«LA JUSTICE RESTE À VENIR1.»: LA DÉCONSTRUCTION APPLIQUÉE À LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA 2 DANS L’ARRÊT BOU MALHAB c DIFFUSION MÉTROMÉDIA CMR INC. BY TAMARA THERMITUS FACULTY OF LAW MCGILL UNIVERSITY, MONTREAL AUGUST 2012 A THESIS SUBMITTED TO MCGILL UNIVERSITY IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS OF THE DEGREE OF MASTER OF LAWS (LL.M.) © TAMARA THERMITUS 2012 «LA JUSTICE RESTE À VENIR1.» : LA DÉCONSTRUCTION APPLIQUÉE À LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA DANS L’ARRÊT BOU MALHAB c DIFFUSION MÉTROMÉDIA CMR INC. 2 ABRÉGÉ Bien que certaines avancées en ce qui a trait au droit à l’égalité aient eu lieu à la suite de la promulgation de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, les décisions des tribunaux ignorent souvent le construit social qu’est la race et ses effets. Afin de pouvoir donner plein effet aux principes d’égalité et pour rendre justice, exercice par lequel l’égalité devient une réalité concrète, les tribunaux doivent tenir compte de ce construit et non en faire abstraction afin de rendre visible ce qui est souvent invisible: l’analyse critique permet d’y arriver. La déconstruction, en mettant au jour l’historicité et les relations de pouvoir, permet de mieux comprendre le contexte social dans toute sa complexité. Dans cette quête de justice, la Critical Race Theory, qui reconnaît l’importance d’une approche holistique pour mieux comprendre la racialisation et le racisme est une théorie indispensable. Apportant un nouvel éclairage et favorisant la pluralité des lectures d’un même événement, la Critical Race Theory et la déconstruction permettent une analyse qui tient compte de l’égalité substantive tout en étant au diapason des réalités qui coexistent dans une société multiculturelle. Afin d’illustrer notre propos, notre thèse analyse la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR Inc., argumentant que la Cour n’a pas suffisamment considéré ni les effets du construit social qu’est la race ni le racisme. ABSTRACT Although there have been certain advances with respect to equality rights, which are protected in the Canadian Charter of Rights and Freedoms and the Quebec Charter of the Human Rights and Freedoms, judicial decisions often ignore race as a social construct. To give full effect to the principles of equality and to advance justice, courts need to take race into account, recognize it as a social construction, and make visible what is often invisible. The technique of deconstruction, by bringing to light history and relations of power, allows us to understand social context in all of its complexity. In this quest for justice, Critical Race Theory, which recognizes the importance of a holistic approach to better understand racialization and racism provides indispensable theoretical insights. By highlighting new perspectives and providing a plurality of readings of the same event, Critical Race Theory and the technique of deconstruction promote an analysis that takes substantive equality into account while being attentive to the complex realities of multicultural society. To illustrate these themes, this thesis analyzes the Supreme Court of Canada decision on defamation and racist speech, Bou Malhab v. Diffusion Métromédia CMR Inc., arguing that the Court was not sufficiently attentive to the effects of race as a social construct, nor to the realities of racism. 1 2 Jacques Derrida, « Force de loi : « Le Fondement mystique de l’autorité » » 11 Cardozo L Rev 1989-1990 à la p 970[Derrida]. Les opinions exprimées dans ce mémoire n’engagent que l’auteure. 2 PRÉFACE J’aimerais remercier mon très cher conjoint, Benoît Avon, pour son soutien indéfectible, sa patience et ses encouragements. Sans lui, je n’aurais pas eu l’audace de relever ce défi. Je tiens également à exprimer ma gratitude envers mes parents aujourd’hui décédés pour leur bravoure : les parcours d’immigration ne sont pas sans aléas. C’est eux qui m’ont ouvert les portes d’un avenir meilleur. Je veux remercier mon père, Gérard Thermitus, qui m’a encouragée, en dépit de mon âge, à m’engager dans cette merveilleuse aventure que sont les études supérieures. Pour lui, l’âge n’était pas une barrière. Merci à ma directrice de thèse, la professeure et directrice du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique de McGill, Colleen Sheppard. Ces commentaires judicieux et ses encouragements m’ont été précieux. Grâce à elle, mon passage aux études supérieures a été des plus gratifiants. J’aimerais également remercier les professeures Kathleen Mahoney et Adelle Blackett qui m’ont encouragée à m’engager dans cette aventure. Thank you Kathleen, you were right, it was great. Merci Adelle, je sors grandie de cette expérience. Je voudrais également remercier ma gestionnaire au Ministère de la Justice, Me Pascale O’Bomsawin qui, tout au long de cette aventure, a su m’encourager. Merci Pascale. Je dois également souligner que mon implication auprès de mon ordre professionnel et ma participation au règlement du recours mettant en cause les anciens pensionnaires des pensionnats indiens (Residential Schools) ont pavé le chemin qui m’a menée aux études supérieures. Merci à Mme Myriam Dufresne-Manassé et Me Carole Bureau pour leurs précieux commentaires et leurs encouragements. Merci également à tous ceux et celles qui m’ont soutenue durant les deux dernières années : Sophie, Edwidge, Lise, Jamila, Maguy, Sylvie, Marie-Pierre, Paul-Richard, Patricia et Sébastien qui se reconnaîtront ainsi qu’à mes amis et amies qui sont une de mes sources d’inspiration. Ce mémoire est dédié à ma mère, Marie-Lilia Delaquis. C’est grâce à cette femme d’exception que je suis devenue la femme que je suis. 3 TABLE DES MATIÈRES 1. INTRODUCTION .......................................................................................................... 5 2. LA TOILE DE FOND : LE CONSTRUIT SOCIAL QU’EST LA RACE ET LE CONTEXTE HISTORIQUE CANADIEN....................................................................... 11 3. COMPRENDRE LE CONSTRUIT SOCIAL QU’EST LA RACE, LA RACIALISATION ET LE RACISME AINSI QUE L’INTERACTION AVEC LE SYSTÈME DE JUSTICE ................................................................................................. 16 3.1. Manifestation de racisme dans le système judiciaire canadien d’hier à aujourd’hui ...................................................................................................................................... 23 4. ÉLÉMENTS D’UNE ANALYSE VISANT À MIEUX COMPRENDRE LES INTERACTIONS METTANT EN CAUSE LE CONSTRUIT SOCIAL QU’EST LA RACE : LA CRITICAL RACE THEORY (CRT) ............................................................... 28 4.1 De l’émergence de la CRT ..................................................................................... 28 4.2 La CRT et la déconstruction : Rapports existant entre le droit et la racialisation et le racisme...................................................................................................................... 35 4.3 Principaux éléments de la CRT .............................................................................. 37 4.4. La CRT et le juge interprète du droit. ................................................................... 54 5. CADRE D’ANALYSE ................................................................................................. 57 6. APPLICATION DU CADRE D’ANALYSE À L’ARRÊT BOU MALHAB ............... 63 6.1 Historique des procédures judiciaires .................................................................... 64 6.2 Analyse du discours factuel et la construction sociale des faits ............................ 70 6.3 Analyse de certains aspects du discours légal ........................................................ 83 6.3.1 Liberté d’expression ..................................................................................... 84 6.3.2 Citoyen ordinaire .......................................................................................... 96 6.3.3 Le préjudice personnel et la notion de groupe ........................................... 108 6.4 LA RECONSTRUCTION DU JUGEMENT ........................................................... 120 7. CONCLUSION ........................................................................................................... 126 4 «LA JUSTICE RESTE À VENIR1.»: LA DÉCONSTRUCTION APPLIQUÉE À LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA DANS L’ARRÊT BOU MALHAB c DIFFUSION MÉTROMÉDIA CMR INC. Pour certains, les préjugés contre les Noirs reposent sur des suppositions tacites et incontestées apprises au long de toute une vie. Ces suppositions façonnent le comportement quotidien des gens, souvent sans qu’ils s’en rendent compte. À mon avis, les attitudes qui sont enracinées dans le subconscient des gens et qui se reflètent tant dans leur conduite que dans celle des institutions dans la collectivité résisteront plus à l’épuration judiciaire que les opinions basées sur les actualités de la veille et pouvant être rattachées à une personne ou à un événement en particulier. R. c. Williams3, la juge McLachlin citant le juge Doherty 1. Introduction À l’occasion d’une émission radiophonique portant sur le degré de satisfaction des Québécois à l’égard de l’industrie hôtelière montréalaise, M. André Arthur, animateur à la station de radio CKVL, a fait dévier le débat sur les chauffeurs de taxi arabes4 et haïtiens travaillant à Montréal. Il a alors prononcé des propos qui firent l’objet d’un recours collectif5 visant notamment à déterminer si ces propos et ceux de l’auditrice 3 R c Williams, [1998] 1 RCS 1128 au par 21 [Williams]. Voir R v Parks, [1993] OJ No. 2157, 84 CCC (3d) 353 à la p 369: Racism, and in particular anti-black racism, is a part of our community’s psyche. A significant segment of our community holds overtly racist views. A much larger segment subconsciously operates on the basis of negative racial stereotypes. Furthermore, our institutions, including the criminal justice system, reflect and perpetuate those negative stereotypes. These elements combine to infect our society as a whole with the evil of racism. Blacks are among the primary victims of that evil. 4 Micheline Labelle, Ann-Marie Field et Jean-Claude Icart, «Les dimensions d’intégration des immigrants, des minorités ethnoculturelles et des groupes racisés au Québec », Document présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (CCPARDC), Québec, le 31 août 2007 à la p 59. [non publié] en ligne : http://www.criec.uqam.ca/Page/Document/textes_en_lignes/dimensions_integration.pdf Quant à l’utilisation du terme arabe, une étude a démontré que « la catégorie de l'Arabe, tout comme celle du musulman, charrie un ensemble de stéréotypes et de préjugés négatifs. Ces constructions identitaires ne peuvent être pensées en dehors du processus […] par lequel le groupe majoritaire catégorise et, corrélativement, se représente les membres du groupe catégorisé. 5 Bou Malhab c Diffusion Métromédia CMR Inc., [2003] RJQ 1011 [Bou Malhab, « Autorisation »]. 5 étaient diffamatoires ou discriminatoires à l’égard des personnes d’origine arabe ou haïtienne œuvrant dans l’industrie du taxi à Montréal6. Les chauffeurs de taxi ont témoigné7 des blessures et des humiliations subies à la suite des attaques de M. Arthur8. Un chauffeur a décrit la portée des insultes racistes en soulignant qu’elles ont rejailli sur lui et sa famille. Un autre a affirmé qu’il n’a « choisi ni sa couleur ni son origine et que de tels propos portaient atteinte à toute sa communauté et lui inspiraient de la colère9. » Saisis de l’affaire, les tribunaux ont reconnu la teneur raciste des invectives. Pourtant, les opinions majoritaires de la Cour d’appel10 et de la Cour suprême11 ont ignoré les conséquences concrètes et pernicieuses d’un tel discours sur les chauffeurs, jugeant qu’un citoyen ordinaire conclurait que les chauffeurs n’ont subi aucun préjudice personnel. Nous sommes en face d’une contradiction : le racisme est reconnu; mais, et c’est là le problème, ses effets dévastateurs sont ignorés. Guidées tant par notre conception de la justice que par notre intuition12, ces décisions majoritaires de la Cour suprême et de la Cour d’appel nous laissent perplexes. Elles soulèvent des questions fondamentales. Ainsi, 6 Ibid par 77. 7 Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR Inc, [2006] RJQ 1145 [Bou Malhab, « Cour supérieure »]. 8 Les chauffeurs de taxi ont réagi vivement aux propos qui les qualifiaient d’incompétents et de malpropres et qui prétendaient qu’ils étaient incapables de s’exprimer en français ou en anglais. Il en va de même en ce qui a trait aux allusions à l’existence de corruption afin d’obtenir un permis de chauffeur. 9 Bou Malhab, « Cour supérieure », supra, note 7, par 28. 10 Diffusion Métromédia CMR Inc. c. Bou Malhab, [2008] RJQ 2356 [Bou Malhab, « Cour d’appel »]. 11 Bou Malhab c Diffusion Métromédia CMR Inc., [2011] 1 RCS 214 [Bou Malhab, « Cour suprême »]. 12 Trina Grillo, “Anti-essentialism and Intersectionnality: Tools to Dismantle the master‘s House” (1995) 10 Berkeley Women’s LJ, 16 à la p 22:“We must believe what our bodies tell us. They teach us to check for the deep, internal discomfort we feel when something is being stated as gospel but does not match our truth. Then they teach us how to spin that feeling out, to analyze it, to accept that it is true but to be able to show why that is so. They also teach us to be brave.” 6 on peut se demander si la réalité vécue par les personnes racialisées13 fait l’objet d’une attention réelle par les tribunaux. Puisque la race est au cœur du litige, il faut circonscrire ce concept. Alors que le concept de la race faisait partie du sens commun, en 1950, les experts de l’UNESCO ont confirmé que les êtres humains appartiennent à la même espèce et que le concept de race est un « mythe social »14, réfutant ainsi toute hiérarchisation15 fondée sur l’existence de groupes16 distincts. Comme la race est une construction sociale, et non une donnée scientifique, nous utiliserons l’expression « le construit social qu’est la race »17. Malgré son absence de fondement scientifique, ce construit a des conséquences. Comme le soulignaient Maria Wallis et Augie Fleras, il a une importance sociale : 13 Micheline Labelle, Racisme et antiracisme au Québec : discours et déclinaisons, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 2010 à la p163 [Labelle « racisme »] : Afin d’éviter de cristalliser la race comme une réalité, on doit la contextualiser en se référant à des adjectifs dérivés pour mettre en exergue le fait que la race, imposée par l’autre, est une construction sociale. L’utilisation des termes racisées ou encore racialisées ont le mérite de créer une distance intellectuelle avec le concept de race. Voir Maria Wallis & Augie Fleras, dir, The Politics of Race in Canada, Readings in Historical Perspectives, Contemporary Realities, and Future Possibilities, Don Mills, (Ontario) Oxford University Press, 2009 à la p xiii [Wallis & Fleras]:“" race" as a verb (“process”) instead of a noun (‘an object’) provides a reminder that even if race is a fiction with no empirical validity or scientific reality this is a powerful fabrication with boundless implications.” 14 Déclaration d’experts sur les questions de race, 1950 UNESCO International Social Science Bulletin 2 aux pp 391 à 394[Déclaration d’experts sur les questions de race ] En ligne : <http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001269/126969fb.pdf>. 15 UNESCO Déclaration sur la race et les préjugés raciaux. Résolution 3/1.1/2, 20e session, (1978)à son article 2; http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001140/114032f.pdf [Déclaration sur la race et les préjugés raciaux] reprend ce principe : « Toute théorie faisant état de la supériorité ou de l'infériorité intrinsèque de groupes raciaux ou ethniques qui donnerait aux uns le droit de dominer ou d'éliminer les autres, inférieurs présumés, ou fondant des jugements de valeur sur une différence raciale, est sans fondement scientifique et contraire aux principes moraux et éthiques de l'humanité. » 16 Déclaration d’experts sur les questions de race, supra note 14 à la p 9 : « Les études historiques et sociologiques corroborent l’opinion selon laquelle les différences génétiques n’ont pas d’importance dans la détermination des différences sociales et culturelles existant entre les différents groupes d’homo sapiens. » 17 Ian F. Haney Lopez, "The Social Construction of Race: Some Observations on Illusion, Fabrication, and Choice" (1994) 29 Harv CR-CLL Rev 1 à la p 27. 7 Race matters not only as a predictor of success and failure but also as: (1) a central organizing principle in constructing society (2) deeply embedded in our thinking and acting, and (3) a core component of minority identities and patterns of resistance18. Autre construction qui retient notre attention est la racialisation, phénomène qui se définit comme « un processus par lequel les sociétés assoient la notion que les races sont bien réelles, différentes et inégales, de façon qui importe pour la vie sociale, économique et politique19 ». Le philosophe Étienne Balibar s’exprime ainsi sur les effets sociaux de la racialisation : [l] a « racialisation » s’impose socialement et culturellement, en particulier comme principe généalogique, et de représentations qui rapportent à l’origine et à la descendance des « mentalités » ou des « aptitudes » individuelles et collectives supposées20. En somme, ce n’est pas le fait d’être Noir ou Arabe qui est problématique, mais c’est plutôt le racisme et la racialisation qui ont pour effet de consolider les stéréotypes21. Notre thèse est la suivante : afin de pouvoir donner plein effet aux principes d’égalité prévus par la Charte canadienne des droits et libertés22 (Charte canadienne) et par la Charte des droits et libertés de la personne23 (Charte québécoise) et pour pouvoir rendre justice, exercice par lequel l’égalité devient une réalité concrète, les tribunaux doivent tenir compte du construit social qu’est la race et non en faire abstraction, et ainsi rendre 18 Wallis & Fleras, supra note 13 à la p x. 19 Commission ontarienne des droits de la personne, Politique et directives sur le racisme et la discrimination raciale, Ontario, Imprimeur de la Reine 2005, à la p. 32. Document disponible sur le site Internet de la Commission : http://www.ohrc.on.ca/french/publications/racism-and-racialdiscriminationpolicy. 20 Étienne Balibar, « Le retour de la race » (2007) 50 Mouvements aux pp 162-163 : www.cairn.info/revue-mouvements-2007-2-page-162.htm [Balibar, « Le Retour »]. 21 Le stéréotype est une croyance partagée quant aux caractéristiques personnelles, comportements que l’on attribue de façon injustifiée à un groupe de personne. Il est une manifestation du préjugé. Vincent Edin et Saïd Hammouche, Chronique de la discrimination ordinaire, Paris, Gallimard, 2012 à la p 27 [Edin et Hammouche]. 22 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte canadienne]. 23 Charte des droits et libertés de la personne, LRQ c C-12[Charte québécoise]. 8 visible ce qui est souvent invisible pour le décideur qui applique la loi. C’est l’analyse critique qui permet d’y arriver. Depuis l’entrée en vigueur de la Charte canadienne et de la Charte québécoise, la Cour suprême ne s’est penchée que très rarement sur des dossiers dans lesquels le construit social qu’est la race n’était pas lié au droit criminel24. L’arrêt Bou Malhab est une de ces rares occasions où le plus haut tribunal du pays a eu à considérer ce construit dans un litige civil. Notre analyse portera sur la situation des personnes noires25, gardant toujours à l’esprit qu’il s’agit là d’une construction sociale. Les principes que nous dégagerons s’appliqueront aux personnes racialisées telles que les personnes qualifiées d’Arabes ainsi qu’aux personnes historiquement exclues en tenant compte du contexte historique et factuel qui leur est propre. Sachant que les phénomènes sociaux sont conceptualisés par 24 Voir Lovelace c. Ontario, [2000] 1 RCS 950; R. c. Kapp, [2008] 2 RCS 483. On peut penser à la décision rendue par la Cour suprême dans Van de Perre c Edwards, [2001] 2 RCS 101, affaire dans laquelle la Cour devait déterminer l’importance du construit social qu’est la race lors de l’attribution de la garde d’un enfant issu d’une union entre un homme noir et une femme blanche. Dans une décision unanime, la Cour a conclu qu’il s’agissait d’une question de fait et qu’en l’espèce, la preuve ne permettait pas de conclure que la « race » était un élément important. Pour une critique de cette décision voir Lawrence Hill, Black Berry, Sweet Juice : On Being Black and White in Canada, Toronto, Harper Collins, 2001 aux pp 150-194. Julie Jai et Joseph Cheng, “The Invisibility of Race in Section 15: Why Section 15 of the Charter Has Not Done More to Promote Racial Equality” (2006) 5 JL & Equal. 125 [Jai et Cheng]. 25 Joseph Mensah, Black Canadians: History, Experiences, Social Conditions, Black Point ( Nova Scotia ) Fernwood Publishing, 2010 [Mensah] à la p 4. Les Noirs restent socialement invisibles : les États compilant peu de données les concernant. Pour Joseph Mensah, cette situation s’explique ainsi : Considering that any analysis of Blacks inevitably evokes the racist character of Canadian society, something many scholars, especially those of the dominant group, are uncomfortable with, one can argue that this omission is probably strategic. Whatever the Raison d’être may be, the dearth of research on Blacks is clearly a serious lapse, since race continues to be a crucial factor in structuring inequality in Canada. Voir aussi Inter-American Commission on Human Rights, “The Situation of People of African Descent In Americas”, OEA/Ser.L/V/II. Doc. 62 (5 December 2011 à la p 33 http://www.oas.org/en/iachr/afro-descendants/docs/pdf/AFROS_2011_ENG.pdf , “The Situation of People of African Descent In Americas ”: During the technical meeting, the experts pointed out that even if it is difficult to identify legal barriers that openly and expressively promote racial discrimination, in practice, the facto segregation continues existing related to Afro descendants, and this is reflected in the neighborhoods where they live, the jobs they can have access to, and the access to economic resources, among other factors. 9 le juge à travers des prismes que constituent les théories26 et les idéologies27, lorsqu’il interprète la loi, il exerce un pouvoir par son choix interprétatif28. Il peut consciemment ou inconsciemment faire fi des effets de la racialisation et de la discrimination. Nous nous interrogerons sur l’influence du construit social qu’est la race sur le système judiciaire dans une société multiculturelle où la racialisation est présente et où le racisme sous toutes ses formes n’est pas enrayé. Dans quelle mesure doit-il considérer le contexte social29? Devrait-il dans l’interprétation du droit tenir compte des inégalités structurelles? Pour bien saisir ces enjeux, nous nous proposons d’analyser, dans un premier temps, la portée du construit social qu’est la race et son interaction avec le système judiciaire. Pour ce faire, nous ferons un survol du contexte historique canadien pour démontrer que le construit social qu’est la race y a joué un rôle important. Nous nous attarderons, après avoir circonscrit certains concepts liés au construit social qu’est la race, aux manifestations de racialisation et de racisme dans le système judiciaire. Cette démarche nous amènera à nous pencher sur la déconstruction et à circonscrire les éléments de l’analyse critique qu’est la Critical Race Theory (Ci-après CRT) ainsi après avoir 26 Roderick A. Macdonald, « L’hypothèse du pluralisme juridique dans les sociétés démocratiques avancées » (2003) 33 RDUS 135 à la p 137 [Macdonald] : « Une théorie n'est ni vraie, ni fausse; elle nous permet d'imaginer le réel et de modeler ce réel selon les valeurs auxquelles nous adhérons. » 27 Ibid à la p 139. 28 Gabel, Reification in Legal Reasoning, in Marxism and Law 262 (P. Beirne & R. Quinney eds. 1982), tel que cite par Kim Lane Scheppele “ Foreword: Telling Stories” (1989) 87 Mich L Rev 2073 à la p 2077 [Scheppele]:"Legal reasoning is an inherently repressive form of interpretive thought which limits our comprehension of the social world and its possibilities." 29 Statement of Needs and Objectives for Continuing Judicial Education on the Social Context of Judicial Decision Making, (Ottawa: National Judicial Institute, 1996) [ Non publié et archivé à l’institut national de la magistrature, tel que cité par Rosemary Cairns Way, “Contradictory or Complementary? Reconciling Judicial Independence with Judicial Social Context Education » (2002) 25 Dal LJ 27, à la p 18. Selon Lynn Smith, le contexte social se définit comme suit : Social context refers to background factors which may inform judicial decision-making. Examples include the history, culture, economic and social circumstances of aboriginal peoples, the current situation of immigrant and visible minority populations in Canada, and the issue of systemic racism, the changing role of women, their economic and social circumstances and the implications flowing from a commitment to equality between the sexes, and the circumstances and needs of persons with disabilities and the consequences of the requirement that they be accommodated. 10 démontré la pertinence de cette théorie, nous développerons un cadre d’analyse qui tiendra compte de la déconstruction et de la CRT. Dans un deuxième temps, nous appliquerons ce cadre à l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Bou Malhab. Nous démontrerons que ces outils méthodologiques auraient permis à la Cour suprême de prendre conscience de la racialisation et des effets du racisme sous toutes ses formes. Elle aurait été en meilleure posture pour entendre la voix des chauffeurs, prendre acte de leurs expériences et ainsi constater que la construction des faits qu’elle a élaborée les méjuge. Ces théories auraient permis aux tribunaux de prendre conscience des effets des normes dominantes qui contiennent souvent à leur insu des préjugés30 et par conséquent, de rendre la racialisation et le racisme perceptibles : le préjudice devient alors visible. Sans ces approches, dans une société diversifiée et multiculturelle, « la justice reste à venir ». 2. La toile de fond : le construit social qu’est la race et le contexte historique canadien Pour appréhender le racisme, il faut connaître l’histoire et ainsi comprendre « le caractère contingent et non inévitable de toutes situations, à les mettre en rapport avec une série de choix historiques et de phénomènes sociaux dus à l’œuvre d’hommes et des femmes 31». Nous devons également prendre conscience que nous sommes toujours dans une dynamique sociale32 dans laquelle les relations ne sont ni égalitaires ni exemptes 30 Edin et Hammouche, supra note 21 à la p 26 : Le préjugé se définit comme un jugement qui présente une évaluation [le plus souvent négative] à l’égard de types personnes ou de groupes, en fonction de sa propre appartenance sociale ou « raciale ». Pour Micheline Labelle, un préjugé à caractère raciste est une attitude négative, « mais qui peut également revêtir une forme positive envers une catégorie entière que l’on désigne […] à l’aide d’un marqueur de racisation». Labelle «racisme», supra note 13 à la p 64. 31 Edward W Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, 1996 à la p 77 [Saïd]. 32 Doudou Diène, Commission des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport soumis par le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée - Mission au Canada, 2004 E/CN.4/2004/18/Add.2 à la p 20 [Diène « Rapport 2004 »]. Le Rapporteur spécial estime que la société canadienne est encore marquée par le racisme et la discrimination raciale: Par son terrain historique, la société canadienne comme celle de tous les pays de l’hémisphère nord et sud-américain, est imprégnée de l’héritage lourd de la discrimination raciale […]. La dimension idéologique de cet héritage s’inscrit dans une construction 11 d’oppression33. En faisant les adaptations nécessaires, l’analyse de l’oppression dans le contexte colonial faite par Frantz Fanon illustre les effets du racisme, non seulement sur la psyché du colonisé, infériorisé par le colonisateur, mais également sur celle du colonisateur qui tire son pouvoir de cette relation dysfonctionnelle. Cette analyse demeure pertinente34. Pour atteindre l’égalité, cette dynamique d’oppression souvent inconsciente doit être déconstruite pour dévoiler les relations de pouvoir. Somme toute, la rencontre avec l’Autre (the other) n’a pas lieu dans un vacuum social ou historique. Selon les époques, le racisme s’est manifesté de différentes façons; il faut connaître l’histoire pour prendre acte de ses legs culturels, sociaux et politiques. Selon Philippe Norel : « Effacer le passé constitue l’un des plus sûrs moyens de stériliser toute analyse du présent. » Passé et contexte vont de pair pour comprendre les dynamiques sociales. Pour John Ralston Saul, « Le passé n’est pas le passé. C’est le contexte. Le passé, c’est-àdire la mémoire, est un des outils les plus puissants, les plus pratiques que possède une démocratie civilisée. » La professeure Sherene Razack considère que “Without history and social context, each encounter between unequal groups becomes a fresh one, where the participants start from zero, as one human being to another, each innocent of the subordination of the others.” 35 intellectuelle qui, par l’éducation, la littérature, l’art et les formes diverses de pensée et de création, a structuré en profondeur et de manière durable le système de valeurs, les sensibilités, les mentalités, les perceptions et les comportements, et donc, la culture. Les victimes expiatoires de cette culture de la discrimination demeurent, dans la durée, depuis l’époque historique, les peuples autochtones et les communautés d’origines africaine et caribéenne. 33 Je réfère ici au concept d’oppression dans le sens des désavantages et des injustices subis par des individus dans le cadre de leurs pratiques courantes existantes dans une société libérale, et ce, sans qu’il y ait l’intervention d’un pouvoir tyrannique. Voir Iris Marion Young, Justice and the Politics Of Difference, Princeton, Princeton University Press,1990 à la p 42: In this extended structural sense oppression refers to the vast and deep injustices some groups suffer as a consequence of often unconscious assumptions and reactions of wellmeaning people in ordinary interactions, medias and cultural stereotypes, and the structural features of bureaucratic hierarchies and market mechanisms- in short, the normal processes of everyday life. 34 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 2e éd, Paris, Maspero, 1968 aux pp 6 à 20 [Fanon, « Les damnés »]. Les analyses développées par Fanon ont influencées tant la Critical Race Theory que les études postcoloniales. 35 Sherene Razack, Looking White People in the Eye: Gender, Race, and Culture in Courtrooms and Classrooms, Toronto, University of Toronto Press, 1998 à la p 8 [Razack]. 12 L’histoire de l’Amérique et du Canada nous apprend que dès leur arrivée, les Européens, forts de leurs sentiments de supériorité fondés sur des idéologies racistes36 et de leurs références ethnocentriques, exploitèrent les peuples autochtones en mettant certains d’entre eux, en état d’esclavage37. Pour combler leurs besoins de main-d’œuvre, ils firent venir d’Afrique des Noirs et en firent leurs esclaves38. Le Québec et le Canada ne furent pas exemptés de ce fléau qu’est l’esclavage ni de ses stigmates : la racialisation et le racisme39. Sous le régime de la Nouvelle-France, il y eut près de quatre mille esclaves, un millier d’esclaves noirs et trois mille autochtones (panis). L’esclavage ne fut aboli qu’en 1838, sous le régime anglais. Ainsi, le construit social qu’est la race a exercé une influence tant sur les relations avec les Peuples autochtones40 que sur celles avec les personnes noires. 36 Christian Delacampagne, Une histoire du racisme, Paris, France Culture, 2000 à la p 136: Les philosophes du XVIIe siècle, fort discrets sur la question morale, ne parlent jamais de l’esclavage : celui-ci ne heurte pas leur conscience. Leurs successeurs des Lumières, peu intéressés par ce qui se passe dans les lointaines « colonies » ne font guère mieux, alors qu’ils n’hésitent pas à s’engager dans toutes sortes de combats pour défendre les droits de l’homme, lorsque ceux-ci sont menacés sur le sol européen. Comme si les hommes de làbas valaient moins que ceux d’ici : deux poids, deux mesures. Voir aussi Joseph-Arthur de Gobineau, qui fit de la race un concept qui justifiait la hiérarchisation historique de certaines « races ». Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855), Paris, Éditions Pierre Belfond, 1967. Contra Anténor Firmin, De l'égalité des races humaines (1885, Montréal, Anthropologie positive, Montréal Mémoire d'encrier, 2005 écrit par un Haïtien qui a réfuté ces théories raciales. 37 Voir Marcel Trudel, L’Esclavage au Canada français : Histoire et conditions de l’esclavage, Québec, Presses de l’Université Laval, 1960 [Trudel]. Tout comme pour les États-Unis, la présence des Noirs au Canada remonte au début du XVIIème siècle. Robin W. Winks, "Negro School Segregation in Ontario and Nova Scotia" dans Wallis & Fleras, supra note 13 à la p 25, Notons que, selon Marcel Trudel, c’est en 1628 que le premier esclave, Olivier Lejeune, mit les pieds en Nouvelle-France. Trudel, supra note 37 à la p 3. 38 39 40 Robin W. Winks, The Blacks in Canada: A History, New Haven, Yale University Press, 1971 aux pp 1 à 23 [Winks]. Visant à résoudre le « problème autochtone », c’est en 1845 que le premier pensionnat indien vit le jour, système qui perdura pendant plus de 100 ans. Forcés à abandonner langues autochtones, coutumes et principes moraux, des dizaines de milliers d'enfants autochtones furent séparés de leurs communautés et ont vu leurs cultures anéanties entraînant de graves conséquences psychologiques sans compter que certains pensionnaires firent l’objet de sévices et d’agressions sexuelles. Ce système a laissé de profondes séquelles sur les communautés autochtones, ce qu’a reconnu, en 2008, le gouvernement canadien qui a offert ses excuses aux Peuples autochtones. Paradoxalement, quelques mois plus tard, au G20 le Premier ministre Harper disait "We also have no history of colonialism. So we have all of the things that many people admire about the great powers but none of the things that threaten or bother them 13 En 1850, l’accès des Noirs à la propriété fut restreint et leurs enfants n’eurent pas accès aux institutions scolaires, les membres de la majorité s’opposant à la mixité raciale. Les Noirs vivaient dans des communautés ségrégées41 et ils se sont vu priver de services tels que l’accès aux hôpitaux42, aux restaurants, aux cinémas43 ainsi qu’aux lieux de récréation44. De la fin du XIXe siècle jusqu’en 1960, l’attitude des Canadiens à l’égard de l’immigration non européenne fut des plus sévères45. Les politiques d’immigration de la fin du XIXe siècle étaient fondées sur une prémisse raciale46. Au début du XXe siècle, le gouvernement canadien a restreint, voire même fait obstruction à l’immigration noire47. 41 42 43 44 45 46 47 http://www.reuters.com/article/2009/09/26/columns-us-g20-canada-advantagesidUSTRE58P05Z20090926. David M. Tanovich, The Colour of Justice: Policing Race in Canada, Toronto, Irwin Law, 2006 à la p. 68; voir Winks, supra note 39 à la p 360. J. W. St. G. Walker, “"Race," Rights and the Law in the Supreme Court of Canada - Historical Case Studies”, Toronto, Osgoode Society for Canadian Legal History: Wilfrid Laurier University Press, 1997 à la p 132 [Walker]; Wallis & Fleras, supra note 13 à la p 24. Viola Davis Desmond, une Canadienne noire s’est vu refuser l’accès au parterre d’un cinéma, parterre réservé aux Blancs. Lors du procès, ni la « race » de Madame Desmond ni la politique discriminatoire ne furent mentionnées devant le tribunal. Elle fut condamnée à 20 $ d’amende et à 6 $ de frais. Elle tenta sans succès de faire casser cette décision. Constance Backhouse, “Racial Segregation in Canadian Legal History: Viola Desmond's Challenge, Nova Scotia, 1946” (1994) 17 Dal LJ 299. En 1936, monsieur Fred Christie, n’a pu être servi dans une taverne de Montréal parce qu’il était un homme noir. Il intenta une action en responsabilité devant les tribunaux attaquant cette pratique discriminatoire. La majorité de la Cour suprême considéra que la liberté de commerce devait avoir préséance : un comportement raciste était considéré comme étant ni immoral ni dommageable, la discrimination n’était pas contraire à l’ordre public ou encore à la morale. Christie c York Corp, [1940] RCS 139 [Christie]. Voir aussi Walker, supra note 42 à la p 131. La très honorable Beverley McLachlin, “Racism and the law: The Canadian Experience” (2002) 1 JL.& Equality 7-24 aux pp 11 et 22 [McLachlin]. Evangelia Tastsoglou, « Réévaluation de l’immigration et des identités : synthèse et orientation future de la recherche », Travail commandé par le ministère du Patrimoine canadien pour le Séminaire d'identité et de diversité ethnoculturelles, raciales, religieuses et linguistiques, Halifax (Nouvelle-Écosse), 2001 à la p 16. Des mesures furent prises afin de limiter l’immigration noire : des sanctions imposées à des compagnies de chemins de fer qui offraient des subventions aux personnes noires, des agents furent embauchés afin de décourager les Noirs américains de venir s’installer au Canada. Voir aussi Frances Henry et Carol Tator, The Colour of Democracy : Racism in Canadian Society, (3e ed.), Toronto, Thomson Nelson, 2006 aux pp 74 à 77 [Henry et Tator]; Walker, supra note 42 aux pp 15 à16 et 127. 14 En 1914, le Premier ministre Wilfrid Laurier considérait que : « The people of Canada want to have a white country »48. La Loi de l’immigration de 1910 limita l’accès de ressortissants racialisés en excluant certains pays49. C’est en ces termes que Maria Wallis et Augie Fleras résument les effets de cette construction de la nation : In keeping with the notion of Canada as a white man’s country and the white woman as ‘mothers of the race’, the ideals of racial purity played a pivotal role in the design and organization of colonization including its power dynamics, social hierarchies and legitimating tactics50. L’entrée en vigueur de la Déclaration canadienne des droits51 est venue accélérer le changement social. Ce n’est qu’en 1976, à la suite de l’adoption de Loi sur l’immigration52, que l’on vit une augmentation substantielle de l’immigration racialisée. Le Québec a également connu des périodes où le racisme a fait rage. Le fait que les Québécois soient francophones, catholiques et minoritaires dans une Amérique anglophone et protestante, fait partie du contexte historique. Ainsi, la pérennité de l’identité québécoise53 a influencé leurs réactions vis-à-vis de l’immigration54. Au XIXe siècle, l’immigration des Noirs au Québec n’était pas bien vue par les penseurs qui prônaient « l’intégrité de la race canadienne-française 55». Outre la discrimination raciale que subissent les Noirs, un autre groupe se voit toucher par ce fléau : les Arabes (musulmans ou non-musulmans). C’est au courant des années 48 49 50 51 52 53 54 55 Wallis et Fleras, supra note 13 à la p xviii. Loi concernant l’immigration, 9-10 Edouard VII, c. 27 (1910), art. 38. Wallis & Fleras, supra note 13 à la p xix. Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44. Loi sur l’immigration de 1976, SC 1976-77, c 52. Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir : Le temps de la conciliation, Gouvernement du Québec, 2008, document disponible à http://www.accommodements.qc.ca/documentation/rapports/rapport-final-integral-fr.pdf [Rapport Bouchard-Taylor] à la p 119. Jean-Claude Icart, « Perspectives historiques sur le racisme au Québec », Conseil des relations interculturelles, Montréal, 2001 à la p 43. [Icart]. L’auteur souligne qu’ « [a]près l’échec du Mouvement des Patriotes, le repli identitaire des francophones, préoccupés surtout par leur survie, durera jusqu’à la Révolution tranquille. » Daniel Gay, Les noirs du Québec- 1629-1900, Sillery, Septentrion, 2004 à la p 101. Selon l’auteur, les intellectuels québécois favorisaient l’immigration européenne non seulement pour la protection de la langue, mais aussi pour le maintien d’une population « blanche. » 15 1990 que ces derniers immigrèrent au Québec. De récentes études établissent que ces immigrants sont discriminés56, notamment sur le marché du travail. Notons que depuis les évènements du 11 septembre 2001, le Québec est le théâtre de tensions sociales trouvant leur source dans les différences culturelles et religieuses57, résistances qui visent principalement les Arabes (musulmans et les non-musulmans). Le construit social qu’est la race a joué et continue de jouer un rôle dans la construction de la psyché canadienne et québécoise. Les préjugés et stéréotypes étant tenaces, nous nous proposons donc de définir certaines manifestations du racisme pour mieux comprendre la portée du construit social qu’est la race. 3. Comprendre le construit social qu’est la race, la racialisation et le racisme ainsi que l’interaction avec le système de justice C’est en ces termes que l’UNESCO a défini le racisme : Le racisme englobe les idéologies racistes, les attitudes fondées sur les préjugés raciaux, les comportements discriminatoires, les dispositions structurelles et les pratiques institutionnalisées qui provoquent l'inégalité raciale, ainsi que l'idée fallacieuse que les relations discriminatoires entre groupes sont moralement et scientifiquement justifiables; il se manifeste par des dispositions législatives ou réglementaires et par des pratiques discriminatoires, ainsi que par des croyances et des actes antisociaux […]58. Cette définition ne fait pas consensus59. La sociologue Micheline Labelle, citant les propos du rapporteur spécial Doudou Diène60, souligne que le construit social qu’est la 56 Les musulmans, et en particulier les arabo-musulmans, sont présentement-avec les Noirs-le groupe le plus touché par les diverses formes de discrimination. Rapport Bouchard-Taylor, supra note 53 à la p 234. 57 Patrice Brodeur, « La commission Bouchard-Taylor et la perception des rapports entre « Québécois » et « musulmans » au Québec » (2008) 46 Cahiers de recherche sociologique 95. 58 Déclaration sur la race et les préjugés raciaux, supra note 15 à l’article 2. 59 Labelle « racisme », supra note 13 à la p 9. 60 Doudou Diène, Commission des droits de l’homme des Nations Unies Le racisme, La discrimination raciale, la xénophobie et toutes les formes de discrimination, Rapport soumis par le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, E/CN.4/2006/16.Doudou Diène qui observait que « cet amalgame brouille non seulement l’analyse et le diagnostic, et donc affaiblit les réponses 16 race est souvent amalgamé avec la culture et la religion : le racisme devient alors difficile à cerner. Historiquement, le racisme a pris différentes formes. Le racisme colonial (classique) présuppose l’existence de races distinctes, dont certaines sont biologiquement supérieures. Cette supériorité également psychologique, sociale, culturelle et spirituelle expliquait et justifiait l’hégémonie et le pouvoir des groupes « supérieurs »61. L’analyse des propos de M. Arthur, que nous ferons ultérieurement, est une illustration de ce type de racisme. Bien que les manifestations du racisme colonial soient moins fréquentes et moins explicites, le racisme n’est pas éradiqué62. Tout comme une hydre qui se renouvelle à chaque défaite, les sociologues et philosophes ont constaté que le racisme réapparaissait sous diverses formes souvent difficilement perceptibles. Selon le philosophe Étienne Balibar, « Il s’agit de remettre en question une conviction profondément enracinée dans la conscience du progrès de la raison et de la démocratie : que le racisme est a fortiori l’idée de la « race » appartiennent au passé, et donc ne peuvent que dépérir avant de disparaître une fois pour toutes». Il constate un retour du racisme dans le contexte de la mondialisation.63 Aujourd’hui, on parle de néo racisme, de racisme démocratique et de racisme inconscient. Le néo racisme, propre à la période post coloniale, est fondé sur la différence de cultures et les stratégies, mais aussi, de manière plus inquiétante encore, conforte une dynamique de conflits de cultures et de religions ». 61 Micheline Labelle, « Un lexique du racisme : Étude sur les définitions opérationnelles relatives au racisme et aux phénomènes connexes », Montréal, Le Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté (CRIEC), Université du Québec à Montréal, 2006 à la p 14. 62 Balibar, « Le retour », supra note 20. 63 Ibid. Afin de prendre acte du retour du racisme dans le contexte de la mondialisation, Balibar prend alors à témoin quatre indicateurs : « [l]e développement exacerbé des nationalismes tant au Nord qu’au Sud, […] le choc des civilisations » qui est aussi une « self-fulfilling prophecy », […] une transformation du capitalisme en « biocapitalisme », fondé sur le développement d’une bioéconomie (ce que Bertrand Ogilvie appelait naguère de son côté la « production de l’homme jetable.) Finalement, […] les systèmes politiques qui se présentent aujourd’hui comme modèles de démocratie et de participation civique sont aussi ceux qui excluent pratiquement la majorité de leur population du choix des dirigeants à travers des mécanismes de ségrégation sociale. […] ». 17 (racisme différentialiste) qui prétend qu’elles sont incompatibles (d’où le prétendu choc des civilisations): Il fonctionne à la généralisation et à l’essentialisme, comme le racisme biologique [Références omises]. Ce « racisme culturel » [Références omises] se diffuse au sein de société, sous l’impact de la globalisation de l’immigration, de la restructuration de marché et de la pérennité des classes sociales [Références omises]64. Pour sa part, Maryse Potvin décrit le néo racisme en ces termes : Le néoracisme condamne les formes flagrantes de racisme (et d’inégalités), jugées socialement inacceptables, mais explique les rapports sociaux « problématiques » par les différences culturelles, en trouvant ses justifications dans des arguments « irréprochables », puisés à même la conception universaliste, libérale et pluraliste de la nation (Potvin, 1999). Il faut donc le cerner à travers l’écart de plus en plus net qu’il fait apparaître entre, d’un côté, les discours et les politiques officiellement égalitaires, multiculturelles et antidiscriminatoires, et de l’autre, les situations d’inégalités, perceptions d’injustice, sentiments d’aliénation et pratiques sociales réelles65. Cet écart n’est pas sans rappeler le racisme démocratique66 issu du conflit existant entre les valeurs d’égalité, de justice et d’équité et de l’idéologie raciste qui persiste au sein des sociétés démocratiques67 : Democratic racism, therefore, results from the retention of racist beliefs and behaviors in a «democratic society. The obfuscation and justificatory arguments of democratic racism are deployed to demonstrate continuing 64 Labelle « racisme », supra note 13 à la p 24; Ali Rattansi, Racism : A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2007 au pp 95 à 104. 65 Maryse Potvin, « Racisme et discrimination au Québec : réflexion critique et prospective sur la recherche » dans Jean Renaud, Annick Germain et Xavier Leloup (dir.) (2004) Racisme et discriminations : permanence et résurgence d’un phénomène inavouable, Québec, Presses de l’Université Laval, à la p 4 [Potvin] <http://www.er.uqam.ca/nobel/r24545/pdf/CEETUM2004/Potvin%20final%20bis.pdf .> 66 Henry et Tator, supra note 47 à la p 22. 67 Lori Wilkinson, « Six nouvelles tendances de la recherche sur le racisme et l’inégalité au Canada » (2003) 39 Cahiers de recherche sociologique 109 à la p 120 [Wilkinson]. Quelques chercheurs vont même jusqu'à affirmer que le gouvernement encourage la formation d'un racisme démocratique par sa réticence à promouvoir des changements substantiels de la structure sociale. 18 faith in the principles of an egalitarian society while at the same time undermining and sabotaging those ideals68. Le racisme démocratique se révèle par les attitudes, les perceptions et les préjugés envers les groupes racialisés. On en retrace des manifestations dans l’histoire, les rapports économiques et sociaux ainsi que dans le système juridique : il est stratifié dans les diverses références et structures communes. Quant au racisme systémique69, il résulte de l’application de méthodes neutres qui ont un effet différentiel sur certains groupes d’individus. Il réfère également aux préjugés tellement enracinés chez les individus, dans les structures institutionnelles et dans les processus, qu’ils sont difficilement décelables. Par son caractère systémique et voilé, ce racisme opère sans qu’il soit intentionnel ou conscient70. Ainsi, si on met l’accent uniquement sur la nature individuelle du racisme, on esquive ses effets systémiques : certains comportements pris isolément peuvent être considérés comme n’étant pas discriminatoires, mais lorsque contextualisés « ils témoignent d’une situation circulaire et cumulative de discrimination systémique71 ». Le racisme fait également partie du sens commun (Common sense), pour pouvoir en saisir la portée, il faut déconstruire le sens commun en mettant à nu les structures et 68 Henry et Tator, supra note 47 aux pp 22 à 29. 69 CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 à la p 1139. 70 Myrlande Pierre, « Présentation du dossier : Les enjeux de la lutte contre le racisme et les discriminations à l'épreuve des pratiques sociales » (2005) 17 Nouvelles pratiques sociales, 12 à la p 13 http://id.erudit.org/iderudit/011223ar ainsi que Icart, supra note 54. Williams, supra note 3 propos de la juge McLachlin au par 22 où elle réfère à des préjugés raciaux subliminaux. 71 Potvin, supra note 65 à la p 3. Voir Deborah L Brake, “Perceiving Subtle Sexism: Mapping the Social-Psychological Forces and Legal Narratives that Obscure Gender Bias” (2007) 16 Columbia Journal of Gender and Law 679 à la p 107 [Brake]: The doctrine treats discrimination as an individual problem, tightly limiting group-based perspectives and relegating them to the margins. Rather than encouraging race or gender consciousness as a way of preventing and remedying discrimination, discrimination law treats it as a necessary evil at best, and tantamount to violating the non-discrimination principle at worst. Since group consciousness is a key factor in an individual’s likelihood of perceiving race or gender bias, as discussed above, the narratives of discrimination law promoting individuality over group-based identification operate to further discourage perceptions of bias. 19 comportements sociaux. Soulignons que de penser en fonction du construit social qu’est la race n’est pas une anomalie72, bien au contraire : Common sense racism is not based on theory, nor does it have a unified body of knowledge to support it, it contains a ‘storehouse of knowledge’ that guides the thinking of ‘the practical struggle of everyday life of the popular masses’. (Lawrence 1982:49)73. Partie intégrante du sens commun, le racisme est souvent inconscient, il fait partie des transactions sociales courantes, ce qui le rend difficile à cerner. Bien que l’on puisse en définir la forme, certains comparent le racisme à de la fumée74 : on le sent, on le voit, mais on peut difficilement le saisir75. C’est en ces termes que le professeur Charles R. Lawrence résume cet état de fait : Americans share a common historical and cultural heritage in which racism has played and still plays a dominant role. Because of this shared experience, we also inevitably share many ideas, attitudes, and beliefs feelings and opinions that attach significance to an individual’s race and induce negative feelings and opinions about nonwhites. To the extent that this cultural belief system has influences all of us, we are all racists. At the same time, most of us are unaware of our racism. We do not recognize the ways in which our cultural experience has influenced our beliefs about race or the occasions on which those beliefs affect our actions. In other words a large part of the behavior that produces racial discrimination is influenced by unconscious racial motivation76. (Nos soulignés) 72 Richard Delgado &, Jean Stefancic, Critical Race Theory An Introduction, New York, New York University Press 2001 à la p 7[Richard Delgado &, Jean Stefancic]. 73 Henry et Tator, supra note 47 à la p 18. 74 Touré, Who's Afraid of Post-Blackness?: What It Means to Be Black Now, New York. Free Press 2010 à la p 117:“[m]odern racism seems to function like evaporating smoke: plainly visible but impossible to grab on to.[…] it adds to the empirical data that attempts to argue that racism no longer exists, even though you know it does. The cognitive dissonance of that double consciousness can make you feel crazy.” 75 Potvin, supra note 65 à la p 13, elle considère que : le racisme est un processus dynamique, qui ne peut être réduit à ce qui a pu être « énoncé », bien balisé et vérifié empiriquement à travers une démarche dite objective, notamment à partir d’indicateurs provenant de données transversales. Il n’est pas non plus réductible à un ensemble de perceptions subjectives des acteurs, qui seraient acceptées comme des miroirs de la réalité au lieu de les analyser elles-mêmes comme des constructions sociales dont il faut comprendre la production et les fonctions. 76 Charles R Lawrence III, "The Id, the Ego, and Equal Protection: Reckoning with unconscious racism" 39 Stan L Rev 317 à la p 322. 20 Nous analysons le monde et interprétons nos expériences grâce à des schémas77, représentations mentales qui synthétisent et structurent les situations et expériences, agissant alors comme cadre d’analyse. Ces schémas facilitent le traitement de l’information et agissent souvent inconsciemment; ils sont tant cognitifs (stéréotypes) qu’affectifs (préjugés). C’est lors de nos interactions sociales que nous développons ces schémas raciaux : Through law and culture, society provides us (the perceivers) with a set of racial categories into which we map an individual human being (the target) according to prevailing rules of racial mapping. Once a person is assigned to a racial category, implicit and explicit racial meanings associated with that category are triggered78. Ainsi, lors de ces interactions de multiples schémas raciaux entrent également en jeu, schémas qui influencent instantanément ce que nous percevons en réduisant la complexité des données perçues. En mettant l’accent sur certains stimuli au détriment d’autres, ces schémas influencent les comportements. De plus, les études79 ont démontré que les membres du groupe dominant entretiennent des préjugés à l’égard des membres de groupes subordonnés. Les membres du groupe dominant associent les caractéristiques positives à leurs pairs et des caractéristiques négatives aux membres des groupes subordonnés80. Notons que les membres du groupe dominant ont des préférences explicites envers les membres de leurs groupes au 77 Pour une analyse pointue de cette notion, voir Hassan A. Fancy, Demonstrative Advocacy : Understanding and Constraning Partiality in Adjudication, Markam ( Ontario), LexisNexis, 2008 aux pp 101 à 125. 78 Jerry Kang, “Trojan Horses of Race” 118: Harv L Rev 1489 à la p 1499 [Kang]. 79 Puisque les dossiers dans lesquels la discrimination est soulevée, l’utilisation de preuves sociales est fréquente, nous jugeons opportun de souligner la mise en garde faite par la Cour suprême dans M c H: « [l] a prudence est de mise en ce qui concerne les données des sciences humaines. Lorsqu’il est saisi d’études explorant les caractéristiques générales d’un groupe défavorisé sur le plan social, le tribunal doit se garder de faire siennes des conclusions qui peuvent dans les faits avoir été inspirées ou influencées par la discrimination même que les tribunaux doivent éliminer. Dans les faits, les juges doivent soigneusement examiner toutes les données des sciences humaines pour déceler tout préjugé, qu’il soit expérimental, systémique ou politique. » M c H, [1999] 2 RCS 3 au par 296. 80 Kang, supra note 78 à la p 1512. 21 détriment des Noirs, mais cette préférence est faible eu égard à leurs préférences implicites81. Les préjugés implicites permettent d’anticiper les comportements lors des interactions sociales mettant en présence des personnes racialisées82. Les préjugés implicites83 ont une influence84 sur l’objectivité de nos évaluations. Le fait de ne pas avoir de préjugés conscients n’a aucune incidence sur les préjugés inconscients. Certains chercheurs en sont arrivés à la conclusion que le racisme inconscient a une incidence sur le processus d’adjudication85. Autre manifestation du racisme inconscient : les microagressions86 raciales. Sont considérées comme des microagressions : les micro insultes, les micro attaques et les 81 Ibid à la p 1513 : “Those of us with the greatest biais (as mesured by self-reported answers to indirect survey questions) against a racial minority tend also to have the greatest implicit against theme and vice versa. ” 82 Une étude, portant le nom de Shooter bias study, a démontré que confrontés à une situation où ils se sentaient en danger les policiers avaient tendance à tirer plus rapidement sur les personnes noires. Les stéréotypes culturels ont une influence sur le temps de réaction : plus le tireur croyait en l’existence de ses stéréotypes, plus il avait tendance à tirer rapidement. Il est également important de noter que le fait que le tireur soit Blanc ou Noir n’avait aucune incidence puisque ce sont donc les stéréotypes implicites qui motivent l’action. Kang, supra note 78 aux pp 1493 à 1497. 83 Implicit Association Test : https://implicit.harvard.edu/implicit/demo/ 84 Lors d’une expérience portant sur des curriculum vitae, deux séries de curriculums furent transmis aux employeurs potentiels certains avec des noms à consonance Afro-Américaine et d’autres des noms « anglo-américains », ces derniers postulants furent grandement avantagés, et ce, même lorsque les curriculum vitae déposés par des Noirs étaient de qualité supérieure. Cette expérience démontre que les employeurs ont appliqué des schémas raciaux et des catégories liées aux noms des candidats et dès lors un sens négatif attribué à la « race » était automatiquement activé se traduisant par un nombre inférieur d’entrevues pour les Noirs. Kang, supra note 78 à la p 1516; Voir Paul Eid, « Mesurer la discrimination à l’embauche subie par les minorités racisées : résultat d’un « testing » mené dans le grand Montréal », mai 2012, Commission des droits de la personne et de la jeunesse Cat. 2.120-1.31. 85 Elena Marchetti and Janet Ransley, “Unconscious Racism: Scrutinizing Judicial Reasoning in 'Stolen Generation' Cases” (2005) 14 Social & Legal Studies 533 à la p 541 [Marchetti et Ransley]: “Although some may resist and devalue claims of unconscious racism, Davis (1995) believes that “it must be examined and understood, rather than resisted” (p. 170). Other scholars such as Cunneen (1992) and Razack (1998) have identified how racial stereotyping, which Davis (1995) argues may manifest as unconscious racism, can influence judicial decision making ”. 86 Dans Eden King, Salman Jaffer et als “Discrimination in the 21st Century: Are science and Law Aligned ? ” (2011) Psychol Pub Ppol’y & L 54 aux pp 56 et 69, les auteurs soulignent que lorsque les victimes de ce type de discrimination les soulèvent devant les tribunaux, ceux-ci ne les 22 micro invalidations. Il peut également s’agir d’insultes subtiles (verbales, non verbales ou encore, visuelles) qui sont dirigées vers des personnes racialisées parce qu’elles sont racialisées. Elles consistent notamment à ignorer la personne, par des regards, des gestes conscients et inconscients ainsi que le ton de la voix. La professeure Peggy C. Davis conclut que le droit est porteur de microagressions : So long as legal decision making excludes black voices, and hierarchical judgments predicated upon race are allowed insidiously to infect decisions of fact and formulations of law, minorities will perceive, with cause, that courts are fully capable-and regularly guilty-of bias. Minority communities will therefore continue to struggle with a mixed message of law: announced as the legitimate assertion of collective authority, but perceived as micro aggression87. En plus de créer des citoyens de second ordre, les diverses formes de racisme ont pour effet de dévaluer leurs cibles en s’attaquant à leur estime de soi ce qui les rend vulnérables et contribuent en quelque sorte à créer une fragmentation sociale qui se répercute dans le système judiciaire. 3.1. Manifestation de racisme dans le système judiciaire canadien d’hier à aujourd’hui Au début du XXe siècle, la plus haute instance canadienne a légitimé l’utilisation du construit social qu’est la race comme concept juridique. Selon la professeure Constance Backhouse, le racisme systémique a influencé les jugements des tribunaux dans les dossiers impliquant des membres des Premières nations, et des personnes racialisées88. Les décisions de la Cour suprême illustrent les comportements racistes qui prévalaient au sein de la majorité de la société canadienne89, qui, afin de protéger ses intérêts, a utilisé le droit. On comprend que « le droit et la société entretiennent des liens d'interdépendance considèrent pas et ils ne reconnaissent pas que ces microagressions causent un préjudice (cause harm) aux victimes. 87 . Peggy C. Davis, "Law as a microaggression " (1989) 98 : Yale LJ 1559 à la p 1577 [Davis]. 88 Backhouse, Constance. Colour-Coded. A Legal History of Racism in Canada, 1900-1950, Toronto, University of Toronto Press, 1999.[Backhouse, "Colour"]. 89 J. C Robert Young, “The race for equality” National Post (19 février 2000); Backhouse,"Colour", ibid à la p 11; McLachlin, supra note 45 au par 23. 23 inextricable et que les faits sociaux font partie intégrante du processus d’élaboration des lois90 » ainsi que l’interprétation judiciaire. La Cour suprême du Canada a utilisé la hiérarchisation raciale pour garder certains privilèges adhérant ainsi aux théories prônant l’état d’infériorité et de subordination de certains groupes91. Certaines lois utilisèrent le construit social qu’est la race comme motif de distinction, ce qui ne fut pas considéré par la Cour comme un motif pour les invalider92. Selon la juge McLachlin, à cette époque la position de la Cour suprême quant au droit à l’égalité se limitait à « treating « likes » alike and « unlikes » differently93 ». Après avoir fait une analyse des décisions de Christie94, de Quong95, de Noble96 et de Narine-Singh97, elle considère que l’approche de la Cour était discriminatoire ou encore qu’elle fait preuve d’inertie vis-à-vis les droits des minorités. Elle souligne que : The operative assumption for most people, including many of the men who sat on the country’s highest Court, was that it was legitimate, perhaps event proper and moral, to impose burdens and withhold benefits on the basis of race and ethnicity.98 Certes, ces décisions ont été rendues alors que le racisme allait de soi99, faisait alors partie du sens commun. Toutefois, on prendra acte que certains dissidents rejetaient les 90 Willick c. Willick, [1994] 3 RCS 670 au par 16. 91 Backhouse, "Colour", supra note 88 p 11 et 13. 92 Voir à cet égard, Walter Surma Tarnopolsky, « Discrimination and the Law in Canada » (1992) 41 U.N.-B. Law Journal, à la p 241. Union Colliery c. Bryden, [1899] AC 580; Cunningham c. Tomey Homma, [1903] AC 151. 93 McLachlin, supra note 45 à la p 9. 94 Christie, supra note 44. 95 R. c Quong-Wing, [1914] RCS 440. 96 Noble et al c Alley, [1951] RCS 64. 97 Narine-Singh c Attorney-General (Canada), [1955] RCS 395. 98 McLachlin, supra note 45 aux par 9 et 26. 99 Walker, supra note 42 à la p. 303. 24 distinctions fondées sur le construit social qu’est la race : les juges avaient le pouvoir interprétatif de rejeter les distinctions fondées sur le construit social qu’est la race. Dans l’arrêt Spence, la Cour suprême a reconnu que « L’administration de la justice a dû se rendre à l'évidence : préjugés raciaux et discrimination sont tenaces dans notre société. 100 » Se prononçant sur l’existence de préjugés raciaux, la Cour a pris acte du jugement de la Cour d’appel : Les études citées par le juge Doherty étayent amplement sa conclusion que les stéréotypes raciaux négatifs sont largement répandus dans notre société. […] Selon le document intitulé l’élimination de la discrimination raciale au Canada (1989), les gens qui ne sont pas de race blanche ou qui ont un accent prononcé sont victimes de préjugés101. La relation des personnes racialisées avec le système judiciaire est parsemée de paradoxes. Malgré les engagements constitutionnels et internationaux envers les droits de la personne, les personnes racialisées font toujours face à des barrières systémiques non seulement en ce qui a trait à l’accès à la justice, mais aussi eu égard au système judiciaire qui ne perçoit pas les effets de la racialisation. Plusieurs rapports102 mettent en exergue la discrimination systémique dans le système de justice pénale. Par exemple, selon le 100 R. c Spence, [2005] 3 RCS 458 au par 1. Dans cette affaire, un homme noir a été accusé d’avoir volé un homme d’origine indo-pakistanaise. Lors de la sélection des jurés, il a tenté d’obtenir la récusation de candidats jurés d’origine indo-pakistanaise, en invoquant que ces candidats étaient susceptibles d’être biaisés en faveur de la victime elle-même indo-pakistanaise. Le juge du procès a estimé que l’aspect « interracial » n’était pas pertinent. 101 Ibid au par 32 102 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Profilage racial et discriminations systémiques des jeunes racisés : Rapport de la consultation sur le profilage racial et ses conséquences Québec, 25 mars 2011, http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Documents/Profilage_rapport_FR.pdf; Examen de la cause de la violence chez les jeunes Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 2008; www.rootsofyouthviolence.on.ca Rapport de la Commission d’enquête sur Ipperwash, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, Toronto, 2007; Stolen Sisters: A Human Rights Response to Discrimination and Violence Against Indigenous Women in Canada, Amnesty International Canada (Ottawa), 2004; Un prix trop élevé : les coûts humains du profilage racial, Commission ontarienne des droits de la personne, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, Toronto, 2003 ,[Coût du profilage]; Commission royale sur les peuples Autochtones. Par-delà les divisions culturelles : Un rapport sur les Autochtones et la justice pénale au Canada, Ministère des Approvisionnements et Services du Canada, Ottawa, 1996; Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, Toronto, 1995 [« Racisme systémique Ontario »]. 25 Rapport de la Commission d’enquête sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario103, les Noirs et les Autochtones sont victimes de traitements différentiels liés au construit social qu’est la race par les divers intervenants du système judiciaire criminel. Ainsi, dès leur premier contact avec le système judiciaire, l’exercice du pouvoir discrétionnaire est exercé en leur défaveur, situation qui se perpétue tout au long de leurs interactions avec ce système. Pour le professeur David Tanovich, les tribunaux font souvent preuve d’aveuglement quant au construit qu’est la race. Cette attitude exerce une influence directe sur l’aptitude des tribunaux à appliquer la Charte canadienne afin de lutter contre la discrimination raciale104. Selon lui, les décisions dans lesquelles ce construit est présent sont irréconciliables. Souvent, les arguments soulevant ce construit social sont rejetés105, l’aspect systémique106 ou inconscient 107 de la discrimination est ignoré. Les arguments fondés sur l’article 15 de la Charte canadienne sont écartés du revers de la main108. Parfois la Cour confirme la position voulant que le juge puisse faire valoir certains aspects du contexte social alors que le plus souvent, elle évite de considérer de tels arguments. Ainsi, l’interprétation donnée par la Cour suprême ne protège pas les personnes racialisées contre la discrimination. 103 Selon le Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario, c’est lors de l’exercice du pouvoir discrétionnaire que la discrimination a le plus de chance de se manifester. Pour certains, il faudrait mieux encadrer ce pouvoir des officiers de justice autres que les juges et magistrats, Ibid « Racisme systémique Ontario ». 104 David M. Tanovich, “The Charter of Whiteness : Twenty-Five Years of Maintaining Racial Injustice in the Canadian Criminal Justice System” (2008) 40 Sup Ct L Rev 655.[Tanovich, “The Charter of Whiteness”]; voir aussi Richard Devlin et Matthew Sherrard, “The Big Chill ?: Contextual Judgment after R. v. Hamilton and Mason” (2005) 28 Dal LJ 409. 105 Tanovich “The Charter of Whiteness ”, supra note 104 à la p 662. 106 Ibid à la p 663. 107 Ibid à la p 665. 108 Voir également Jai et Cheng, supra note 24 aux pp 155-158. 26 Le rapporteur spécial Doudou Diène souligne les lacunes du système judiciaire : L’appareil judiciaire et quasi judiciaire souffre d’une certaine inefficacité dans la protection des victimes de la discrimination raciale […] En effet, une approche exclusivement légaliste ou juridique ne permet pas de cerner les dimensions structurelle, culturelle et psychologique de la discrimination raciale. De sorte qu’il existe chez les personnes issues des populations communément exposées à la discrimination raciale une certaine suspicion à l’égard de l’appareil judiciaire109. Quant au système de justice civile, le professeur Pierre Noreau a également fait des constats préoccupants : Si 25 % des répondants d’origine occidentale considèrent que leur « communauté » est victime de discrimination, cette proportion monte à plus de 50 % chez les informateurs issus d’autres origines ethnoculturelles qui regroupent, comme on le sait, la plus grande masse des ressortissants susceptibles d’être membres d’une minorité visible110. De fait, la discrimination raciale a un effet sur la perception qu’ont les membres de groupes racialisés du droit : « Loin d’être considéré comme un outil de mise à niveau (égalisation) des rapports sociaux le droit est abordé comme un mode de régulation susceptible d’entretenir l’inégalité. Il s’agit d’une des conclusions les plus importantes de cette étude111. » Pour leurs parts, les professeurs Frances Henry et Carol Tator prennent acte du fait que les avocats racialisés rapportent que les juges ne les entendent pas voire même qu’ils ne leur font pas confiance à cause de la racialisation dont ces avocats font l’objet112. 109 Diène, « Rapport Racisme 2004 », supra note 32 à la p 22. 110 Pierre Noreau, Le droit en partage : le monde juridique face à la diversité ethnoculturelle, Montréal, Les Éditions Thémis, 2003, à la p 80 [Noreau]. Pour l’auteur, les « répondants d’origine occidentale » sont les Européens et les Américains, les « répondants d’immigration récentes » ne proviennent pas d’un pays occidental : ils sont d’origine asiatique, africaine, sud-américaine. C’est ainsi que les « Québécois d’origine » sont les informateurs d’origine québécoises et les « Occidentaux » sont les Québécois originaires de société occidentale. Finalement, les autres répondants sont qualifiés dans cette étude de « Non-Occidentaux ». 111 Ibid à la p 82. 112 Henry et Tator, supra note 47 à la p 128. 27 Ainsi, construit social qu’est la race demeure aujourd’hui une cause de discrimination perçue par les personnes racialisées lors de leurs interactions avec le système judiciaire, les acteurs de ce système doivent en tenir compte. Afin de prendre acte de l’incidence du construit social qu’est la race dans le contexte juridique, les théoriciens de la race ont développé, la CRT dont Derrick Bell est l’un des précurseurs113. La CRT est l’une des meilleures approches pour conceptualiser les interactions entre le construit social qu’est la race et le pouvoir. 4. Éléments d’une analyse visant à mieux comprendre les interactions mettant en cause le construit social qu’est la race : la Critical Race Theory (CRT) 4.1 De l’émergence de la CRT Grandement inspirée de la doctrine américaine, la CRT a fait quelques percées au Canada114 : elle fut soulevée devant la Cour suprême à quelques reprises115. C’est au cours des années 1970-80, un groupe constitué d’avocats, d’activistes et de théoriciens du droit s’est concerté afin de créer cette nouvelle théorie116. Ancrés dans le post-modernisme, les fondements de la CRT se sont nourris de la sociologie et de la psychologie et des théories des philosophes de l’école de Frankfurt. Ces philosophes ont prôné une analyse critique des sciences sociales : la Théorie Critique. C’est par sa remise en question de l’objectivité de la loi que cette école de pensée a alimenté la CRT. On peut penser aux enseignements de Jacques Derrida (la déconstruction), de Antonio Gramsci 113 Delgado &, Stefancic, supra note 72 à la p 5. 114 Voir notamment les travaux de Carol A. Aylward, Adelle Blackett, Sherene Razack, Johanne StLewis, Esméralda M.A. Thornhill, Richard Devlin, David M. Tanovich,. Pour une critique, voir les travaux de Jean-François Gaudreault-Desbiens. Notons qu’au Canada cette théorie a capté l’attention des intellectuels s’intéressant aux questions autochtones; voir notamment les travaux de Patricia Monture-Angus. 115 R. c Keegstra, [1990] 3 RCS 697 [Keegstra]; R c S (RD), [1997] 3 RCS 484 [R c S (RD]: voir Carol A. Aylward, Canadian critical race theory. Racism and the Law, Halifax, Fernwood Publishing, 1999, à la p.28 [Aylward]à la p 100. 116 Ils furent les précurseurs quant aux développements de cette théorie qui est maintenant utilisée dans plusieurs domaines des sciences humaines dont la criminologie la pédagogie et la psychologie de même qu’en matière de santé. Kimberlé Crenshaw, “Twenty years of Critical Theory: Looking back to move forward” 43 Conn L Rev 1253 à la p 1255[Crenshaw, “Twenty years”]. 28 (sens commun), de Michel Foucault (discours, pouvoir et savoir) et de Maurice Merleau Ponty117 (perception : représentation de la connaissance contextuelle sédimentée). Bien que la Théorie critique soit un des éléments fondateurs de la CRT, elle a fait l’objet de critique. Pour les théoriciens de la CRT, l’approche prônée par la Théorie Critique, à savoir que la transformation des rapports sociaux ne peut se faire que par l’utilisation de catégories, est problématique : les catégories offrent peu d’alternatives au formalisme juridique, elles limitent les possibilités de transformation et ne permettent pas de comprendre pleinement la réalité qui est intersectionnelle. Or, pour changer les structures sociales, il faut les penser autrement : Changing the world requires primarily that we begin to think about it differently. To help break the mental chains and clear the way for the creation of a new and better world, Crits practice "trashing"a process by which law and social structures are shown to be contingent, inconsistent and irrationally supportive of the status quo without good reason118 Afin de tenir compte du contexte propre aux personnes racialisées, la CRT s’est également nourrie de la philosophie des penseurs noirs : Frederick Douglass, William Edward Burghardt (W.E.B.) Du Bois119, Frantz Fanon, Aimé Césaire120, Martin Luther King, ainsi que celle de Malcom X121. Ces philosophes noirs ont exposé les séquelles 117 On peut penser à la classification raciale qui est une application du principe voulant que la perception représente des connaissances contextuelles sédimentées. Linda Martin Alcoff, Visible Identities : Race , Gender, and the Self, Oxford, Oxford University Press, 2005 à la p 184. 118 Richard Delgado, “The Ethereal Scholar: Does Critical Legal Studies Have What Minorities Want?” (1987) 22 Harv CR-CL L Rev 301 à la p 308. La notion de « trashing » a des liens avec celle de la déconstruction. Aylward supra note 115 à la p 28. 119 Pierre Saint Arnaud, L’invention de la sociologie noire aux États-Unis d’Amérique, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 203 à la p 206 [Saint Arnaud]. Pour W.E.B. Du Bois, la race n’est pas une catégorie fixe, mais plutôt une construction influencée par les processus sociaux culturels et historiques. 120 Aimé Césaire, Discours sur la négritude, 1987, Paris, Présence Africaine, 2004 (avec le Discours sur le colonialisme). 121. Manning Marable, Malcom X: A Life of Reinvention New York, Viking, 2011 à la p 484. Pour Malcom X le racisme aux États-Unis est structurel. Les actions de Malcom X visaient une restructuration fondamentale de la distribution de la richesse et du pouvoir. Sa vision était d’inciter l’Amérique blanche à penser et à concevoir la « race » différemment : Toward the end of his life he could imagine the destruction of racism itself, and the possibility of creating a humane social order devoid of racial justice. He offered hope that whites could overcome centuries of negative socialization toward blacks, and that a 29 historiques des relations raciales, l’expérience de l’oppression et les traitements différentiels subis par les personnes racialisées. Pour les tenants de la CRT, ces expériences sociales et historiques doivent faire partie de l’analyse . Ils soutiennent qu’elles leur attribuent une compétence122 qui leur permet de traiter de la racialisation et du racisme dans le système judiciaire avec autorité et expertise123. Les tenants de la CRT considèrent également que l’histoire (sociale, économique et politique) est une discipline fondamentale pour saisir les dynamiques sociales et raciales124. Les valeurs du groupe dominant façonnent les règles juridiques applicables. Généralement, lorsqu’elles sont établies lors des processus décisionnels ou politiques, les personnes racialisées n’ont que peu d’influence. Le système démocratique et le système judiciaire tendent alors à combler cette dichotomie, mais force est de constater qu’à racially just society was achievable. He did not embrace ‘colorblindness’ but, like Frantz Fanon, believe that racial hierarchies within society could be dismantled. 122 Voir R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30 et R c Lavallée, [1990] 1 RCS 852[Lavallée], décisions dans lesquelles la juge Wilson a tenu compte de l’expérience particulière des femmes dans son analyse juridique ainsi que la décision du juge Dickson dans CN c Canada (Human Rights Commission), [1987] RCS 1114. Colleen Sheppard, "Theorizing the Context of Justice" dans Ysolde Gendreau , La doctrine et le développement du droit Montréal, Edition Thémis, 2002 aux pp 39 à 43 [Sheppard, "Theorizing"]. 123 Sheppard, "Theorizing", supra note 122 aux pp 37-38. Ainsi, selon la professeure Colleen Sheppard en s’appuyant sur la théorie développée par Sandra Harding soit la « standpoint theory » qui met l’accent sur le vécu des personnes marginalisées. “Those with less power in society- those on the margins-have experimental knowledge that is unavailable to those with power and authority.” Mari J. Matsuda, “When the First Quail Calls: Multiple Consciousness as Jurisprudential Method” (1989) 11 Women's Rts L Rep 297 à la p 299 [Matsuda, “First Quail”]. Cette position est contestée par le professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens, « La Critical Race Theory ou le droit étatique comme outil utile, mais imparfait, de changement social » (2001) 48 Droit et société à la p 588 [Gaudreault –Desbiens, « société »] et Jean Francois GaudreaultDesBiens, « Identitarisation du droit et perspectivisme épistémologique. Quelques jalons pour une saisie juridique complexe de l'identitaire » (2000) 13 Can. J. L. & Jurisprudence 33 aux par 34 à 36 et 44. [Gaudreault-DesBiens, «Identitarisation »] voir Yves-Marie Morissette, « Quelques points de repères sur l’égalité dans une société diversifiée » (2000) 79 Revue du Barreau canadien, 81 à la p 92. Le professeur, tel qu’il était alors, émet des doutes sur l’approche qui donne une voix aux victimes, voix qui permet de contextualiser les faits en tenant compte que leurs réalités. Il la considère subjective et conséquemment à prohiber. 