Programmation de l`auto-immunité avant et après la naissance

MÉDECINE-SCIENCES FLAMMARION/LAVOISIER – ACTUALITÉS NÉPHROLOGIQUES 2010
(www.medecine.lavoisier.fr)
PROGRAMMATION DE L’AUTO-IMMUNITÉ
AVANT ET APRÈS LA NAISSANCE
par
M. KNIP*
INTRODUCTION
Le système immunitaire a été créé pour protéger l’hôte contre les organismes
pathogènes et les mécanismes extrêmement complexes de reconnaissance, de
réponse, d’élimination et de mémoire ont évolué pour remplir ce rôle. Le système
immunitaire agit également pour garantir la tolérance aux antigènes du soi. La
sélection négative dans le thymus, le facteur de transcription AIRE (autoimmune
regulator, régulateur auto-immun), les lymphocytes T régulateurs CD4+CD25high
et les cellules dendritiques coopèrent pour établir et maintenir la tolérance. Le
développement et le maintien de la tolérance sont des processus à vie qui débutent
très tôt au cours de la vie, c’est-à-dire pendant la période anténatale. L’éducation
et la programmation précoces du système immunitaire semblent déjà commencer
in utero [1, 2] et se poursuivent après la naissance, notamment pendant les deux
premières années de vie [3]. L’auto-immunité résulte d’une rupture des mécanismes
physiologiques qui sont responsables du maintien de la tolérance aux antigènes du
soi [4]. Plusieurs facteurs doivent coïncider pour le développement de l’auto-immu-
nité. Ils incluent au minimum une prédisposition génétique, des lymphocytes naïfs
réactifs aux auto-antigènes et un événement déclenchant qui entraîne l’activation
des lymphocytes T et/ou B [5].
* Hôpital pour Enfants et Adolescents et Centre de recherche Folkhälsan, Université d’Helsinki,
Helsinki, et Département de Pédiatrie, Centre hospitalier universitaire de Tampere, Tampere, Finlande.
14 M. KNIP
Le thymus joue un rôle déterminant dans l’établissement de la tolérance centrale en
induisant la délétion des lymphocytes dont les récepteurs ont une forte avidité pour les
antigènes du soi [4]. Les défi cits immunitaires primitifs sont associés à une fréquence
accrue de manifestations auto-immunes, ce qui peut être perçu comme paradoxal. Des
déterminants environnementaux, tels que les facteurs alimentaires et les infections,
peuvent être étroitement impliqués dans la programmation du système immunitaire,
in utero et pendant la vie postnatale [3, 7]. Cet article se concentre sur l’ontogenèse
du système immunitaire humain, sur le rôle du thymus dans la tolérance centrale, sur
les conséquences des défi cits immunitaires primitifs en termes d’auto-immunité et
sur la contribution des facteurs exogènes à la programmation du système immunitaire
pendant les premières années de vie et à l’apparition de phénomènes auto-immuns.
ONTOGENÈSE DU SYSTÈME IMMUNITAIRE
Les hémangioblastes mésodermiques donnent naissance aux premiers progéniteurs
de toutes les cellules sanguines pendant le développement embryonnaire [8]. Ces
cellules souches pluripotentes naissent d’abord dans le système vasculaire provisoire
(« area vasculosa »), un plexus de vaisseaux formé à la surface du sac vitellin avant
l’établissement de la circulation fermée. Les cellules souches pluripotentes apparais-
sent ensuite dans les îlots sanguins à l’intérieur du sac vitellin, à partir desquels elles
migrent par la circulation sanguine vers le foie et la rate. Chez l’homme, l’hémato-
poïèse hépatique embryonnaire commence à être détectable vers la sixième semaine
de gestation. Les lymphocytes B peuvent être détectés dans le foie embryonnaire à la
11e semaine de gestation (fi g. 1). In utero, les cellules souches pluripotentes migrent
à partir du foie vers la moelle osseuse au fur et à mesure que le foie est de plus en
plus dédié aux fonctions métaboliques. Le mésenchyme vasculaire dans l’os forme
un réseau réticulé de soutien entre le 4e et le 5e mois chez l’homme, et les cellules
souches pluripotentes en migration commencent à s’implanter et à proliférer dans la
moelle osseuse. Des lymphocytes B ont été observés dans la moelle osseuse humaine
dès l’âge gestationnel de 12 semaines. À partir du 4e-5e mois de développement, la
moelle osseuse devient le site principal d’hématopoïèse et ce pendant toute la vie.
