Fichte et la phénoménologie actuelle : La question de l`infini

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Fichte et la phénoménologie actuelle : La question de l’infini.
Nombreux sont les points de passage ou de comparaison entre Fichte et l’actuelle
phénoménologie. Evoquons d’emblée le plus notoire, à savoir que Fichte est le premier a
employer en un sens exclusivement positif le terme de
« phénoménologie ». En effet,
Lambert, qui, en 1764, introduit ce terme en philosophie, définit la phénoménologie comme
science des illusions, et la considère comme moment préparatoire à l’exposé de la vérité.
C’est cette acception que retient Kant lorsque dans sa lettre à Lambert de 1770 il envisage
d’appeler la Critique de la raison pure alors encore en gestation : « Phénoménologie ». De
cette acception négative, même La phénoménologie de l’esprit de Hegel conserve quelque
trace puisque le texte se donne comme le récit des illusions de la conscience. Face à ces trois
auteurs, seul Fichte définit la phénoménologie en dehors de toute connotation négative
comme science de l’apparaître (Erscheinunglehre). L’apparaître (Erscheinen) n’est jamais
l’apparence (Schein) de l’illusion. Le phénomène n’est pas « semblant », mais vérité, il est
apparition au-delà de quoi rien n’est concevable, ni chose en soi ni arrière-monde ni
transcendance. La philosophie comme « phénoménologie », qui complète la théorie de la
vérité stricto sensu, est conçu, dès la WL de 1804, comme une « redescente » vers le concret,
soit comme une description du champ de l’apparaître. A ce titre, il est loisible d’affirmer que
la critique que Husserl fait dans les Méditations cartésiennes (§ 10) à Descartes (à savoir ne
pas « franchir le portique » qui mène au
champ des phénomènes et par là manquer la
phénoménologie) ne vaut pas pour Fichte qui a thématisé la philosophie dans cette double
dimension de fondation des principes (théorie de la vérité) et de description de ce qui se
manifeste
(phénoménologie).
Chez
Fichte
comme
chez
Husserl,
les
deux
motifs fondamentaux de la philosophie que sont « l’épistémique » et le « phénoménologique »
se complètent sans s’annihiler, alors même qu’il ne serait pas difficile de montrer que chez
Descartes nous avons « l’épistémique » sans le « phénoménologique » et chez Heidegger le
« phénoménologique » au détriment de « l’épistémique ». Ce souci, commun à Fichte et
Husserl, d’une philosophie comme science rigoureuse qui se distribue, sans tension ni
scission, en une théorie de la vérité et une description des phénomènes semble appeler la
comparaison raisonnée et systématique des deux auteurs, à la suite d’Hyppolite dont l’article
«Fichte and Husserl» a, dés 1951, tracé la voie.
Dés lors, pourquoi ne pas emprunter cette voie royale de la confrontation de Fichte avec la
phénoménologie et pourquoi choisir le dialogue avec un auteur en apparence étranger aux
thèmes fichtéens de la philosophie comme science rigoureuse ? Pour le dire autrement,
pourquoi élire ici un phénoménologue qui a critiqué le caractère « intellectualiste »,
« théoriciste » de Husserl et dénoncer dans la volonté de faire de la philosophie une science
rigoureuse un reste de l’ancienne pensée métaphysique ? En quoi Levinas qui, dès la Théorie
de l’intuition, privilégie « l’existential » sur « l’épistémique », la description de l’apparaître
sur la détermination des principes, l’homme concret sur l ‘ego transcendantal , peut-il être
comparé à Fichte ?
Il le peut parce que des thèmes constitutifs de sa philosophie se rencontrent chez Fichte, au
premier rang desquels la critique de la représentation, la description d’autrui et la centralité
de l’infini, mais de surcroît, il le doit car ces thèmes nodaux communs aux deux philosophies
s’accompagnent d’une radicale différence quant à la question du statut de la philosophie.
C’est cette identité et cette différence entre Fichte et Levinas que je voudrais mettre en
lumière pour mieux pouvoir poser la question du « transcendantal » en phénoménologie. En
effet, comme nous le verrons l’enjeu essentiel de cette confrontation entre Fichte et Levinas
est la question du sens et du statut du transcendantal au sein de la phénoménologie.