124 Delgado et Stefancic, supra note 72 à la p 20. Cette approche de la CRT est celle des matérialistes qui soulignent que les changements sociaux surviennent uniquement lorsque les groupes qui détiennent le pouvoir en tirent un bénéfice. Ainsi, la condition sine qua non de tout changement dans la dynamique raciale est la convergence des intérêts du groupe majoritaire et des personnes racialisées. Selon le professeur Derreck Bell, pionnier de la Critical Race Theory, ce n’est que lorsque la majorité blanche a des intérêts convergents (interest convergence) que des percées ont lieu pour contrer le racisme. 30 certains égards, leurs succès restent mitigés. Fondée sur le questionnement et la prise de conscience de la réalité de l’Autre (the other), la CRT déconstruit un des points de départ de la hiérarchisation raciale125 : le droit 126 ; elle lui reproche de ne pas tenir compte de son influence concrète et structurante sur les justiciables racialisés. Forts de ce constat, les théoriciens de la CRT127 se sont d’abord interrogés sur les fondements de l’ordre libéral, les assises du raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières ainsi que les principes voulant que le droit soit objectif. La CRT critique le Legal Liberalism en s’attardant à la relation du droit avec le pouvoir, à son formalisme et à sa présumée neutralité ainsi qu’à la centralité des droits individuels. De plus, cette critique soulève un paradigme : en insistant sur les droits, il n’en reste pas moins que la discrimination subsiste. Selon la professeure Sherene Razack, la position prônée par le libéralisme voulant que chacun soit libre de faire des choix selon ses intérêts ne considère pas que les droits sont intrinsèquement liés à un contexte historique, limitant ainsi les présumés choix des personnes opprimées. Elle s’explique en ces termes : In sum, the concept of an independent decontextualized individual functions to suppress our acknowledgement of the profound differences between individuals based on their situation within groups and the profound differences between groups. Without a theory of difference, we also cannot make clear what the relationship is between groups or communities. Finally, what the notion of rights 125 Francisco Valdes & Sumi Cho , "Critical Race Materialism : Theorizing Justice in the Wake of Global Neoliberalism" (2011) 43 Conn L Rev 1513 à la p 1572 [Valdes et Cho]: voir également William E. Conklin, “Human rights, Language and Law: A Survey of Semiotics and Phenomelogy” (1995) 27 Ottawa L Rev 129 [Conklin]. à la p 155: ”Law ideologically functions as a conceptual apparatus so as to depoliticize and to legitimize existing social relations, thereby revising the relation of law to the social: instead of people understanding law come the social, law is believed to create the social” [nos soulignés]. 126 Cheryl I Harris, “Critical Race Studies: an Introduction” (2002) 49 UCLA L Rev. 1215 à la p 1216 : “The importance contributions of CRT derive from the recognition that law does not merely reflect race as an external phenomenon; law and legal doctrine constitute an ideological narrative about what race and racism are ”. 127 Kimberlé Crenshaw, Neil Gotanda, Gary Peller, and Kendall Thomas eds. Critical Race Theory: The Key Writings that Formed the Movement, New York, New Press, 1995;Richard, Richard. ed. Critical Race Theory: The Cutting Edge, Philadelphia, Temple University Press, 1995. [Crenshaw, "Key Writings"]. 31 most inhibits is our understanding of power as something other than the power of one individual to assert his or her claim over another’s.128 La CRT prend acte que de par sa nature, le droit reproduit les hiérarchies de savoirs et est soumis au binaire savoir et pouvoir129 (knowledge and power) comme le philosophe Foucault l’observait : « il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir130. » Ainsi, dans son application, le droit sous-estime certains types de savoirs131 et éprouve de la difficulté à accepter certaines critiques en les rejetant d’office. Comme le soulignait le sociologue Pierre Bourdieu : Tout champ, le champ scientifique par exemple, est un champ de forces et un champ de luttes pour conserver ou transformer ce champ de forces. On peut (…) décrire un espace scientifique ou un espace religieux comme un monde physique, comportant des rapports de force, des rapports de domination.132 On comprend mieux le rejet de certaines critiques provenant d’intellectuels de groupe qui furent historiquement opprimés et subordonnés, par le fait même présumés exclus de la connaissance scientifique. On ne saurait ignorer que dans le contexte judiciaire les discours juridiques (jugements) ont souvent pour effet de maintenir les structures en place. En effet, de par leur élaboration, les jugements maintiennent le statu quo : 128 Razack, supra note 35 à la p 26. 129 La notion de connaissances scientifiques a pour effet d’exclure d’autres types de savoirs et de transférer les connaissances qu’aux membres du groupe ayant un accès exclusif à ce savoir. Voir aussi Colleen Sheppard “Narratives, Law and the Relational Context: exploring stories of Violence in Young Women’s Lives” (2000)15 Wis Women’s LJ 335 aux pp 346 et 357 [Sheppard “Narratives”] sur les intellectuels « outsiders »: en se référant à Mari Matsuda elle souligne que: “[t]here is an obligation to seek out and read the article the book of “ outsiders scholar”. Otherwise, there is a risk that we will reinforce the idea that it is only when scholars from historically privileged groups publish something that it becomes a genuine source of knowledge.” 130 Michel Foucault, Surveiller et punir- Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 à la p 32. 131 Par exemple, il a fallu attendre la décision de la Cour suprême dans Delgamuukw c. ColombieBritannique, [1997] 3 RCS 1010 à la p 1069 pour que la preuve orale de faits historiques soit admissible : « Malgré les problèmes que crée l’utilisation des récits oraux comme preuve de faits historiques, le droit de la preuve doit être adapté afin que ce type de preuve puisse être placé sur un pied d’égalité avec les différents types d’éléments de preuve familiers aux tribunaux, le plus souvent des documents historiques. » 132 Pierre Bourdieu, Les usages sociaux de la science, Paris, INRA, 1997 à la p 16 [Bourdieu]. 32 They are structured to conform to the status quo by fitting the life experience and events into the existing categories of legal rights and obligations. Even in cases where remedies are provided because of the violation of specific legal rights, individuals must often fit their stories into the existing stereotypes to be successful. […] Thus, legal accountability exists at the expense of a more contextual approach133. La CRT, qui se veut en constante évolution134, prend en considération les aspects théoriques et les effets concrets du droit135. Elle se penche sur les effets de la procédure et condamne les conséquences d’une interprétation principalement procédurale du droit136 qui a pour effet de limiter les droits substantifs et de simplifier la complexité inhérente aux sociétés multiculturelles. C’est en ces termes que le professeur Richard Delgado décrit cette position : Crits are also highly suspicious of another liberal mainstay, namely right. (…) Rights are almost always procedural (for example process) rather than substantive (for example, food, housing or education) think how our system applauds affording everyone equality of opportunity, but resists programs that assure equality of results. Moreover, rights are almost cut back when they conflict the interest of the powerful137. 133 Sheppard, “Narratives”, supra note 129 à la p 357. 134 Crenshaw, “Twenty years” supra note 116. 135 Notons également que cette théorie en a influencé d’autres telles que la Critical Race Feminsim, Critical White Studies, Latino Critical Legal Theory, Critical Asian Studies, Queer Theory, and Native American Critical Theory. 136 Julie Marfarlane, The New Lawyer: How Settlement is Transforming the Practice of Law, Vancouver, University of British Colombia Press 2008 à la p 55. La professeur conclut que la justice est un processus (Justice as Process). Elle s’exprime ainsi: “in practice, procedure can be used to great advantage by those with greater knowledge and staying power, […] apparently fair and reasonable procedural rules raise a risk of exploitation by those with greater power and resources, just as substantive rules raise the risk of manipulation.” 137 Richard Delgado & Jean Stefancic, supra note 72 à la p 23. Cette position n’est pas sans rappeler les revendications qui prévalent au Québec quant aux droits économiques et sociaux. Rappelons la dissidence de la juge Arbour de la Cour suprême du Canada, telle qu’elle l’était alors, dans décision Gosselin c. Québec (Procureur général) [2002] 4 RCS 429 [Gosselin]. Mentionnons également la dissidence du Juge Robert de la Cour d’appel du Québec, tel qu’il l’était alors dans Gosselin c Québec (Procureur général), [1999] RJQ 1033. Voir aussi Louise Arbour, « Libérer du besoin : de la charité à la justice » présentée à Conférence LaFontaine-Baldwin 4 mars 2005. http://parolecitoyenne.org/extraits/media/lecture_arbour_fr.pdf: Pierre Bosset et Lucie Lamarche, dir. Droit de cité pour les droits économiques sociaux et culturels, la Charte québécoise en chantier, Cowansville,. Yvon Blais, 2011. 33 Pour les tenants de la CRT, on peut conceptualiser le racisme dans le système judiciaire en tenant compte de ceux qui sont victimes de racisme et ceux qui ne le sont pas138. Dans une situation où le racisme est présent, la plupart des juges ignorent ses effets et ses conséquences; de surcroît, le racisme est souvent inconscient. Le discours dominant le rejette en mettant l’accent sur des critères présumés objectifs forts de la croyance que la discrimination est anormale et qu’elle se manifeste dans des cas isolés139. De facto, la perception des juges exerce une influence marquée sur leur compréhension du racisme et sur la façon dont le système de justice y répond140. En outre, les juges141 ont tendance à imposer leurs propres conceptions de la discrimination en faisant abstraction des limites inhérentes à leur propre perception. Selon la sociologue Maryse Potvin : Si les conduites des individus sont orientées par leur définition de la réalité, par les représentations sociales et les constructions sociales, celles-ci font partie intégrante de l’aliénation et de la domination générées par le racisme et contribuent à l’élaboration de conduites, de stratégies comme de politiques publiques. Elles sont socialement opératoires et structurent profondément une réalité sociale.142 138 Sheppard “Narratives”, supra note 129 à la p 346 : The interpretation of a narrative may vary markely with audience, depending on the social location of the listeners, their experience their past. (…) Moreover, the relationship between the teller and the listener and its dynamic over time has a major effects on the way narratives are told and how they are interpreted. (…) Therefore, it is important to acknowledge the relation dynamic between narrator and audience and event to ask whether there is an audience capable of understanding the story being told. 139 Brake, supra note 71 à la p 100. 140 Scheppele, supra note 28 à la p 2080 : “"We," the insiders, are those whose versions count as facts; "they," the outsiders, are those whose versions are discredited and disbelieved. This can happen on an individual level, where specific persons find their truths not to be inevitable, or on a collective level, where whole groups of persons find their truths to be dismissed. In either instance, fundamental issues of legitimacy are raised. ” 141 On doit également s’interroger sur la question suivante : le juge qui provient d’un groupe historiquement désavantagé, est-il prêt ou en mesure de faire valoir des points de vue sur le traitement égalitaire. Cette question a fait l’objet d’un débat sur le rôle que le juge est appelé à jouer. Jusqu’à quel point le juge peut-il se mettre à la place de l’autre? 142 Potvin, supra note 65 à la p 13 : elle en arrive à cette conclusion après avoir constaté qu’il n’existe pas de « lien causal entre les faits ou facteurs objectifs et les faits d’interprétation par les acteurs », que la recherche sur le racisme doit les rapprocher en utilisant la dialectique. Russell K, Robinson« Perceptual Segregation » (2008)108 Colom Rev 1093 : “Studies show that blacks and whites are likely to differ substantially in how they conceive of and define discrimination. While many whites expect evidence of discrimination to be explicit, and assume that people are 34 Par son approche innovatrice, la CRT permet de tenir compte du construit social qu’est la race en remettant les relations dans leur contexte historique, sociétal. Elle favorise une conception du problème juridique dans son contexte élargi. Par la déconstruction de ce qui nous semble manifeste, elle dévoile une réalité plus complexe et plus près de celle qui a été vécue par les personnes racialisées. Par la reconstruction qu’elle préconise, elle permet au droit de tenir compte des personnes racialisées et historiquement exclues143. Conséquemment, cette théorie démontre les faiblesses du système judiciaire lorsqu’il s’agit de rendre justice aux personnes racialisées ou historiquement exclues. Car dans une société multiculturelle, il est crucial d’aborder les questions juridiques sous un angle différent, et c’est ce que permet la CRT. 4.2 La CRT et la déconstruction : Rapports existant entre le droit et la racialisation et le racisme. Comme le racisme fait partie intégrante de l’architecture de la démocratie, les acteurs juridiques n’en sont pas à l’abri. La déconstruction devient alors utile : elle examine le concept144(le droit) à déconstruire, le décompose, le compare, le remet dans un contexte historique afin de mettre au jour ses composantes et ainsi lui enlever sa présumée objectivité. Elle met au jour les éléments sous-jacents à cette présumée objectivité et remet le sujet à déconstruire dans son historicité et dévoile les contours du savoir. Comme le disait Derrida, il s’agit de faire une analyse généalogique d’une structure construite que l’on veut « désédimenter »145. colorblind, when such evidence is lacking, many blacks perceive bias to be prevalent and primarily implicit.” 143 Adelle Blackett, “Mentoring the Other: Cultural Pluralist Approaches to Access to Justice” (2001) 8 :3 Int’l J Legal Profession, 275, à la p. 281: For CRT (Critical Race Theory), the crucial task is to reconstruct an approach to law that would be of service to those groups who have traditionally been marginalized, particularly – but by no means exclusively, as much of the literature on intersections illustrates – because of their racialized identities. Awareness of law’s indeterminacy, coupled with an awareness of what Patricia Williams refers to as the Alchemy of Race and Rights, would be the threads through which more critical strategies would be devised. 144 Derrida, supra note 1 à la p 940. 145 Franz-Olivier Giesbert, « Ce que disait Derrida… » 1674 Le point (14 octobre 2004) à la p 82. 35 Le droit étant soumis à des forces externes et contradictoires qui cohabitent dans le processus l’établissant et il a tendance à protéger les privilèges des élites, le droit est « déconstructible ». Ce sont les diverses influences superposées dans le droit qu’il faut dévoiler par la déconstruction146. C’est de cette façon que Derrida aborde cette question : « Le droit est essentiellement déconstructible, soit parce qu’il est fondé, construit sur des couches textuelles interprétables et transformables; soit parce que son ultime fondement par définition n’est pas fondé. (ou assimilable à un fondement arbitraire)147». Selon Derrida, si le décideur « se contente d’appliquer une règle juste, sans esprit de justice et sans inventer en quelque sorte à chaque fois la règle et l’exemple, je serais peutêtre à l’abri du droit, agissant conformément au droit objectif, mais je ne serais pas juste148 ». Par conséquent, la justice demande que les privilèges soient dénoncés et que le contexte plus large soit étudié. La prise en compte de l’historicité et du contexte est une composante fondamentale de la déconstruction. Cette approche est reprise par Richard Delgado et Jean Stefancic : Intellectual approach that targets traditional interpretations of terms, concepts and practices, showing that they contain unsuspected meanings or internal contradictions149. C’est ainsi que l’on est en mesure de constater que le racisme est lié à l’histoire et est sédimenté dans les structures. On comprend alors pourquoi le racisme n’est pas une conséquence d’une déficience individuelle, mais plutôt un problème de société. 146 Derrida, supra note 1 à la p 944. 147 Ibid à la p 942. On peut penser à l’esclavage et aux lois qui le régissaient telles que Jim Crow et les lois portant sur le vagabondage et autres lois qui ont été utilisés pour servir les intérêts économiques de la majorité blanche, ce qui constitue un abus de système judiciaire. Voir Douglas A. Blackmon, Slavery by Another Name: The Re-Enslavement of Black Americans From the Civil War to World War II, New York, Doubleday, 2008 . 148 Derrida, supra note 1 à la p 948. 149 Delgado et Stefancic, supra note 72 à la p 145. 36 En plus d’être conscient de la racialisation, du racisme et de leurs effets, lors de l’analyse juridique, le juge doit aussi être conscient du rapport existant entre le droit, la racialisation et le racisme. C’est pourquoi il faut déconstruire la règle de droit afin de déterminer si elle a un effet discriminatoire que ce soit direct, indirect, inconscient ou systémique. 4.3 Principaux éléments de la CRT Prenant acte du fait que l’histoire est écrite par le vainqueur150 et non par le vaincu et soucieuse de l’importance de cet élément contextuel, la CRT s’attarde aux relations sociales en mettant en évidence l’arrière-scène, l’invisible, l’imperceptible. La narration, la voie des personnes racialisées dans le contexte judiciaire. Fort de constater que la Loi est une narration, les tenants de la CRT prônent l’utilisation d’autres narrations afin de transmettre des idées et des réalités d’une manière dont ne peut le faire la théorie juridique151. Ces narrations s’inspirent aussi bien des récits d’esclaves que de la théorie féministe. Conscients que les membres du groupe dominant éprouvent de la difficulté à concevoir et à comprendre les expériences des Noirs marqués par la notion de double conscience développée par W.E.B Du Bois152, reprise par Mari 150 Pour les révisionnistes de l’histoire, un courant de la CRT, ces derniers constatent que l’histoire qui tient compte du point de vue des vainqueurs, doit être déconstruite, réécrite pour que toute sa complexité soit considérée, de manière à permettre la narration des vaincus, des victimes. Bien que cette déconstruction puisse en déstabiliser certains, son objectif, dans un cadre démocratique est de redonner une voix et du pouvoir aux minorités et de créer un terreau plus fertile à la justice. Delgado and Stefancic, supra note 72 aux pp 20-21. 151 Ronda Magee, “Toward an Integral Critical Approach to Thinking, Talking, Writing, and Teaching About Race” (2008) 43 USF L Rev 259. (Traduction libre). 152 W.E.B Du Bois, Les âmes du peuple noir [1903], Paris, La Découverte, 2007 à la p 11: Le Noir est une sorte de septième fils, né avec un voile et doué de double que dans ce monde américain - un monde qui ne lui concède aucune vraie conscience de soi, mais qui, au contraire, ne le laisse s’appréhender qu’à travers la révélation de l’autre monde. C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double : un Américain, un Noir; deux âmes, deux pensées, deux luttes irrévocables; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule la force inébranlable prévient de la déchirure. 37 Matsuda153, les tenants de la CRT préconisent l’utilisation de la narration dans le contexte juridique. L’utilisation des narrations afin de prendre acte des lacunes du droit et de questionner154 est une des contributions majeures de la CRT, dont les précurseurs sont les professeurs Patricia Williams et Richard Delgado155. La professeure Angela Onwuacchi-Willig reconnaît l’importance des narrations, puisqu’elles ont permis que les exclus soient entendus : Not only did these pioneer give a voice to the voiceless, but they did so by making discursive moves, such as elevating and explicating narrative as a tool for justice and undertaking theory production and engagement in many ways, to use the phrase from the late writer and activist Audre Lorde, these CRT scholars “dismantled the master’s house” with the use of his own tools156. La narration donne ainsi ouverture à une conception des réalités différentes de celle du groupe dominant blanc. Influencée par la position des acteurs, la dynamique relationnelle157 exerce un rôle dans l’analyse du contexte. Ainsi, on ne peut faire abstraction de la position du juge et de celle des personnes racialisées qui comparaissent devant lui158. Toutefois, il faut également reconnaître que les narrations sont des mécanismes de contrôle social. Bien qu’il y ait des avantages à se prévaloir de la narration, on ne peut faire fi de ses potentiels effets pervers. En se référant aux travaux de la professeure Kim Scheppele sur la construction des faits dans le discours juridique, la 153 Matsuda, “First Quail ”, supra note 123 aux pp 297 et p 299 “[h]olding on to a multiple consciousness will allow us to operate both within the abstractions of standard jurisprudential discourse, and within the details of our own special knowledge . ” 154 Angela Onwuacchi-Willig, “Celebrating Critical Race Theory at 20” (2009) 94 Iowa L Rev 1497 à la p 1498.[ Onwuacchi-Willig] 155 Dans ses nombreuses chroniques, le professeur Delgado a utilisé les narrations fictives pour dévoiler les manquements du système judiciaire à l’égard des personnes racialisées, plus particulièrement les Noirs. Voir notamment, Richard Delgado, The Rodrigo Chronicles: Conversations about America and Race, New York, NYU Press, 1995. Richard Delgado “Rodrigo’s Thirteenth Chronicle: Legal Formalism and Law’s Discontents” (1997) 95 Mich L Rev 1105. La professeure William a su démontrer l’importance des narrations fondées sur son vécu de femme racialisée afin de comprendre la loi du point de vue de l’autre, l’exclu. Patricia Williams, The Alchemy of Race and Rights, Cambridge, Harvard University Press, 1991. 156 Onwuacchi-Willig, supra note 154 à la p 1501. 157 Sheppard, “Narratives”, supra note 129 aux pp 346, 349. 158 Voir à cet égard Sheppard, "Theorizing", supra note 122 à la p 38. La professeure Sheppard, citant Carol Gilligan, souligne que “If you have power, you can opt not to listen”. 38 professeure Colleen Sheppard souligne que les narrations des personnes désavantagées peuvent pour se faire entendre mettre de l’avant le statut de victime que leur a attribué la société159 et ainsi être reconnues par le tribunal. Il s’agit là d’une arme à double tranchant : cette stratégie tout en permettant d’être entendu par la Cour, confirme les stéréotypes et annihile toute possibilité d’émancipation160. Il faut également être conscient que la position de celui qui fait la narration exerce une influence sur ce qu’il perçoit de la problématique où le construit social qu’est la race est un enjeu161. Il en va de même pour celui qui l’écoute. Malgré cette réserve, ces narrations peuvent donner l’occasion aux victimes d’inégalités de les partager afin d’en faciliter la reconnaissance. Ainsi, la personne discriminée peut faire entendre sa voix, dévoiler certains aspects du système jusqu’alors imperceptibles afin de les dénoncer et d’ouvrir la porte à une reconstruction. Puisqu’elles donnent accès au contexte, la narration facilite la compréhension des expériences de l’Autre et de l’interprétation des mythes sociaux. La narration permet de dénouer les malentendus, de déconstruire les croyances et les arguments de sens commun (Common sense) liés au construit social qu’est la race. Ultimement, la narration remet en question le statu quo162 et révèle la nature acontextuelle de la loi. Bref par la narration, la personne racialisée peut contrer, en quelque sorte, le discours dominant et y répondre en mettant en évidence les effets que la loi exerce sur elle : Outsider narratives contest the structures of inequality and oppression by raising consciousness and convictions about the possibility for change. The very process of breaking silences, of “coming to voice” attests to the reality of resistance in the face of often grinding and relentless social constraints163. 159 Les relations de pouvoir étant omniprésentes dans la société et dans ses institutions. 160 Sheppard, "Theorizing", supra note 122 aux pp 49- 50. 161 Mario L Barnes, “Racial Paradox in a Law and Society Odyssey” 44 ( 2010) Law &Soc’y Rev 469 à la p 472. 162 Brake, supra note 71 à la p 111. Au contraire “the failure to perceive bias when it exists has costs too, particularly in reduced opportunities for collective action and opposition. The refusal to name a problem ultimately supports the status quo and closes off opportunities to forge creative strategies for change”. 163 Sheppard, “Narratives”, supra note 129 à la p 345. 39 Cette narration, si elle est entendue, est en soi un acte de reconnaissance164, voire même un acte d’émancipation : D'abord, en tant que sujet de droit passif ou objet de l'ordonnancement juridique, je suis conscient que ceux qui détiennent le pouvoir social vont, en fin de compte, tenter d'imposer non seulement leur interprétation du droit, mais aussi celle de ce que je suis, laquelle correspondra à l'image qu'ils se font de moi. Que ce contrôle s’exerce directement par l'imposition d'une contrainte qui se présente comme légitime (par exemple, celle qu'impose la police), ou qu’elle s’exerce indirectement par l'idéologie du pouvoir légitime (surtout le pouvoir législatif de l'État), ces détenteurs du pouvoir social vont donc me réduire à une seule dimension de mon soi. Ils vont m’imposer celle des diverses qualifications du droit étatique qui leur convient le mieux. […]. Mais parce que seul le sujet possède l'autorité de raconter authentiquement l'interprétation de sa vie normative, en la racontant constamment, il sert à engager, à éduquer et à influencer l'imagination interprétative des autres165. La CRT, dénonciatrice de l’abstraction juridique La narration met en exergue le fait que le droit n’est pas désincarné, il s’applique à des individus placés dans une situation à géométrie variable, et non abstraite. C’est pourquoi la CRT dénonce l’abstraction du droit et de ses rouages. En mettant de l’avant la position du groupe dominant, le droit devient acontextuel en oblitérant les perspectives des exclus166. Au lieu de mener à plus grande objectivité dans l’application du droit, cette approche crée une distorsion. La justice, l’égalité et l’équité ne sont et ne peuvent être abstraites : elles doivent avoir un ancrage dans la réalité sociale167. En faisant abstraction du construit social qu’est la race, dans une société où le racisme se manifeste, souvent subtilement, le juge participe à la perpétuation de la subordination raciale et de 164 On peut penser aux diverses commissions de vérité et de réconciliation. 165 MacDonald, supra note 26 à la p 144. 166 Angela P. Harris, "Race and Essentialism in Feminist Legal Theory" (1990) 42 Stan L Rev 581 à la p 585 [Harris “Essentialisme”]. Ses propos doivent être lus en tenant compte du contexte racial : “To be fully subversive, the methodology of feminist legal theory should challenge not only law's content but its tendency to privilege the abstract and unitary voice, and this gender essentialism also fails to do.” 167 Voir à cet égard le jugement de la juge Wilson dans l’affaire Edmonton journal c Alberta (Procureur général), [1989] 2 RCS 1326 par 52 [Edmonton] ; Lavallée supra note 122 ; R c S (R. D), supra note 115. 40 traitements différentiels injustifiables168. La CRT affirme que la norme objective est déterminée par le groupe dominant blanc169, aussi bien en vertu de l’argument de la similitude que de celui de la différence170. Le choix des mots est au cœur de la construction des faits du discours juridiques, ce choix peut favoriser l’abstraction. Ainsi, lorsque le construit social qu’est la race est présent, le choix du terme minorités visibles 171 par la majorité de la Cour suprême dans la décision Bou Malhab en est un exemple. Ce choix lexical est problématique. Rappelons que l’expression « minorités visibles » a été critiquée par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale172. Cette expression, selon ce Comité, ne saisit pas le concept de discrimination raciale, et en fait abstraction contrairement aux objectifs de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale173. Pour sa part, l’experte indépendante des Nations Unies, Madame Gay McDougall, soulignait que 168 Richard F. Devlin, « La théorie générale du droit pour les juges : ou pourquoi la théorie du droit pourrait être importante en matière de formation des juges sur le contexte social » (2001) 4 Revue de la Common Law en français, 197, à la p. 254 [Devlin, « Théorie générale du droit »]. 169 Mensah, supra note 25 à la p 22 : “Colonial and Postcolonial contend that, time and again, White engage in a process of “othering” in which White becomes the yardstick against which all the other communities of color are judge ”. Pour sa part, Fanon résume en ces termes cette problématique : Le péché est nègre comme la vertu est blanche. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952 aux pp 93 et 112 [Fanon « Peau noire »]. « [p]our le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » Fanon, « Les damnés », supra note 34 à la p 109. 170 Devon W. Carbado, “Critical What What? ” (2011) 43 Conn L Rev 1593 à la p 1611 [Carbado]: Under the sameness framework, people of color are measured in terms of their correspondence to whiteness; under the difference framework, we are assessed according to our non-correspondence 171 L’expression « minorités visibles » est définie par la Loi sur l’équité en matière d’emploi LC 1995, ch 44, comme étant « les personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. » 172 Voir CERD, « Examen des rapports présentés par les états parties conformément à l’article 9 de la Convention - Observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale : Canada » (25 mai 2007) Doc. No CERD/C/CAN/CO/18. 173 Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale Adoptée et ouverte à la signature et à la ratification par l'Assemblée générale dans sa résolution 2106 A (XX) du 21 décembre 1965 R.T. Can. 1970 no. 28, 41 le concept de « minorités visibles » n’est pas en mesure de saisir les différents traitements par les divers membres groupes racialisés au Canada174 : Rapid demographic changes have created new demands for deeper levels of disaggregation of data to keep pace with shifts in the economic and social status of specific minority communities. […] black Canadians, feel strongly that the catch-all terminology of “visible minorities” under which their data is captured leads inevitably to the neglect of their specific identities and situations and has served to obscure and dilute the differences and distinct experiences of respective minority groups. Unpacking the visible minority data is a first essential step towards the recognition of diverse experiences and challenges and enabling more targeted policy responses175 Pour d’autres, ce terme est dérogatoire en mettant l’accent non seulement sur la différence, mais aussi sur une infériorité construite. Il est considéré comme étant « ahistorique et apolitique176. » Puisque le construit social qu’est la race est au cœur du litige, il aurait été préférable de parler concrètement du problème, soit du racisme. La CRT et le « daltonisme » judiciaire (Color blindness) Une des techniques dénoncées par la CRT afin de préserver l’objectivité judiciaire, est le « daltonisme » juridique, technique par laquelle on fait abstraction du construit social qu’est la race. La prémisse sur laquelle s’appuie cette technique veut que ce construit n’ait aucune influence177 sur les dynamiques sociales et juridiques : 174 En se référant à certains auteurs, Joseph Mensah souligne également que l’expression minorités visibles est problématique : elle met l’accent sur la différence, en faisant appel au concept de l’autre; elle met l’accent non seulement sur la différence, mais également sur une certaine infériorité ou sur le fait de ne pas être à sa place (inadéquat). Ce terme ne tient pas compte de l’histoire des gens qu’ils désignent, ni de leurs luttes. En ce sens, il est apolitique. Mensah, supra note 25 à la p 25. 175 Human Rights Council, Report of the independent expert on minority issues, Addendum Mission to Canada 13e sess A/HRC/13/23/Add.2 au par 94. http://www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/13session/A.HRC.13.23%20Add.2_en.pdf 176 Mensah, supra note 25 à la p 25. 177 Cette attitude est également considérée comme étant une microagression qui prend la forme d’une micro-invalidation, car elle déconsidère l’expérience de la personne racialisée et met en exergue une expérience : celle du groupe dominant. On note que les effets cumulatifs de telles agressions sont dévastateurs. Derald Wing Sue, Christina M. Capodilupo, Gina C. Torino et al, “Racial Microagressions in Everyday Life: Implications for Clinical Practice” (2007) 62 American Psychologist 271. 42 To ignore race in a racialized society is tantamount to whitewashing the very situation that created the problem in the first place that is, an acknowledgement that the legal principles and the rule of law underpinning the foundation order of society are neither neutral nor passive, but racialized in Eurocentric ways that systemically privilege the whiteness as the norm178. Dénonçant les privilèges accordés au groupe dominant de façon invisible et systémique par les structures sociales, les tenants de la CRT rejettent avec force le daltonisme judiciaire (Color blindness)179, favorisant une position qui considère le construit social qu’est la race (Race counsciouness) 180 . Ce construit contribuant aux inégalités, on doit le considérer pour que justice soit rendue : [e]ngaging in race talk and developing critical race standards are critical because colour-blind due process standards are working disproportionately to the disadvantage of racialized groups. […] Lawyers and judges are committed to the pursuit of justice and with a greater understanding of what needs to be done and commitment to getting it done, we may begin to see significant change181. Pour le professeur Devlin, lorsqu’il est question du construit social qu’est la race, l’idéal voudrait que le juge soit daltonien (colorblind) : l’identité raciale est présumée non pertinente à moins que celle-ci ne soit démontrée. Mais il souligne que « l’idéal du désengagement est en désaccord avec la réalité inéluctable que nous sommes des êtres sociaux, que nous sommes en rapport avec des idées préconçues182». Ce daltonisme rend invisible le construit social qu’est la race et fait abstraction des conséquences historiques du racisme qui a des ramifications contemporaines. Aussi, permet-il de mettre l’accent sur un individu, un groupe acontextualisé en omettant la dimension systémique. Ce daltonisme maintient les structures sociales en place et, 178 Wallis & Fleras, supra note 13 à la p xii. 179 Neil Gotanda, "A critique of “Our Constitution is Color-Blind”" 44 Stand L Rev 1; [Gotanda, “Color-blind”]; Crenshaw, “Twenty years” supra note 116 au pp 1326 à 1330. Charles R Lawrence III “The Epidemiology of the color-blindness: Learning to Think and Talk about Race Again” (1995) 15 B C Third World L J 1. [Lawrence III,“Colorblindness”] 180 Gotanda, “Color-blind”, supra note 179 aux pp 62-63. 181 Tanovich, “The Charter of Whiteness ”, supra note 104 à la p 685. 182 Richard F. Devlin, « Les décisions judiciaires et la diversité : la justice des justiciables ou des justiciers » (1996) 20 Prov. Judges J 4 [ Devlin, « Décision »]. 43 contrairement aux idéaux d’égalité, crée des obstacles quant à l’atteinte de l’égalité et de justice dans une société multiculturelle, perpétuant les avantages des membres de la majorité blanche au détriment des personnes racialisées traitées comme des citoyens de second ordre. De façon utopique, l’objectif du daltonisme judiciaire est louable, mais tant que les indicateurs démontreront que le construit social qu’est la race exerce une influence sur la vie sociale, économique, et la santé des personnes racialisées, il serait amoral de faire abstraction de ce construit dans notre appréhension du contexte social. La CRT et le privilège d’être blanc (the White privilege) Selon la CRT, puisque les identités sont construites et que certains membres de la société sont avantagés par ces constructions, le système social sert la majorité dominante blanche qui en est l’architecte183. Dénonçant l’invisibilité du construit social qu’est la race et de ses effets, la CRT rejette l’idée que la réussite sociale trouve sa source dans le mérite individuel. Elle révèle que les individus héritent184 de désavantages ou de bénéfices sociaux et économiques185 (White Privilege). Le fait d’être Blanc a une valeur, whiteness as a property186 , socle du White Privilege187. Ce privilège n’est pas étranger à 183 Richard Delgado, "Rodrigo’s Portent: California and the Coming Neocolonial Order" (2010) 87 Wash U L Rev. 1293. Selon les projections sur les données démographiques, il est à prévoir que dans certains États américains la majorité blanche sera bientôt minoritaire : une telle situation donne ouverture à la réapparition du modèle colonial. 184 Wilkinson, supra note 67 aux pp 111 à 112.On réfère également à la notion de capital social : Le capital social réfère, dans un sens large, aux « profits » qu'il est possible de tirer des relations entre individus. […] Ces liens contribuent à la réciprocité et à la confiance, des valeurs qui permettent d'unir la société démocratique. […]. Au Canada, les individus qui possèdent un tel capital social sont plus susceptibles de réussir socialement, alors que les individus qui sont dépourvus de ces caractéristiques peuvent être confrontés à diverses barrières, […] 185 Cette approche est celle des réalistes de la CRT connus également sous le nom de « economics determinists ». Pour eux, le point central de leur analyse, c’est la façon dont la société accorde des privilèges et des positions sociales. La hiérarchisation sociale et raciale détermine qui aura accès au capital, à l’éducation, aux opportunités de travail ainsi qu’aux occasions d’augmenter son capital social et culturel. L’épisode colonial ainsi que l’esclavage ont eu une influence structurante dans la création des hiérarchies sociales. Delgado et Stefancic, supra note 72 aux pp 17 à 18. 186 Cheryl I Harris, “Whitness as property” (1993) 106 Hav L Rev 1707 à la p 1761: 44 l’oppression subie par les personnes racialisées pour que le groupe dominant blanc puisse continuer de jouir de bénéfices que l’oblitération de l’histoire rend invisible. En tant que bénéficiaire de ces privilèges, les membres du groupe dominant peuvent en faire abstraction et ne pas voir les avantages légués qui prennent leur source dans l’oppression de l’Autre. Pour la professeure Martha Mahoney : A crucial part of the privilege of a dominant group is the ability to see itself as normal and neutral. This quality of being « normal » makes whiteness and the racial specificity of our own invisible as air to people defined outside the circle of whiteness. Part of the construction of race is the way that, when used by whites, the word “race” comes to means otherness- often, in this society, blackness- while whiteness become transparent and neutral188. Souvent la loi, de façon subtile, en appliquant des normes d’apparences objectives de même que les tribunaux, dans leur interprétation, continue de protéger, voire même de privilégier le groupe dominant blanc, participant ainsi au maintien de privilèges189. Comme le soulignait Peggy McIntosh : « The silences and denials surrounding privilege are the key political tool here. They keep the thinking about equality or equity incomplete, protecting unearned advantage and conferred dominance by making these taboo subjects190 ». Pour le professeur Devlin, résumant la position des tenants de la CRT, l’absence de reconnaissance des privilèges attribués aux membres du groupe dominant ainsi que Whiteness is an aspect of racial identity surely, but it is much more; it remains a concept based on relations of power, a social construct predicated on white dominance and Black subordination. Although the substance of race definitions has changed, what persists is the expectation of white-controlled institutions in the continued rights to determine meaning-the reified privilege of power- that reconstitutes the property interest in whiteness in contemporary form. 187 Peggy McIntosh, White Privilege : Unpaccking the Invisible .