fortune mal acquise et d’acheter Rome pièce à pièce ; Philippus, qui avait si bien
manœuvré depuis vingt ans au milieu des écueils et qui, arrivé au faite des
honneurs, s’y reposait ; enfin le plus capable peut-être de tous ces médiocres
personnages, Lucullus, élégant épicurien, Romain d’Athènes, resté jusqu’alors en
sous-ordre dans les affaires, et sans goût pour le premier rôle. Échappés à de si
longues tourmentes, ces sénateurs ne demandaient qu’à jouir en paix de la vie,
de leur beau soleil, de leurs villas dévastées et qu’ils restauraient. Mais autour
d’eux se pressait une génération plus jeune, plus ardente lus forte pour le bien
comme pour le mal ; Cicéron avait alors vingt-huit ans, César vingt-quatre,
Caton dix-sept ; Brutus était plus jeune ; Catilina et Verrès avaient déjà rempli
des charges.
Par son âge, Pompée appartenait à cette génération1 ; mais décoré des noms de
Grand, d’Imperator, de Triomphateur, il marchait à part. Et nous sommes si loin
de l’égalité, si près de la monarchie, que, sans avoir été régulièrement appelé à
aucune fonction, sans être sénateur, sans même pouvoir compter sur un parti
politique, Pompée était tout-puissant dans la cité. Ce personnage froid, irrésolu
et aussi incapable que Marius d’une conception politique, a été cependant trop
maltraité par nos historiens modernes, qui aiment à juger les hommes par les
petits côtés, à les peindre par l’anecdote, même apocryphe, à la façon de
Plutarque. Un homme ne conserve, durant quarante années, la grande situation
que Pompée se fit dès les premiers jours qu’il la condition d’être par quelque côté
supérieur à ses concitoyens. Il est vrai que, jusqu’à sa dernière bataille, il mérita
mieux que Sylla le surnom de favori de la Fortune. Elle fit beaucoup pour lui : ne
fit-il rien pour elle ? S’il rencontra des circonstances propices, il sut aussi en faire
naître et tirer d’elles, par audace ou sagesse, les avantages qu’un autre aurait
laissé perdre. Ces nuits passées dans les veilles, ces études persévérantes pour
préparer et enchaîner d’avance la victoire, ne sont pas d’un homme qui
s’abandonne paresseusement à la faveur des dieux2.
Sans être Caton, il avait sa frugalité et sa haine des molles coutumes venues de
l’Orient3, avec moins d’affectation et une dignité contenue qui annonçait l’homme
fait pour le commandement. Un jour qu’il était malade et dégoûté de toute
nourriture, son médecin lui recommanda de manger une grive ; on en chercha
partout, et il ne s’en trouva nulle part à vendre. Quelqu’un assura qu’on en aurait
chez Lucullus, qui en nourrissait toute l’année : Eh quoi ! dit Pompée, si Lucullus
n’était pas un gourmand, Pompée ne saurait vivre ? Et il refusa. Il était éloquent,
car à vingt ans, dans un procès difficile, il sauva la mémoire de son père et
1 Né le 99 septembre 106, Pompée avait l’âge de Cicéron. On place ordinairement la naissance de
César en l’année 100. Dans ce cas, nommé, en janvier 86, flamine de Jupiter, il n’aurait eu alors
que treize ans et quelques mois : ce qui est bien peu pour un pontificat. Son édilité est de l’année
65, et, d’après la lex annalis, on ne pouvait y arriver qu’à trente-sept ans. César aurait eu cet
âge, s’il était né en 102. En plaçant sa naissance à cette date, il se serait trouvé dans les conditions
requises pour la préture, qu’il eut en 62, à quarante ans, et pour le consulat, qu’il géra en 59, à
quarante-deux ans révolus. Or, de 82 à 49, la loi de Sylla sur les magistratures fut rigoureusement
observée, excepté pour Pompée en 70 et en 52 ; on verra plus loin les motifs de cette double
exception. Lorsque César rentra dans Rome, en avril 49, il se donna lui-même sur les monnaies
cinquante-deux ans révolus. Cf. Cohen, Monn. consul., pl. XX, gens Julia ; les pièces numérotées
14, 15 et 16 portent le chiffre 52.
2 Diodore, XXXVIII, 9.
3 Id., ibid. Cf. Plutarque, Pompée, 2. Lucullus avait rapporté de Cérasonte le cerisier ; Pompée
rapporta d’Orient l’usage des moulins à vent et des moulins à eau, qui remplacèrent les moulins à
bras, seuls connus en Italie, et il fit traduire en latin par un de ses affranchis les ouvrages des
Grecs sur la médecine.