Finalement, Fichte est en dernière instance plus proche de Husserl que ne l’est Levinas dans
la mesure où il est un philosophe transcendantal qui entend fonder la philosophie comme
science rigoureuse. Avant de m’acheminer vers ce point, il me faut montrer en un premier
temps en quoi on peut parler d’identité entre Fichte et Levinas.
I)
L’IDENTITE ENTRE LES DEUX AUTEURS
Il nous faut établir tout d’abord la proximité entre les deux auteurs puisque la comparaison
demeure inhabituelle, voire jamais tentée. Pourtant, trois motifs centraux et constitutifs de la
pensée de Levinas se retrouvent quasiment à l’identique dans la philosophie de Fichte, à
savoir la critique de la représentation d’une part, la description d’autrui comme vecteur de
l’infini, d’autre part, et enfin l’extension de la problématique du sublime (comme relation du
fini et de l’infini) à des domaines autres qu’esthétique. Analysons successivement ces trois
moments d’identité entre les deux auteurs.
A)Critique de la représentation .
S’il est bien connu que Levinas, auteur du texte significativement intitulé Ruine de la
représentation », pense sa philosophie comme critique de l’objectivisme métaphysique la
participation de Fichte à cette thématique est moins immédiatement manifeste. Et pourtant,
l’ensemble de la philosophie de Fichte peut se lire comme une critique de la représentation,
qui, comme chez Levinas, débouchera sur la spécificité de la pensée d’autrui. En effet, Fichte
remet en cause l’équation kantienne : connaître c'est représenter et représenter c'est rendre
l'objet figurable. Chez Kant, la figuration définie elle-même comme délimitation, c’est-à-dire
comme assignation de contours, est condition de possibilité de la connaissance. Dans ce
cadre, la connaissance renvoie incontestablement à la figure, à la délinéation, à la limite.
Connaître chez Kant, c'est représenter, et représenter c'est rendre l'objet visible par le biais du
schème qui est imposition d'une forme, d'un contour, bref qui est création d'une figure. La
figuration est donc l'indice de la connaissance vraie, le non-figurable est rejeté dans le faux ou
l'illusoire.
Or Fichte remet en cause ce lien entre figure et connaissance, limite et représentation, et
thématise des modes de connaissance qui dépassent la seule représentation comme figuration.
Au niveau de la détermination des principes (c’est-à-dire au niveau de ce que la WL de 1804
définit comme « doctrine de la vérité »), Fichte dévoile un processus cognitif qu’il nomme,
dés la WL de 1794, « l’illimitation de la limite1 ». Il s‘agit du mouvement de la raison qui
rend infini ce qui se donne comme fini. L’illustration que nous pouvons donner de ce
processus cognitif est l’exemple simple de la représentation du triangle : je me représente un
triangle ; le triangle se est ce que Fichte appelle, dans ce passage de la GWL, « la ligne », « la
borne » ou la « limite ». Le triangle, figure définie par ces limites (les lignes qui le bornent),
est par essence fini. Mais cette « ligne » ou « limite » doit être dépassée pour apparaître
comme ligne ou limite. Si, en effet, j’étais incapable de penser un au-delà du triangle, celui-ci
ne pourrait m’apparaître comme triangle, c’est-à-dire comme figure finie. Je dois donc
constituer un horizon en lequel le triangle pourra m’apparaître comme limite. En posant cet
ensemble, ce « pourtour » (Umfang) au sein duquel la limite peut apparaître, le moi, nous dit
Fichte, « illimite la limite ». Il est clair ici que la condition de pensabilité d’un objet est cette
infinitisation. Connaître ce n’est pas seulement limiter, enserrer dans des limites, cerner dans
des contours, connaître c’est aussi « infinitiser », « illimiter ».
B) La description phénoménologique d’autrui.
Ce processus cognitif, défini au niveau de la « doctrine de la vérité », Fichte en donnera un
équivalent au niveau de ce qu’il appelle dans la WL de 1804, la phénoménologie ou doctrine
des phénomènes. En d’autres termes, Fichte produit une description phénoménologique qui
illustre un processus, découvert comme inhérent à la raison lors de l’élucidation épistémique
des principes. Il s’agit de la description de l’apparition d’autrui, telle qu’elle est faite dans
Les Fondements du droit naturel. Ce texte2 est l'exact équivalent phénoménologique de
l'illimitation de la limite ou défiguration de la figure dont parle la GWL. En effet, au début de
1
« le moi doit poser p. 240
2
Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science, Trad franç par A. Renaut, P.U.F, 1985.
son texte, Fichte commence par rappeler ce qu'on entend traditionnellement par
« comprendre » un phénomène. Il écrit : « comprendre c'est fixer, délimiter, déterminer ». La
limite ou délimitation est condition de la compréhension. Or, toute la démonstration suivante
aura pour tâche d'établir que je ne puis comprendre l'apparition d'autrui, je ne puis l'enserrer
dans des limites, la fixer en un contour définitif. L'ultime étape de la description sera non de
parvenir à une délimitation mais bien de montrer que l'on n'en peut exhiber. La figure d'autrui
sera précisément ce qui ne peut se délimiter, ce qui semble dépasser toute limite assignable.