[Mcintosh]. <http://www.nymbp.org/reference/WhitePrivilege.pdf>. Selon l’auteure, les Blancs bénéficient de plus de 50 privilèges qui découlent du seul fait d’être Blanc: “As a white person, I realized I had been taught about racism as something which puts others at a disadvantage, but had been taught not to see one of its corollary aspects, white privilege which puts me at an advantage. ” 188 Martha R. Mahoney, “Whiteness and women, In the Pratice and Theory: A Reply to Catherine Mackinnon” (1993) 5 Yale J L & Feminism 217 à la p 220. 189 Razack, supra note 35 à la p 38. 190 McIntosh, supra note 187 à la p 3. 45 l’abstraction faite par les tribunaux du construit social qu’est la race et de ses effets sur les personnes racialisées de même que sur l’ensemble de la société font partie des barrières empêchant de saisir le racisme « car si on s’en affranchit juridiquement [des inégalités], alors que les effets sociaux sont aussi répandus, l’égalité de principe ne fait que renforcer les inégalités.191 ». On comprend pourquoi la compréhension de l’intersectionalité est cruciale quand on parle d’inégalités. De la CRT et l’intersectionnalité Conscient que le construit social qu’est la race ne peut être considéré comme unique facteur de différenciation, puisqu’il interagit avec de multiples facteurs, un courant de la CRT, mené par la professeure Kimberlé Crenshaw192 a développé la notion d’intersectionnalité193. Cette notion a été élaborée afin de répondre aux féministes du groupe dominant qui considèrent que le construit social qu’est la race est accessoire à la question féminine194. Le droit, de par sa structure et son mode de raisonnement analytique, contient des obstacles institutionnels à sa réforme tels que le fait de concevoir les problèmes en les classant par catégorie. L’intersectionnalité (ou la notion de « des motifs de discrimination interreliés » qui fut récemment entérinée par la Cour suprême 191 Devlin, « Théorie générale du droit », supra note 168 à la p 256. 192 Kimberlé Williams Crenshaw “Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics and Violence against Women Of Color” dans Crenshaw, "Key Writings" supra note 127 aux pp 357 à 384. Voir, Mensah, supra note 25 à la p 7. Notons que cette notion est également connue sous le nom de « multiple discrimination ». Colleen Sheppard, "Multiple Discrimination in the World of Work” ILO Working Paper, Prepare for the 2011 Global Report on Equality at Work, ILO Declaration on Fundamental Principles and Rights at work, 2010. 193 United Nations, Committee on the Elimination of Discrimination against Women (CEDAW), General Recommendation 28 on the Obligations of States Parties under Section 2 of the CEDAW, 24e sess CEDAW/C/2010/47/GC October 19, 2010, au par 18: Le fait que les phénomènes de discrimination se recoupent est fondamental pour l’analyse de la portée des obligations générales que fixe l’article 2. La discrimination fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la religion ou la croyance, la santé, l’état civil, l’âge, la classe, la caste et l’orientation et l’identité sexuels. Elle peut frapper des femmes appartenant à ces groupes à des degrés différents ou autrement que les hommes. Les États parties doivent prévoir légalement ces formes superposées de discrimination et l’effet cumulé de leurs conséquences négatives pour les intéressés, et ils doivent les interdire. 194 Daiva K. Stasiulis, “Theorizing Connections : Gender, Race , Ethnicity and Class” dans Wallis et Fleras, supra note 13 à la p 96[Stasiulis]. 46 dans la décision Whitler195), permet de s’attaquer aux catégories étanches qui participent au maintien du statu quo. Cette notion examine des facteurs contextuels196, comme le construit social qu’est la race, l’ethnicité, la classe sociale ainsi que le statut socioéconomique, et observe leurs interactions dans différentes situations dans le but de mettre fin à toute oppression197. Constatant que tant le système judiciaire que le discours légal ne tiennent pas compte des effets du construit social qu’est la race sur les personnes racialisées, la professeure Carol A. Aylwarld résume les grandes propositions qui sous-tendent, selon elle, la CRT : the need to move beyond existing rights analysis; an acknowledgement and analysis of the centrality of racism, not just the White supremacy form of racism but also the systemic and subtle forms that have the effect of subordinating people of color; a total rejection of the «color –blind» approach to law,[…]; a contextual analysis which positions the experiences of oppressed peoples at its center; a deconstruction which asks the question. How does this legal doctrine rule, principle, policy or practice subordinate the interest of Blacks people and other people of color and ultimately; 195 Voir la décision dans la Cour suprême dans Withler c Canada (Procureur général), 2011 RCS 12, Par 58 : Il peut arriver qu’il soit impossible de reconnaître un traitement discriminatoire à l’égard d’une personne ou d’un groupe en l’examinant au regard d’un seul motif de discrimination interdit et qu’il soit nécessaire d’appliquer plusieurs facteurs convergents qui, isolément, ne permettraient peut‑être pas de mesurer l’ampleur des conséquences du déni de l’avantage ou de l’imposition du fardeau en cause. 196 Wilkinson, supra note 67 à la p 120 : « L'approche «intersectionnelle » est en effet toujours déployée en contexte […] : la race n'existe pas en dehors du genre et le genre n'existe pas en dehors de la race, et l'intersection entre les deux (ainsi qu'entre d'autres caractéristiques) doit être reconnue en tout temps. »Voir Bilge, Silma & Roy, Olivier. « La discrimination intersectionnelle : la naissance et le développement d’un concept et les paradoxes de sa mise en application en droit antidiscriminatoire » (2010) 25 CJLT 51. 197 Stasiulis, supra note 194 à la p 97. “The task necessitates that white women acknowledge the material basis of their power in relation to black people, both women and men. ” 47 a reconstruction which understands the duality of law, recognizing both its contribution to subordination of Blacks and other people of color and its transformative power198. Intrinsèquement lié au pouvoir accordé aux uns au détriment des autres, le racisme a historiquement circonscrit les relations sociales; la loi n’étant nullement étrangère à cette relation inéquitable. Par les multiples méthodes qu’elle utilise, la CRT vise donc à transformer la relation existant entre le construit social qu’est la race et le pouvoir. En exposant aux grands jours les relations de pouvoir, la CRT permet de saisir la portée du construit social qu’est la race et offre la possibilité de déconstruire les relations sociales, les idéologies afin de tenir compte des conséquences de ce construit pour ultimement, redéfinir et reconstruire les relations sociales199 . L’essentialisme de la CRT Certains détracteurs de la CRT la considèrent essentialiste. Bien que le construit social qu’est la race soit au cœur de l’analyse, les tenants de cette théorie la qualifient en ces termes : While some would say CRT scholars are anti-essentialist, it would be more accurate to say that we aspire to be anti-essentialist, the distinction is important. Because to invoke any social category is already to essentialize, the question is not whether we engage in essentialism but rather the normative work we deploy that essentialism to perform200. L’argument voulant que la CRT est essentialiste doit être pris au sérieux. Nous nous proposons d’y apporter une réponse qui tient compte du narratif de personnes racialisées. 198 Aylward, supra note 115 à la p 34 199 Frances Henry, Carol Tator, Winston Mattis et als, “The ideology of racism” Wallis et Fleras, supra note 13 à la p 102 : on constate que les idéologies racistes sont en constante évolution. 200 Carbado, supra note 170 à la p 1615. 48 Prenant acte du fait que la race est un construit social en constante mutation, on ne peut soutenir qu’il s’agit là d’un trait naturel et immuable201. Pour comprendre le phénomène de la racialisation et de l’essentialisme, il faut se placer dans la situation vécue par la personne racialisée en considérant le regard de l’autre202; ou encore, comme le disait Fanon, l’homme de couleur dans « sa dimension pour autrui »203. Pour sa part, l’écrivain George Lamming cerne la problématique de l’homme noir comme écrivain : L’écrivain noir est un écrivain, qui à travers un processus d’accidents sociaux et historiques, se découvre, pour ainsi dire, dans une catégorie d’homme appelé Nègres… Le nègre est un homme que l’Autre regarde comme Nègre204. Fanon avait saisi que bien que pour lui il soit un homme avec toutes ses aspirations et toutes ses dimensions, l’homme Blanc le voit et le considère comme Nègre: être construit et limité, être à la dignité bafouée. Cette identité de nègre qu’on lui a attribuée le confine à un enfermement : « Tiens, un nègre ». C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire. « Tiens un nègre! » C’était vrai je m’amusai205: 201 Saint Arnaud, supra note 119 à la p 206. « Le reste de « The Conservation of Races » montre Du Bois déployant toutes les facettes de sa thèse centrale selon laquelle le processus de « fabrication » des races est primordialement historique, voire matérialistes à sa source même. » 202 David Macey, Fanon, une vie, Paris, La Découverte, 2011 à la p 181[Macey]. Il en conclut que « la couleur et la race ne sont pas des essences, mais le produit d’une existence et d’une situation. » Citant Lamming : Le « [N]ègre devient conscient de sa présence du fait du regard de l’Autre (…) il n’est pas simplement là. Il est là d’une certaine manière. L’œil qui le capture et l’encage le voit comme un homme et en dépit de ce fait, il se trouve dans un état de surprise et d’embarras. Il a un peu honte, non au sens premier de ne pas vouloir être ceci cela, mais au sens plus profond du mot, cette honte qui touche conscience qui sent qu’elle est vue. » 203 Macey, ibid à la p 181, il souligne que Fanon s’est inspiré de l’approche développée par Jean-Paul Sartre dans Réflexion sur la question juive, approche selon laquelle un juif est un juif parce que les autres hommes le tiennent pour tel. Pour Sartre; « c’est l’antisémite qui fait le Juif (…) ce n’est pas le caractère juif qui provoque l’antisémitisme;(…) ». Fanon, « Peau noire », supra note 169 à la p 93. Mais Fanon va plus loin. Pour lui, la couleur de la peau est cœur de la problématique. Pour lui, le Juif est un Blanc et, hormis quelques traits assez discutables, il lui arrive de passer inaperçu. 204 Macey, ibid à la p 181. 205 Ici, le mot nègre doit être interprété dans son contexte. En effet, tel que le comprend un Antillais, ce nom est utilisé en remplacement du mot personne. On comprend ainsi que Fanon n’ait pas de réaction négative lorsque ce mot est employé et que sa réaction change lorsqu’on amalgame ce mot à la peur. 49 « Tiens un nègre! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement. « Maman regarde le nègre, j’ai peur! » Peur! Peur! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. Je ne pouvais plus, car je savais déjà qu’existaient des légendes, des histoires, et surtout l’historicité, que m’avait enseignée Jaspers. Alors, le schéma corporel attaqué en plusieurs points s’écroula, cédant à la place à un schéma épidermique racial206. Tout en référant à la notion de schéma, ces propos de Frantz Fanon ne sont pas sans rappeler ceux d’Étienne Balibar qui décrivait la portée du discours discriminatoire sur le Noir, discours qui « : pour le Noir, n’est jamais extérieur, mais introjecté, constitutif de sa « personnalité »207. Résumant la pensée de Fanon quant aux interactions avec la société blanche, David Macey conclut qu’il ne s’agit pas seulement d’un phénomène individuel, mais aussi un phénomène sociopolitique, nullement lié à l’essence d’un individu208. Pour leur part, citant Daniel Berardi, Warris et Fleras soutiennent qu’eu égard à l’identité attribuée par le construit social qu’est la race, « a perceived difference that makes a difference ». Race is conceived as both a social structure and a cultural discourse, susceptible to change, that informs how we see ourselves, how others see us, and how we represent each other. In this way, race is an identity that is simultaneously 206 Fanon, « Peau noire », supra note 169 à la p 90 tel que cité par Macey, supra note 202 à la p 182. Voir Wallis et Fleras, supra note 13 à la p xii : “Race may reflect an accident of birth, yet profoundly shape a person’s life or life chances ; race may be skin deep, yet provide a quick indicator for judging the worth of a individual or a group, race should never justify unequal treatment, yet may prove pivotal in reversing discrimination.” 207 Étienne Balibar,. « La construction du racisme », (2005) 38 Actuel Marx 11 www.cairn.info/revue-actuel-marx-2005-2-page-11.htm. [Balibar, « La construction »] à la p 25. 208 Macey, supra note 202 à la p 203. Voir Balibar, « La construction », supra note 207 à la p 25 : Ce qu’il appelle une aliénation vaut, on le sait, aussi bien pour le colonisé que pour le colonisateur, même si ce n’est pas de la même façon, elle est centrée sur le phénomène de la « conscience divisée » et sur la perversion des rapports et des fantasmes sexuels, touchant parfois à la psychose, qui imprègnent les représentations mutuelles du dominant et du dominé, et l’identification fétichiste avec leur propre « couleur ». 50 imposed on us and that we elect to assume. Anything but an illusion, race as identity is meaningful, event if not biological or divinely determined, because it has (a) real impact on everyday life, on social practice and the stuff representation209. Tel qu’il a été conceptualisé par certains tenants de la CRT, un aspect important dans la compréhension de la situation de l’homme noir, comparable à celle du colonisé, est intimement lié à l’expérience vécue, point de vue qui se distancie de l’abstraction. Ainsi, toute l’empathie du monde ne peut remplacer cette expertise qui découle de l’expérience. C’est de cette façon que Jean El-Mouhoub Amrouche expose la situation du colonisé dans le contexte algérien : L’expérience du colonisé est une expérience spécifique. Quand elle s’exprime en langage de doctrine, elle ne cesse pour autant de porter une charge affective irréductible. L’homme de gauche français en a connaissance, il l’imagine ou il y compatit par sympathie humaine. Mais en général il n’a pas souffert lui-même le mépris et l’humiliation coloniale. […] La gauche française participe à la tragédie comme un médecin assiste ses malades. Elle ne la vit pas210.[Nos soulignés] Ce n’est pas le Noir qui est essentialiste, c’est le Blanc qui l’a essentialisé211 en le cantonnant dans une identité ethno raciale212. Il faut retourner à la genèse de la relation, genèse historique et sociale, pour comprendre que le poids porté par le Noir est le legs de l’homme blanc, de l’esclavage, du colonialisme. 209 210 211 212 Wallis et Fleras, supra note 13 à la p xi. Macey, supra note 202 à la p 360. Cette explication de Jean El-Mouhoub Amrouche répond à la proposition du professeur Gaudreault Desbiens voulant qu’ « il y a en revanche une marge entre, d’un côté, reconnaître ce fait et en tirer des conséquences juridiques, et, de l’autre côté, affirmer sans autre procès que la psyché « blanche » […] n’est ni sensibilisée ni réfractaire au mal radical que constitue la ségrégation raciale. En fait, la dernière hypothèse constitue ni plus ni moins qu’une négation de toute capacité d’apprentissage et d’ouverture de la part de l’« autre », fût-il dominant. Le « perspectivisme » connaît des limites, qui, on le voit, sont vite atteintes. Gaudreault Desbiens, « société », supra note 123 à la p 586. Mensah, supra note 25 à la p 43: “Despite this diversity, Blacks in particular, are often treated as a homogenous group in Canadian society. In many instances, skin color is assumed to override all attributes of their human individuality. This obviously a serious analytical blunder”; voir Cecil Foster, Blackness and Modernity: The Colour of Humanity and the Quest for Freedom, Montreal McGill Queen’s University Press 2007 aux pp 305 à 329 [Foster]. Notons que pour la plupart de Noirs, le terme a un sens concret qui prend tout son sens lors de leurs activités quotidiennes. Mensah, supra note 25 à la p 24 : “Irrespective of their place of birth, Canadian Blacks share the common prejudicial experience that their presumed blackness engenders in their association with White Canada. ” 51 Et là est la nuance pour le Noir, il est un homme comme un autre; mais socialement et de façon systématique, on l’a limité par une construction ethnoraciale : Noir, nègre, personne racialisée. Cette construction nous le fait voir comme un être essentialisé213 alors qu’il est un Noir parce qu’on l’a construit comme tel214. Il doit se battre pour être reconnu comme un homme digne de ce nom aux yeux des membres du groupe dominant215, ceux qui ont le pouvoir d’attribuer un sens aux réalités sociales. Pour pouvoir se défaire de ses constructions assimilables à des chaînes, le Noir doit luimême216 se libérer. Exercice qui nécessite une double conscience, soit celle de l’homme dans toute sa complexité, soit celle de l’homme construit comme Noir. Notons que cette construction n’est pas facilement déconstructible, car elle va au cœur des intérêts sociaux, économiques et politiques. Comme le disait René Maran dans Un homme pareil aux autres, tel qu’il a été cité par David Macey : Je sais à présent que ni l’éducation, ni l’instruction ne prévalent contre les préjugés de race. Je sais que la plupart de mes chefs n’ont jamais voulu voir en moi qu’un nègre, qu’un « sale nègre » qu’il fallait tenir à l’écart, briser, humilier, qu’un « sale nègre » indigne du moindre avancement et, malgré sa tenue, ou peutêtre à cause d’elle en toute considération. » Il apprendrait aussi ce qu’il était pour lui-même : « je ne sais plus qu’une chose : c’est que le nègre est un homme pareil aux autres, un homme comme les autres et que son cœur, qui ne paraît simple qu’aux ignorants, est aussi compliqué que peut l’être celui du plus compliqué des Européens217. 213 214 215 216 217 Gaudreault Desbiens, « Identitarisation », supra note 123 à la p 60 Comme il le soulignait « [l]’idée voulant qu’un point de vue différent puisse exister en fonction du sexe ou de la race se conçoit indépendamment de tout essentialisme. En fait, ce point de vue ne tient pas tant à la possession d’une essence différente qu’à l’histoire commune d’un groupe d’individus, qui a permis de forger une communauté d’interprétation », cette proposition est exacte, mais ignore l’impact du racisme. Ceci n’est pas sans rappeler les propos de la juge Rayle dans le jugement sur l’autorisation du recours collectif « On ne lui reproche pas ce qu'il fait : on lui reproche ce qu'il est. » Bou Malhab, « Autorisation » note 5 par 55. Foster, supra note 211 à la p xxiii : “My position has always been that of an outsider, in a cultural and status sense as another form of being Black, for it very soon after my arrival in Canada that I became aware of the type of structural functionalism that places and keeps racialized and ethnicized Black bodies on the periphery of Canadian society.” MacDonald, supra note 26 à la p 144 : « [s]eul le sujet possède l'autorité de raconter authentiquement l'interprétation de sa vie normative, en la racontant constamment, il sert à engager, à éduquer et à influencer l'imagination interprétative des autres. » Tel qu’il a été cité par Macey, Macey supra note 202 à la p 212. 52 Critique et suggestions pour la CRT Outre la critique de l’essentialisme, la CRT a fait l’objet de critiques de la part d’intellectuels américains pour qui l’appartenance à un groupe ne peut octroyer de compétences particulières pour comprendre la problématique raciale218. D’autres considèrent que les narrations qui ne s’inscrivent pas dans un contexte légal, au sens scientifique du terme, sont irrecevables219. Nous avons répondu précédemment à ces critiques. D’autres sont d’avis que la CRT n’a plus d’intérêt puisque nous sommes dans une société post raciale. Pour le professeur Devon W. Carboda, cet argument devrait être déconstruit. Le mot post peut signifier que le passé ne fait pas que précéder le présent et que le passé continue à avoir une portée : postcoloniale, post apartheid ou encore que l’utilisation de post insinue que le racisme est chose du passé 220 et que les faits historiques n’ont plus d’effets. Il semble que c’est la seconde interprétation qui prévaut221. Vu l’absence de paramètres qui la rend vulnérable pour certains, la CRT paraît indisciplinée. C’est ainsi qu’on doit se demander si le fait d’imposer des critères à une théorie qui se veut critique ne va pas à l’encontre des objectifs de celle-ci. Cette indiscipline doit être vu comme une flexibilité, qui de toute évidence, est une vertu : elle permet de saisir différentes situations avec ouverture. Le professeur Devon Carboda a proposé certaines suggestions d’améliorations pour rendre cette théorie plus articulée : les paramètres devraient être plus clairs et les concepts mieux circonscrits. Des méthodes d’évaluations devraient être envisagées et un suivi de ses développements tant jurisprudentiels que doctrinaux doit être considéré. Bien que son application vise déjà d’autres groupes racialisés, la CRT doit éviter de se cantonner dans 218 Randall L. Kennedy, «Racial Critiques of Legal Academia” (1989)102 Harv L Rev 1745. 219 Daniel A. Farber & Suzanna Sherry, "Telling Stories Out of School: An Essay on Legal Narratives" (1993) 45 Stan L Rev. 807. Contra Angela P. Harris, "Foreword: The Jurisprudence of Reconstruction" 82 (1994) Cal L Rev 741. 220 Il existe un lien avec la notion de Colorblindness, Valdes et Cho, supra note 125 à la p 1552. 221 Ibid à la p 1568 : “Currently, then, we see post racialist, used predominantly to deny the persistence of manifest and manifold race-based inequalities, and to further affirmatively the persistence of white privilege and supremacist racial consciousness.” 53 le binôme Blanc/Noir, qui se trouve au cœur de la CRT. Elle doit tenir compte des manifestations historiques et contemporaines de la dynamique raciale qui touchent les autres membres de groupes racialisés, comme les « Arabes ». Bien qu’elle l’envisage déjà par l’intersectionnalité, la CRT devrait développer une approche théorique plus approfondie de l’interaction entre le construit social qu’est la race et la classe. Les préjugés inconscients et implicites et les autres formes d’empirisme devraient être examinés attentivement : il est crucial de se pencher sur la psychologie et les autres sciences sociales222 afin d’avoir une meilleure conceptualisation de la racialisation, du racisme et de ses effets. Dans un contexte de mondialisation223, la CRT devrait se pencher sur l’intersection entre les questions de « race » et de souveraineté, c’est par celle-ci que les États font valoir leur pouvoir hégémonique pour déterminer qui est citoyen et qui ne l’est pas. Toujours, dans ce même ordre d’idées, la CRT devrait prendre acte des liens entre l’économie, les structures sociales et les interactions avec le construit social qu’est la race. Ainsi, pour le professeur Carbado, le projet qu’est la CRT devrait se définir « comme une interprétation, une présentation ou une explication des dynamiques raciales, un effort afin de réorganiser et redistribuer les ressources en tenant compte de divisions raciales (racial lines)224. » 4.4. La CRT et le juge interprète du droit. Ces constats nous permettent de constater que la CRT a toujours un intérêt, intérêt qui est même amené à croître. Dans cette optique, nous nous interrogeons sur le rôle du juge lorsque le construit social qu’est la race est présent et sur l’utilité de la CRT dans le cadre de l’interprétation juridique. 222 Crenshaw, supra note 116 à la p 1256. 223 Valdes et Cho, supra note 125 à la p 1552. 224 Carbado, supra note 170 à la p 1634 (traduction libre). 54 Perspicaces quant aux divers éléments conscients et inconscients qui interagissent dans un système judiciaire dans lequel le racisme n’est pas éradiqué, les tenants de la CRT dénoncent l’incapacité des acteurs judiciaires à comprendre la nature et la dynamique du construit social qu’est la race. Puisqu’ultimement il décide, le juge est l’acteur central du système. Considérant qu’il fait souvent partie, et de façon disproportionnée, du groupe dominant; à son corps défendant, il devient en quelque sorte porteur des valeurs de ce groupe225. La CRT s’interroge alors sur son objectivité. The fiction of objectivity, for example, obscure that key players in the legal system have tended to share a conceptual scheme226. Comme le droit doit être interprété, la CRT tient compte de la fonction du juge dans le système judiciaire. Par ses jugements, le juge est l’un des principaux créateurs du discours juridique, qui a force de loi227. En outre, c’est par des fictions, telles que la neutralité judiciaire228, que les conséquences discriminatoires de son interprétation sont difficilement perceptibles, et conséquemment qu’il devient impossible d’y remédier229. 225 La Cour suprême a reconnu qu’une plus grande diversité de perspectives était bénéfique à la magistrature. R c S (RD), supra note 115 au par 119 : « Si l'on a décidé d'encourager la nomination de juges appartenant à des groupes plus variés, c'est qu'on a estimé à juste titre que les femmes et les minorités visibles apporteraient une perspective importante à la tâche difficile de rendre justice ». 226 Razack, supra note 35 à la p 38. 227 Derrida, supra note 1. 228 R c S (RD), supra note 115 au par 38. Pour les juges l’Heureux-Dubé et McLachlin, on doit parler de l’impartialité du juge au lieu de sa neutralité : [i]l est indubitable que dans une société bilingue, multiraciale et multiculturelle, chaque juge aborde l’exercice de la justice dans une perspective qui lui est propre. Il aura certainement été conditionné et formé par ses expériences personnelles, et on ne peut s’attendre à ce qu’il s’en départisse dès qu’il est nommé juge. En fait, pareille transformation priverait la société du bénéfice des précieuses connaissances acquises alors qu’il était encore avocat. De même, elle empêcherait la réunion d’une diversité d’expériences au sein de la magistrature. La personne raisonnable ne s’attend pas à ce que le juge joue le rôle d’un figurant neutre; elle exige cependant qu’il fasse preuve d’impartialité lorsqu’il rend justice. 229 Harris., " Essentialism ", supra note 166 à la p 583 : Lawyers are all too aware that legal language is not a purely self-referential game, for "legal interpretive acts signal and occasion the imposition of violence upon others." In their concern to avoid the social and moral irresponsibility of the first voice, legal thinkers have veered in the opposite direction, toward the safety of the second voice, 55 Ce discours juridique, d’apparence objective, devient scientifique230. Il doit être déconstruit afin d’excaver les réalités conscientes ou inconscientes que le juge, expert du droit, a considérées. Selon le professeur Conklin : The expert knowers insist, of course, that they are objective and impartial in their re-presentation of the stories of witness. Bias and prejudice are anathema to the legal culture of Western liberal regimes. The judgments of legal experts reflect an ideological innocence which the non-expert might find surprising the project of the expert knower is to learn what concepts are associated with what signifiers. Political struggle is forgotten and an objective “rule of law” prevails. All this occurs at the very moment that the expert knower transforms social relations into chains of authoritative signifiers231. La CRT considère qu’en raison de leurs structures inhérentes et de leurs constructions, les systèmes sont peu aptes à régler certains problèmes, étant incapables de les saisir232. Une approche déconstructive, telle qu’elle a été développée par Derrida et prônée par les tenants de la CRT, permet de saisir les fondements qui sous-tendent les arguments juridiques et les jugements. En outre, les précédents, eux-mêmes porteurs d’historicité, ont pour effet de perpétuer le statu quo : Judges would determine the intent or legislative purpose of any statue, and they would ensure that established principles were incorporated into their interpretation of what the law was saying in any particular set of circumstances. Central to this procedure was the doctrine of stare decisis, by which courts followed prior which speaks from the position of "objectivity" rather than "subjectivity," "neutrality" rather than "bias." Cette notion de violence est également analysée par Derrida, supra note 1. 230 Bourdieu, supra note 132 à la p 27 : Ce qui fait la spécificité du champ scientifique, c’est que les concurrents s’accordent sur des principes de vérification de la conformité au « réel » sur des méthodes communes de validation, des thèses et des hypothèses, bref sur le contrat tacite inséparablement politique et cognitif qui fonde et régit le travail d’objectivisation. Par la suite, ce qui s’affronte dans le champ, ce sont des constructions sociales concurrentes, des représentations (avec tout ce que le mot implique d’exhibition théâtrale…) mais des représentations réalistes, qui se prétendent fondées dans une « réalité » dotée de tous les moyens d’imposer son verdict à travers l’arsenal de méthodes d’instruments et de techniques d’expérimentation collective […]. 231 Conklin, supra note 125 à la p 157. 232 Delgado et Stefancic, supra note 72 à la p 26 :“[s]tructural determinism that our system, by reason of its structure and vocabulary, cannot redress certain types of wrong ”. 56 decisions or precedents relevant to the case before them. “Stare decisis promoted adherence to the rule of law by limiting the individual judges’ interpretative scope; they must follow the established authorities, the guidelines produced by their predecessors233. Les jugements s’appuient sur certains principes juridiques qui ont une historicité : ils ne sont ni neutres234 ni acontextuels. Ainsi, la CRT met de l’avant une interprétation du droit qui tient compte de l’historicité, du contexte et du construit social qu’est la race. C’est par cette approche déconstructive qu’on dévoile les multiples aspects de la décision, dont certains sont spectraux. Nous proposons donc de faire une analyse de la décision Bou Malhab en mettant en évidence certains aspects de la CRT et de la déconstruction qui auraient pu éclairer les diverses instances saisies. Ces approches permettraient aux tribunaux de mieux tenir compte du contexte plus large et du vécu des personnes racialisées, plus particulièrement les Noirs et les Arabes. 5. Cadre d’analyse Forts des enseignements issus de la CRT et de la déconstruction, nous croyons utile de développer un cadre d’analyse qui tient compte de la « race » tout en reconnaissant qu’il s’agit là d’un construit social. La première étape vise à établir le discours factuel, soit la façon dont les faits sont relatés par les parties et exposés par le juge. Dans le cadre de la construction des faits, les juges mettent l’accent sur certains faits au détriment d’autres. Souvent on peut prédire le discours légal en examinant la construction des faits dans le discours factuel. Or, dans la conceptualisation du discours factuel, le juge devrait tenir compte du contexte social235 : contexte qui sera élargi236 plutôt que restrictif. Ainsi, ce 233 James St. G Walker, “Race and the law” dans Wallis & Fleras supra note 13 à la p 11; Conklin, supra note 125 à la p 153 : “Each narrative of the legal process speaks about the signifiers of the previous story. The judge attempts to ground her or his narrative, not in the client’s original experience, but through the play which counts: the lawyer’s play of authoritative signifiers. ” 234 Sheppard, “Theorizing ”, supra note 122 à la p 44 : “Traditional legal theory often renders invisible or treats neutral background systemic context, even if it consists of poverty, unequal power relations, and inequality. ” 235 Élaborée par la juge Wilson dans l’arrêt Edmonton, supra note 167, la méthode contextuelle vise à:« 57 discours devra faire l’objet de déconstruction afin de circonscrire la façon dont les faits ont été rationalisés par le juge237. La deuxième étape vise à prendre acte du discours légal soit l’application du droit au discours factuel conceptualisé par le juge. Ces deux discours ne sont pas toujours étanches, il existe une interaction entre eux semblable à celle qui existe dans un vase communiquant. Le discours légal doit faire l’objet d’une déconstruction afin de déterminer ce qui a été considéré, contextualisé et omis. La dernière étape prend la forme d’une reconstruction du discours légal en tenant compte du contexte social élargi et du contexte social lié particulièrement au construit social qu’est la race, à la racialisation et au racisme sous toutes ses formes. Nous nous proposons donc d’appliquer ce cadre à la décision Bou Malhab. Discours factuel La façon de relater et de présenter les faits et la construction du discours factuel exerce une influence sur l’application du droit aux faits, soit sur le discours légal238. C’est en ces termes que la professeure Kim Lane Scheppele explique cette interaction : [m]uch less attention has been paid in the jurisprudential literature to how judges and lawyers interpret facts. And the construction and selection of descriptions of events in the social world is not just the process of gathering up facts the way one might gather up stones on a beach. The process of making a bit of information, an mettre clairement en évidence l'aspect du droit ou de la liberté qui est véritablement en cause dans l'instance ainsi que les aspects pertinents des valeurs qui entrent en conflit avec ce droit ou cette liberté. Elle semble mieux saisir la réalité du litige soulevé par les faits particuliers et être donc plus propice à la recherche d'un compromis juste et équitable entre les deux valeurs en conflit en vertu de l'article premier. En l’appliquant, les juges tiennent compte pris au sens large, soit de « la réalité extérieure, indépendante du droit », comme le disait la professeure Danielle Pinard, « La méthode contextuelle », (2002) 81 Can Bar Rev 323 à la p 327. 236 Colleen Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic discrimination in Canada, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010 aux pp 9-10 : On tiendra alors compte de multiples contextes : macro (contexte social, économique et politique ainsi que familial), meso (les relations institutionnelles quant aux situations d’égalité et d’inégalité), micro (situation sociale et expériences personnelles). 237 Voir, à titre d’exemple, l’analyse faite par Sheppard, "Theorizing" note 122 aux pp 50 à 53 du jugement rendu dans Winnipeg Child and Family Services (Northwest Region) c G (D F), [1997] 3 RCS 925. 238 À cet égard, il est intéressant de prendre connaissance des transcriptions des audiences de la Cour suprême afin de voir comment les procureurs des intimés ont circonscrit les faits de façon à oblitérer le construit social qu’est la race. 58 insight, or a description of experience into a "fact" is itself an important part of what it means to engage in the practice of lawyering or judging and, while it is governed by legal rules in some limited ways, this activity is largely the product of legal habit. (…)Those trained in the law learn to see the world in particular ways, and the particular ways come to be seen unproblematically as the only truth there is. There seems to be no question or choice about it. It just is239. Conscient de la construction des faits par le discours factuel, une analyse contextuelle et concrète doit être menée en tenant compte du point de vue de la personne racialisée et ainsi prendre acte du fait que les gens ne vivent pas dans l’abstrait, ils vivent dans le réel qui est situé dans le temps et dans l’espace (situated lives)240. C’est ainsi qu’on saisit toute l’importance du contexte social dans la conception du discours factuel : un examen du contexte dans lequel le problème s’est soulevé peut révéler des complexités241 inattendues, rejetant ainsi les solutions simplistes. Il faut comprendre et connaître les contextes, plus particulièrement ceux qui sont liés à la racialisation et au racisme. C’est pourquoi comme le soulignait le Professeur Kim Lane Scheppele, la Cour doit définir le contexte de la façon la plus extensive possible : [t]he wide-angle beginning puts the event before the court in a broader context than legal narratives usually invoke. And it is not surprising that in each of these "wide-angle" versions, the stories of outsiders are given more sympathy than they are given in versions beginning with an account of "the trouble." Why is this? Outsiders often have a different history, a different set of background experiences and a different set of understandings than insiders. […]. So, when taken out of their context, outsiders' actions often look bizarre, strange, and not what the insider listening to the story would do under similar circumstances. And without knowing more about how the situation fits into a context other than the "obvious," insider's one, courts may find it hard to rule for outsiders.242. Plus la connaissance et la compréhension du contexte seront étendues, plus le jugement sera tempéré. Saisi d’une situation factuelle dans laquelle sont présents la racialisation et le racisme, l’interprète doit s’interroger. Tout comme l’approche féministe requiert que 239 Scheppele, supra note 28 à la p 2088. 240 Juan F Pera, Richard Delgado, Angela P Harris et als, Race and Races : Cases and Resources for a Diverse America , St-Paul ( Minn), West Group 2009 aux pp 3 et 4 [Pera]. 241 Ibid. 242 Scheppele, supra note 28 à la p 2095. 59 l’on pose la question féministe (the women question)243, le construit social qu’est la race requiert que l’on s’interroge sur ce construit244 en considérant les multiples formes que prend le racisme. De surcroît, l’interprète doit être conscient de ses propres schémas et de ses propres filtres, issus de ses divers héritages, afin d’en percevoir les effets. Pour y parvenir, il doit se poser de multiples questions telles que : Comment le construit social qu’est la race est-il lié à la question à analyser? Influence-t-il la construction des faits? Quels sont les images et les stéréotypes qui prévalent dans la société à l’égard des personnes impliquées? Quel rôle l’histoire joue-t-elle dans les dynamiques sociales? Existent-ils des séquelles historiques? Quels sont les présomptions, discours et les idéologies245 qui influencent les positions mises de l’avant par les divers protagonistes? Quelle est la norme qui est universalisée? Quels sont les arguments fondés sur la culture qui sont mis de l’avant? À quelles fins? Quelles interactions existent- ils entre le construit social qu’est la race et la classe sociale le genre, l’orientation sexuelle, le handicap (facteurs intersectionels)? Bref, il est important que dans le cadre de leur interprétation les juges situent les faits dont ils sont saisis dans un contexte plus large ( macro et meso contexte). Ils doivent tenir compte des faits spécifiques et les placer dans leur véritable contexte en considérant le racisme sous toutes ses formes, l’intersectionalité le tout en tenant compte de l’expertise des personnes racialisées. On doit également être conscient de l’influence qu’a le « privilège d’être blanc » ainsi que les conséquences du daltonisme judiciaire. Par ailleurs, il est fondamental que le discours factuel soit exempt de tous les préjugés et de 243 "In law, asking the woman question means examining how the law fails to take into account the experiences and values that seem more typical of women than of men, for whatever reason, or how existing legal standards and concepts might disadvantage women ". Katharine Bartlett, “Feminist Legal Methods” (1990)103 Harv L Rev 829 à la p 837. 