Le thymus est un organe lymphoïde central primaire et un régulateur essentiel
du système immunitaire. Chez l’homme, la colonisation thymique et le dévelop-
pement des premiers lymphocytes T se produisent pendant le premier trimestre de
développement embryonnaire [8]. Les cellules souches transportées par le sang
pénètrent dans le thymus en développement vers la 7e semaine, puis elles se diffé-
rencient rapidement. Une majorité des thymocytes générés exprime les récepteurs
des lymphocytes T de type γδ vers la 9e semaine de gestation et de type αβ à partir
de la 10e semaine (fi g. 1). Les lymphocytes T régulateurs CD4+CD25high sont détec-
tables dans le thymus à la 13e semaine du développement [9]. Les lymphocytes T
CD4+CD25high extra-thymiques peuvent être observés à partir de la 14e semaine
[10]. Le pourcentage de lymphocytes T régulateurs (Treg) thymiques chez les
lymphocytes T CD4+ semble rester relativement stable à 6-7 p. 100 pendant tout
le développement, ce pourcentage étant similaire chez le nourrisson. Les réponses
des lymphocytes T aux mitogènes peuvent être observées dès la 11e semaine de
développement embryonnaire.
PROGRAMMATION DE L’AUTO-IMMUNITÉ AVANT ET APRÈS LA NAISSANCE 15
Lymphocytes T γδ thymiques
Lymphocytes T αβ thymiques
Réponse T aux mitogènes
Lymphocytes T régulateurs (Treg)
Lymphocytes B dans le foie fœtal
Lymphocytes B dans la moelle osseuse
Cellules NK fonctionnelles
0 10203040
FIG. 1. – Chronologie du développement des cellules jouant un rôle important dans la réponse
immunitaire pendant le développement chez l’homme.
Le système immunitaire adaptatif du fœtus a été souvent considéré comme fonc-
tionnellement immature et non réactif à la stimulation, bien qu’il ait été démontré
que le fœtus peut générer des réponses vigoureuses des lymphocytes B et T contre
les antigènes étrangers, par exemple après une transmission transplacentaire de
pathogènes [11, 12]. Michaelson et coll. ont rapporté récemment qu’une déplétion
en lymphocytes T CD4+CD25high fœtaux entraînait une prolifération importante
de lymphocytes T stimulés et la production de cytokines in vitro, même en l’ab-
sence d’une stimulation exogène [13]. Ces observations semblent indiquer que les
cellules Treg fœtales jouent un rôle important dans le contrôle des réponses des
lymphocytes T in utero.
TOLÉRANCE CENTRALE ET PÉRIPHÉRIQUE
L’auto-immunité et les maladies auto-immunes sont la conséquence de la
défaillance ou de la rupture de la tolérance immunologique. La tolérance centrale
garantit que la grande majorité des lymphocytes T autoréactifs sont supprimés
(« délétion clonale ») dans le thymus. Les thymocytes doubles positifs CD4+ CD8+
immatures qui ont exprimé un récepteur T pour l’antigène (TCR, T-cell receptor) sont
sélectionnés en fonction de l’affi nité de leur TCR pour les peptides du soi présentés
sur les molécules du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) par les cellules
épithéliales et les cellules dendritiques médullaires [14]. Les thymocytes exprimant
des TCR qui ne peuvent pas reconnaître un complexe auto-peptide/CMH meurent
par « abandon », tandis qu’une forte reconnaissance du complexe auto-peptide/
CMH entraîne la mort du thymocyte ou une déviation de la lignée supprimant les
cellules autoréactives du répertoire T par sélection négative. Une faible reconnais-
sance des complexes auto-peptide/CMH par le TCR et les corécepteurs conduit
au développement de lymphocytes T simples positifs CD4+ ou CD8+ matures qui
migrent vers la périphérie.