En tentant une détermination d'autrui, on trace une limite qu'on sera, immédiatement après,
obligé de transgresser. Chaque progression de l'analyse est dépassement de la limite. Chaque
moment de la démonstration la repousse plus loin. Au fur et à mesure qu'échouent les
différentes tentatives de réduction à une délimitation précise, la visibilité d'autrui se brouille,
les limites reculent. Le mouvement de la démonstration rend de moins en moins visible ce
qu'au départ il s'agissait de délimiter, de comprendre. Le visage d'autrui met en échec toute
limitation, toute délinéation. Or, c'est de cette faillite d'une réduction du visage d'autrui à la
simple figure que naît, pour Fichte, la connaissance véritable. En effet, c'est parce que le corps
d'autrui (Leib, chair) ne se laisse pas fixer, déterminer, qu'il pourra être pensé comme le lieu
où s'exprime l'infini de la liberté. Parce qu'il est porteur d'infini, autrui ne peut être réduit à
des limites. Voilà pourquoi la démonstration doit sans arrêt repousser la limite, procéder à son
illimitation ; et c'est cette illimitation de la limite qui permet d'accéder à la connaissance
d'autrui comme être libre. Nous avons l'exemple d'une illimitation de la limite, qui est le mode
d'accès à la connaissance véritable, puisque seule cette illimitation, cette défiguration de la
figure, délivre la vérité de ce qu'on cherchait à penser. L'illimitation de la limite devient, dans
ce cadre, une des modalités du connaître. Or, il est aisé de comparer cette description précise
de Fichte avec l’ensemble de la thématique de Levinas qui critique la pensée objectivante, la
« représentation » qu’il entend dépasser pour aller vers l’irruption de l’altérité que donne par
exemple le visage d’autrui dont le « sens seul est irrécusable » (Autrement qu’être, p. 240).
L’altérité conçue comme trace de l’infini est ce qui permet de déborder la pensée
philosophique traditionnelle pour éprouver enfin l’eros de la pensée authentique. « Le visage,
contre l’ontologie contemporaine apporte une notion de vérité qui n’est pas le dévoilement
d’un neutre impersonnel » (Totalité et infini » p. 43). Nous avons donc chez Fichte comme
chez Levinas l’idée que la représentation objectivante peut et doit être dépassée par une
pensée de l’infini dont le visage d’Autrui constitue l’une des manifestations. C’est sur cette
irruption de l’infini dans le champ de la philosophie qu’il nous faut maintenant nous
concentrer.
C) L’infini dans la philosophie
Rappelons tout d’abord l’un des gestes les plus significatifs, à mon sens, des Doctrines de la
science : le mouvement du savoir est le processus du sublime. Loin d’être relégué dans le seul
champ esthétique, le sublime est la dynamique de l’esprit. La promotion du concept de
sublime au rang de processus gnoséologique résume le parcours effectué par chaque doctrine
de la science, parcours qui conduit toujours de la critique de la connaissance objectivante à la
caractérisation d’un savoir au-delà de la représentation.
