, en plus de leurs propres arguments morphologiques, les paléontologues et les paléoanthropologues doivent­ils tenir compte des apports et des résultats de la biologie moléculaire.
138
4) Les fossiles sont les seuls témoins objectifs de l'évolution et, dans ce domaine, la biologie ne peut s'affranchir complètement de la paléontologie. Souvent évoqué par les préhistoriens, cet argument devrait être, à l’avenir, modulé. Néanmoins, E. SIMONS explique que son changement d'opinion au sujet de la valeur phylétique de Ramapithecus n'était pas motivé par les données moléculaires, mais par la découverte du fossile de Sivapithecus. Les documents fossiles sont parfois inadéquats lorsqu'il s'agit de comprendre l'évolution d'une fonction, par exemple celle du système cardio­vasculaire chez les Vertébrés, puisque les organes qui le composent disparaissent sans laisser de traces au cours de la fossilisation. L'anatomie comparée d’animaux actuels, dont l'âge d'apparition est supposé connu, permet de saisir l’évolution d’une fonction au cours des temps géologiques chez des lignées différentes. Comme ces sujets classiques sont amplement traités dans les livres d'anatomie comparée, ils ne le seront pas ici.
L'embryologie comparée, qui s'est développée au XIXe siècle, a pris dans les théories évolutionnistes une place assez importante pour justifier son traitement dans la section suivante.
Bibliographie de la section 2.3
Livres
BEAUMONT A. et CASSIER P. , Les Cordés, anatomie comparée des Vertébrés, Paris, Dunod, 1972.
DUTOUR O., HUBLIN J­J et VANDERMEERSCH (textes édités par) : Objets et méthodes en paléoanthropologie et Origine et évolution des populations humaines, Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2005.
HUBLIN J.­J. et TILLIER A.­M. (dir.), Aux origines d’Homo sapiens, Paris, Nouvelle Encyclopédie Diderot, PUF, 1991.
ROGER J., Paléontologie évolutive, Paris, Masson, 1976.
STOCZKOWSKI W., Anthropologie naïve anthropologie savante, Paris, éditions du CNRS, 1994.
VANDERMEERSCH B., Les Hommes fossiles de Qafzeh (Israël), Paris, CNRS (Cahiers de paléontologie ), 1981.
139
Articles
DEVILLERS Ch. , « Corrélation des organes », Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, Paris, PUF, 1996.
DREIMAN R. , « Les premiers habitants de l'Europe : qui sont­ils ? », La Recherche, n°142, mars 1983.
GASC J.­P. , « Anatomie comparée », Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, Paris, PUF, 1996.
JANVIER Ph. , « Les fossiles et l’évolution », Pour Darwin (dir. P. TORT), Paris, PUF,1997.
LANGLOIS C. : « L’évolution du rameau humain, nouvelles découvertes, nouvelles données, nouvelles controverses… un aperçu », APBG, revue de l’Association des Professeurs de Biologie et de Géologie, n° 2, 2004.
LOVEJOY O. , « Quand l'homme se leva », Pour La Science, n° 135, janvier 1989. MURAIL P. : « Variations anatomiques non métriques : les caractères discrets », Objets et méthodes en paléoanthropologie, Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2005.
RICQLÈS A. de , « De la paléontologie évolutionniste à la paléontologie évolutive », Pour Darwin (dir. P. TORT), Paris, PUF, 1997.
RUKANG W. et SHENGLONG L. , « L'homme de Pékin », Pour La Science, n° 70, août 1983. THOMAS H. et BONNEFILLE R. , « Le genre Homo il y a trois millions d'années », La Recherche, n° 84, décembre 1977.
TRINKAUS E. , « Les Néandertaliens », La Recherche, n° l80, septembre 1986.
VANDERMEERSCH B. , « L'arrivée de l'homme en Australie », La Recherche, n° 30, janvier 1973. WALKER A. et TEAFORD M. , « À la recherche de Proconsul », Pour La Science, n° 137, mars 1989. WHITE T. , « Les Australopithèques », La Recherche, n° 138, novembre 1982.
140
Téléchargement