PRÉFACE Le droit des sociétés est souvent perçu comme une matière technique et procédurale. Son rôle consiste cependant essentiellement à créer un cadre à l’intérieur duquel doivent se conjuguer aussi harmonieusement que possible les intérêts potentiellement divergents des associés, des dirigeants et des collaborateurs d’une personne morale avec ceux de ses partenaires, créanciers et cocontractants voire de tiers affectés par ses activités. Les équilibres difficiles que ce droit instaure entre ces intérêts ou doit pour le moins permettre et protéger traduisent inéluctablement des préférences entre différentes orientations du capitalisme contemporain. Derrière son écran de technicité, le droit des sociétés constitue ainsi un instrument autant qu’un révélateur de certains choix de Société. L’option réside fondamentalement entre un modèle de gouvernance de type «outsider» centrée sur les intérêts des associés et un modèle «insider» embrassant les enjeux ou externalités que représente une société pour l’ensemble de ses «stakeholders». Le premier conduit à une certaine exaltation de l’autonomie du pacte sociétaire, conçu avant tout comme un contrat entre associés, alors que le second se démarque par son insistance sur les règles d’organisation de la société perçue comme une institution en soi. L’on voit poindre le débat classique sur la nature de la société : contrat ou institution? C’est cette question centrale qu’Isabelle Corbisier nous propose d’explorer à travers le présent ouvrage par lequel elle nous offre le riche fruit des recherches menées pour sa thèse de doctorat. Si le thème n’est pas nouveau, la manière dont il est traité l’est assurément. Forte d’une rare connaissance du droit des sociétés de plusieurs pays de traditions juridiques différentes, l’auteur aborde le sujet dans une perspective comparatiste mettant en lumière les orientations générales aussi bien que leurs nuances des droits des sociétés anglais et étasunien, allemand, belge, français, néerlandais et luxembourgeois. Déjouant les préjugés et la superficialité de certaines analyses économiques, elle montre que les choix opérés dans ces différents systèmes ne procèdent pas d’une orientation catégorique ni même toujours parfaitement cohérente et restent de toute manière évolutifs. Loin de se contenter de la dimension juridique, l’auteur pousse, en effet, ses recherches sur des axes à la fois historiques, économiques, sociologiques et philosophiques. C’est à travers ce prisme complexe et subtil qu’elle saisit avec finesse les sens multiples pla- LARCIER III LA IV SOCIÉTÉ : CONTRAT OU INSTITUTION ? cés derrière les approches institutionnelles, contractuelles et « contractariennes » des droits des sociétés dans les pays faisant l’objet de son étude, offrant ainsi au lecteur un éclairage nouveau de leurs fondements. Au terme de son étude, Isabelle Corbisier défend la thèse selon laquelle le droit joue un rôle central non point pour consacrer définitivement un modèle de gouvernance des sociétés « outsider » ou «insider» mais pour garantir l’ouverture nécessaire à un ajustement constant des normes entre les pôles contractuels et institutionnels dans une oscillation tendant vers la juste protection des multiples intérêts en présence. Le Droit se trouve ainsi hissé à sa fonction la plus noble de garant d’une société démocratique, en protégeant celle-ci contre une instrumentalisation pour la «satisfaction de l’intérêt individuel des élites bénéficiant d’un modèle économique libéral néo-classique » et contre le risque d’une vision autoritaire «subordonnée aux exigences d’un intérêt collectif, d’ordre corporatif ou étatique» 1. Par la richesse de ses recherches, la profondeur de ses analyses, la subtilité de ses raisonnements, ses critiques et ses visions, Isabelle Corbisier livre une étude remarquable et inspirante sur le droit des sociétés. 1 Voy. pp. 647 et s. LARCIER