Si l’on reprend les analyses kantiennes de la Critique de la faculté de juger, le sublime est
défini comme tentative de « présenter l’infini ». Dans ce contexte, le sublime est le contreconcept du beau qui, toujours, procède de la forme de l’objet, de sa figure, laquelle consiste
en une délimitation. Le beau renvoie à l’idée de contours, de délinéation, de limites. Or, le
sublime opère à l’inverse et tente de présenter l’infini. Le sublime se donne comme une antifigure. Mais si le processus du sublime est tentative de présentation de l’infini, il ne s’agit
évidemment pas d’une présentation positive ; il est à ce titre révélateur que l’énoncé donné,
par Kant, comme sublime soit le deuxième commandement : « Tu ne feras pas d’idole ni
aucune image de ce qui est dans les cieux en haut ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce
qui est dans les eaux, sous la terre ». Parce que l’infini ne peut être contenu dans aucune
figure, le sublime signe la faillite de la figuration, la faillite de la représentation objective, la
faillite de la circonscription en des limites définies. Le sublime est donc le moment où la
figuration est récusée. Parce que la tâche, dans le sublime, consiste à nouer fini et infini en un
même acte, il ne s’agit plus d’avoir recours à la représentation mais de procéder à sa mise en
question. En un mot, chez Kant, le sublime est la mise en question du représentable. Or,
Fichte fait du sublime la marque même de la mise en œuvre du savoir. De fait, si nous
reprenons, à tire d’exemple parmi d’autres possibles, la structure de la Nova Methodo, la
dynamique est celle du sublime. Fichte y explique, dès les premiers paragraphes, que le Moi
ne peut s’attribuer immédiatement l’infinité comme prédicat ; pour le dire plus précisément,
l’infini de la liberté ne peut se représenter sans se déterminer, se limiter. Mais cette limitation
semble requérir la constitution d’un objet ou d’une figure qui, parce que insérée en des limites
précises, pourrait devenir appréhendable. De là naît la contradiction entre liberté et
représentation. Ce moment correspond au moment de l’échec dans l’analyse kantienne du
sublime. Mais il s’agit ici d’un échec fécond puisqu’il donne naissance à de nouveaux
concepts (par exemple, le concept de fin, puis l’impératif catégorique). Cette relation du fini
et de l’infini, comme dynamique de la liberté et du savoir de liberté, loin d’être un idéal
inaccessible, est le processus même d’engendrement de la vérité. Les concepts intermédiaires
(concept de fin, impératif catégorique, puis espace puis autrui dans la nova methodo) sont les
vérités que nous délivre ce mouvement de la rationalité. L’infini n’est donc plus un être hors
de la pensée, que celle-ci devrait tenter d’objectiver, de déterminer, de limiter et par là,
inéluctablement, de nier ; l’infini est l’exercice même de la pensée. L’infini est ce que la
raison engendre dans sa praxis même. Or, cette importance décisive de l’infini est
évidemment l’une des caractéristiques de la pensée de Levinas. L’infini, notion éthique par
excellence, est chez lui, condition ultime de possibilité, quasi transcendantal qui est également
transcendance radicale, différence extrême, altérité absolue. Face aux philosophies classiques
de l’identité, du « même »et de la « totalité », il s’agit, pour Levinas, de mettre en avant la
pensée de la différence, de l’autre et de l’infini (voir Totalité et infini). Il y a bien une
similitude entre les deux philosophies sur ce point capital qu’est la pensée de l’infini ou plus
précisément encore, la pensée comme infini.
Au terme de ces analyses, l’identité entre les deux auteurs est avérée : même critique de la
représentation, même description phénoménologique d’autrui, même valorisation de l’infini et
même promotion de la notion de sublime. Ces thèmes sont à ce point centraux dans les deux
philosophies que l’on est en droit de se demander maintenant non plus, comme au début de
notre enquête, ce qui rapproche nos deux auteurs mais bien ce qui les séparent. La différence
est assurément radicale et explique que ces deux auteurs n’aient jamais été identifiés ni
vraiment comparés mais elle n’en traduit pas moins là encore, initialement, une très étrange
proximité qui rend féconde la confrontation. C’est cette proximité que je voudrais élucider à
présent avant que d’aborder en un troisième moment l’opposition radicale entre las deux
auteurs.
II) PROXIMITE DES DEUX AUTEURS QUANT A LA THEORIE DE LA SIGNIFICATION.