244 Pera, supra note 240 à la p 3. 245 Henry et Tator, supra note 47 aux pp 22 à 29. Les professeurs ont démontré que les institutions utilisent certains discours qui masquent la discrimination permettant au racisme de se perpétuer. On peut se référer notamment au discours déni du racisme, à celui du « color-blindness » celui blâmant la victime, à celui de la victimisation, à celui de « eux » et de « nous », à celui s’alimentant d’une certaine panique morale, à celui portant sur les valeurs libérales et finalement à celui de l’identité nationale. Soulignons également le discours mérite. Ces discours véhiculant certaines positions idéologiques qui sont reprises par les médias. Ils font souvent partie du contexte factuel, du discours juridique et du discours légal. Il faut donc être en mesure de les percevoir afin de contrer leurs effets. 60 tous les stéréotypes et qu’il n’alimente le racisme sous quelques formes que ce soit : inconscient, systémique ou encore démocratique. Déconstruction du discours légal ou critique du droit tel qu’appliqué par les tribunaux La loi est un outil de politique publique qui reflète les valeurs sociales prévalant à une période donnée, conséquemment la prémisse selon laquelle la loi est objective, est discutable. En exposant les valeurs cristallisées par la loi, on excave ses fondements, son historicité en effectuant « une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la société246. » Ainsi, lorsque le construit social qu’est la race est en cause, la déconstruction est au centre de l’analyse247. L’interprète doit déconstruire la doctrine, les normes, principes, pratiques qui semblent objectifs ou scientifiques afin de saisir leurs effets concrets : il doit faire preuve d’un certain scepticisme à l’égard des arguments traditionnels248 dont l’objectif est souvent de maintenir le statu quo. Les arguments fondés sur les usages, les coutumes ou encore le sens commun (Common sense) doivent être démembrés en tenant compte du contexte plus large. On doit revoir les présomptions qui, une fois démantelées, peuvent révéler leur absence de fondement. Il faut se demander quelles sont les présomptions qui ne sont pas articulées, mais qui sont appliquées. On est alors à même de concevoir et de saisir les intérêts en jeu. Une analyse critique permet de questionner les lois, les règles et la doctrine juridique bénéficient souvent à un groupe au détriment des autres. Quels sont les motifs qui sous-tendent la règle, à qui bénéficie-t-elle? Contribuent-elles à subordonner les personnes racialisées? Quels en sont les aspects historiques, sociétaux ou économiques qui agissent de façon spectrale, 246 Derrida, supra note 1 à la p 940. 247 Aylward, supra note 115 à la p 4. La professeure souligne que la tâche des juristes canadiens qui veulent mettre de l’avant des arguments fondés sur la CRT est beaucoup plus difficile que celle des juristes américains. En effet, ces derniers admettent le rôle que le construit qu’est la race a joué dans leur histoire. 248 Pera, supra note 240 à la p 3. 61 facilitant ainsi la subordination? Est-ce que le maintien du statu quo a un effet favorable sur les personnes racialisées ou encore perpétue-t-il les oppressions? S’il y a oppression, comment peut-on la surmonter? Lorsque l’argument fondé sur l’intention du législateur est soulevé, il faut s’interroger : quelle est la perspective qui est universalisée comme étant la norme? S’agit-il d’un sophisme? La norme est-elle vraiment représentative et objective? L’interprétation prônée est-elle indûment abstraite? Quel résultat équitable pourrait se justifier dans une démocratie inclusive249? Reconstruction de la norme juridique Dès que le principe fondamental de l’égalité n’est pas respecté, on doit se demander si justice a été rendue.250 Permettant d’établir une norme qui tient compte de l’interaction entre la règle de droit et les diverses relations de pouvoirs et des divers contextes, du construit social qu’est la race : la reconstruction est une étape cruciale. Puisque les décisions mettant en cause le construit qu’est la race sont souvent fondées sur des critères qui semblent objectifs et qui font appel à l’abstraction, la décision doit être adaptée à la situation donnée pour que justice soit faite : elle doit tenir compte du contexte élargi propre à la situation et évitant ainsi l’abstraction. C’est cet exercice qui rend la décision digne de la justice251. Nous croyons important de rappeler les propos du professeur Costas Douzina, quant à la dichotomie existant entre les décisions fondées sur le droit et celles qui sont fondées sur la justice, car c’est vers elle que nous devons tendre : When law violates its established procedures and harms someone; when it does not recognize or uphold rights which have been given already or are reasonably expected; when it breaches basic principles of equality and dignity – in all these cases the law acts unjustly according to its own internal criteria of justice. We can call this first type of justice, legal justice because it is internal to the law and operates when the law matches its own standards and principles 249 250 251 Ibid à la page 3. Aylward, supra note 115 aux pp 136, 34 et 82. Derrida, supra note 1 à la p 960. 62 But legal justice is only one facet of justice.252. Fort des enseignements de la CRT, il faut mettre de l’avant une interprétation de la loi qui respecte les principes fondamentaux du droit et qui n’a pas pour effet de subordonner les personnes racialisées. On doit alors se demander si les dommages ou les bénéfices de l’interprétation proposée sont valables. Quelles seraient les conséquences si la doctrine, les normes, principes, pratiques ne faisaient pas l’objet du changement proposé? En somme, le cadre d’analyse tient compte du discours factuel, du discours légal, des contextes perceptibles et difficilement perceptibles entourant le litige. Il déconstruit ces éléments et les reconstruit en tenant compte du construit social qu’est la race et des facteurs intersectionnels. Ce cadre d’analyse général doit être suffisamment flexible pour rendre justice. Nous nous proposons donc de l’utiliser afin d’analyser les décisions rendues dans le dossier de Bou Malhab, notre sujet d’étude. Dans cette affaire, bien que le construit qu’est la race et le racisme furent perçus par les juges, la majorité de ceux-ci n’ont pas compris le préjudice individuel qui en découle. La norme objective définie par les tribunaux illustre leur incapacité à percevoir le racisme : en faisant abstraction du contexte, l’objectivité a en quelque sorte aseptisé les faits. Nous soutenons que c’est par une analyse des décisions qui tient compte de la CRT et de la déconstruction que l’on rend tangibles les effets du racisme. 6. Application du cadre d’analyse à l’arrêt Bou Malhab Dans l’arrêt Bou Malhab, action en responsabilité civile intentée par la voie d’un recours collectif, la Cour suprême253 devait décider si un recours en diffamation pouvait être intenté par les membres d’un groupe qui prétendaient avoir été personnellement diffamés par les commentaires racistes de l’animateur de radio, André Arthur. Reconnaissant que le véhicule procédural qu’est le recours collectif pouvait être utilisé, tant la Cour d’appel 252 253 Costas Douzinas, "Violence, Justice, Deconstruction" (2005) 6 German LJ 171-178 à la p 177. Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11. 63 que la Cour suprême arrivent à la conclusion qu’en l’absence de préjudice individuel, il ne saurait y avoir diffamation. 6.1 Historique des procédures judiciaires Jugement autorisant le recours collectif À la suite de la décision de la Cour supérieure rejetant la demande d’autorisation d’un recours collectif dans le dossier Bou Malhab254, le représentant en a interjeté appel, appel qui fut accueilli par une décision unanime de la Cour d’appel255. Pour la Cour, la juge Pierrette Rayle conclut qu’il y a apparence de droit. Bien que la taille d’un groupe visé par les propos fautifs puisse rendre la preuve d’un préjudice individuel difficile, non seulement, elle considère que le tribunal devra déterminer « dans quelle mesure le caractère individuel de l’atteinte à la réputation est réduit ou même anéanti par la taille de la collectivité visée en prenant en compte la nature des propos tenus et les circonstances dans lesquelles la diffamation est survenue », mais aussi il devra tenir compte de la nature particulière des propos. Pour contrer la difficulté liée à l’appréciation des dommages exemplaires, elle suggère qu’une condamnation à verser des dommages-intérêts à une société caritative pourrait être envisagée. C’est en ces termes que la Cour d’appel a défini le groupe : « [t] oute personne qui, le 17 novembre 1998, était titulaire d’un permis de chauffeur de taxi, dans la région de l’île de Montréal [. . .] et dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole ». 256 Le dossier fut renvoyé à la Cour supérieure afin qu’elle en dispose. 254 255 256 Dans un premier temps, la demande d’autorisation de recours collectif fut rejetée par la juge Marcelin de la Cour supérieure. Elle considère que vu la taille, qu’elle qualifie de considérable, du groupe visé par les propos racistes de M. Arthur, il sera impossible de prouver un lien de causalité entre ces propos et un préjudice subi par chaque membre du groupe personnellement. Elle est d’avis que le recours approprié serait le recours individuel suivi d’une jonction ou de réunion d’actions (art. 59 et 67 du Code de procédure civile.) Bou Malhab c Métromédia CMR Montréal inc., 500-06-000095-998 (Cour supérieure). Tel que le soulignait la majorité de la Cour d’appel la recevabilité d’un recours collectif dans cette affaire n'a pas à être discutée puisque la Cour d’appel dans le jugement autorisant le recours a considéré qu’un tel recours est recevable Bou Malhab, «Cour d’appel », supra note 10 au par 26. Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 au par 77. 64 JUGEMENTS SUR LE FOND DU RECOURS COLLECTIF La Cour supérieure La Cour supérieure conclut que M. Arthur a commis une faute en prononçant des propos discriminatoires257. Quant à l’évaluation du préjudice, elle est d’avis que pour qu’un préjudice donnant ouverture à une indemnisation258 existe, il faut que chaque chauffeur de taxi ait entendu les propos racistes. Pour le juge : La difficulté que présente l’octroi de dommages dans le dossier ne résulte pas de la taille du groupe visé, mais bien de l’absence totale de preuve de dommages pour tous les chauffeurs de taxi concernés qui n’ont pas été appelés comme témoins lors de l’enquête259. Puisqu’environ une vingtaine des chauffeurs ont entendu les propos racistes260, le juge conclut que tous les membres du groupe n’ont pas subi de préjudice personnel et conclut malgré tout qu’il y a diffamation. Après avoir diminué, sans justification apparente, les montants réclamés de 750 $ à 200 $ et prenant acte des propos de la Cour d’appel dans le jugement autorisant le recours, le juge Guibault accueille le recours collectif, mais ne pouvant accorder des dommages moraux aux individus, il condamne solidairement les intimés à payer la somme de 220 000 $ à l’Association professionnelle des chauffeurs de taxi, avec dépens. Malgré qu’il ait reconnu le caractère raciste des propos, le juge considère qu’ils ne sont pas intentionnels et rejette la demande de dommages-intérêts punitifs, prenant en considération les excuses formulées par M. Arthur. Il refuse également l’octroi de dommages-intérêts à titre d’indemnisation des honoraires extrajudiciaires de l’appelant. 257 Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 au par 99. 258 Cet argument doit être rejeté. Comme le soulignait la juge Abella, l’arrêt WIC Radio Ltd. c Simpson, [2008] 2 RCS 420 par 78 : « la démonstration [d’un dommage réel à la réputation] n’est pas nécessaire pour établir l’existence d’un cas de diffamation ». […] Si la preuve démontre que les propos litigieux étaient diffamatoires envers les membres du groupe, chacun d’eux n’aura pas à témoigner pour établir qu’il a été diffamé. 259 Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 au par 140. 260 Nous croyons opportun de rappeler que la Cour était saisie d’un recours collectif et qu’un tel recours n’exige pas ce type de preuve. 65 La Cour d’appel La Cour d’appel a infirmé le jugement de première instance. Pour la majorité, la juge Bich, constate que la faute, soit la nature raciste des propos de M. Arthur, n’est pas contestée, mais c’est l’existence d’un préjudice personnel qui est contesté. Trois questions furent soulevées devant la Cour d’appel : [l]'intimé et les membres du groupe ont-ils souffert d'un préjudice de nature à permettre l'octroi de dommages-intérêts compensatoires? À supposer que l'on réponde à la première question par l'affirmative, l'atteinte avait-elle un caractère intentionnel au sens de l'article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne et des dommages punitifs auraient-ils dû être octroyés? Comment pourvoir à la rémunération des avocats de l'intimé261? Pour la majorité, pour que l’action en diffamation soit accueillie, il faut prouver un « préjudice individualisé et personnel, c’est-à-dire particulier et particularisé, à la mesure de l’attaque, elle aussi particulière et particularisée 262 ». Pour déterminer si un tel préjudice existe, la majorité fait appel au critère objectif du citoyen ordinaire263 qui « estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers 264» et « tiendra compte, bien sûr, du contexte dans lequel les propos sont prononcés265. » Elle considère que « les propos litigieux, qui sont en effet déplaisants, tiennent plus de l'extrapolation, du commentaire et de l'opinion que de l'accusation 261 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 30. 262 Ibid au par 44. 263 Ibid au par 71 : [Le] citoyen ordinaire est une personne raisonnable, c’est-à-dire réfléchie, rationnelle, informée, mais non pas experte, qui n'est ni susceptible ni tatillonne. J'estime également que, dans une affaire comme celle de l'espèce, le citoyen ordinaire doit également être tenu pour une personne soucieuse de la protection et de la préservation des libertés de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression tout autant que du droit à la réputation. Enfin, ce citoyen ordinaire est soucieux aussi de la dignité des personnes et conscient par conséquent tant de l'existence de convictions, de préjugés ou de pratiques discriminatoires chez certains de ses concitoyens que de la nécessité de ne pas encourager pareilles attitudes. Il sait aussi qu'au-delà des opinions ou pratiques ouvertement discriminatoires de certains, il existe une discrimination systémique, moins affichée et pas nécessairement intentionnelle, mais non moins réelle. 264 Ibid au par 31. 265 Ibid au par 93. 66 précise ou du fait266 ». Lorsque les propos sont tenus à l’égard d’un groupe, afin de déterminer s’il y a un préjudice individuel selon la majorité, il y a trois cas de figure267. « La diffamation collective vise un groupe large et elle se perd dans la foule268 »; dans le deuxième cas, il y a « diffamation collective, mais certains membres sont désignés ou facilement identifiables269 ». Finalement, « la diffamation collective vise un groupe assez restreint pour que tous les membres soient atteints personnellement270 » et c’est seulement dans ce cas que l’indemnisation sera possible. La majorité considère que sa taille est importante : le citoyen ordinaire, tel qu’elle l’a défini271, n’accorderait aucune attention ou crédibilité aux propos de M. Arthur injurieux se sont dilués dans la foule 273 272 et considérerait que les propos , perdant ainsi toute portée préjudiciable274. Ainsi, la réputation et la dignité des chauffeurs sont restées intactes. Après avoir statué sur l’importance de la liberté d’expression dans notre société qui se veut démocratique, la majorité conclut que « ce n’est pas en élargissant le concept juridique de la diffamation ou en étirant la norme de détermination du préjudice en pareille matière que l'on peut lutter le plus efficacement contre les propos racistes275 ». Dissident, le juge Beauregard considère que le juge de la Cour supérieure a conclu que les propos de M. Arthur étaient diffamatoires à l'égard des chauffeurs de taxi « [l] 'appel ne remet pas en cause cette détermination. Puisque la diffamation est une exception à la 266 Ibid au par 75. 267 Ibid aux par 49 à 67. Notons que les propos racistes n’ont pas de fondement scientifiques, ils ne sont que des « extrapolations », « commentaires » ou « opinions », mais le fait reste que la race et la racialisation sont des construits sociaux qui eux ont des conséquences dévastatrices. 268 Ibid par 49. 269 Ibid aux par 55 à 59. 270 Ibid aux par 59 à 67. 271 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 par 105. La juge Abella dans sa dissidence fait une critique de cette construction « [c]ette description attribue à tort, au citoyen ordinaire, des caractéristiques propres à un étudiant ordinaire en troisième année de droit. ». 272 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 aux par 75,76 et 79. 273 Ibid au par 80. 274 Cette conceptualisation fait fi de la pénétration des médias qui sont plus accessibles. 275 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 93. 67 liberté d'expression, il ne [lui] paraît pas utile d'étudier les limites de cette liberté276. » Il propose l’utilisation de facteurs permettant d’évaluer le caractère personnel du préjudice. Les conséquences de la diffamation visent non pas un groupe, mais les individus qui le constituent. Quant aux propos, ils attaquent les chauffeurs pour ce qu’ils sont277. Il reconnaît que les membres du groupe font l’objet de préjugés, que les propos diffamatoires ne font que les renforcer en incitant le mépris. De par leur nature, ces propos ne peuvent être considérés comme étant éphémères. Il constate que les chauffeurs de taxi sont identifiables. Il prend acte des effets des propos sur le gagne-pain des chauffeurs et sur leur estime d’eux-mêmes278. Il conclut que les chauffeurs ont subi un préjudice individuel justifiant l’octroi de dommages-intérêts compensatoires279. Il aurait accueilli l’appel incident octroyant des dommages exemplaires et homologué la convention d’honoraires afin qu’ils soient payés à même les dommages-intérêts280. La décision de la Cour suprême Après avoir circonscrit le débat, la Cour suprême formule la question en ces termes : « Des propos racistes ou discriminatoires tenus à l’endroit d’un groupe d’individus peuvent-ils donner lieu à un recours en dommages-intérêts pour diffamation et, dans l’affirmative, à quelles conditions281 ». La majorité de la Cour suprême rejette le pourvoi en appel, alors que la juge Abella signe une dissidence. 276 Ibid au par 117. 277 Nous nuancerons ces propos en les modulant. Au lieu de dire ce qu’ils sont, nous dirions plutôt la façon dont ils sont socialement construits, soit comme étant des Noirs, soit comme étant des Arabes. Soulignons que la juge Rayle était arrivée à la même constatation : « On ne lui reproche pas ce qu'il fait : on lui reproche ce qu'il est. » Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 au par 55. 278 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 aux par 124 et 125. En citant les commentaires de l'auteur Buron, la juge Rayle prend acte des conséquences économiques que peuvent avoir de tels propos. Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 au par 45. 279 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 120. 280 Ibid au par 130. 281 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 13. 68 Écrivant pour la majorité, Madame la Juge Deschamps constate que la faute commise par M. Arthur n’est pas contestée : Je conclus donc que, bien que fautifs, les propos de M. Arthur ne portent pas atteinte à la réputation de chacun des chauffeurs de taxi montréalais dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole. Le demandeur n’a pas prouvé qu’un préjudice personnel a été subi par les membres du groupe282. Pour arriver à cette conclusion, la majorité prend en considération le véhicule procédural utilisé283 et met l’accent sur l’importance de la liberté d’expression284. Elle établit une distinction entre la personne raisonnable,285 critère permettant d’établir la faute et le citoyen ordinaire, norme qui permet de déterminer s’il y a eu préjudice286. Elle analyse ensuite le caractère diffamatoire des propos tenus à l’encontre des chauffeurs de taxi. Elle dégage certains facteurs permettant de déceler l’existence d’un préjudice personnel : i) la taille du groupe, ii) la nature du groupe, iii) le lien du demandeur avec le groupe, iv) l’objet réel de la diffamation, v) la gravité ou l’extravagance des allégations, vi) la vraisemblance des propos et propension à emporter l’adhésion et finalement, vii) les facteurs intrinsèques287. Signant la dissidence288, la juge Abella, en appliquant les critères circonscrits par la majorité, aurait accueilli le pourvoi, jugeant que la preuve du préjudice découlant des propos diffamatoires et discriminants a été faite : le citoyen ordinaire arriverait à la conclusion qu’ils sont préjudiciables et qu’ils ont atteint la réputation individuelle des 282 Ibid au par 92. 283 Ibid aux par 51 à 56. 284 Ibid aux par 1, 19, 20, 21, 31,46. 285 Ibid aux par 24 et 34. 286 Ibid aux par 26. 287 Ibid aux par 51 à 72. 288 Cette dissidence a fait l’objet d’un commentaire d’arrêt par la professeure Thornhill. Dans ce commentaire, elle souligne que la juge Abella a su saisir une partie du contexte social dans lequel la cause s’inscrivait. En effet, la juge prend acte de l’importance du contexte et que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu. Esmeralda M.A. Thornhill « When Dissent Sounds a Clarion Call » (2012) 90 R du B can 169. [Thornhill, “ Dissent ”]. 69 chauffeurs289. Pour elle, bien que le groupe soit large on ne peut le qualifier d’indéterminé290: il est suffisamment défini et identifié291, pour que chaque membre du groupe ait subi un préjudice292. Afin de comprendre la portée et les conséquences du discours raciste293, nous nous proposons de revoir principalement la décision rendue par la Cour suprême à la lumière du cadre d’analyse afin de mettre au jour ce qui y est camouflé et enfoui. 6.2 Analyse du discours factuel et la construction sociale des faits Selon le cadre suggéré, il est important d’analyser les faits en cause et la construction qu’en ont faite les tribunaux. Nous nous proposons d’analyser les propos de M. Arthur, et les témoignages tels qu’ils sont rapportés par le juge de première instance294 ainsi que la construction que les tribunaux en ont faite, plus particulièrement la Cour suprême. Propos de M. Arthur : un discours public et intentionnel Déconstruction des propos de M. Arthur M. Arthur s’attaque à l’ethnicité des chauffeurs de taxi, une attaque qui les exclut en leur attribuant des caractéristiques négatives, et ce, dans la plus pure tradition du discours raciste colonial. Il discrédite les chauffeurs par des généralisations qui sont au cœur du discours raciste. Il met les chauffeurs racialisés en opposition avec la notion de gentilhomme, terme qui, historiquement a un lien avec la noblesse, référence visant à 289 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 121. 290 Ibid aux par 115- 116. 291 Ibid aux par 115, 116 et 119. 292 Ibid au par 115. 293 Il semble que la portée de ce discours soit souvent prise à la légère. Dans Deslauriers et Baudoin, La responsabilité civile, Volume 1 Principes généraux, Yvon Blais, Montréal, 2007 à la note en bas de page 931, on traite de la cause de Bou Malhab en faisant référence aux propos racistes, les auteurs les caractérisent de commentaires discourtois ou impolis. 294 Scheppele, supra note 28 à la p 2098 : “Listening to the stories of outsiders does even more than provide a necessary corrective to monolithic and domineering majority stories; it also provides a way for courts to build into the structure of legal reasoning the pluralism that it is the business of the courts to protect and the respect for persons that it is the business of the courts to enforce.” 70 démontrer leur infériorité. En utilisant le procédé de la répétition, M. Arthur, martelant ses invectives, stigmatise les chauffeurs en mettant en doute leur capacité intellectuelle295. « ANDRÉ ARTHUR : [P] artir de la Gare Centrale de Montréal, place Bonaventure, et aller à Verdun, si tu ne guides pas le taxi, il n’est pas capable d’y aller. ANDRÉ ARTHUR : Et pourtant, il n’a rien qu’à prendre Université, Bonaventure, Wellington. Ils ne sont pas capables. C’est tous des arabes, ils n’ont jamais sorti à Montréal puis c’est des chauffeurs de taxi. […] [S]i vous ne guidez pas le chauffeur, ils ne sont pas capables. C’est tous des immigrés de l’avant-veille, des gens qui n’ont aucune notion. (Notre emphase)296 En mettant l’accent sur les langues parlées, il fait appel au discours national ainsi qu’au discours du « nous » et du « eux »297. Par ses propos, M. Arthur vise à démontrer la supériorité des Québécois eu égard aux étrangers, barbares, sauvages. Ces propos mettent de l’avant une vision manichéenne de la société québécoise : « ANDRÉ ARTHUR : [L]a langue de travail des taxis de Montréal c’est l’arabe ou le créole et la connaissance de Montréal va avec le reste. (…). 295 Kant a participé à la cristallisation du construit qu’est la race. Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad., intr. et notes par Roger Kempf, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1988 à la p 60 : Les nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature que le goût des sornettes. Monsieur Hume défie qui que ce soit de lui citer l’exemple d’un nègre qui ait montré des talents et il affirme que […], un seul [Noir] pour produire quelque chose de grand dans les arts, dans les sciences ou dans quelque noble discipline, tandis qu’il n’est pas rare de voir des blancs issus de la plèbe susciter l’admiration du monde par l’excellence de leurs dons. Ces deux races d’hommes paraissent aussi différentes de sensibilités que de couleur. 296 Les propos de M. Arthur sont repris au paragraphe 8 de Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 au par 8. 297 Pour Gérard Noirel s’appuyant sur des travaux sociologiques qui considèrent la communication : «[c]omme une relation sociale liant ceux qui fabriquent les messages et ceux qui les reçoivent. Ces travaux montrent que pour faire de l’audience, les journalistes ont tendance à confronter le « nous » qui les lie à leur public en jouant sur une connivence implicite. C’est l’un des mécanismes les plus puissants qui ont permis la fabrication du « nous français » ». Gérard Noirel, Racisme : La responsabilité des élites, Paris, Textuel, 2007 à la p 52; [Noirel].Voir également Henry et Tator, supra note 47 aux pp 26- 27; Saïd, supra note 31 à la p 48. 71 ANDRÉ ARTHUR : Comment ça se fait qu’il y a tant d’incompétents puis que la langue de travail c’est le créole puis l’arabe dans une ville qui est française et anglaise? […] ANDRÉ ARTHUR : Est-ce qu’il y a un auditeur qui peut m’aider à comprendre pourquoi les taxis de Montréal sont aussi mauvais? 790-0851. Comment ça se fait que la langue de travail des taxis de Montréal c’est l’arabe puis le créole, au lieu d’être le français et l’anglais? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui peut m’expliquer comment on fait pour devenir chauffeur de taxi à Montréal?… ANDRÉ ARTHUR : À condition de parler créole, parce que moi, je ne suis pas bien bon à parler « ti-nègre ». Mais à part de ça, si vous voulez, si vous ne parlez pas arabe ou créole […] ANDRÉ ARTHUR : Comment ça se fait que je me ramasse, comment ça se fait que je me ramasse avec des fakirs ou des arabes qui ne parlent pas ni anglais ni français et qui ne connaissent pas le chemin entre la Gare centrale puis Verdun? (Notre emphase) En qualifiant le créole de « parler ti-nègre »298, il s’élève en spécifiant qu’il ne le parle pas. Il dévalorise les chauffeurs de taxi haïtiens justifiant ainsi sa position sociale, autre caractéristique du discours raciste qui crée deux classes de citoyen. Alors qu’il décrivait la situation en Algérie, ce discours a été décrit par Fanon en ces termes : Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. L’originalité du contexte colonial c’est que les réalités économiques, les inégalités, l’énorme différence des modes de vie ne parviennent jamais à masquer les réalités humaines. Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcèle le monde c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race299. Considérant le poids historique300 de ce terme ainsi que sa portée émotionnelle, il constitue une injure, diminue les Haïtiens, les ghettoïse et les ramène à l’ère coloniale. 298 Voir Thornhill, "Dissent ", supra note 288 aux pp 192 à 195, plus particulièrement la section intitulée N-constitutes prohibited assaultive speech and its egregious nature must be contextualize this case où elle souligne le caractère déshonorant et dévastateur de ce terme. 299 Fanon, « Les damnés », supra note 34 à la p 8. 300 Mensah, supra note 25 à la p 41 : “Several historical and contemporary factors work in concert to accentuate the racial denigration of Blacks in Canada, as many other Western industrialized 72 Les propos de M. Arthur qui alimentent un discours préexistant ne peuvent être considérés comme ne portant pas préjudice. M. Arthur use et abuse de la généralisation et de la répétition, notamment en évoquant que les Arabes sont arrogants, après qu’une auditrice les ait qualifiés d’agressifs (discours de la peur)301, propos qui ont été tolérés et même encouragés par M. Arthur. Il a également permis que soient émis des propos voulant que les Québécois soient une minorité donnant ainsi les coudées franches au discours de la panique morale302 qui alimente ainsi la crainte des étrangers303. Il établit un lien direct entre le manque de propreté, la présence de mauvaises odeurs chez les chauffeurs de taxi Haïtiens et Arabes, dans le dessein de démontrer une supériorité des membres du groupe dominant sur ces personnes racialisées. ANDRÉ ARTHUR : […] Mais à part de ça, si vous voulez, si vous ne parlez pas arabe ou créole à Montréal, vous ne pouvez pas vous déplacer en taxi, il faut éviter le taxi, le taxi est devenu vraiment le, le, le Tiers Monde du transport en commun à Montréal » (Notre emphase) En référant à la notion de tiers monde, il va encore plus loin dans la marginalisation et dans l’exclusion. L’utilisation contemporaine de cette notion a fait l’objet d’une analyse critique : The fundamental issue is historical .People of color have never been an integral part of the Anglo-American political community and culture because they did not enter the dominant society in the same way as did the Europeans ethnics. The third world notion points to a basic distinction between immigration and colonization as the two major processes through which new population groups are incorporated into the nation nations. The key Factors include the high visibility of Blacks; the legacy of slavery and its attendant dehumanization; the innumerable negative connotations of the word “black “ in the social discourse”. 301 Henry et Tator, supra note 47 à la p 27. 302 Ibid. 303 Ce discours fondé sur une crainte des différences raciales et culturelles a des similitudes avec le discours du « eux » et du « nous ». Les membres de la majorité ressentent alors une perte d’autorité. Leurs pensées peuvent se résumer en ces termes : « Nous ne sommes plus ce que nous étions ». Voir Henry et Tator, supra note 47 aux pp 27 à 28. 73 (…) By its very language the concept assume an essential connection between the colonized people within the United States and the people of Africa, Asia, and Latin America with respect to whom the idea of le tiers mode originated. ” The communities of color in America share essential conditions with third world nations aboard: economic underdevelopment, a heritage of colonialism and neocolonialism, and a lack of real political autonomy and power. 304 En se référant aux Arabes, en utilisant l’épithète fakir, il fait ici appel au discours de l’orientalisme ANDRÉ ARTHUR : Comment ça se fait que je me ramasse, comment ça se fait que je me ramasse avec des fakirs ou des Arabes qui ne parlent pas ni anglais ni français et qui ne connaissent pas le chemin entre la Gare centrale puis Verdun. (Notre emphase) Ce discours de l’orientalisme est décrié par Edward Saïd, discours par lequel l’Occident a fabriqué les constructions que sont « Orient » et « Occident »305 afin d’assurer la domination occidentale sur l’Orient. Dans Rodrigo’s Corrido : Race, Postcolonial, Theory, and U.S. Civil Rights306, le professeur Delgado souligne l’influence de ce type de discours (l’orientalisme) sur le monde intellectuel. Il considère que : Edward Said's analysis of the role of Western literature in creating the fiction of the exotic Oriental might shed light on the way Hollywood and television depict Latinos as buffoons and servants, and African Americans in even more demeaning terms. 307 Il prétend qu’ils obtiennent leurs permis en tirant profit de la corruption (propos mettant l’accent sur l’absence de mérite308 et sur l’absence de valeurs morales et de compétences), il met en doute leurs qualités morales309 et éthiques : 304 Bob Blauner, Still the Big News: Racial Oppression in America, Philadelphie, Temple University Press , 2001 aux pp 45-46. 305 Saïd, supra note 31 à la p 11. 306 Richard Delgado, “Rodrigo’s Corrido: Race, Postcolonial Theory, and U.S. Civil Rights” (2007) 60 Vand. L. Rev. 1691. 307 Ibid à la page 1702. 308 Selon les principes qui sous-tendent la méritocratie, les attributs d’un individu peuvent être séparés du contexte social dans lequel il évolue en mettant l’accent sur le mérite individuel. Or, le concept 74 Moi, moi, mon doute, c’est que les examens, bien, ils s’achètent. Tu ne peux pas avoir des gens aussi incompétents sur le taxi, des gens aussi ignorants de la ville, et croire que ces gens-là ont passé des vrais examens. Je suis obligé de penser, quand je vois des choses comme ça, à de la corruption. ANDRÉ ARTHUR : Est-ce que c’est parce qu’il y a un réseau de corruption, est-ce que c’est parce qu’il y a des fonctionnaires qui ne font pas leur travail? Estce que c’est parce qu’ils ne sont jamais inspectés? Pourquoi les taxis sont si sales à Montréal? Pourquoi ils sont si bossés? Pourquoi ils sont si vieux. Pourquoi ils sont si mal conduits? Pourquoi les freins crient? (Notre emphase) En mettant l’accent sur une incompétence présumée, il vise à démontrer la supériorité des chauffeurs qui ne sont pas racialisés, ainsi que la sienne: ANDRÉ ARTHUR : Comment ça se fait qu’il y a tant d’incompétents puis que la langue de travail c’est le créole puis l’arabe dans une ville qui est française et anglaise? Moi, moi, mon doute, c’est que les examens, bien, ils s’achètent. Tu ne peux pas avoir des gens aussi incompétents sur le taxi, […]. ANDRÉ ARTHUR : Ils sont arrogants, les, les taxis de, de Montréal, en particulier les Arabes, sont arrogants, ils sont très souvent grossiers, on est pas du tout certain qu’ils sont compétents et les voitures n’ont pas l’air bien entretenues. […]?( Notre emphase) En mettant un accent réitéré sur la compétence des témoins, on constate que le juge Guibault laisse entrevoir qu’il s’était fait un schéma des caractéristiques qui définissaient, selon lui, un chauffeur de taxi Arabe ou Haïtien310: Il n’y a aucun doute que M. Arthur, tout comme le tribunal, a été très favorablement impressionné par la qualité des témoignages rendus en demande et il s’est excusé s’il a pu offenser ou blesser un de ces témoins311 du mérite doit être déconstruit afin de mettre au jour les facteurs qui sont non méritoires et qui découlent de privilèges. 309 Discours qui a des affinités avec le racisme colonial. 310 On peut également faire un parallèle avec cet énoncé voulant que l’histoire ait une influence sur les constructions sociales "This history is part of the cultural heritage of the city attorney. The system of legal segregation, which maintained caste distinctions after abolition, is part of her life experience. This "new system continued to place all Negroes in inferior positions and all whites in superior positions." " Davis, supra note 87 à la p 1564. 311 Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 au par 52. 75 Le passage suivant est aussi significatif : Lorsque M. Arthur s’en est pris de façon toute particulière lors de son émission du 17 novembre 1998, aux chauffeurs de taxi d’origine arabe et haïtienne, il n’avait probablement pas à l’esprit des chauffeurs de taxi de la qualité de ceux qui ont été entendus comme témoins lors de l’enquête. Le tribunal a été fort impressionné par la qualité des témoignages des huit témoins d’origine arabe et des trois témoins d’origine haïtienne qui se sont exprimés dans un excellent français, qui se sont tous déclaré parfaitement trilingues parlant à la fois le français et l’anglais, en plus de leur langue maternelle et qui se sont exprimés avec grande cohérence et beaucoup d’aplomb.312 Les témoins ont fait état de préjudices (conséquences économiques, atteinte à leur santé à leur dignité et à leur intégrité) qu’ils ont subis. L’un des témoins d’origine haïtienne a mis l’accent sur le fait qu’il n’avait pas choisi ni sa couleur ni son origine. D’autres témoins soutiennent que les propos racistes les ont atteints personnellement : ils se sont sentis profondément humiliés, profondément atteints dans leur dignité, dégradés313, déshonorés, blessés, gênés, voire même agressés. Comme le soulignait Joseph Mensah : [b]ecause racial prejudice and racism are ultimately reducible to a set of negative attitudes, they create among victims enormous psychological deprivation and disillusionment, such as inferiority complex and loss of self-esteem314. Lorsqu’on parle de racisme, le cœur de la question est là : bien que l’individu n’ait choisi ni sa couleur ni son origine, il n’en reste pas moins défini par cette identité ethnoraciale attribuée socialement : identité qui l’essentialise. Lorsqu’on entend et qu’on comprend leurs témoignages, le préjudice est identifiable et tangible : ces attaques ont même été comprises et perçues par l’un des clients des chauffeurs (citoyen ordinaire) qui a jugé opportun de s’excuser. 312 Ibid aux par 77 à 78. 313 Ibid aux par 35 et 41. 314 Rappelons que les études démontrent que le racisme a des effets sur la santé notamment la santé psychologique des victimes. Mensah, supra note 25 à la p 41. 