Par cette visée éthique, l'école de Francfort ne s'inscrit-elle pas dans le sillage de ce que
vous appelez la « philosophie sociale » ?
Absolument, bien que la notion de « philosophie sociale », dont je me réclame, soit
rarement employée en France. J'entends par là cette grande tradition qui assigne à la
philosophie la tâche spécifique de diagnostiquer les pathologies sociales, autrement dit les
perturbations qui réduisent ou détruisent les conditions requises pour mener une « vie
réussie ». De Jean-Jacques Rousseau à Cornelius Castoriadis ou Charles Taylor, en passant
par Karl Marx, Max Weber, Michel Foucault ou Jürgen Habermas, ce courant de pensée va
ainsi inventer un nouveau genre d'enquête philosophique dont la préoccupation première
n'est pas tant de pointer les inégalités ou les injustices sociales, que de mettre au jour les
critères éthiques d'une vie accomplie ou plus humaine. Hannah Arendt a, par exemple,
accordé une valeur particulière à la participation active des citoyens à la vie démocratique,
cette pratique permettant aux individus de parvenir à la conscience de leur propre liberté.
Pouvez-vous nous éclairer sur la notion de « lutte pour la reconnaissance », au coeur de
votre réflexion ?
Pour en saisir la nouveauté, il faut partir du modèle utilitariste encore dominant dans les
sciences sociales. Ce modèle considère la société comme une collection d'individus motivés
par le calcul rationnel de leurs intérêts et la volonté de se faire une place au soleil. Du coup,
il est incapable de rendre raison de ces conflits qui naissent d'attentes morales insatisfaites
et que je place au coeur même du social. En m'appuyant sur le jeune Hegel, mais aussi sur
les acquis de la psychologie sociale (de George Herbert Mead à Donald Winnicott), je
propose de comprendre les confrontations sociales sur le modèle d'une « lutte pour la
reconnaissance ». Cela suppose que la réalisation de soi comme personne dépende très
étroitement de cette reconnaissance mutuelle. C'est pourquoi je distingue trois sphères de
reconnaissance, auxquelles correspondent trois types de relations à soi. La première est la
sphère de l'amour qui touche aux liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint.
Seule la solidité et la réciprocité de ces liens confèrent à l'individu cette confiance en soi sans
laquelle il ne pourra participer avec assurance à la vie publique. La deuxième sphère est
juridico-politique : c'est parce qu'un individu est reconnu comme un sujet universel, porteur
de droits et de devoirs, qu'il peut comprendre ses actes comme une manifestation –
respectée par tous – de sa propre autonomie. En cela, la reconnaissance juridique se
montre indispensable à l'acquisition du respect de soi. Mais ce n'est pas tout. Pour parvenir
à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les humains doivent encore jouir
d'une considération sociale leur permettant de se rapporter positivement à leurs qualités
particulières, à leurs capacités concrètes ou à certaines valeurs dérivant de leur identité
culturelle. Cette troisième sphère – celle de l'estime sociale – est indispensable à
l'acquisition de l'estime de soi, ce qu'on appelle le « sentiment de sa propre valeur ».
Si l'une de ces trois formes de reconnaissance fait défaut, l'offense sera vécue comme une
atteinte menaçant de ruiner l'identité de l'individu tout entier – que cette atteinte porte sur
son intégrité physique, juridique ou morale. Il s'ensuit qu'une des questions majeures de
notre époque est de savoir quelle forme doit prendre une culture morale et politique
soucieuse de conférer aux méprisés et aux exclus la force individuelle d'articuler leurs
expériences dans l'espace démocratique au lieu de les mettre en actes dans le cadre de
contre-cultures violentes.