16 M. KNIP
Puisque la sélection négative centrale n’est pas terminée, de nombreux clones
de lymphocytes T et B autoréactifs sont présents à la naissance aux niveaux des
organes lymphoïdes secondaires, où ils représentent un risque potentiel élevé de
développement de maladies auto-immunes plus tard au cours de la vie [15]. En ce qui
concerne les lymphocytes B matures, la tolérance périphérique peut se développer
à deux conditions principales. Dans le premier scénario, le lymphocyte B rencontre
l’antigène spécifi que en l’absence du lymphocyte T auxiliaire (Th) spécifi que. Dans
ces circonstances, le lymphocyte B reste inactivé et devient de plus incapable d’ac-
tivation, même s’il rencontre à nouveau le même antigène. Dans l’autre scénario,
l’activation du lymphocyte B mature est partielle, ce qui entraîne l’exclusion du
lymphocyte B des follicules lymphoïdes. La tolérance T périphérique se manifeste
lorsque les lymphocytes matures qui ont échappé à la sélection négative pendant l’on-
togenèse rencontrent des antigènes du soi dans les organes lymphoïdes secondaires
et subissent une anergie, une délétion ou une suppression. L’anergie est un processus
qui se produit lorsqu’un lymphocyte T rencontre son peptide spécifi que dans des
conditions spécifi ques. Une alternative est que la cellule qui exprime le peptide est
une cellule présentatrice d’antigène (CPA) non « professionnelle » qui ne possède
pas les molécules de costimulation nécessaires pour l’activation du lymphocyte T.
En l’absence de signaux de costimulation, le lymphocyte T ne subit pas d’activation
et est incapable d’être activé, même s’il rencontre à nouveau le même peptide à la
surface de CPA professionnelles possédant les molécules costimulatrices. Une autre
possibilité est que la reconnaissance du peptide antigénique par le lymphocyte T
est suivie d’une interaction avec l’antigène associé aux lymphocytes T cytotoxiques
suppresseurs (CTLA-4, cytotoxic T-lymphocyte associated antigen) au lieu de l’acti-
vation de la molécule CD28 à la surface du lymphocyte T. Dans ces deux conditions,
le lymphocyte T ne meurt pas mais persiste et devient fonctionnellement inactif.
La délétion est un autre mécanisme de la tolérance périphérique des lymphocytes T
matures qui est basée sur la mort cellulaire apoptotique. Le troisième mécanisme de
la tolérance T périphérique est dû à l’immunosuppression dans laquelle les lympho-
cytes T régulateurs jouent un rôle clé.
DÉFICITS IMMUNITAIRES PRIMITIFS
ET MANIFESTATIONS AUTO-IMMUNES
Les défi cits immunitaires primitifs (DIP) sont des affections génétiques dans
lesquelles une partie du système de l’hôte est défi cient ou présente un dysfonc-
tionnement [14]. La majorité des DIP sont des maladies monogéniques. Plus de
100 DIP ont été identifi és jusqu’à présent. Ils sont caractérisés par une sensibilité
accrue aux infections, souvent associée à des réponses infl ammatoires aberrantes et
accompagnée d’une prévalence élevée de phénomènes auto-immuns. L’auto-immu-
nité dans les DIP semble paradoxale. Comment un système immunitaire qui ne peut
pas répondre aux pathogènes exogènes peut-il réagir vigoureusement aux auto-anti-
gènes ? Des données récentes issues d’études conduites chez des patients atteints
de DIP et chez des modèles animaux pertinents ont montré le rôle déterminant de
l’expression des antigènes du soi induite par le facteur de régulation auto-immun
AIRE pour la délétion des lymphocytes T autoréactifs dans le thymus, c’est-à-dire
PROGRAMMATION DE L’AUTO-IMMUNITÉ AVANT ET APRÈS LA NAISSANCE 17
l’induction d’une tolérance centrale. Des observations de patients présentant des DIP
ont également apporté des arguments du rôle essentiel des Treg dans la suppression
des lymphocytes T autoréactifs périphériques. Les leçons apprises dans les DIP
ont élargi notre compréhension de la façon dont une prolifération homéostatique et
une augmentation de la charge de cellules apoptotiques et de pathogènes exogènes
ou une diminution de leur élimination peut aboutir à une rupture de la tolérance
périphérique. L’auto-immunité dans les défi cits immunitaires primitifs est due à une
programmation défaillante des réponses immunitaires normales.