A) La théorie de la signification chez Fichte
Levinas et Fichte se rejoignent sur un autre point décisif : tous deux récusent une théorie
purement sémantique de la vérité et tentent de faire apparaître le dire au sein du dit (de ce qui
est dit). Pour le montrer, rappelons, tout d’abord, la théorie de la signification chez Fichte. Les
WL mettent en place une théorie de la signification structurée par le couple : « dire » (Sagen)
et « faire » (Tun). Le dire (Sagen) doit être compris, chez Fichte, comme le contenu du
discours d’un philosophe, par exemple Spinoza ou Kant. Ce « dire » (Sagen) fichtéen peut
donc être comparé à ce que la pragmatique, à partir d’Austin, a nommé « le contenu
propositionnel » ; le « faire » (Tun), en revanche, doit s’entendre rigoureusement comme
l’acte ou le statut de l’énonciation ; il s’agit non pas de ce que Kant dit mais, selon une
proposition de la WL de 1804 : « de ce qu’il présuppose pour pouvoir dire ce qu’il dit ». Ainsi,
dans la proposition : « je ne parle pas », le « dire » (Sagen) est ce que dit cette proposition, le
« faire » est l’acte qui la permet, à savoir l’acte de parler. Cet acte de parler, on le voit
immédiatement ici, invalide (falsifie), par sa mise en œuvre, le contenu de la proposition. En
un mot, ce que nous appelons aujourd’hui (après Austin et avec Recanati) la non contradiction
performative ou identité pragmatique est le principe sur lequel repose la théorie de Fichte.
Nous avons donc chez Fichte une théorie précise de la signification, théorie qui prend en
compte la double dimension du dire et du faire, c’est-à-dire ce que Levinas appellera pour sa
part la théorie « du dire et du dit ». C’est là un point décisif commun aux deux penseurs à
savoir la prise en compte du dire dans le dit. Chez Fichte il s’agit de la mise en œuvre d’une
conception pragmatique et non pas seulement sémantique de la signification. Une conception
sémantique consiste en effet à ne prendre en compte que le dit, (le contenu propositionnel) et
à occulter l’acte d’énonciation (que la pragmatique appelle la force illocutoire). Fichte produit
une théorie de la signification qui prend en compte la dimension pragmatique de la
signification. Levinas récusera lui aussi toute théorie sémantique de la signification et
introduira la considération du « dire » dans « le dit ». Néanmoins sa théorie de la signification
se révélera à l’arrivée très comme le symétrique inverse de celle de Fichte. Examinons cette
théorie de la signification chez Levinas.
B) La théorie de la signification chez Levinas
Donc dans Autrement qu’être, Levinas développe ce qu’il appelle « la signifiance même de
la signification »3 à partir des catégories du « dit » et du « dire ». Soucieux comme toujours de
rompre avec l’« objectivisme » de Husserl, il s’attache à récuser l’intentionnalité sémantique,
développée par le père de la phénoménologie. En effet, pour Husserl, le « dit », conçu comme
thème, comme ce qui est dit, donc comme objet, tend à devenir souverain. A ce titre, le projet
de Husserl serait d’occulter « le dire » au profit du seul « dit ». En cela serait aussi positiviste
que les représentants du cercle de Vienne. Pour Husserl, la corrélation du « dire » au « dit »,
écrit Levinas, n’est que « la subordination du dire au dit »4, « le dit domine le dire qui
l’énonce »5. Or, pour Levinas : « le dire ne s’épuise pas en apophansis », il faut revoir toute la
théorie de la signification occidentale, pendant de la théorie de l’objectivité, strict corollaire
du « représentationalisme » et de l’impérialisme de « l’objectité ».
Mais dira-t-on, si le « dit » est l’objet, le thème, le contenu, qu’est ce que le « dire » ? Estce l’acte du sujet énonçant ? Évidemment non. La critique par Levinas de l’objectivisme des
3
. Op. cit., p. 17.
. Op. cit., p. 17.
5
. Ibid., p. 19.
4
Recherches logiques ne saurait signifier la reprise de la subjectivité transcendantale des Ideen,
ni le renversement de l’intentionnalité sémantique déboucher sur une restauration de l’acte
d’un sujet souverain. Ce « dire » ne saurait non plus s’interpréter, à la suite d’Austin et Searle,
comme force illocutoire impliquée en tout contenu propositionnel. La critique du
représentationalisme ne doit pas s’entendre comme la mise en lumière d’un Speech act,
comme une revendication de la pragmatique contre les prétentions hégémoniques de la
sémantique. Mais alors, qu’est ce que « dire » ?
Le « dire » est tout d’abord, la parole adressée à l’autre, tournée vers l’autre, antérieure à
tout « dit », c’est-à-dire à toute intentionnalité en direction de l’objet. « Le dire qui énonce un
dit » est : « pur pour Autrui, pure donation de signe »6. Progressivement, le dire sera défini
comme : « suprême passivité de l’exposition à Autrui ».