76 Discours factuel de la majorité de la Cour suprême C’est en ces termes que la majorité de la Cour suprême a décrit les faits dans le présent arrêt : Le 17 novembre 1998, M. André Arthur — un animateur connu pour ses remarques provocatrices — animait l’émission matinale diffusée sur les ondes de la station radio CKVL, exploitée par l’intimée Diffusion Métromédia CMR inc. Une portion de l’émission portait sur la satisfaction des Québécois à l’égard des restaurants et hôtels, particulièrement à Montréal. Alors que son co-animateur s’apprêtait à présenter les résultats d’une enquête sur le sujet, M. Arthur a fait, notamment, les commentaires suivants au sujet de l’industrie du taxi à Montréal : Comment ça se fait qu’il y ait tant d’incompétents puis que la langue de travail c’est le créole puis l’arabe dans une ville qui est française et anglaise? [...] [M] oi, je ne suis pas bien bon à parler « ti-nègre ». [...] Le taxi est devenu vraiment le [...] le [...] le Tiers Monde du transport en commun à Montréal. [...] Moi, mon [...] mon doute, c’est que les examens, bien, ils s’achètent. Tu ne peux pas avoir des gens aussi incompétents sur le taxi, des gens aussi ignorants de la ville, et croire que ces gens-là ont passé des vrais examens. [...] Ils sont arrogants, les taxis de Montréal, en particulier les Arabes, sont arrogants, ils sont très souvent grossiers. On est pas du tout certain qu’ils sont compétents et les voitures n’ont pas l’air bien entretenues. De plus, dans le cadre d’une tribune téléphonique, M. Arthur a toléré, voire encouragé, des propos de même nature tenus par une auditrice se présentant comme une chauffeuse de taxi315. En admettant la teneur raciste des propos sans faire une analyse du contexte social élargi et de celui lié au construit social qu’est la race et la racialisation, les tribunaux ont fait abstraction de la dimension raciste et de ses effets tant sur les personnes qu’ils visent que sur l’ensemble de la société. Nous croyons qu’une déconstruction des propos de M. Arthur met au jour leurs effets systémiques tant sur les personnes qu’ils visent que sur les personnes qui les écoutent.316. Puisque le discours factuel du juge de première instance a son importance, étant celui qui a entendu les témoins et jugé de leur crédibilité, il faut s’attarder sur un aspect de son 315 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 aux par 3 à 5. 316 Mari Matsuda’ “Public Response to Racist Speech Considering the Victim’s Story” (1989) 87 Mich. L. Rev. 2320 à la p 2340. [Matsuda, "Public Response to Racist Speech ”]. 77 jugement : la conceptualisation du contexte. Il est surprenant que l’analyse du bien-fondé de la demande visant l’octroi de dommages exemplaires se limite à considérer la perspective de M. Arthur : le juge accorde le bénéfice du doute à M. Arthur quant à ses intentions. Il ignore les témoignages des chauffeurs et privilégie le fait que M. Arthur, animateur expérimenté, se soit excusé317. L’analyse du discours démontre que le choix des mots fait par M. Arthur n’est pas inoffensif et n’est pas le fruit du hasard. Les propos ne visaient pas l’intérêt public, il s’agissait plutôt d’un dérapage orchestré qui n’avait qu’une intention : celle de nuire et de discréditer. L’analyse des propos met en exergue les effets persistants du discours colonial, illustre que le passé fait toujours partie du présent. Quant aux témoignages des victimes, lorsqu’ils sont écoutés et entendus, ils dévoilent l’ampleur du préjudice individuel subi. Car, penser en fonction du construit social qu’est la race n’est pas une anomalie. Le juge fait abstraction du caractère illicite des propos et de leur caractère intentionnel318. Les témoignages sont pourtant éloquents et éclairants. Cette conceptualisation du contexte donne une crédibilité accrue à M. Arthur aux dépens de ses victimes. Le juge, par cette conceptualisation, protège et privilégie la perspective de M. Arthur, membre du groupe dominant blanc, et de ce fait, participe au maintien de privilèges. En faisant fi des témoignages des chauffeurs racialisés, il les ramène à l’époque coloniale où le témoignage ne pouvait être accueilli par une cour de justice319. 317 Le fait que le tribunal est tenu compte des excuses va de pair avec la croyance voulant que pour qu’il y ait discrimination, il faut qu’il y ait un « vilain » voir Brake, supra note 71 à la p 102 : “The dominant frame of discrimination law still requires a villain. Under such a governing framework, it is difficult to resist the temptation to set aside suspicions of bias in the face of protestations that the actor who might have engaged in it is “a nice guy”. ” 318 Selon la juge L’Heureux-Dubé dans Curateur public c. S.N.E. de l’Hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 à la p 243, l’auteur de l’atteinte doit avoir « un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit, en toute connaissance, des conséquences immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera ». 319 Voir à cet égard le Code noir promulgué sous Louis XIV. Instrument d’infériorisation et de déshumanisation, il contient soixante articles. En vertu de ce code, les esclaves y sont considérés comme étant des biens meubles donc transmissibles et négociables et conséquemment ils n’avaient aucune capacité juridique et ne pouvaient donc témoigner. Bien qu’il ne fît pas partie des lois de la 78 Contexte plus large Les médias, acteurs sociaux Lorsque le juge prend connaissance des faits, il doit être conscient320 du construit social qu’est la race et de ses répercussions dans le discours social. L’analyse contextuelle et la déconstruction des propos de M. Arthur démontrent l’omniprésence de discours racistes au sens où l’entendait Foucault. En effet, les propos de M. Arthur, de façon explicite et parfois insidieuse, renforcent un discours de dénigrement, d’exclusion et de marginalisation. C’est souvent par l’intermédiaire des médias que nous rencontrons indirectement l’Autre (the other) ; le racisme conscient et inconscient s’alimente du discours dominant qu’ils diffusent. Ces discours participent à la « transmission et à l’internalisation des symboles de racisme culturel qui affligent des blessures psychiques déshumanisantes qui produisent et maintiennent le racisme institutionnel321. » Rappelons que M. Arthur est animateur de radio 322 et que c’est à ce titre qu’il s’est exprimé publiquement. Lors de ces travaux, la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles a souligné l’importance des médias dans la construction sociale de l’immigré : Nouvelle-France, il servit de droit coutumier. <http://www.cesaire.org/expo/les_articles_du_code_noir.htm>. 320 En ligne : Scheppele, supra note 28 à la p 2097. Elle propose cette approche suivante afin de permettre une meilleure compréhension des faits : In rethinking legal narratives, the first step is to realize that the presence of different versions of a story does not automatically mean that someone is lying and that a deviant version needs to be discredited. Stories can be told many ways, and even stories that lead to very different legal conclusions can be different plausible and accurate versions of the same event. It may make sense, then, to think that the presence of these different, competing versions of a story is itself an important feature of the dispute at hand that courts are being called upon to resolve. 321 Lawrence III, “Colorblindness”, supra note 179 à la p 5. (traduction libre). 322 Voir Labelle « Racisme », supra note 13 à la p 141 souligne des mesures qui peuvent être prises afin de limiter la diffusion de préjugés envers les personnes racialisées. 79 (…) c’est principalement dans les représentations collectives que l’immigrant prend forme, à partir des images que diffusent les médias, les lignes ouvertes, les conversations au travail (ou à l’école) et la rumeur323. De récentes recherches en sciences sociales324 ont démontré comment la connaissance s’acquérait et, plus particulièrement, comment les préjugés conscients et inconscients se cristallisaient non seulement dans la psyché individuelle, mais aussi dans la psyché collective alimentée par les médias325. L’industrie du taxi et le racisme Il est important d’établir le contexte factuel plus large afin de comprendre la situation des chauffeurs de taxi visés par les propos de M. Arthur, attaque qui n’est pas la première dans les annales québécoises. Rappelons que la première vague d’immigration haïtienne au Québec eut lieu durant les années 1960. En 1984, alors que plusieurs immigrants haïtiens se voient confinés au métier de chauffeurs de taxi, la Commission des droits de la personne a mené une enquête sur cette industrie. Dans son rapport intitulé Enquête sur les allégations de discrimination raciale dans l'industrie du taxi à Montréal326, la Commission a constaté que la discrimination y avait cours, tant de façon directe que de façon systémique. Des mesures correctives furent prises pour contrer la discrimination et des poursuites intentées contre les compagnies de taxis fautives. 323 Rapport Bouchard-Taylor, supra note 53 à la p 74 : Les médias constituent l’autre source principale. Durant toutes nos consultations privées et publiques, ils ont été sans cesse blâmés pour avoir cédé au sensationnalisme, pour avoir amplifié, déformé, sélectionné, pour avoir manqué à leurs responsabilités en semant la division, en accentuant les stéréotypes, en excitant l’émotivité, en creusant les clivages Eux-Nous, en incitant à la xénophobie. 324 Kang, supra note 78 aux pp1506-1514; Implicit Association Test, supra note 83. 325 Henry et Tator, supra note 47 aux pp 253 à 276. 326 Voir Thornhill, "Dissent", supra note 288 aux pp 188-192; Icart, supra note 54 à la p 65; Commission des droits de la personne et de la jeunesse, Le dispositif juridique et administratif de la lutte contre la discrimination raciale au Québec et ses résultats d’application Cat. 2.120-1.4 1999 à la p 13. En ligne : <http://www.cdpdj.qc.ca/publications/documents/dispositif_lutte_discrimination_raciale.PDF> 80 Bien que plus récente, l’immigration maghrébine est tout aussi importante que l’immigration haïtienne au Québec. Selon un récent rapport327, les personnes d’origine arabe -musulmans et chrétiens- considèrent que le racisme à leur égard est omniprésent et se manifeste sous diverses formes. On constate qu’ils font face à un taux de chômage anormalement élevé. Elles subissent une déqualification, situation récurrente chez les personnes racialisées328, qui peut expliquer leur présence dans l’industrie du taxi Soulignons que la situation des Musulmans s’est détériorée depuis le 11 septembre 2001329. La Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles a souligné que les Musulmans et les Noirs330 sont les groupes les plus touchés par les diverses formes de discrimination. Les crimes haineux au Canada Il est possible de faire un lien entre les crimes haineux et la diffamation fondée sur le construit social qu’est la race. Depuis 2008, le Canada recueille des données sur les crimes haineux, crimes qui visent principalement les personnes de confession juive et les personnes noires. Selon le dernier rapport, les Noirs sont le plus souvent victimes de 327 Bechir Oueslati, Micheline Labelle, Rachad Antonius, «Rapport de recherche Incorporation citoyenne des Québecois d’origine arabe : conceptions, pratiques et défi» 30 (2006) Les cahiers de la CRIEC à la p 154. En ligne : http://www.criec.uqam.ca/Page/Document/cahier/030.pdf 328 Ibid à la p 156 : [l]’explication la plus fréquente du chômage que les interviewés avancent est le racisme et non les facteurs conjoncturels ou structurels du marché de l’emploi, accentuant ainsi les sentiments d’exclusion et de précarité. Les victimes du racisme sont principalement les Arabo-musulmans mais les personnes d’origine arabe chrétiennes sont aussi des victimes collatérales du racisme anti-musulman à cause de la confusion des deux catégories. 329 330 Rapport Bouchard Taylor, supra note 53 à la p 234. Selon une étude, on constate que la situation des Noirs sur le marché du travail est peu reluisante : James L. Torczyner, « Caractéristiques démographiques de la communauté noire Montréalaise : les enjeux du troisième millénaire enquête » Consortium de formation sur la défense des droits humains de Montréal. 2010 à la p 40 : « Le revenu moyen (toutes sources confondues) des Noirs était inférieur du tiers à celui de l'ensemble des Montréalais (22 701 $ contre 34 196 $) ». [Torczyner] En ligne : https://secureweb.mcgill.ca/mchrat/sites/mcgill.ca.mchrat/files/EtudeDemogNoire2010.pdf 81 crime haineux. (38 % des crimes haineux), tendance qui se maintient depuis quelques années331. Étant donné que le Code criminel ne fait pas de distinction entre les voies de fait et les voies de faits motivés par le construit social qu’est la race, il est difficile d’obtenir des données sur ces types d’infractions332. En outre, on constate que les Canadiens qui ne sont pas visés par ce genre de crime éprouvent de la difficulté à en saisir le sérieux et la portée333. Des représentations doivent être faites auprès des procureurs de la Couronne pour qu’ils puissent considérer que c’est la haine raciale qui motive ces infractions. En soi cette constatation n’est pas surprenante puisque le racisme n’est pas toujours visible pour le décideur : This ‘racist thinking’, albeit existing in the unconscious, has the capacity to harm those seen as ‘other’. However, racism which is internalized in the unconscious is generally not acknowledged by decision makers because they are unaware of its presence (Lawrence, 1987). Defensive mechanisms such as denial or repression make forbidden wishes palatable. Therefore, actions that result from unconscious racism will often be difficult to recognize as racist, especially where the focus of examination is on the motive underlying the action, rather than the outcomes resulting from the action334. Ces crimes sont peu sanctionnés, ce qui a des répercussions sur la société et la crédibilité du système judiciaire et l’empêche de jouer son rôle éducatif. Cette absence de sanction a de surcroît un effet pervers sur les victimes qui ne font confiance ni à la police ni au système judiciaire : 331 Statistique Canada, Juristat, « Les crimes haineux déclarés par la police au Canada 2009 », Ottawa, StatCan, 7 juin 2011. http://www.statcan.gc.ca/pub/85-002-x/2011001/article/11469fra.htm#a4 332 African Canadian Legal Clinic, Errors and Omissions: Anti-Black racism in Canada, A Report on the Canadian Government’s Compliance with the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination, January 24, 2012 aux pp 32 à 35 [African Canadian Legal Clinic] En ligne : <http://www2.ohchr.org/english/bodies/cerd/docs/ngos/AfricanCanadianLegalClinic_CANADA_ CERD80.pdf> . 333 On est à même de constater les similitudes avec la reconnaissance d’un préjudice en matière de responsabilité civile. 334 Marchetti et Ransley, supra note 85 à la p 540. 82 To the extent that victims are aware of this, they may well become disenchanted with the criminal justice response, and this may reduce still further the probability that such incidents will be reported to the police335. 6.3 Analyse de certains aspects du discours légal Bien que les tribunaux aient reconnu la teneur raciste des propos de M. Arthur, ils n’ont pas été en mesure de reconnaître les effets de la racialisation, du racisme et du préjudice qui en découlent. Cet état de fait démontre l’importance de la construction des faits ainsi que la compréhension du contexte par le décideur. Afin de percevoir diverses composantes du discours légal et de capturer les discours sociaux qui le structurent, nous nous devons de le déconstruire. Confrontés au racisme, les juges sont des « insiders » qui perçoivent difficilement les incidents dans lesquels le construit social qu’est la race est présent, et ils imposent leur vision à une situation juridique donnée336. Cette vision est elle-même limitée par la perception du juge qui, saisissant mal le contexte plus large, peut imposer certaines normes comme étant universelles, normes qui peuvent masquer la réalité vécue par ces personnes racialisées. Bien que cette question soit primordiale, aucun des facteurs proposés par la majorité ne tient compte du construit social qu’est la race, complètement oblitérée dans l’analyse. Puisque l’égalité est au cœur du litige, les propos du juge Dickson dans R. c. Edwards Books and Art Ltd, bien qu’ils soient formulés dans un contexte où une loi était en cause s’appliquent en l’espèce en y faisant les adaptations nécessaires : Je crois que lorsqu'ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu'elle ne devienne pas simplement l'instrument dont se serviront les 335 African Canadian Legal Clinic, supra note 332 à la p 36 ; Julian Roberts, “Disproportionate Harm: Hate Crime in Canada”,(Working Document WD1995-11e) Ottawa, Department of Justice Canada, 1995. En ligne : <http://www.justice.gc.ca/eng/pi/rs/rep-rap/1995/wd95_11dt95_11/wd95_11.pdf>. Voir aussi Coût du profilage et Rapport racisme systémique, supra note 102. 336 Scheppele, supra note 28 à la p 2096. 83 plus favorisés pour écarter des lois dont l'objet est d'améliorer le sort des moins favorisés337. Nous nous proposons de développer une interprétation qui permette que la voix des personnes racialisées soit entendue dans un contexte où des propos racistes sont prononcés. Car, bien que ces personnes fassent partie d’un groupe, ces propos les visent personnellement. À la lumière de la CRT, nous nous analyserons les principaux arguments soulevés dans l’arrêt Bou Malhab, soit la liberté d’expression, soit la notion de citoyen ordinaire, soit la notion de groupe qui est intrinsèquement liée à la notion de préjudice personnel. 6.3.1 Liberté d’expression Le discours légal Dans l’arrêt Bou Malhab, la majorité de la Cour suprême a considéré le droit à la réputation et à la liberté d’expression, mais a ignoré le droit à l’égalité. Pour elle, le recours en diffamation doit prendre acte de l’importance croissante accordée à la liberté d’expression. Ainsi, lors de l’évaluation du préjudice : [l]e juge tient également compte du fait que le citoyen ordinaire a bien accepté la protection de la liberté d’expression et que, dans certaines circonstances, des propos exagérés peuvent être tenus, mais il doit aussi se demander si le citoyen ordinaire voit diminuer l’estime qu’il porte à la victime.338 Le droit de préserver sa réputation est garanti par la Charte québécoise et puisqu’il est lié à la dignité, à la réputation, il existe un lien avec les droits protégés par la Charte canadienne339. Pour la majorité, « La réputation constitue un attribut fondamental de la personnalité, qui permet à un individu de s’épanouir dans la société. Il est donc essentiel de la sauvegarder chèrement, car une fois ternie, une réputation peut rarement retrouver son lustre antérieur »340. La liberté d’expression341 « constitue un des piliers des 337 R c Edwards Books and Art Ltd, [1986] 2 RCS 713 au par 141. 338 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 31. 339 Ibid au par 17. 340 Ibid au par 18. 84 démocraties modernes »342, du même souffle, la majorité considère que cette liberté « n’est toutefois pas absolue et peut être limitée par d’autres droits propres à une société démocratique, dont le droit à la protection de la réputation »343. Elle souligne l’importance du contexte qui doit être mis en parallèle avec le principe voulant que la liberté d’expression doive être évaluée en fonction de l’évolution de la société. Pour la majorité, il faut trouver un point d’intersection entre la liberté d’expression et le droit à la réputation344 qui variera selon cette évolution. (Nos soulignés) Les difficultés auxquelles sont confrontés les tribunaux quant à la liberté d’expression et l’atteinte à la réputation découlent de la relation dialectique qui existe entre ces deux concepts. En effet, la liberté d’expression est une valeur centrale des sociétés démocratiques : elle donne ouverture à d’autres horizons; mais elle peut aussi favoriser la diffusion de stéréotypes qui détruisent le tissu social démocratique et multiculturel si fragile dans une société où l’égalité est une valeur cardinale. Alors qu’il existe une tension entre la liberté d’expression et le droit à l’égalité, la majorité fait abstraction de ce droit. La Cour, lorsqu’elle est confrontée à une question qui met en cause des droits et libertés garantis par la Charte, doit les considérer sans les hiérarchiser. C’est pourquoi, lorsqu’il y a atteinte à la réputation à la suite de propos discriminatoires, c’est le contexte élargi345 qui doit être considéré en tenant compte de 341 Il s’agit là d’une liberté individuelle avec protection qui est liée à un groupe : “individual rights with a group protection component (rights which can only be effectively exercised in the context of a group and so may imply protection for the group). The act of naming people is especially potent because it constructs the way they are perceived ”. Nitya Duclos, “Lessons of Difference: Feminist Theory on Cultural Diversity” (1990) 38 Buff L Rev 325 à la p 347. 342 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 17. 343 Ibid. 344 Pour appuyer sa position, la majorité réfère à des conventions internationales qui prévoient qu’un équilibre doit exister entre ses deux droits. : Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976, no 47, art. 19 (2) et (3), La Convention américaine relative aux droits de l’homme, 1144 R.T.N.U. 123, art. 11, 13 (1) et (2) et finalement la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, art. 10. 345 Scheppele, supra note 28 à la p 2095 85 l’évolution de la société et des « autres droits propres à une société démocratique »346, plus particulièrement le droit à l’égalité. Déconstruction du discours légal : ce qui a été considéré, contextualisé et omis Lorsque les personnes racialisées revendiquent que les discours diffusés ne les discriminent pas soit le respect de leurs droits garantis par les Chartes et les conventions internationales, elles font face à une objection : au nom de la liberté d’expression, on les accuse de vouloir effectuer de la censure. En invoquant la censure, quels sont donc les intérêts enfouis qu’on vise à protéger? Peut-on invoquer cette liberté au détriment d’un droit fondamental tout aussi important qu’est le droit à l’égalité dans une société qui se veut démocratique et multiculturelle? Les tribunaux saisis de recours en responsabilité civile, mettant en cause des droits garantis par les Chartes, devraient considérer la méthode de pondération de droit constitutionnel mise en exergue par le juge Lebel dans un article intitulé La protection des droits fondamentaux et la responsabilité civile : L'exercice d'un recours en diffamation place souvent en opposition, devant le tribunal, la liberté d'expression (…) et les droits de toute personne à la protection de sa réputation et de sa vie privée (…)Cette méthode de pondération de droits concurrents ou contradictoires exige une analyse plus proche des techniques actuelles du droit public des libertés fondamentales, tel qu'elles se sont développées dans la mise en œuvre de l'article 1 de la Charte canadienne. Elle demande au juge et aux parties d'adopter une vision plus large de la nature des intérêts en jeu dans l'examen d'une situation juridique, lorsqu'il s'agit de coordonner droit public et droit commun de la responsabilité civile dans la protection des droits fondamentaux. 347(nos soulignés) 346 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 17. 347 L’honorable Louis LeBel, « La protection des droits fondamentaux et la responsabilité civile » (2004) 49 R D McGill 231 à la p 254 [Lebel]. 86 Rappelons que dans la décision Hill c Église scientologique, la Cour suprême a spécifié l’influence de la Charte sur la common law, proposition qui s’applique, selon nous, au droit civil : [F]ormulées en termes généraux, les valeurs de la Charte devraient être pondérées en regard des principes qui inspirent la common law. Les valeurs de la Charte offriront alors des lignes directrices quant à toute modification de la common law que la cour estime nécessaire.348 Puisque la Cour suprême n’a pas considéré, qu’outre l’atteinte à la réputation, le droit à l’égalité des chauffeurs a été brimé par les propos racistes, nous nous proposons de revoir les principes dégagés par celle-ci dans une situation qui a des similitudes avec ce type de discours : la propagande haineuse. Visant tous deux l'expression destinée à susciter la haine contre les membres de certains groupes, le discours raciste et la propagande haineuse ont des similitudes. En somme, tout comme la propagande haineuse, le discours raciste vise les membres d'un groupe identifiable, il suppose qu’ils seront « méprisées, dédaignées, maltraitées et vilipendées, et ce, à cause de leur appartenance à ce groupe »349 et à les rendre indignes de respect. L’analyse faite par le juge Dickson dans la décision Keegstra, nous semble des plus pertinentes. M. James Keegstra, professeur d’histoire affirmait, sans s’appuyer sur des sources reconnues, qu’il existait une conspiration de la part des Juifs pour dominer le monde. Il fut accusé en vertu de l’article 319 (2) du Code criminel350 qui interdisait la propagande haineuse. La Cour suprême devait déterminer si cette disposition était constitutionnelle. 348 Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 RCS 1130 par 97. Voir Grant c Torstar Corp, [2009] 3 RCS 640 au par 44. R. c. Salituro, [1991] 3 RCS 654, à la p 675 349 Keegstra, supra note 115 à la p 777. 350 C’est à la suite du dépôt du rapport Cohen que le Code criminel a été modifié afin d’y ajouter cette disposition. La prémisse de ce rapport était que la situation quant aux crimes haineux n’était pas alarmante : la commission de ce genre de crime était limitée à des groupes extrémistes marginaux. Cette approche faisait fi du contexte historique prévalant alors, soit que le racisme faisait toujours partie du tissu social canadien. Le racisme étant une donnée sociologique qui a toujours été présente au Canada, cette prémisse était doncerronée. Puisque le bien-fondé de l’analyse qui soustend la modification législative est inexact, on peut se demander si l’approche législative ou encore l’interprétation à donner à la disposition devrait être différente. 87 Dans son opinion, le juge en chef Dickson met l’accent sur le fait que la protection de la liberté d’expression est fondamentale dans une société libre, pluraliste et démocratique soulignant l’importance accordée à la diversité d’idées et d’opinions, salutaires tant pour la collectivité que pour l'individu. Ainsi, l'expression mérite une protection constitutionnelle si elle sert à « promouvoir certaines valeurs individuelles et collectives dans une société libre et démocratique »351. Il considère que puisque la propagande haineuse n’entraîne pas de violence physique352, elle ne constitue pas un acte de violence. Il conclut que l’article 319 (2) porte atteinte à la liberté d'expression et que cette atteinte est raisonnable dans une société libre et démocratique et, pour justifier sa position, il invoque les arguments suivants. Il cite l’arrêt Oakes et réitère les valeurs et principes primordiaux qui doivent guider les tribunaux dans une société libre et démocratique : [l]e respect de la dignité inhérente de l'être humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. 353 Après avoir fait une revue de la jurisprudence constitutionnelle américaine, en matière de propagande haineuse, considérant les contextes distincts, il conclut que cette jurisprudence ne s’applique pas au Canada : Le Canada et les États-Unis ne sont pas en tous points pareils et les documents consacrant les droits de la personne dans nos deux pays n'ont pas pris naissance dans 351 Keegstra, supra note 115. 352 La Cour reprend les propos d’Irwin Toy Ltd. c Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927 et conclut que la violence « qui se manifeste directement par un préjudice corporel. » peut être sanctionnée. Notons que le contexte qui entoure la violence a beaucoup évolué : dans nos sociétés, la violence physique n’est qu’une des manifestations de la violence. La violence est plus souvent verbale, psychologique. Soulignons que certaines lois protègent les employés contre la violence psychologique, connue sous le nom d’harcèlement psychologique. Matsuda, "Public Response to Racist Speech », supra note 316 à la page 2332 traitant de la violence qui provient du discours raciste. Par ailleurs, dans l’affaire Anglade et Communauté urbaine de Montréal, D.T.E. 88T-730, un tribunal administratif a reconnu que le harcèlement racial, au travail, forme de violence psychologique, constituait une lésion professionnelle. 353 R c Oakes, [1986] 1 RCS 103 au par 64. 88 des contextes identiques. Le simple bon sens nous oblige à reconnaître que, de même que les similitudes justifieront des emprunts à l'expérience américaine, de même les différences pourront exiger que la vision constitutionnelle canadienne s'écarte de la vision américaine.354[Nos soulignés] Il prend acte de critiques émanant de certains tenants de la CRT355 qui mettent l’accent sur les effets de la propagande haineuse qui mine « les valeurs mêmes qu'on dit protégées par la liberté d'expression. » Il souligne que « les obligations internationales assumées par le Canada en matière de droits de la personne reflètent les valeurs et principes qui sous-tendent la Charte elle-même356 ». Il rappelle qu’« [A]ucun aspect des droits internationaux de la personne n'a reçu plus d'attention que celui de la discrimination. » Il constate que les articles 15 et 27357 de la Charte canadienne démontrent un « engagement profond envers les valeurs du multiculturalisme358 et de l'égalité et mettent donc en exergue l'importance capitale de l'objectif législatif d'interdiction de la propagande haineuse. » 354 Keegstra, supra note 115 à la p 740. 355 Keegstra, supra note 115 à la p 741, le juge en chef Dickson citant certains tenants de la CRT : Richard Delgado, "Words That Wound: A Tort Action for Racial Insults, Epithets, and NameCalling" (1982), 17 Harv CR-CLL Rev 133[Delgado,“Words”]; Matsuda, "Public Reponse to Racist Speech ", supra note 316 à la p 2348. 356 Tel qu’il a été cité par le juge Dickson : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb), [1987] 1 RCS 313, le juge en chef Dickson à la p 348. 357 Jean-François Gaudreault-Desbiens et Danielle Pinard, « Les minorités en droit public canadien », Exposé présenté aux Journées mexicaines de l’Association Henri Capitant à Mexico et Oaxaca du 18 au 25 mai 2002 à la p 218: L’article 27 de la Charte canadienne, « cette disposition a sans doute une plus grande portée symbolique que juridique au sens strict. Elle ne constitue en effet qu’une disposition interprétative ne créant aucun nouveau droit substantiel. » Qui plus est, elle ne joue aucun rôle dans la délimitation du contenu intrinsèque des droits et libertés garantis dans la Charte. 358 Bruce P Elman, “Combating Racist Speech: the Canadian Experience” 1994 32 Alb L Rev 623 à la p 664:" Multiculturalism is not a tentative notion or vague proposal for public policy. It is a legislated, constitutional concept. Similarly, equality between persons of different races, colours and religious beliefs is not a new concept open to debate. It is basic law". Voir également les propos du juge Cory dans R. v. Andrews (1988), 65 O.R. (2d) 161, à la p.181 : « Le multiculturalisme ne peut être maintenu ni, à plus forte raison, valorisé si libre cours est donné à la fomentation de la haine contre des groupes culturels identifiables. » 89 Puisque le respect des droits des minorités est fondamental359 dans notre société, on ne peut faire fi du droit à l’égalité reconnu tant par les Chartes que par le droit international. Il en va de la cohésion sociale. Si la liberté d’expression « sert à protéger le droit de la minorité d'exprimer son opinion, quelque impopulaire qu'elle puisse être, adaptée à ce contexte, elle sert à éviter que la perception de la « vérité » ou de « l’intérêt public » de la majorité réprime celle de la minorité360. » Le juge en chef rappelle que ces principes et valeurs n’ont pas tous le même poids, poids qui se modulera selon le contexte361. C’est ainsi que pour la majorité dans Keegstra, il conclut que les avantages découlant de l’interdiction de la propagande haineuse surpassent la restriction à la liberté d’expression. Notons que les discours racistes ont des conséquences collatérales et sociétales que l’on peut qualifier de préjudice sociétal qui se définit ainsi : D’où le préjudice sociétal qu’engendre l’expression raciste et qui se traduit par une amplification des conflits interraciaux et une fermeture corollaire à tout dialogue, d’égal à égal, avec l’« autre »362. « La dernière valeur fondamentale qui, dit-on, sous-tend ou justifie la protection accordée par l'al. 2 b) est la participation au processus démocratique.363 » Lorsque le discours dénigre les personnes racialisées, il faut s’interroger si l’expression pour laquelle la liberté d’expression est revendiquée permet « de promouvoir la vérité, la participation politique ou sociale et l'accomplissement de soi 364». Ce discours raciste revêt une 359 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 par 81; « Même si le passé du Canada en matière de défense des droits des minorités n'est pas irréprochable, cela a toujours été, depuis la Confédération, un but auquel ont aspiré les Canadiens dans un cheminement qui n'a pas été dénué de succès. Le principe de la protection des droits des minorités continue d'influencer l'application et l'interprétation de notre Constitution. » 360 Voir les commentaires, R c Zundel, [1992] 2 RCS 731 à la p 753. [Zundel]. 361 Le contexte devrait être interprété en tenant compte des propos de la juge Wilson dans Edmonton, supra note 167 : « Il me semble qu'une qualité de la méthode contextuelle est de reconnaître qu'une liberté ou un droit particulier peuvent avoir une valeur différente selon le contexte. » 362 Gaudreault Desbiens, « société », supra note 123 à la p 597. 363 Ross c Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 RCS 825 par 93. 364 Zundel, supra note 360 à la p 754. 90 importance limitée par rapport aux « autres droits propres à une société démocratique ». Par ailleurs, de tels discours d’exclusion sociale ont des conséquences, ils minent la société en créant deux classes de citoyens dont l’une est indigne : celle des citoyens de second ordre infériorisés, dénigrés et rabaissés. De surcroît, la diffusion de tel discours est, en soi, un acte de rejet et d’exclusion qui va à l’encontre des valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression et à la Charte canadienne. On comprend que ceux qui défendent la liberté d’expression au détriment de la dignité humaine protégée par le droit à l’égalité ne font pas la différence comme le disait Charles Lawrence III entre « offence and injury » (offenseant et dommageable) There is a great difference between offensiveness of words that you would rather not hear-because they labeled dirty, impolite, or personally demeaning and the injury inflicted by words that remind the world that you are fair game for physical attack evoke in you all of the millions of cultural lessons regarding your inferiority that you have a painstakingly repressed, and imprint upon you a badge of servitude and subservience for all the world to see365. Si on s’engage dans une rhétorique qui met de l’avant la liberté d’expression pour justifier le discours raciste en omettant ses effets dévastateurs, on fait abstraction des dynamiques de pouvoir : on promeut un discours d’oppression366 et non d’émancipation. Ce discours d’oppression, qui fait fi du droit à l’égalité, ignore la réalité vécue par les personnes racialisées367. En outre, comme le soulignait le professeur Delgado lorsqu’une personne bien en vue dans la société fait l’objet de diffamation, elle est plus apte à s’en remettre puisqu’elle fait partie de la majorité : cette appartenance facilite la 365 Charles R. Lawrence III, “If he Hollers Let Him Go Regulating Racist Speech on Campus”, 1990 Duke L.J. 431 à la p 461.[Lawrence III, “Hollers ”]. Voir aussi Ishani Maitra et Mary Kate McGowan “On Racist Hate Speech and the Scope of a Free Speech Principle” (2010) Can LJ 343 aux pp 368 à 372 [Maitra et McGowan]. 366 Lawrence III, “Hollers”, supra note 365 à la p 436 : “I fear that by framing the debate as we have-as one in which the liberty of free speech is in conflict with the elimination of racism--we have advanced the cause of racial oppression and have placed the bigot on the moral high ground, fanning the rising flames of racism ”. Voir supra note 33 sur l’oppression structurelle. 367 Notons que le juge Binnie a interrogé les parties : il voulait savoir si le fait que les personnes visées par les propos étaient des personnes historiquement exclues devait être considéré dans l’analyse juridique. Sa question est restée sans réponse. 91 reconstruction368. La situation diffère pour les personnes discriminées qui ont vu leur estime de soi fragilisée. Vu l’absence de pouvoir de la personne visée par un discours raciste, Delgado émet certaines nuances : Racist speech by contrast, is not so readily repaired-it separates the victim from the storytellers who alone have credibility. Not only does racist speech, by placing all the credibility with the dominant group. Strengthen the dominant story. It also works to disempowered minority groups by crippling the effectiveness of their speech rebuttal. This situation makes free speech a powerful asset to dominant group, but a much less helpful one to subordinate groups – a result at odds, certainly, with marketplace theories […] But they will do little to address the source of the problem: the speech that creates the stigma-pictures that makes the acts hurtful in the first place, and that renders almost any other form of aid-social or legal useless369. Par ses propos, M. Arthur « sape les valeurs démocratiques 370» en empêchant les Noirs et les Arabes « de participer utilement à la prise de décisions sociales et politiques, ce qui est aux antipodes du processus démocratique […][Ainsi,] l'expression qu'on cherche à protéger en l'espèce n'a tout au plus qu'un lien ténu avec les valeurs qui sous-tendent la liberté d'expression371 ». La sanction de tels discours prévient la justification de positions difficilement défendables dans une société multiculturelle dans laquelle la cohésion sociale est cruciale. On évite alors certains propos qui suscitent un questionnement : 368 Noirel, supra note 297 à la p 60. Pour Gérard Noirel « L’image du chef d’entreprise est généralement valorisée. Par conséquent, les discours stigmatisants ne les atteignent guère. À l’inverse, les étrangers sont généralement privés de possibilité de répondre, car notre espace public est constitué sur une base nationale. Il faut être citoyen pour pouvoir s’exprimer. De plus, les immigrants font partie des classes pauvres. La dénonciation politique s’ajoute donc à la dévalorisation qu’ils subissent en raison de leur position économique. » 369 Richard Delgado, "Campus Antiracism Rules Constitutional Narratives in Collision " 85 NW UL Rev 343 à la p 385 [Delgado, « Campus Antiracism »] Cet énoncé n’est pas sans rappeler les propos de la juge l’Heureux-Dubé dans la dissidence dans Egan c Canada, [1995] 2 RCS 513 [Egan] à la p 553 : « Pour déterminer si, suivant la norme subjective-objective, la distinction contestée laissera une « marque » discriminatoire non négligeable sur le groupe touché, le tribunal doit considérer deux catégories de facteurs : (1) la nature du groupe lésé par la distinction et (2) la nature du droit auquel la distinction porte atteinte. » 370 Ross, supra note 363 au par 38. 371 Ibid par 93. 92 Il faut rappeler aussi que si, par hypothèse, on peut exprimer certaines opinions discriminatoires, il demeure illégal de les mettre en œuvre, dans la mesure prévue par la Charte canadienne des droits et libertés et les lois relatives aux droits de la personne, dont la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Bref, on ne peut pas agir selon nos convictions discriminatoires, mais on peut toujours les exprimer, sans franchir un certain seuil372. Ces propos mettent en évidence l’incompréhension de la majorité de la Cour d’appel face aux effets dévastateurs et structurants des propos racistes. Qui plus est, cette façon d’objectiver la douleur des victimes en l’ignorant et en l’aseptisant par l’emploi de « termes magiques373 » est propre au droit. C’est ainsi que la Cour peut survaloriser la liberté d’expression au détriment de la situation dans laquelle se trouve la personne dont la souffrance est au cœur du litige. Cette interprétation démontre distinctement que le discours légal est impuissant à concevoir la réalité des personnes opprimées et ne peut accomplir sa fonction réparatrice et émancipatrice. Le professeur Delgado suggère une solution lorsque la diffamation vise des personnes racialisées : Could judges and legislators effectuate this Article's suggestion that speech which constructs a stigma-picture of a subordinate group stands on a different footing from sporadic speech aimed at persons who are not disempowered? It might be 372 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 105. 