Un groupe de DIP dans lesquels plus de 80 p. 100 des patients présentent des
manifestations auto-immunes peut être classifi é comme des maladies associées systé-
matiquement à une auto-immunité [16]. Ce groupe comprend la polyendocrinopathie
auto-immune de type I (ou syndrome APECED), le dérèglement immunitaire-poly-
endocrinopathie-entéropathie lié à l’X (IPEX), le syndrome lymphoprolifératif avec
auto-immunité (ALPS, ou syndrome de Canale-Smith) et le syndrome d’Omenn
(OS).
Le syndrome APECED est causé par des mutations du gène AIRE situé sur le
bras long du chromosome 21 [17]. Le facteur AIRE régule l’expression de différents
antigènes tissulaires périphériques dans les cellules épithéliales médullaires du
thymus [6]. Chez les individus non affectés, le facteur AIRE stimule la transcription
de ces antigènes et permet la sélection négative des lymphocytes T auto-réactifs,
ce qui entraîne leur délétion. Le syndrome APECED est une maladie autosomique
récessive rare défi nie par au moins deux des affections suivantes : candidose cuta-
néomuqueuse, hypoparathyroïdie et maladie d’Addison [18]. Les autres manifes-
tations auto-immunes spécifi ques d’organe rencontrées dans ce syndrome sont :
hypothyroïdie, hypogonadisme, diabète de type 1, hépatite auto-immune, anémie
pernicieuse, vitiligo, alopécie, cirrhose biliaire primitive et dysplasie ectodermique.
Le syndrome IPEX est une maladie rare qui a été décrite pour la première fois en
1982 [19]. Il est causé par une mutation du gène codant la molécule Foxp3 (forkhead
box P3) situé sur le bras court du chromosome X. La mutation a pour résultat un
développement défectueux des lymphocytes T régulateurs CD4+CD25+, ce qui
entraîne une augmentation de l’activation des lymphocytes T et de la production de
cytokines. Les patients atteints du syndrome IPEX souffrent d’entérite auto-immune,
de diabète de type 1 apparaissant au cours des premiers mois de vie, d’eczéma,
d’hypothyroïdie, d’anémie hémolytique auto-immune (AHAI), de néphropathies
membraneuses et d’infections récurrentes. Le pronostic est sombre et les patients
décèdent généralement avant l’âge de 2 ans.
L’APLS est la conséquence de mutations des inducteurs d’apoptose majeurs
incluant Fas, le ligand de Fas (Fas-L), la caspase 8 et la caspase 10, ce qui empêche
les lymphocytes activés et en prolifération de subir la mort cellulaire programmée
[14]. L’ALPS est caractérisé par une cytopénie auto-immune, une adénopathie et une
splénomégalie et les patients ont un risque élevé de développement d’une maladie
lymphoproliférative.
Le syndrome d’Omenn est dû à des mutations sur les gènes codant des protéines
qui sont essentielles pour la recombinaison des segments V (variables), D (diversité)
et J (de jonction) des récepteurs T [14]. Neuf protéines de ce type ont été identi-
ées, par exemple les molécules de recombinaison activée (Rag) de types 1 et 2.
La diminution de l’activité des protéines Rag1 ou Rag2 entraîne un défi cit sévère
des chaînes bêta des TCR. La raison pour laquelle le syndrome d’Omenn induit
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