Cette « exposition » par laquelle je m’offre à autrui me rend infiniment vulnérable. Cette
fragilité naît de la « sincérité » avec laquelle je me donne à Autrui.7 Ce dire comme « dire à
l’autre », ce « dire à l’autre » sincère, et par là infiniment risqué, est antérieur à tout « dit de
quelque chose » et le conditionne. « Ce dire, il s’agit précisément de l’atteindre préalablement
au Dit ou d’y réduire le dit »8, geste clairement inverse des Recherches Logiques qui
conditionnait la signification au dit, au thème, à l’objet.
Ce dire qui me constitue toujours déjà, par lequel je rentre en relation à Autrui en
m’exposant à lui dans la sincérité, ce « me voici » est comme la trace de l’infini qui me
traverse et me constitue. Le « Tu », dont je suis la réponse, ce « Tu » par lequel je deviens un
« me voici », est en fait, originairement, appel de Dieu. Au terme des analyses du « dire »,
nous débouchons sur ce que Levinas appelle la « gloire de l’Infini ». Le dire est ultimement la
manière dont l’infini se dit de multiples manières en chacun de nous 9.
La série de substitution au sein d’Autrement qu’être est claire, qui nous conduit du « dire »
à « la réponse à l’autre », de cette « réponse » à la « sincérité » (qui, note Levinas n’est pas un
attribut du dire mais est le dire lui-même), et de la « sincérité » au « se dire de l’Infini ».
6
. Ibid., p. 81.
Ibid. Non dissimulé, sincère, exposé, je suis donc susceptible d’être blessé, voire anéanti par ce don de moi-même à l’autre : « l’un s’expose
à l’autre comme une peau s’expose à ce qui la blesse, comme une joue offerte à celui qui frappe ». « Amené à la sincérité, faisant signe à
autrui », simple « me voici », « don de soi », je prends, par cette sincérité du dire, le risque de l’offrande sans protection, « limite du
dépouillement », « arrachement à soi », « absolue non-coïncidence », « envers de la peau », « traumatisme ». Sur cette non coïncidence à soi
ou contradiction à penser comme traumatisme chez Levinas, on consultera R. Bernet, « Le sujet traumatisé », in Subjectivité et langage,
RMM, 2000, n° 2 ; B. Wandelfels, Grenzen der Normalieserung, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1998 ; H. Gondek, « Trauma, über Levinas »,
Phénoménologie française et allemande, Paris, L’Harmattan, 2000 ; M. Haar, « L’éthique comme traumatisme », Cahiers de l’Herne,
Levinas, n° 60.
8
. Ibid., p. 241.
9
.
7
« la gloire de l’Infini ne se glorifie que par la signification de l’un pour l’autre, comme sincérité ; que, dans ma sincérité, l’Infini passe le fini
que l’Infini s’y passe – voilà qui rend primordiale l’intrigue de l’éthique et le langage – irréductible à un acte entre actes Avant de se mettre
au service de la vie comme échange d’informations à travers un système linguistique, le Dire est témoignage, dire sans Dit, signe donné à
Autrui […]. Dire qui ne dit mot, qui signifie, Dire, qui, responsabilité, est la signification même, l’un-pour l’autre, subjectivité du sujet qui se
fait signe, mais que l’on prenait à tort pour un énoncé balbutiant d’un mot, car il témoigne de la gloire de l’Infini » Ibid. p. 236.
L’autre n’est pas autrui comme sujet empirique mondain, il est l’Infini dont autrui, par son
visage, est la trace10. La signifiance est celle de l’Infini, mon dire porte sa trace, comme le
« me voici » d’Abraham portait en lui l’appel de Dieu.
On le voit la théorie de la signification de Levinas est bien le renversement des Recherches
logiques, renversement en ce que le dire y précède le dit, l’indice, l’expression, la passivité du
répondant, l’activité du regardant. La sémantique se voit relativisée non pas par une théorie de
l’acte (pragmatique) mais par une pensée du sublime, irruption de l’Infini, qui désorganise la
relation entre ce qui est dit et le fait de le dire.
Aussi pouvons nous résumer la théorie de la signification chez les deux penseurs : elles on
ceci de commun qu’elle prennent en compte le dire dans le dit. Levinas comme Fichte
interrogent donc une dimension de la signification autre que purement sémantique. Mais cette
proximité est grosse d’une opposition radicale car in fine Levinas produira une théorie de la
signification qui est le symétrique inverse de celle de Fichte. Leurs théories de la signification
sont rigoureusement opposées, mais dans cette opposition frontale, se noue une étrange
relation puisque l’une est l’exact contrepoint de l’autre, son envers, sa figure inversé.