373 Conklin, supra note 125 aux pp 138 à 140, le professeur Conklin fait une analyse de la décision de la Cour suprême, de l’affaire Bhadauria, décision dans laquelle la Cour suprême a conclu qu’il n’existe pas de recours en responsabilité civile, (torts) lorsqu’un individu était discriminé. C’est en ces termes que l’auteur critique la décision de la Cour qui, en mettant l’accent sur une catégorisation des faits, fait abstraction de la réalité de la victime de discrimination : Now, what is striking about the reported reasons given by the Ontario Court of Appeal and the Supreme Court of Canada is that the higher Courts transformed her experience from an experience which meant something to Ms Bhadauria, into a typification which expert lawyers alone could recognize. (…) The expert knowers took the discrimination against Ms Bhadauria as a 'fact'. The judges understood their whole project in terms of typifying her 'facts' correctly. To that end, the judges set out magic terms with proper names such as 'Christie v. York' (1940), 'Re Wren' (1945), 'Ashby v. White' (1703), 'Fleming (5th ed., 1977)'and 'Human Rights Code'. The judges searched for a category or typification common to these magic terms: namely, that the remedies in the Human Rights Code could (not) preclude the classification of 'facts' under ordinary civil actions (Court of Appeal) or that the remedies in the Code precluded such typification in nonCode actions (Supreme Court of Canada). 93 argued that all speech constructs the world to some extent, and that every speech act could prove offensive to someone. […]Yet race-like gender and a few other characteristics-is different; our entire history and culture bespeak this difference. Thus, judges easily could differentiate speech which subordinates blacks, for example, from that which disparages factory owners. Will they choose to do so? There is cause for doubt: low-grade racism benefits the status quo. Moreover, our system's winners have a stake in liberal, marketplace interpretations of law and politics-the seeming neutrality and meritocratic nature of such interpretations reassure the decision makers that their social position is deserved374. Ainsi, ne serait-il pas opportun de prendre acte des effets de tels propos? De déterminer quel lien il existe entre cette expression et la promotion « la vérité, la participation politique ou sociale et l'accomplissement de soi »375? La Cour devrait-elle porter un regard critique sur l’argument de liberté d’expression lié à une activité lucrative lorsqu’elle fait face à des enjeux qui touchent les droits fondamentaux de personnes marginalisées376? Déconstruction des contre arguments prônant l’autorégulation du marché des idées La majorité de la Cour d’appel377 développe un argument qui tire sa source de la notion du marché des idées, argument voulant que, dans une société de libre marché des idées, on doive laisser la place à des discours racistes et offensants puisque les aspects compétitifs et normatifs du marché feront que la meilleure idée primera378. Ce raisonnement omet les privilèges accordés par ce même marché à certains individus et ignore les effets de la discrimination systémique, discrimination qui constitue un obstacle à leur présence sur ce libre marché. À la suite de la crise économique, même en utilisant le prisme de l’économie, on se rend compte que l’idéologie du libre marché est problématique : le marché ne peut s’autoréguler, l’État doit intervenir afin de le corriger. 374 Delgado, « Campus Antiracism », supra note 369 à la p 386. 375 Zundel, supra note 360. 376 Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 au par 45. 377 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 aux par 107 et 108. 378 Danielle Dick McGeough,”Selling the « Marketplace of Ideas » and Buying Fish, Bollinger and Baker” (2011) Kaleidoscope 43 Web.28 Aug 2011. En ligne http://opensiuc.lib.siu.edu/kaleidoscope. 94 En droit, les Chartes jouent ce rôle d’agent régulateur. C’est ainsi que le juge en chef Dickson dans Keegstra s’exprimait sur cette question : L'État ne devrait pas être le seul juge de ce qui constitue la vérité; par contre, il ne faut pas accorder une importance exagérée à l'opinion selon laquelle la raison prévaudra toujours contre le mensonge sur le marché non réglementé des idées. (…). C'est donc un leurre de les présenter comme cruciales pour la détermination de la vérité et pour l'amélioration du milieu politique et social379. Le discours raciste mine la crédibilité sociale de sa cible. Sachant que les entreprises médiatiques ne sont nullement représentatives380, les personnes racialisées, exclues du quatrième pouvoir, ne peuvent y exercer d’influence. Bref, puisque toute chose n’étant pas égale, pour Charles Lawrence III, l’argument du libre marché des idées est fallacieux : But it is not just the prevalence and strength of the idea of racism that makes the unregulated marketplace of ideas an untenable paradigm for those individuals who seek full and equal personhood for all. The real problem is that the idea of racial inferiority of nonwhites infects, skews, and disables the operation of the market […]. Racism is irrational and often unconscious. Our belief in the inferiority of nonwhites trumps good ideas that contend with the market, often without even knowing it. In addition, racism makes the words and ideas of blacks and other despised minorities less saleable, regardless of their intrinsic value, in the market place of ideas. It also decreases the total amount of speech that enters the market by coercively silencing members of those groups who are its targets381. […] 379 Keegstra, supra note 115 à la p 763. 380 “The Situation of People of African Descent in the Americas” supra note 25 à la p 27 : [t]he structural discrimination is not only observed in statistics or indicators, but it is also reflected in the collective mindset and the continuity of Afro-descendants stereotyping, depicted with pejorative and disrespectful adjectives towards their personal dignity. In this sense, it has been highlighted that Afro-descendant people do not take part in mass media or they intervene by means of representations that contribute to perpetuating these stereotypes and prejudices, through the “folklorization” and “exotization” of Afrodescendants. 381 Lawrence III, “Hollers”, supra note 365 à la p 468. 95 An idea that would be embraced by large numbers of individuals if it were offered by a white individual will be rejected or given less credence because its author belongs to a group demeaned and stigmatized by racist beliefs. (…)382. 6.3.2 Citoyen ordinaire Le discours légal Selon la majorité de la Cour suprême, pour déterminer s’il y a diffamation, deux normes objectives sont examinées : premièrement celle de la personne raisonnable et deuxièmement celle du citoyen ordinaire383. Une faute sera commise si le tribunal arrive à la conclusion que la personne raisonnable aurait tenu des propos dans un contexte similaire. Quant au second critère, celui du citoyen ordinaire (agissant ici comme représentant de la société), il permet de déterminer si un préjudice a été subi. Puisque ce critère est un critère rationnel et objectif384, sachant que la rationalité et l’objectivité sont également des constructions, elles doivent faire l’objet d’une déconstruction méticuleuse. Lors de l’évaluation du préjudice, la majorité considère « que le citoyen ordinaire a bien accepté la protection de la liberté d’expression et que, dans certaines circonstances, des propos exagérés peuvent être tenus, mais il doit aussi se demander si le citoyen ordinaire voit diminuer l’estime qu’il porte à la victime385. » Mais qui est le citoyen ordinaire386? Après avoir pris acte de la définition suggérée par la juge Bich et fait revue de la doctrine et de la jurisprudence québécoise et canadienne (common law) et étrangère, la majorité le circonscrit en ces termes : 382 Ibid à la p 470. 383 Bou Malhal, « Cour suprême », supra note 11 au par 30. 384 Ibid au par 32. 385 Ibid au par 31. 386 Fait intéressant, la notion de citoyen ordinaire est une façon de contrer le fait que les procès en diffamation ne se tiennent pas devant jury. Le jury doit constater dans les faits, ce à quoi la fiction du citoyen ordinaire vient suppléer. 96 Bien que le citoyen ordinaire réagisse en personne sensée qui, tout comme la personne raisonnable, respecte les droits fondamentaux, il faut cependant se garder de l’idéaliser et de le considérer imperméable à tout propos négligent, raciste ou discriminatoire, ce qui aurait pour effet de stériliser le recours en diffamation […] [c]e citoyen ordinaire n’est ni un encyclopédiste ni un ignare387. » Bref, une réputation sera entachée si le citoyen ordinaire conclut que les propos atteignent le demandeur personnellement qu’il soit ou non membre d’un groupe. Ainsi, on doit « se demander si ces propos ont diminué l’estime que le citoyen ordinaire porte à la victime. Il faut bien sûr qu’un lien de causalité soit établi entre faute et préjudice388 ». La majorité circonscrit la gravité des allégations : « plus l’allégation est sérieuse ou provocante, plus il y a de personnes qui risquent d’être éclaboussées 389». Alors qu’« [e]n certaines circonstances, la gravité des allégations aura l’effet inverse et le citoyen ordinaire y verra une exagération, une généralisation abusive ou des propos extravagants, et la foi qu’il leur accordera en sera diminuée390 ». Elle est d’avis que s’il n’y a aucun lien rationnel entre les propos et les membres du groupe, le citoyen ordinaire n’y souscrira pas, car « l’habitude de formuler des généralisations sans fondement est bien enracinée chez les esprits incultes ou vulgaires [et] que parfois les propos se veulent une exagération ironique391 ». La vraisemblance des propos et leur propension à susciter l’adhésion doivent être analysées en fonction du contexte392 tel que la Cour le définit. Ainsi, « une allégation plausible ou convaincante captera davantage l’attention du citoyen ordinaire, lui 387 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 41. 388 Ibid au par 32. 389 Ibid au par 73. 390 Ibid au par 74. 391 Ibid. 392 La grande taille du groupe, la composition hétérogène de celui-ci, ainsi que la généralité des propos et leur caractère exagéré sont autant d’éléments qui viennent réduire les probabilités que le citoyen ordinaire ajoute foi à l’affirmation. 97 permettant ainsi plus facilement de faire le lien entre l’allégation et chacun ou certains des membres du groupe personnellement393». Déconstruction du discours légal : ce qui a été considéré, contextualisé et omis Pour définir le citoyen ordinaire, le juge exerce sa discrétion. Cette notion est comme une arme à double tranchant pour les personnes racialisées. Souvent, elles demandent au juge d’exercer sa discrétion pour éviter les effets préjudiciables des précédents394. Certaines études démontrent que lors de l’exercice de la discrétion judiciaire, celle-ci est exercée au détriment des personnes racialisées395, ce qui peut s’expliquer par la nature systémique et inconsciente du racisme. Ayant peu de paramètres, le critère du citoyen ordinaire est sujet à de multiples interprétations. La compréhension du contexte aura une influence sur la construction de cette norme. Autre écueil : le citoyen ordinaire fait appel à la notion de sens commun qui réfère à la notion de normalité. En s’appuyant sur Clifford Geertz, la professeure Mayo Moran, spécialiste en égalité des sexes, dégage certains aspects constitutifs du sens commun. Il s’agit d’un système culturel fondé sur un ensemble de croyances partagées qui semblent par le fait même fondées. Il n’a pas besoin d’arguments pour se justifier : il crée en quelque sorte la réalité qui s’autodétermine396. Although common sense reasoning makes itself felt primarily at the rhetorical level, the literature on the objective standard does contain some explicit 393 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 76. 394 Mayo Moran, Rethinking the Reasonable Person: An Egalitarian Reconstruction of the Objective Standard, New York, Oxford University Press, 2003 à la p 282.[Moran].: “Because strict legal rules and precedents are so often inegalitarian, equality seekers tend to have to ask courts to exercise their discretion creatively by going beyond the strict reading of the precedent or rule. For this reason the ‘call to context’ has often seemed one of the hallmarks of egalitarian legal reform.” 395 Rapport racisme systémique Ontario, supra note 102. 396 Le sens commun reflète les perceptions communes » Voir Thomson Newspapers Co c Canada (Procureur général), [1998] 1 RCS 877 au par 117. 98 references to common sense. The virtues of common sense seem to come to the fore to displace the ordinary principles of logic and analysis397. En alimentant ainsi le sens commun, les discours des élites jouent également un rôle fondamental dans la reproduction du racisme398: [r]acial common sense was the basis for many personal as well as legal adjudications, as ordinary citizens’ testimonies of common sense racial identification become available for use in court and could become integral part of court’s decision399. On ne peut faire abstraction de l’effet du White Privilege : One particularly troubling aspect of common sense racial identification is that racial common sense unjustly privileges whites. […] white privilege [is] creating and perpetuating racial classification400. Dans le contexte judiciaire, le sens commun fait appel à l’expérience du juge, mais également inconsciemment à sa subjectivité et à ses préjugés en ce qui concerne la normalité. Selon le professeur Stéphane Bernatchez, les juges font appel à leur propre intuition, ce qui a pour effet de cristalliser le citoyen ordinaire tel qu’ils le conçoivent : Un tel critère, comme ceux de la personne raisonnable ou du citoyen ordinaire, pose un problème eu égard à la théorie de la connaissance, car, quoi que chacun puisse dire à ce sujet, le citoyen ou la personne raisonnable demeure ce que le juge considère qu'il ou elle est401. 397 Moran, supra note 394 à la p 158. 398 Noirel, supra note 297 à la p 45 à 76. 399 Neil Gotanda, "The "Common Sense" of Race" (2010) 83 SCL Rev 441 à la p 445 [Gotanda, "Common Sense"], voir Stasiulis, supra note 194 à la p 109 : Racist ideology therefore organizes preserves and perpetuates the power structure in a society. It creates and preserves a system of dominance based on race and its communicated and reproduced through agencies of socialization and cultural transmission , such as mass medias, schools and universities, religious doctrines, symbols and images, art, music and literature. It is reflected in the very language we read, write, and speak. 400 Gotanda, "Common Sense", supra note 399 à la p 444. 401 Stéphane Bernatchez, « Les obstacles épistémologiques de la méthodologie juridique : l’exemple de la théorie de l'imprécision » (2011) 52 C de D 379 par 9. Razack, supra note 35 à la p 10. Cela nous amène à réfléchir sur la proposition de la professeure Razack quant à la connaissance, “ Instead we need to direct our efforts to the conditions of communication and knowledge 99 Dans l’affaire Peart v. Peel Regional Police Services, la Cour d’appel de l’Ontario était saisie d’un dossier dans lequel on invoquait le profilage racial. La Cour confirme que le critère de la personne raisonnable, assimilable pour le professeur Stéphane Bernatchez au citoyen ordinaire, reflétait la perception que le juge a du contexte social d’où l’importance de faire une analyse qui en tient compte : The reasonable person is an analytical device that will inevitably reflect the world view of the judge applying that device: see Richard F. Devlin, “We Can’t Go On Together With Suspicious Minds: Judicial Bias and Racialized Perspective in R. v. R.D.S. ” […]. The realization that the hypothetical, reasonable person is to some degree reflective of the judge’s own preconceptions is what makes an appreciation of social context so important. An understanding of how others legitimately view the circumstances serves to counteract the subjectivity of the judge’s own view of the world. A proper reasonable apprehension of bias inquiry demands that the judge be aware of his or her own world view and appreciate how others may see the relevant circumstances402. Tenant compte de l’influence qu’a le juge sur ce critère, l’application du sens commun de façon acontextuelle peut conduire à des injustices : One kind of unjust action is the failure of judges and others in authority to apply the appropriate rule or to interpret it correctly. It is more illuminating in this connection to think not of gross violations exemplified by bribery and corruption, or the abuse of the legal system to punish political enemies, but rather of the subtle distortions of prejudice and bias as these effectively discriminate against certain groups in the judicial process403. La norme du citoyen ordinaire telle qu’elle a été construite par les diverses instances fait abstraction des conséquences individuelles, sociétales et systémiques de la racialisation. Cette omission constitue une lecture inadéquate d’un contexte plus large. Le critère du citoyen ordinaire quant à l’estime qu’il a de la victime, dans un contexte où le racisme est présent et bien actif, est problématique. Comment ce citoyen qui ne reconnaît pas diverses formes de racisme peut-il en arriver à la conclusion qu’il n’a pas perdu d’estime pour la victime? Sachant que le racisme démocratique permet d’éluder toute production that prevail. Calculating not only who can speak and how they are likely to be heard but also how we know what we know and the interest we protect through our knowing”. 402 Peart v. Peel Regional Police Services, (2006) O J No 4457 par 55. 403 Moran, supra note 394 à la p 164. 100 reconnaissance du racisme, comment le citoyen ordinaire peut-il le saisir? Comment peut-il comprendre les effets du racisme inconscient? L’interprétation du droit ne saurait omettre les effets pernicieux du discours raciste pour celui qui l’écoute. Elle doit examiner les répercussions de ce discours sur les structures sociales. Les propos du Professeur Lawrence III trouvent écho au Canada : Many people called the incident "isolated." But black folks know that no racial incident is "isolated"' in America. That is what makes the incidents so horrible, so scary. It is the knowledge that they are not the isolated unpopular speech of a dissident few that makes them so frightening. These incidents are manifestations of an ubiquitous and deeply ingrained cultural belief system […]404. Le citoyen ordinaire est une construction qui renforce les perceptions du groupe dominant dans sa conceptualisation du préjudice. En se référant à la notion d’ordinaire, de normalité, cette norme est souvent celle du groupe dominant, norme pour le moins restrictive dans une société multiculturelle. Il faut circonscrire ce citoyen de façon à ce qu’il puisse tenir compte de la perception et du vécu des personnes racialisées. Afin que la discrétion judiciaire soit au diapason avec le droit à l’égalité, la professeure Moran s’interroge sur la construction du citoyen ordinaire : dans un système constitutionnel dont l’un des objectifs principaux est l’atteinte de l’égalité comment doiton structurer la discrétion pour permettre l’atteinte de l’égalité lorsque celle-ci serait particulièrement en péril405? Elle souligne que l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit se faire en deux étapes : l’une positive, l’autre négative. Ainsi, lors de l’exercice de la discrétion, le juge considérera les valeurs fondamentales et il n’accordera aucune importance aux éléments qui déconsidéreront ces valeurs. Le citoyen ordinaire tel qu’il a été construit par le juge doit non seulement pondérer les principes et les valeurs constitutionnels, mais il doit aussi comprendre la portée des diverses formes de racisme qui empêchent la reconnaissance de l’autre pour reprendre l’expression de la professeure Moran, « the equal worth of others ». 404 405 Lawrence III, “Hollers”, supra note 365 à la p 461. Moran, supra note 394 à la p 286. 101 La professeure Moran souligne, à bon droit, les contingences auxquelles peuvent être confrontées les juges lorsqu’ils doivent exercer leur discrétion sur des sujets qui font l’objet de tensions sociales ainsi que les effets de ces tensions sur la possibilité de bien définir les critères entourant l’exercice de la discrétion : To the extent that a decision seems fraught with political controversy and complexity, it may also diminish judicial confidence in the very ability to articulate any objective understanding of reasonableness. Ordinary behaviour may thus look attractive as a reading of reasonableness for a whole variety of reasons. However, if we are to ensure that the reasonableness standard lives up to its egalitarian promise, even in a context characterized by discrimination, then it is essential that we find a way to ensure that reasonableness does not get read as ordinariness in these moments when we may be particularly inclined to do so406. Dans une société où le racisme a été enrayé, on pourrait envisager que le sens commun et la norme égalitaire agissent de concert. Mais telle n’est pas la situation au Québec et au Canada. Dans un contexte où le racisme persiste, en faisant abstraction des inégalités on ne fait que les confirmer407. Garantissant l’objectivité lorsque le racisme n’est pas un enjeu, le citoyen ordinaire est source de difficultés alors que celui-ci sévit. La justification donnée de ce critère par la Cour d’appel reprise par la majorité est également problématique : [Cette norme] a l’avantage de ne pas rendre l’exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaire de l’émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s’estime diffamée. S’il suffisait en effet, pour établir le caractère préjudiciable d’un propos, de faire état de son sentiment d’humiliation, de mortification, de vexation, d’indignation, de tristesse ou de contrariété personnelle ou encore d’un froissement, d’un heurt ou même d’un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d’opinion et d’expression. En outre, ce serait faire dépendre l’idée même de diffamation, entièrement, de l’affectivité particulière de chaque individu. (Nos soulignés)408. 406 Ibid à la p 287. 407 Devlin, « Décision », supra note 182. 408 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 29. 102 La conceptualisation du citoyen ordinaire doit lui permettre de percevoir les effets des propos diffamatoires. Si cette conceptualisation ne permet pas cette compréhension, pour reprendre les termes du professeur Delgado : Not only does the listener learn and internalize the messages contained in racial insults, these messages color our society’s institutions and are transmitted to succeeding generations409. Ainsi, les critères mis de l’avant par la majorité de la Cour suprême pour définir le citoyen ordinaire, lorsqu’ils sont appliqués à des propos racistes, ne font que confirmer la portée de ceux-ci en diminuant l’estime que le citoyen ordinaire porte à la victime. Car, rappelons-le, le discours raciste de par sa nature et ses effets constitue « une exagération ou une généralisation abusive »410 qui est considérée comme « une allégation plausible ou convaincante [qui] captera davantage l’attention du citoyen ordinaire, lui permettant plus facilement de faire le lien entre l’allégation et chacun ou certains des membres du groupe personnellement »411. L’exagération est un élément central du discours raciste, elle n’a aucun effet sur l’absence de crédibilité de celui-ci, au contraire. L’élément racial permet de faire un lien entre chacun des membres du groupe, singulièrement, personnellement, mais également de façon collective. Lorsque la majorité caractérise les généralisations sans fondement comme étant « bien enracinée chez les esprits incultes ou vulgaires [et] que parfois les propos se veulent une exagération ironique »412, elle ignore que les élites ont fomenté le discours raciste et que les médias en sont les diffuseurs et non pas, comme le prétend la majorité, les esprits incultes. Comme le soulignait la professeure Wilkinson : Le fait que des individus, sous le couvert de la liberté d'expression, se permettent d'exprimer des telles opinions fausses et impertinentes (avec peu ou pas du tout de conséquence) démontre l'existence d'un public pour ce genre de rhétorique. Le 409 Delgado, “Words”, supra note 355 à la p136. 410 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 74. 411 Ibid au par 76. 412 Ibid au par 74; Soulignons également que M. Arthur a été député à la Chambre des communes de 23 janvier 2006 au 5 mai 2011. 103 racisme imprègne notre société. Il n'est pas la chasse gardée de « certains types de personnalité déviante (par exemple, la personnalité autoritaire) 413». Pour la majorité, le fait que les propos ont été diffusés sur les ondes d’une radioprovocation est un contexte qui influe sur leur caractère vraisemblable. Elle est d’avis que dans ce contexte ces propos exercent peu d’influence sur le citoyen ordinaire. Or, si de telles stations existent, c’est qu’elles sont écoutées et sont donc financièrement rentables. La diffusion de tels propos est dommageable. Qui plus est, la majorité porte un jugement qui ne semble justifié que par son interprétation du sens commun, interprétation qui ignore les témoignages des personnes racialisées. Faut-il rappeler que M. Arthur a été condamné à verser des dommages dans des circonstances similaires. Dans l’affaire Johnson414, la Cour n’ayant pas déconsidéré l’auteur des propos. Cette réflexion nous amène à nous interroger sur les effets concrets de l’interprétation donnée par la majorité dans Bou Malhab : à qui bénéficie-t-elle? Pour la majorité de la Cour suprême, c’est ainsi qu’il faut interpréter les propos de M. Arthur : De même, lorsqu’il a qualifié les chauffeurs d’origine arabe de « fakirs », il s’est moqué d’eux et les a même ridiculisés. Ces propos sont empreints de mépris et de racisme, ce qui a d’ailleurs été constaté par tous les tribunaux qui ont examiné les propos de M. Arthur. On comprend donc aisément pourquoi les chauffeurs de taxi appelés à témoigner à l’audience se sont dits blessés par ces propos. Il s’agit cependant là d’une perception subjective et non de la perception du citoyen ordinaire415. La Cour en minimisant la portée des propos de M. Arthur sous-estime leurs effets. Selon le linguiste Teun A. Van Dijk : La sous-estimation du racisme, fait partie de la stratégie d’ensemble de présentation positive de soi, chez les élites en particulier. Les minorités ethniques n’ont pratiquement aucun accès ni aucun contrôle sur les discours tenus à leur propos, qui sont en général prononcés et écrits par des élites « blanches ». De plus, les discours tenus sur Eux ou sur les sujets « ethniques » en général ne leur 413 Wilkinson, supra note 67 à la p 124; Noirel, supra note 297 à la p 45 à 76. 414 Métromédia CMR Montréal inc. c Johnson [2006] RJQ 395. 415 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 82. 104 sont généralement pas adressés : « Eux » ont tendance à être ignoré en tant que récepteurs potentiels des textes et discours publics416. Croire que le citoyen ordinaire qui écoute les propos ne se fera pas une opinion négative sur les chauffeurs n’est pas fondée sur la preuve417. Faire abstraction du vécu des chauffeurs, c’est ignorer les effets du racisme, dont le racisme inconscient418. Diverses études démontrent les conséquences du racisme sur les multiples facettes de la vie d’une personne racialisée419. On ne peut considérer le discours raciste comme engendrant une émotion ou encore suscitant un « sentiment purement subjectif de la personne qui s’estime diffamée »420 au contraire, ces discours racistes sont compris comme étant des allégations plausibles. On constate que la qualification du citoyen ordinaire par la Cour reflète la perception qu’elle a du contexte social. Afin de démontrer un préjudice personnel, les témoins ont confirmé l’effet des propos de M. Arthur sur eux, notamment sur leur santé psychologique, effet confirmé par les études menées par l’OMS421. On peut ainsi 416 Teun A. Van Dijk, « Le racisme dans le discours des élites » 2006 Multitudes 23. En ligne : <http://multitudes.samizdat.net/Le-racisme-dans-le-discours-des>. 417 Voir Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 au par 40. « Le client s’est même vu obligé de s’excuser auprès de lui pour les propos ainsi tenus ». 418 On peut concevoir que de tels propos font appel à des schémas et d’ailleurs l’analyse des propos de M. Arthur démontre qu’ils sont présentés d’une façon telle qu’il active des comportements et des discours discriminatoires enfouis. 419 Ilene Hyman, « Le racisme comme déterminant de la santé des immigrants », Présenté le 30 mars 2009, Métropolis à la p 9. [Hyman]. En ligne : <http://canada.metropolis.net/pdfs/racism_policy_brief_f.pdf> : La race est parfois désignée comme un risque pour la santé, mais un nombre important et grandissant de recherches font désormais un lien entre le racisme et un mauvais état de santé (Paradies, 2006). La plupart des recherches sur le racisme et l’état de santé proviennent des États-Unis et du Royaume-Uni, où les associations négatives entre le racisme et la santé mentale, la santé physique (p. ex. : l’hypertension, l’autodéclaration de l’état de santé, les maladies du cœur, la douleur, les problèmes respiratoires et les comportements à risque pour la santé ont été documentés. 420 Lucie Léger, « La culture de la common law au-delà du 20e siècle : comment le droit des délits peut-il répondre aux besoins d'une société pluraliste » (1992) 24 R.D. Ottawa 437 aux pp 447, 449 et 450 [Léger] : « Le refus de reconnaître la possibilité d'obtenir une compensation pour des préjudices purement émotifs ou psychologiques témoigne évidemment du spectre classique qui hante le domaine de la responsabilité civile depuis nombre d'années, soit le risque d'ouvrir grande la porte à une avalanche de poursuites frivoles. » 421 Hyman, supra note 419. 105 conclure que « de faire état de son sentiment d'humiliation »422 ne rend pas la détermination du préjudice comme étant tributaire « de l’émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s’estime diffamée »423, mais plutôt du préjudice individuel qui découle directement des propos. C’est mal comprendre le racisme que de prendre ces témoignages hors du contexte social dans lesquels ils s’inscrivent et faire fi de leurs conséquences. Le discours raciste est allégation plausible ayant des effets systémiques. Ainsi, cette abstraction de l’influence du construit social qu’est la race dans le discours légal (colorblindness) a des répercussions, comme nous l’enseigne Neil Gotanda : Nonrecognition has three elements. First, there must be something which is cognizable as a racial characteristic or classification. Second, the characteristic must be recognized. Third, the characteristic must not be considered in a decision. For nonrecognition to make sense, it must be possible to recognize something while not including it in making a decision.[…] Nonrecognition is a technique, not a principle of traditional substantive common examining the social realities or legal categories of race, but by setting forth an analytical methodology. This technical approach permits a court to describe, to accommodate, and then to ignore issues of subordination. This deflection from the substantive to the methodological is significant. Because the technique appears purely procedural, its normative, substantive impact is hidden. Color-blind application of the technique is important because it suggests a seemingly neutral and objective method of decision making that avoids any consideration of race. Decisions that use color-blind nonrecognition are often regarded as superior to race-conscious decisions424. Bien que la majorité de la Cour suprême ait reconnu que le citoyen doit respecter les droits fondamentaux, elle donne préséance à la liberté d’expression et fait fi du droit à l’égalité : la Cour a erré et c’est là que le bât blesse. Cette non-reconnaissance du droit à l’égalité ne permet pas au citoyen ordinaire de concevoir le préjudice subi directement par chacun des chauffeurs. La racialisation et le racisme agissent alors comme 422 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 28. 423 Ibid au par 88 424 Gotanda, “Color-Blind", supra note 179 à la p 17. 106 déterminant structurel425 ayant une influence sur le statut socio-économique426 et la santé427. Ce que la majorité semble ignorer : [m]alheureusement ou heureusement, une position de repli pour un grand nombre de personnes dont la formation professionnelle acquise dans leur pays d’origine n’est pas reconnue ou qui, pour toute autre raison, ne trouvent pas d’autre emploi428. La majorité ne semble pas concevoir qu’en acceptant un tel discours, on ne peut éradiquer le racisme et ses conséquences économiques429 sur les personnes racialisées, ce que la 425 Commission on Social Determinants of Health, A Conceptual Framework for Action on the Social Determinants of Health, Discussion paper for the Commission on Social Determinants of Health, Draft April 2007. http://www.who.int/social_determinants/resources/csdh_framework_action_05_07.pdf 426 Sheila Block and Grace-Edward Galabuzi, “Canada’s Colour Code Labour Market:The gap for racialized workers”, The Wellesley Institute March 2011 à la p 7 à 15[Block and Galabuzi ] http://www.policyalternatives.ca/sites/default/files/uploads/publications/National%20Office/2011/ 03/Colour%20Coded%20Labour%20Market.pdf., Torczyner, supra note 330 aux pp 46 à79. 427 Hyman, supra note 419 à la p 11. Ce rapport souligne que l’intersectionnalité, soit l’interrelation entre les diverses situations désavantageuses et l’accumulation de désavantages ainsi que les pertes d’opportunités et de possibilités liées aux comportements racistes, a une influence sur la santé des personnes racialisées : Selon l’OMS (2003), le fait de vivre au quotidien comme une personne racialisée dans la pauvreté cause une détresse psychologique chronique qui peut rendre malade, soit par des processus biologiques (par exemple en agissant sur le système endocrinien ou immunitaire) ou par des processus comportementaux (par exemple en induisant un comportement risqué). Lorsque ce stress est éprouvé sur une longue période, il peut avoir des effets néfastes sur les systèmes cardiovasculaires et immunitaires et augmenter la vulnérabilité aux infections, au diabète, à l’hypertension artérielle, aux crises cardiaques, aux accidents vasculaires cérébraux, à la dépression et à l’agressivité. 428 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 82. Ce type d’obiter fait également appel à la notion de colorblindness. Ainsi, la Cour est incapable de saisir la situation, soit les conséquences de la racialisation sur la vie des chauffeurs, plus particulièrement leurs intérêts économiques. Voir à cet effet, Lawrence III,"Colorblindness ", supra note 179 aux pp 7 et 8. 429 Block et Galabuzi, supra note 426 à la p 16 : À partir de données visant la période entre 1991 et 2001, Statistique Canada a pu constater que les iniquités de revenus ont des répercussions sur l’expérience de vie : The difference in life expectancy between the poorest 10% and the richest 10% of Canadians was 7.4 years for men and 4.5 years for women. While these differences are striking, an equally important finding is that life expectancy increases with each and every decile. The more you earn, the longer your life expectancy in Canada. When the study considered health-related quality of life, it found the gap got worse. The richest 10% of men enjoyed 14.1 more years of healthy living than the poorest 10% of men. The richest 10% of women enjoyed 9.5 more years of healthy living than the poorest 10% of women. Among those in the middle of the income scale, the upper middle enjoyed an extra 4.7 years of health-adjusted life expectancy for men and 2.7 years for women. 107 juge Rayle a bien exposé430.Cela nous amène à nous interroger sur la connaissance que la majorité a du contexte social des personnes racialisées. Soulignons entre autres que la reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger fait l’objet d’une attention tant gouvernementale431 que médiatique : plusieurs immigrants se voient acculés à accepter des emplois bien en deçà de leurs compétences, ce que la preuve a d’ailleurs démontré432. L’omission de prendre en compte le contexte social ne fait que maintenir les dynamiques sociales, raciales et économiques. Dans sa dissidence la juge Abella examine le contexte social. Pour établir un préjudice433, selon elle, il faut déterminer « si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. » L’analyse des propos de M. Arthur en tenant compte d’un contexte plus large démontre son intention de déconsidérer les chauffeurs de taxi Arabes et Haïtiens, aux yeux de ses auditeurs, citoyens ordinaires434. 6.3.3 Le préjudice personnel et la notion de groupe Discours légal Pour la majorité de la Cour suprême, pour qu’une action en diffamation soit accueillie, dans une situation qui s’apparente aux faits dans Bou Malhab, il faut démontrer que chaque membre du groupe a subi un préjudice personnel. Le préjudice doit être partagé par « tous les membres du groupe et qui permet au tribunal d’inférer un préjudice personnel chez chacun des membres. La preuve d’un préjudice subi par le groupe lui430 Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 au par 45. 431 Québec, Ministère de l’Immigration et des communautés culturelles, « La diversité, une valeur ajoutée » Politique gouvernementale pour favoriser la participation de tous à l’essor du Québec, Québec Publications Québec, 2008 à la p 33; Patrimoine Canada, « Le plan canadien contre le racisme : Un Canada pour tous » ministère des travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2005 à la p 15. 432 Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 aux par 19, 20, 21, 23, 24, 25, 36 et 37, M. Kheir détient un baccalauréat en mathématiques; M. El Helou est diplômé en droit de l’Université de Beyrouth; M. El Kalaani est titulaire d’un diplôme en gestion des entreprises. 433 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 104. 434 Thornhill, “Dissent”, supra note 288 à la p 182. 108 même, et non par ses membres, sera insuffisante pour faire naître une telle inférence435 ». Si le préjudice subi diffère d’intensité pour les membres du groupe, on peut néanmoins « inférer que chacun des membres avait subi un préjudice compte tenu d’éléments communs aux membres436 ». Après avoir considéré qu’un recours collectif pouvait être entrepris, la majorité ajoute que ce recours « n’a pas pour effet de modifier les règles de fond applicables au recours individuel437 ». Bien qu’elle ait reconnu le bien fondée de l’utilisation de la procédure du recours collectif, il semble exister une tension sur l’à-propos d’une telle procédure pour entreprendre une action en diffamation étant donné son caractère individuel438. La taille du groupe439 est un des facteurs pour déterminer le caractère personnel du préjudice. Après avoir fait une analyse de la jurisprudence tant canadienne qu’étrangère440, la majorité conclut que « plus le groupe est grand, plus il est difficile de démontrer que le ou les membres demandeurs ont subi un préjudice personnel441 ». La nature du groupe fut prise en compte : est-il homogène et organisé ou hétérogène442? La majorité souligne que « [l]e fait qu’un groupe soit historiquement stigmatisé pourra, en certaines circonstances, faire en sorte que les injures et propos offensants tenus à l’égard du groupe collent plus facilement à la peau de ses membres. La vulnérabilité des 435 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 54. 436 Ibid. 437 Ibid au par 52. 438 Gosselin, supra note 137 au par 249. Notons que la majorité de la Cour suprême dans l’affaire Gosselin avait également eu des réticences quant à la preuve soumise par la représentante, alors que le recours collectif avait été autorisé par la Cour et n’était pas en litige. La Cour a souligné qu’il n’est pas nécessaire « que les questions communes prédominent, ni que les membres du groupe soient dans une situation identique vis-à-vis de la partie adverse. » Au Québec, la question de l’étendue du désavantage subi par chacun devient pertinente beaucoup plus tard, au moment de la détermination des dommages-intérêts. 