L’identité (partie 1) et la proximité (partie 2) débouche en fait sur une opposition radicale
qu’il nous faut maintenant mettre en lumière.
III) LA FIGURE INVERSEE.
DE L’AVENEMENT DE L’INFINI
IDENTITE OU CONTRADICTION PERFORMATIVE COMME CONDITION
?
A) L’identité pragmatique chez Fichte comme accès à l’infini
La théorie de la signification de Fichte, comme prise en compte du « Tun » dans le « Sagen »,
met en avant un principe d’identité nouveau qui deviendra le modèle de tous les énoncés
philosophiques à venir. L’identité rigoureusement entendue comme adéquation entre l’énoncé
et l’énonciation, comme congruence entre le « dire » et le faire » est la finalité que doit se
prescrire le philosophe s’il veut parvenir à la vérité et éviter les contradictions en lesquelles
ont sombré toutes les philosophies, celle de Spinoza comme celles de Kant ou de Jacobi. La
contradiction que Fichte décèle dans les autres systèmes philosophiques et qu’il marque
souvent de la proposition latine « facta propositio contraria » n’est pas une contradiction qui
relève de l’analyse de la logique formelle, qu’il s’agisse de la traditionnelle logique des
prédicats (a est a) ou de la logique propositionnelle (P implique Q) ; ce n’est pas non plus une
contradiction entre deux éléments opposés, comme la contradiction newtonnienne entre deux
forces physiques que Kant nommait l’opposition. Ce n’est pas non plus une contradiction
10
. Voir sur ce point Totalité et infini.
entre ma proposition et l’objet qu’elle devrait traduire, mais c’est une contradiction entre
l’acte de dire X et ce qui est dit de X, soit rigoureusement une contradiction performative.
Cette non contradiction, reformulation épistémique de l’antique noesis noseos, que Fichte met
au centre de son système, est la loi suprême de la raison qui engendrera le processus
d’infinitisation ou d’illimitatition que nous avons précédemment mis en lumière. L’identité du
posant et du posé est un acte que nous effectuons ; acte premier, originaire, sans cause ni
nécessité, mais qui est du fait même qu’il est effectué, performé, accompli. Ce point de départ
comme liberté du premier principe doit être aussi un point d'arrivée ; nous devons, dans nos
moindres concepts ou productions, réaliser cette identité, c’est-à-dire penser, en un même
acte, des déterminations contradictoires (tels la position de la liberté et le savoir de cette
liberté). Cette réalisation est la mise en œuvre du processus sublime. Elle ne conduit pas à un
échec mais à la production de nouveaux concepts intermédiaires, qui tous expriment l’identité
réflexive. Par exemple, dans la WL nova methodo, l’impératif catégorique est la seule façon
non contradictoire de lier ensemble liberté et savoir, et, par là, il est la jointure entre fini et
infini. De même dans la WL de 1804 l’Urbegriff sera le moyen de penser l’opposition entre
lumière et concept et dira là encore la jointure entre le fini et l’infini. C’est la réalisation
même de l’identité réflexive qui conduit au sublime. Il y a donc un lien chez Fichte entre
principe d’identité, pensée de l’infini à partir du processus d’infinitisation et production de
concepts authentiquement philosophiques et vérifiables en raison. Or, c’est au dispositif
strictement inverse que nous aboutissons chez Levinas.
B) La contradiction performative chez Levinas comme accès à l’infini
Chez Levinas c’est la contradiction performative qui permet l’irruption de l’infini dans le
discours. Le philosophe doit assumer la contradiction performative pour permettre à l’infini
de se manifester. C’est là ce que Levinas appelle dans « Autrement qu’être « le dédit du
philosophe ».11 Le philosophe doit accepter cette béance, ne pas chercher à la combler en
arguant d’une cohérence impossible à réaliser ici.
« Penser l’autrement qu’être exige peut-être autant d’audace qu’en affiche le sceptique qui
ne redoute pas d’affirmer l’impossibilité de l’énoncé tout en osant réaliser cette impossibilité
par l’énoncé même de cette impossibilité12 ».
11
. Même si, nous dit Levinas, depuis « l’aube de la philosophie », l’objection « accabla le sceptique », il faut y faire face et demander :
« qu’en est-il de notre propos narrant, comme si elles étaient fixées en thème, l’an-archie et la non-finalité du sujet où se passerait l’Infini, et
qui se trouve répondre ainsi en fin de compte non pas de responsabilité mais en guise de propositions théoriques, à la question « qu’en est-il
de » et non point à la proximité du prochain ? P. 242.
12
. P. 20.
Le philosophe doit accepter ce « dédit » pour mieux signifier « la proximité où l’Infini se
passe ». La philosophie, par la monstration de son échec, par ce dédit qu’elle accepte, par
cette cohérence à laquelle elle renonce, fait place à un autre mode d’expression : la révélation
et la parole du prophète 13. La contradiction performative devient donc trace de Dieu,
expression du sublime. La contradiction performative permet de penser l’infini dans le fini,
l’indicible au cœur même de ce qui est dit. La contradiction performative est en fait la
« présentation de l’infini », présentation qui, selon les termes de Kant se donne dans
l’impossibilité de la présentation. Ce « dédit du philosophe » conduit chez Levinas a renoué
avec la parole des prophètes, bref il appelle le dépassement de la philosophie dans la religion.
La série de substitution d’Autrement être ainsi que les Études Talmudiques qui,
significativement, succèdent à ce livre ne laisse aucun doute : Levinas énonce la contradiction
performative, l’accepte et la retourne, en faisant de notre impossibilité à la dépasser la trace de
Dieu en nous. Nous renonçons à la philosophie pour la religion, à Husserl pour Isaïe,
significativement convoqué dans ces pages d’Autrement qu’être qui revendiquent la
contradiction performative.
La différence entre les deux auteurs apparaît ici clairement : Fichte pose l’identité
pragmatique comme condition de l’avènement de l’infini et condition de la philosophie,
Levinas pose la contradiction pragmatique comme condition de l’irruption de l’infini et
dépassement de la philosophie (dédit du philosophe). Nous avons bien des théories qui sont le
symétrique inverse l’une de l’autre. Or cette relation de stricte inversion dit à mon sens
quelque chose sur la signification du transcendantal au sein de la phénoménologie
aujourd’hui. C’est sur ce point que je voudrais conclure.
Conclusion
Si aujourd’hui, il est courant d’opposer au Husserl transcendantal, largement déprécié, un
« premier » Husserl analytique et réaliste des Recherches logiques et un troisième Husserl
« génétique » des derniers écrits qui feraient signe vers les actuels thématiques existentiales
de la chair, la venue de Fichte dans le débat nous permet, peut-être, de dépasser ces scissions
et de reposer autrement la question de la cohérence du fondateur de la phénoménologie. En
effet, il me semble que cette tripartion est moins le fait de Husserl lui même que de ses
disciples. Ainsi Levinas (qui a introduit Husserl en France et influencé les lectures de Sartre
13
.« la révélation se fait par celui qui la reçoit, par le sujet inspiré dont l’inspiration – altérité dans le même – est la subjectivité ou le
psychisme du sujet. Révélation de l’au-delà de l’être qui certes n’est peut-être qu’un mot ; mais ce « peut-être » appartient à une ambiguïté
où l’anarchie de l’Infini résiste à l’univocité d’un originaire ou d’un principe ; à une ambiguïté ou à une ambivalence et à une inversion qui
s’énonce précisément dans le mot Dieu, l’Hapax du vocabulaire, aveu du plus fort que moi en moi et du « moins que rien » dans une pensée
qui ne pense pas encore ou qui pense plus qu’elle ne pense P. 244.
et Derrida) a considérablement infléchi la thématique husserlienne dans le sens d’un rejet du
thème de la philosophie comme science, d’un rejet de la raison et finalement d’un rejet du
transcendantal. En promouvant la contradiction, Levinas choisit la non-raison qui nous mène
à la religion. A l’inverse Fichte choisit la raison dont la loi est l’identité performative, raison
qui permet de maintenir l’exigence de la philosophie comme science. Comparer Fichte à
Levinas, permet donc bien de questionner en retour le véritable sens de l’œuvre de Husserl.
Faut il privilégier le denier Husserl comme le firent après Levinas, Merleau-Ponty, M. Henry,
Jean Luc Marion et beaucoup de phénoménologues contemporains ou faut-il avec Fichte
tenter de penser à nouveau frais la notion de philosophie comme science ? Telle est à mon
sens la question posée par le thème qui nous réunit aujourd’hui.
I.Thomas-Fogiel
Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne
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