439 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 aux par 59 à 63. 440 La Cour souligne que c’est aux États-Unis que « la taille du groupe prend une importance plus grande que partout ailleurs. La Cour ignore quels sont les facteurs ont influencé la jurisprudence américaine afin qu’elle en arrive à une telle conclusion. La jurisprudence américaine devrait être déconstruite afin de saisir le contexte social, historique et politique qui lui est propre. 441 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 59. 442 Ibid au par 66. 109 membres du groupe fera alors d’eux des cibles plus susceptibles de diffamation personnelle443 ». Le lien du demandeur avec le groupe doit être pris en considération. Ainsi, « le statut, les fonctions, les responsabilités ou les activités du demandeur au sein du groupe pourront faciliter la preuve d’un préjudice personnel444 ». La jurisprudence reconnaît que si un individu ou un groupe sont bien connus et identifiés à ce groupe, ils pourront ainsi démontrer qu’ils seront atteints personnellement par les propos diffamatoires. Pour déceler l’objet réel de la diffamation, on doit « analyser les termes, gestes ou images utilisés pour véhiculer le message445». Les allégations doivent être précises afin « de traverser l’écran du groupe446 ». Après avoir appliqué ces critères, la Cour conclut « que la réputation personnelle des chauffeurs est demeurée intacte aux yeux du citoyen ordinaire447 ». Elle tient compte de la taille du groupe, du fait qu’il est hétérogène et non structuré. Par ces propos, M. Arthur accusait les chauffeurs d’être responsables de tous les maux du taxi de Montréal, la majorité considère que cette position n’est pas rationnelle448 et met l’accent sur la subjectivité des propos qui constituent une généralisation outrancière. De fait, certaines généralisations, en considérant la taille du groupe et l’extravagance des propos, seront considérées comme des « généralisations abusives449 ». Appliquant les facteurs circonscrits par la majorité, la juge Abella, considère qu’il y a eu la diffamation. Tant en vertu de la common law que du droit civil, le fait que les propos ciblent un groupe ne peut justifier le rejet de la demande. Bien que pertinente la taille du groupe n’est pas déterminante : le groupe doit être suffisamment défini ou identifiable pour que chacun de ses membres ait été atteint450. Elle souligne que « [L]e droit de la 443 Ibid au par 68. 444 Ibid au par 69. 445 Ibid au par 71. 446 Ibid. 447 Ibid au par 86. 448 Ibid au par 88. 449 Ibid au par 74. 450 Ibid au par 115. 110 responsabilité délictuelle n’accorde généralement pas d’importance au nombre de demandeurs qui invoquent un préjudice451 ». Les propos « font référence aux demandeurs ». Elle rappelle que « Monsieur Arthur ne visait pas l’industrie du taxi en général. Il ciblait seulement les chauffeurs de taxi arabes et haïtiens452». C’est en ces termes qu’elle qualifie les propos de M. Arthur : Ces propos stigmatisaient fortement des membres de communautés vulnérables. Il existe une différence entre la provocation ou la controverse, y compris par l’expression de propos offensants, et des déclarations qui vilipendent délibérément des gens vulnérables. Le juge de première instance a conclu que les propos reprochés en l’espèce étaient racistes. Des propos ouvertement racistes, lorsque leur auteur parle sérieusement, constituent par nature une atteinte à la dignité et une invitation au mépris453. Déconstruction du discours légal : ce qui a été considéré, contextualisé et omis Lorsque la diffamation vise des individus que le diffamateur regroupe en tenant compte du construit social qu’est la race, pour déterminer s’il y a préjudice, ce n’est pas la notion de groupe qui doit primer, mais bien la notion de préjudice individuel. Bien que l’appartenance à un groupe fasse partie des facteurs à analyser, elle ne doit pas biaiser l’évaluation que l’on fait du préjudice. Cette évaluation devra considérer le contexte social dans lequel le préjudice a été causé. En tenant compte de l’expertise des personnes racialisées sur le construit social qu’est la race, le tribunal devra considérer les effets du racisme sous toutes ses formes. L’interprétation du droit adoptée par la majorité de la Cour suprême met l’accent sur la taille du groupe, sa structure et sa nature, aborde la situation de façon technique et procédurière ignorant la réalité des personnes racialisées. Cette interprétation ne pondère pas les droits et libertés prévues par les Chartes. La majorité évite de se poser la véritable question : est-ce que cette interprétation subordonne les personnes racialisées? 451 Ibid au par 111. 452 Ibid au par 106. 453 Ibid au par 107. 111 C’est après avoir fait une revue du droit étranger que la majorité tire ses conclusions quant à la taille du groupe. Cette référence au droit comparé souffre d’un angle mort : la Cour ignore les contextes historiques, sociaux et légaux qui prévalent dans ces juridictions lorsque le construit qu’est la race est un enjeu. Une référence à des principes généraux, alors que ce construit est en cause, est discutable. Or, nous savons que, le néoracisme, le racisme démocratique et systémique ont une emprise dans de nombreuses démocraties libérales. Certes, l’oblitération par la Cour des divers contextes et de l’aspect racial de la diffamation permet à la majorité de s’inspirer et de se laisser influencer par les décisions de la France454, de l’Angleterre455, de l’Australie456 et des États-Unis457. Bien qu’elle semble justifier la décision judiciaire, cette jurisprudence importe, s’ils ne sont pas déconstruits, des éléments acontextuels ayant leur propre historicité qui sont étrangers au contexte canadien. Ils peuvent pervertir la décision. Cette utilisation de la jurisprudence sans tenir compte de son contexte propre est contraire aux enseignements du juge Dickson dans Keegstra458. La majorité considère que plus le groupe sera « strictement organisé et homogène, plus il sera facile d’établir que le préjudice est personnel à chacun de ses membres. » C’est M. Arthur qui a regroupé certains individus459 sur la base du construit social qu’est la race, soit leur « dimension pour autrui »460. Contrairement à l’analyse que la majorité fait 454 On peut penser à son lourd passé colonial, à la colonisation de l’Algérie ainsi qu’à son passé esclavagiste. 455 Pour ce qui est de l’Empire britannique, grande puissance coloniale et esclavagiste, son histoire démontre que son passé diffère peu de celui de la France et que tout comme celle-ci il fut récemment le théâtre de manifestations monstres au sein de ses banlieues lors desquelles le racisme fut un enjeu 456 Si on tient compte des relations qu’elle a eues avec ses aborigènes, l’Australie éprouverait, elle aussi, de la difficulté à montrer patte blanche. 457 Nul besoin de démonstration de l’histoire américaine quant à la discrimination raciale. Soulignons que la Cour suprême du Canada accorde une importance accrue au droit américain, ce faisant elle doit s’interroger sur les motivations des tribunaux américains, terreau de l’esclavage. On peut s’interroger : ce facteur historique a-t-il une influence sur la notion de groupe dans les affaires de diffamation? 458 Keegstra, supra note 115. Voir aussi la note 355. 459 Contexte factuel que la Cour d’appel a considéré dans le cadre de la demande en autorisation du recours collectif alors qu’elle avait à circonscrire le groupe. 460 Voir supra note 203. 112 de la structure du groupe concluant que le groupe n’est pas organisé, ce sont les propos racistes qui l’ont structuré. Ainsi, lorsqu’elle qualifie le groupe d’hétérogène, la majorité fait une analyse acontextuelle des faits. Ce qui lie le groupe c’est la qualification qui lui fut imposée par M. Arthur, le construit social qu’est la race, qui a forcé les chauffeurs de taxi à se regrouper pour déposer une demande en justice. La majorité démantèle le groupe afin de faire ressortir des différences individuelles. Elle déclare : Les chauffeurs de taxi en cause partagent certes une langue et un emploi, en plus d’appartenir à deux minorités visibles, mais personne ne pouvait raisonnablement croire que les attributs qu’ils ont en commun s’étendent à leur connaissance individuelle des langues française et anglaise, à leur maîtrise des trajets routiers de la ville de Montréal, à leur délicatesse avec les clients ou aux soins qu’ils apportent à leur personne ou à leur véhicule. Il s’agit là de caractéristiques hautement individuelles qui se prêtent mal à des généralisations461. Tenir ainsi compte de la structure du groupe a pour effet d’exonérer le profanateur de propos discriminatoires. En agissant de la sorte, la majorité ignore que ce sont les propos de M. Arthur qui ont créé le groupe. La majorité fait fi de l’effet stigmatisant du discours public, neutralise le discours raciste et impose aux demandeurs une autre lecture des événements : la sienne. De fait, elle fait fi de la narration des personnes racialisées et les confine au silence en leur enlevant tout pouvoir de changer la relation : « The mere act of speaking out may be a transformation breaking of silence for the speaker462 .» Depuis la promulgation de la Charte canadienne, la Cour suprême a établi « un lien entre l’importance de protéger les citoyens et la société des effets de préjudice, d’une part, et les valeurs fondamentales d’égalité, liberté et démocratie, de l’autre463 ». Récemment dans l’affaire de la clinique Insite, clinique qui dessert l’une des populations les plus pauvres au Canada ayant des problèmes de consommation de drogues, la Cour a dû se pencher sur la décision du ministre de la Santé. La Cour a tenu compte du préjudice qui sera causé à des membres défavorisés de la société. Ainsi, comme le soulignait la 461 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 aux par 59 à 63. 462 Sheppard, “Narratives”, supra note 129 à la p 353. 463 Kathleen Mahoney, « Entre les faits et l’idéologie », National, 21 : 2 mars 2012 19 à la p 19 [Mahoney]. 113 professeure Kathleen Mahoney, la Cour suprême a confirmé l’approche jurisprudentielle prise dans Morgentaler464, Keegstra465, Taylor466 et Butler467 : une analyse contextuelle qui tient compte des droits fondamentaux (dont celui à l’égalité) afin de caractériser le préjudice causé aux groupes visés par la mesure législative468. Cette façon de comprendre le préjudice doit être appliquée dans la situation où les membres racialisés d’un groupe subissent un préjudice personnel. Alors que les propos s’adressent à des chauffeurs racialisés et qui, par l’utilisation du construit social qu’est la race, sont reconnaissables; pour la majorité, la spécificité des chauffeurs est insuffisante. Elle ne comprend pas les effets de la racialisation et des propos racistes, ce faisant, elle ignore les témoignages des chauffeurs, ce qui équivaut à les contraindre au silence, ce qui est en soi une agression469. Cette approche n’est pas s’en rappeler aux personnes racialisées la période coloniale ou encore celle de l’esclavage lors desquelles ils leur étaient impossible de témoigner et conséquemment de faire valoir leurs droits470. Cette approche discrédite les victimes en les blâmant d’avoir mal compris la dynamique sociale. 464 R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30. 465 Keegstra, supra note 115. 466 Canada (Commission des droits de la personne) c Taylor, [1990] 3 RCS 892. 467 R c Butler, [1992] 1 RCS 452. 468 Mahoney, supra note 463 à la p 20. 469 Davis, supra note 87 à la p 1559 : Like the social message of subordination implicit in the deliberations of the Chambers jury, the McCleskey decisions strike the black reader of law as microaggressionsstunning, automatic acts of disregard that stem from unconscious attitudes of white superiority and constitute a verification of black inferiority. The Court was capable of this microaggression because cognitive habit, history, and culture left it unable to hear the range of relevant voices and grapple with what reasonably might be said in the voice of discrimination's victims.[ nos soulignés], 470 Françoise Vergès, La Mémoire enchainée, question sur l’esclavage, Paris, Albin Michel, 2006 au pp 15, 23, 34, 78 et 79. Prenant acte que « l’esclave ni sujet ni citoyen » elle souligne que : L’esclave subissait une « mort sociale » selon l’expression d’Orlando Patterson. Cette mort sociale imposée participe de l’organisation de la société moderne de la société. La classification de l’esclave comme figure pré–moderne est le signe de la difficulté à penser la modernité de l’esclavage. Il n’est pas vrai que l’éradication intellectuelle de l’esclavage 114 Lorsqu’elle qualifie le groupe, la majorité utilise des termes généraux qui ignore la situation vécue par les personnes racialisées : « qu’un groupe soit historiquement stigmatisé pourra, en certaines circonstances, faire en sorte que les injures et propos offensants tenus à l’égard du groupe collent plus facilement à la peau de ses membres. La vulnérabilité des membres du groupe fera alors d’eux des cibles plus susceptibles de diffamation personnelle. » Par cette formulation, elle met l’accent sur la vulnérabilité des membres du groupe et ne reconnaît pas la nature systémique de la discrimination et conséquemment les rend responsables de cette vulnérabilité. En mettant l’accent sur la vulnérabilité des chauffeurs racialisés et non sur la nature systémique du racisme, la majorité annihile leur capacité à s’émanciper d’un discours qui veut les maintenir dans un statut qu’ils refusent en poursuivant M. Arthur. En outre la majorité ne saisit pas la dynamique du discours raciste, en soulignant que seulement, dans certaines circonstances, ce discours leur collera à la peau. Le discours raciste en est un qui se veut structurant et qui, par voie de conséquence, a une visée certaine et non probable. En omettant de reconnaître l’apport substantiel des médias dans la propagation de ce type de raciste et ses conséquences471, elle fait porter tout le poids de la discrimination aux personnes stigmatisées et exonère, de ce fait, le discours raciste véhiculé dans la société. Comme le soulignait les auteurs Elena Marchetti et Janet Ransley : Indeed, the liberal legal system has been described as operating in a way that racializes the ‘other’ and ultimately treats that ‘other’ as inferior (Minow, 1990; Davies, 1994/2002). Liberal legal cultures would deny accusations of racism on the basis that external appearances are actually ignored. In doing so ‘[t]he educated liberal West has tried to eliminate race from its consciousness’ (Davies, 1994/2002: 287). Claims of racism can easily be denied from such a perspective by asserting that in fact colour or race makes no difference to outcomes472. ait été effectuée : il reste, au-delà de sa condamnation morale, cette capacité à fabriquer des individus qui ne comptent pas. 471 Noirel, supra note 297 au pp 47 à 57. 472 Marchetti et Ransley, supra note 85 à la p 539. 115 Cette interprétation du préjudice, qui ignore le contexte lié au construit social qu’est la race, est acontextuelle, subordonne et diminue les personnes racialisées et fait fi des dommages collatéraux. The struggle for racial justice in America, then, is perhaps best understood as a struggle to secure dignity in the face of sustained efforts to degrade and dishonor persons on the basis of color. The concepts of dignity and subordination are powerfully linked. The harms of racial subordinations includes not only dignitary harms such as intentional and unintentional racist acts, but material injuries such diminished health, wealth, income, employment473. Les propos de l’animateur de radio, bien qu’ils visent un groupe restreint, touchent chaque chauffeur individuellement puisque le discours discriminatoire « [n]’est jamais extérieur, mais, constitutif de [leur] « personnalité » »474, c’est-à-dire des chauffeurs de taxi racialisés. Ces propos rejaillissent sur chaque membre du groupe circonscrit par M. Arthur. Mais l’élément fondamental qu’on ne peut ignorer, c’est que le groupe visé est constitué d’individus : Reputational harm to those who are allowed to be individuals -- mostly white men -- is legal harm. Those who are defined by, and most often falsely maligned through their membership in groups -- namely almost everyone else -- have no legal claim. Indeed, those who harm them have something of a speech right to do that harm. This arrangement avoids the rather obvious reality that groups are made up of individuals475. Contrairement aux membres du groupe dominant, les personnes racialisées sont, par l’effet du discours raciste, considérées comme un groupe, mais les invectives dont elles sont la cible les touchent personnellement en s’attaquant à leur identité et à leur dignité. Ainsi, une insulte qui les vise ne peut être interprétée comme une insulte qui n’atteint personne et se perd dans la foule. Comme le disait Gérard Noisel : Les concepts […] fonctionnent comme des catégories abstraites (immigrés, Français, jeunes d’origine maghrébine, etc.), mais les individus se 473 Christoper A. Bracey, “Dignity in Race Jurisprudence”(2005) 7 U. Pa J Const l 669 à la p 671. 474 Voir supra note 207. 475 Catherine MacKinnon, Only Words, Cambridge: Harvard University Press, 1993 aux pp. 81 à 82.[MacKinnon]. 116 « reconnaissent » dans telle ou telle de ces catégories, même s’ils ne sont pas visés personnellement, parce qu’elle désigne leur monde social, d’une manière ou d’une autre476. La racialisation produit son effet, ce qu’a bien saisi la juge Rayle477, dans le jugement sur l’autorisation de la demande de recours collectif : La corrélation entre ces races et les tares qu'il leur prête est parfaite. Dès que le travailleur est de l'une ou l'autre de ces races, il ne peut manquer d'être éclaboussé dans l'opinion publique et meurtri dans son identité profonde. […] Par contraste, il suffit, pour un chauffeur de taxi montréalais, d'être arabe ou haïtien pour être éclaboussé. On ne lui reproche pas ce qu'il fait : on lui reproche ce qu'il est478. En outre, l’identification est suffisante pour que l’on puisse savoir à qui les propos de l’animateur s’adressaient. C’est ainsi qu’en a conclu la juge Abella qui considère que bien que la taille du groupe soit importante, l’attaque est précise et non « [v]ague au point d’être indéterminée ». Les critiques de l’animateur visaient les chauffeurs de taxi arabes et haïtiens de Montréal. Il s’agit d’un groupe défini avec précision et facilement identifiable479 ». Un préjudice individuel a été causé à un point tel qu’un client de l’un des chauffeurs s’est senti obligé de s’excuser : Il (M. Boudiba) a écouté l’émission avec un client dans sa voiture et il a dit au tribunal que son client avait été particulièrement gêné par les propos tenus par l’animateur et qualifiant d’incompétents, d’ignorants et de sales les chauffeurs de 476 Noirel, supra note 297 à la p 62. 477 Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 par 83. 478 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 85 La majorité de la Cour d’appel rejette cette position en suggérant qu’elle soit prise dans le contexte de l’autorisation du recours collectif. La blessure intime est insuffisante, aux yeux du citoyen ordinaire, sa réputation ou sa dignité ne seraient pas ternies vis-à-vis de l’opinion publique. 479 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 116. 117 taxi d’origine arabe. Le client s’est même vu obligé de s’excuser auprès de lui pour les propos ainsi tenus480. En faisant appel à des exemples (ensemble des avocats montréalais), groupe dont la situation économique, politique et sociale diffère et qui ne partage aucune particularité avec les chauffeurs, personnes racialisées, toujours victimes de discrimination, la Cour tombe dans le piège du daltonisme juridique (Colorblindness) qui la conduit à faire une analyse acontextuelle. En faisant abstraction de leur vécu, la majorité laisse croire que les dommages subis par ces personnes sont minimaux Nous sommes devant une situation où une faute a été commise, des propos racistes prononcés, des dommages ont été causés (dont des dommages économiques et des atteintes à la santé), mais personne n’est responsable. Le « critère objectif » du citoyen ordinaire et la notion de groupe ne permettant pas de conclure, selon la majorité, que la réputation individuelle des chauffeurs a été atteinte. Pour sa part, la juge Abella comprend, en rappelant à la mémoire les propos du juge Dickson dans Keegstra, la portée d’un discours raciste : Ces propos stigmatisaient fortement des membres de communautés vulnérables. (…) Des propos ouvertement racistes, lorsque leur auteur parle sérieusement, constituent par nature une atteinte à la dignité et une invitation au mépris481. L’approche qu’elle préconise tient compte aussi bien de la réalité vécue par les chauffeurs que de la portée du discours raciste. Bien qu’elle saisisse généralement la portée de ce discours, la nuance qu’elle apporte, à savoir que les « propos soient ouvertement racistes lorsque leur auteur parle sérieusement 482» peut être discutable, car comme on l’a vu, l’humour a ses limites… Rappelons que des propos tenus lors d’une émission télévisée (Bye Bye 2008) ont été considérés par le Conseil de la radiodiffusion et des 480 Bou Malhab, « Cour supérieure », supra note 7 au par 38. 481 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 107. 482 Ibid au par 107. 118 télécommunications canadiennes (CRTC) comme étant offensants de par leur teneur raciste483. Bien que les propos de la majorité de la Cour d’appel ne fassent pas autorité, il est intéressant de souligner un aspect de son analyse. Confrontée à la discrimination vécue par les juifs, la juge Bich souligne que l’on ne peut ignorer qu’à l’époque où les faits de l’affaire Ortenberg484 sont survenus, l'antisémitisme était tout aussi répandu que virulent. Cette approche, qui tient compte du contexte auquel étaient confrontés les Juifs, approche qu’on peut qualifier de conscience du construit social qu’est la race (race conscious), doit être maintenue afin de pouvoir rendre justice, puisque le racisme sous toutes ses formes persiste dans les sociétés occidentales. Cette interprétation permet de comprendre la portée individuelle des propos racistes. Conséquemment, la Cour n’aurait pas dû faire abstraction du racisme qui sévit toujours envers les Noirs, les Arabes et les personnes racialisées et conclure qu’un préjudice individuel a été causé. 483 Dans la décision de radiodiffusion CRTC 2009-548 Plaintes relatives à la diffusion de l'émission télévisée (Bye Bye 2008) par la Société Radio-Canada, le CRTC a considéré que : [p]lusieurs sketches contenaient des commentaires négatifs à l’endroit des personnes de race noire et aussi des représentations négatives de ces personnes (p. ex. dans plusieurs sketches les personnes de race noire sont présentées comme des voleurs et/ou des travailleurs de classe moins élevée). » La défense de la satire et de l’humour n’a pas été retenue, car « l’effet global de ces sketches revient quand même à renforcer les préjugés existants et à exprimer du dédain, à porter à regarder quelqu’un de haut et à encourager un manque de respect envers les personnes de race noire, ce qui expose ce groupe au mépris; » Le Conseil a conclu que ces « représentations vont à l’encontre des normes en vigueur dans la collectivité et étaient offensants »; En ce qui concerne l’utilisation de l’expression « nègre », le CRTC a considéré qu’étant donné l’importance historique de ce terme au Canada et au Québec (…) par conséquent on ne peut l’utiliser « qu’avec extrême prudence ». Le CRTC rappelle à la « SRC que les ondes sont un bien public et que les titulaires autorisés à les utiliser ont la responsabilité de diffuser des émissions conformes en tout temps aux normes établies par la société ». 484 Ortenberg c Plamondon, [1915] 24 BR 69 119 6.4 La reconstruction du jugement La reconstruction offre la possibilité d’analyser les questions en considérant le construit social qu’est la race, de la racialisation et du racisme sous toutes ses formes. À la lecture des jugements majoritaires, force nous est de constater que la perspective des personnes racialisées et les effets de la racialisation et du racisme tant inconscients que systémiques ont été écartés afin d’objectiver la situation. Cette position exclut leur expérience en les contraignant ainsi au silence485 et son effet ultime est de discréditer le système judiciaire à leurs yeux. Quand le construit social qu’est la race est présent, devant une situation juridique ambiguë, on ne peut mettre de l’avant des arguments qui en font abstraction. Avancer des motifs qui l’ignorent constitue une composante du racisme inconscient. Le décideur peut ainsi prétendre qu’il n’y a pas de discrimination puisqu’il y a plus d’un motif pour la décision486. Si la majorité avait tenu compte de ce construit social, elle aurait pu conclure que les propos de M. Arthur étaient racistes et diffamatoires. Reprenons les principaux arguments de la majorité. La majorité semble donner une portée absolue à la liberté d’expression. Or, les droits fondamentaux doivent être interprétés les uns en fonction des autres. Ainsi, la Déclaration de Vienne de 1993 stipule que « Tous les droits de l'homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l'homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d'égalité et en leur accordant la même importance487 ». 485 Françoise Vergès, « Ces héritages inattendus que nous ont légués les esclaves » dans Manifeste pour l’égalité, Paris, Édition autrement, 2012 à la p112. « Ceci n’est pas sans rappeler que sous le régime de l’esclavage, le témoignage de l’esclave n’avait aucune valeur, mais aussi que « ses expressions culturelles, ses croyances et sa langue sont méprisées, son corps est réduit à la force physique, ses sentiments et ses émotions sont ignorés». 486 Adjoa Artis Aiyettoro, “Can We Talk? How triggers for unconscious racism strengthen the importance of dialogue” 22 Nat’l Black LJ 2009. 487 Conférence mondiale des Nations Unies sur les droits de l’Homme, 1993. Texte de la Déclaration alors adoptée voir article 5. En ligne : <http://www.unhchr.ch/french/html/menu5/wchr_fr>. 120 Tenant notamment compte de l’interprétation suggérée par le juge Lebel,488 cette liberté peut être restreinte. La prise en compte de la liberté d’expression en considérant les droits fondamentaux permettrait de conclure que dans une société libre et démocratique la liberté d’expression ne peut être évaluée sans tenir compte du contexte élargi et des circonstances entourant les évènements. La question d’intérêt public n’est nullement au cœur des propos de M. Arthur, il s’agit d’une charge contre des membres défavorisés de la société qui se trouvent en marge de celle-ci, notamment à la suite de la non-reconnaissance de compétences comme le soulignait la majorité de la Cour suprême. Notre engagement envers la liberté d’expression ne devrait pas nous aveugler quant aux conséquences de celle-ci lorsqu’il existe une tension mettant en cause le droit à l’égalité489. Il est fondamental de préserver l’équilibre précaire entre le droit à l’égalité et la liberté d’expression, équilibre essentiel dans une société démocratique et multiculturelle. Cette position a des points communs avec celle qui a été adoptée par la juge Abella490 lorsqu’elle rappelle que la diffamation est une exception à la liberté d'expression. Position également adoptée par le juge Beauregard491. Une analyse contextuelle, qui tiendrait compte des effets de propos racistes permettrait aux tribunaux, comme l’ont fait les juges dissidents et la majorité de la Cour d’appel dans la décision autorisant le recours, de concevoir que ce type de propos ne peuvent être couverts par la liberté d’expression. Ces propos ne visent ni à faire valoir la vérité dans les affaires publiques, scientifiques ou artistiques, ni à assurer la protection de l’autonomie et de l’enrichissement personnel et encore moins à favoriser la protection du public ou du processus démocratique. 488 Lebel, supra note 347. 489 Maitra et McGowan, supra note 365 à la p 371. 490 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 100. 491 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 117. 121 Les discours racistes font beaucoup plus que de transmettre des idées, ils structurent le discours social, les relations sociales et discréditent des membres racialisés de la société, rendant impossible l’atteinte de l’égalité. Comme l’affirmait la professeure Catherine Mackinnon : [g]roup defamation in this sense is not a mere expression of opinion but a practice of discrimination in verbal form, a link in systemic discrimination that keeps target groups in subordinated positions through the promotion of terror, intolerance, degradation, segregation, exclusion, vilification, violence and genocide. [a]n equality approach to such speech would observe that to be liquidated because of the group you belong to is the ultimate inequality492. L’analyse contextuelle devrait considérer les impératifs d’une société multiculturelle quant au droit à légalité et à la liberté d’expression493. Ce que seule la juge Abella a considéré : La force d’un Canada multiracial, multiculturel et multiconfessionnel découle de sa capacité constante à véhiculer des valeurs fondamentales qui transcendent les différences et ont un effet unificateur. Cela veut dire qu’il faut parfois tolérer la douloureuse volée de pierres et de flèches de l’incompréhension. Et cela veut dire qu’il faut parfois imposer une limite lorsque tolérer l’incompréhension ébranlerait le fondement même de nos valeurs fondamentales494. L’objectif visant l’atteinte du droit à l’égalité pour tous dans une société où le multiculturalisme est une valeur importante peut justifier une interprétation qui restreint la liberté d’expression dans le but de maintenir la cohésion sociale, impératif urgent et réel dans une telle société. Cette approche permet de considérer les effets de la racialisation et des diverses formes de racisme ainsi que de reconnaître le vécu des victimes. Car, “We must 492 MacKinnon, supra note 475 à la p. 99. 493 La Cour suprême a affirmé qu’on doit de façon impérative préserver un équilibre entre les droits et libertés fondamentaux. S’il y a conflit entre un droit et une liberté ou entre deux droits fondamentaux, les tribunaux devront tenter de les réconcilier Renvoi relatif au mariage entre personnes de même sexe, [2004] 3 RCS 698 par 50. 494 Bou Malhab, « Cour Suprême », supra note 11 au par 97. 122 be certain that the individuals who pay the price are fairly represented in our deliberation and that they are heard495”. Ainsi, confrontée à des propos racistes, la Cour doit s’interroger. Ces propos visent-ils la promotion de la vérité, soit la participation politique ou sociale et finalement l'accomplissement de soi? Si les propos ne visent qu’à alimenter le discours raciste, cancer social496, qui engendre des maux qui ne peuvent être au cœur de la liberté d’expression, la protection devrait être faible, voire même inexistante, le préjudice social est trop important. Considérant que le racisme cause un tel préjudice si on examine ces multiples effets sociaux, politiques, économiques ainsi que ceux qui concernent la santé publique497, l’interprétation de la Cour devrait promouvoir le droit à l’égalité au lieu de promouvoir la liberté d’expression. Quant à la norme du citoyen ordinaire, elle devrait permettre à celui-ci de prendre acte du fait qu’il vit dans une société où le racisme n’est pas encore éradiqué. Il pourrait tenir compte d’un contexte plus large afin de saisir la racialisation et le racisme. Lorsqu’une question mettant en cause le droit à l’égalité est soulevée lors de diffamation, deux options pourraient être analysées : l’une devrait tenir compte de la compréhension et la prise en compte du racisme ou de toute forme de discrimination par le citoyen ordinaire, ce qui est en soi un exercice probablement trop complexe pour un tel citoyen; l’autre devrait considérer que le critère du citoyen ordinaire est un critère subjectif objectif498 tel qu’il a été élaboré par la Cour suprême dans les affaires soulevant une 495 Charles R. Lawrence, III , “The Debates Over Placing Limits on Racist Speech Must Not Ignore the Damage It Does to Its Victims” 1989 The Chronicle of Higher Education à la p 3. En ligne : <http://michaelbryson.net/teaching/csun/lawrence.pdf>. 496 UNESCO, « Le racisme, cancer social de notre temps » Le courrier, vol 13, Octobre 1960 p 4. 497 Voir Canada (Procureur général) c JTI-Macdonald Corp., [2007] 2 RCS 610 par.37, 38 et 69. Un parallèle peut être fait avec la santé publique puisque le racisme est considéré comme une question qui touche également à la santé publique. (sur la racisme et la santé publique voir Hyman, supra note 419 à la p 6), élément qui fut considéré par la Cour suprême comme assez important pour limiter la liberté d’expression. 498 Lors de l’audition, la Cour suprême s’est montrée réticente à accueillir un argument fondé sur un critère purement subjectif. 123 distinction discriminatoire, en y faisant les adaptions nécessaires. En effet, la juge L’Heureux- Dubé dans l’arrêt Egan s’exprimait en ces termes au sujet de cette norme : [u]ne norme subjective-objective, c’est-à-dire du point de vue de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable au groupe auquel appartient la personne qui invoque le droit499. Dans l’arrêt Law, la Cour a statué qu’en matière d’égalité, l’analyse est à la fois subjective et objective : [s]ubjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres; et objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblable500. Cette norme devrait ainsi tenir compte du « fondement rationnel de l’expérience de discrimination en ce sens qu’une personne raisonnable vivant une situation semblable partagerait cette expérience 501», aspect subjectif de l’analyse et tenant compte du vécu de la personne racialisée. Quant au test objectif, le citoyen ordinaire devrait prendre acte d’un contexte plus large entourant les propos diffamatoires et discriminatoires ainsi que prendre en compte l’effet de tels propos tant sur la personne racialisée que sur le tissu social. Puisque les propos visaient individuellement les membres d’un groupe, l’appartenance à un groupe ne peut nier le fait que « dans une société démocratique un nombre significatif d’individus affirment publiquement qu’ils se sentent humiliés ou stigmatisés par un discours public502. » 499 Egan, supra note 369 au par 56. 500 Law c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 RCS 497 au par 59. 501 Lavoie c Canada, [2002] 1 RCS 769 par 46. 502 Noirel, supra note 297 à la p 39. 124 La présomption selon laquelle l’extravagance des propos (telle que l’ont qualifié les membres de la majorité) ne tient nullement compte des dynamiques propres à la racialisation, au racisme et à leurs conséquences. Lorsqu’il s’agit de dévoiler le racisme et ses conséquences, les victimes ont une expertise. Lorsqu’elles font entendre leurs voix, la Cour devrait accorder une considération importante à leur témoignage puisque ce sont elles qui sont les expertes. Les études démontrent que le racisme a des effets sur la santé physique et psychologique ainsi que sur l’expectative de vie de ses victimes. On peut donc en arriver à la conclusion que les dommages subis par les chauffeurs sont individuels503. Bref, les membres du groupe atteints par des propos racistes sont individuellement stigmatisés et le droit devrait le reconnaître, comme il l’avait fait dans l’affaire Ortenberg. Tout comme le suggéraient la juge Rayle et les juges dissidents de la Cour d’appel et de la Cour suprême, il existe une façon de concevoir le groupe afin de saisir le préjudice individuel subi par ses membres. Cette approche nous permet d’éviter de tomber dans le piège de la taille du groupe et de conceptualiser l’interaction entre le préjudice et les personnes visées en considérant le contexte plus large dans lequel le préjudice survient. Ces juges ont démontré que les chauffeurs étaient identifiables. Ainsi, la cristallisation du groupe faite par la majorité est peu convaincante. Une démonstration a été faite tant du préjudice économique que de celui sur la santé physique et psychologique sans compter le préjudice sociétal. La notion de préjudice sociétal est particulièrement importante dans une société multiculturelle dans laquelle on doit tenir compte des droits des minorités afin de préserver la cohésion sociale. On ne peut négliger les effets du discours, qui peut sembler grossier pour certains; mais, lorsqu’on le démembre, il met au jour ses retombées sociétales. Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale reconnaît que les États doivent prendre « [d]es mesures pour empêcher toute diffusion d’idées prônant la supériorité ou l’infériorité d’une race […] ou la discrimination à l’égard des personnes d’ascendance 503 Bou Malhab, « Autorisation », supra note 5 aux par 43 à 45. 125 africaine. »504 Ainsi, on pourrait prétendre que l’action en diffamation pourrait être entreprise pour sanctionner la diffusion de propos racistes. La notion de groupe ne peut faire obstacle à un dédommagement lorsqu’une faute a été commise alors qu’un préjudice individuel existe. En sanctionnant de tels discours par une action en diffamation, on favorise un exercice équitable de la liberté d’expression en donnant l’occasion à des personnes racialisées, dont l’expression a été limitée par ce discours, de prendre la place qui leur revient dans la société et ainsi de pouvoir être entendues puisqu’elles ne sont plus infériorisées505. 7. Conclusion Le construit social qu’est la race fait partie de l’histoire du Canada et du Québec. Ce construit exerce également une influence sur la relation et le traitement des personnes racialisées par le système judiciaire, système qui n’est pas exempt de manifestations de racisme. Or, depuis la fin de la période coloniale, il est essentiel de prendre acte du fait que le racisme se manifeste sous diverses formes : néo racisme, racisme démocratique et racisme inconscient, qui se manifestent par des microagressions. Dans une société, plus particulièrement une société démocratique et multiculturelle, les tribunaux sont non seulement le dernier rempart contre les injustices, mais aussi le gardien de la cohésion sociale. Ils doivent comprendre les réalités sociales s’ils veulent maintenir la confiance du public dans le système judiciaire. Contrairement à la croyance généralement reconnue, la racialisation et le racisme ne sont pas des anomalies : ils font partie des relations sociales. C’est pourquoi il est fondamental que le système judiciaire en tienne compte. Bien qu’elle fût rendue après l’évolution fulgurante qu’a connue la conscience collective relativement aux droits de la personne, la décision dans Bou Malhab est un recul. Au 504 505 Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Recommandation no 34 : Discrimination raciale à l’égard des personnes d’ascendance africaine, 69e sess, Doc CERD/C/GC/34 (2011) par 27. Matsuda, “Public Response to Racist Speech ”, supra note 316 à la p 2322. 126 début du siècle dernier, dans l’affaire Ortenberg,506 la Cour d’appel du Québec avait considéré le contexte social particulier des juifs en tenant compte de la discrimination dont ils étaient victimes; elle a conclu qu’ils avaient subi un préjudice individuel. Une action en diffamation pouvait alors être intentée lorsque des droits fondamentaux étaient brimés, et ce, bien avant l’avènement des Chartes et des Conventions internationales. Dans un article percutant, le juge Lebel avait d’ailleurs souligné que cette innovation en matière de responsabilité civile était précaire. Force nous est de conclure que ses propos restent d’actualité. La possibilité de recourir efficacement aux actions en responsabilité délictuelle dépendait éventuellement de l'attitude des juges, de leur évaluation des intérêts en cause et souvent de leur appréciation subjective des valeurs en jeu lorsqu'il leur fallait déterminer si un comportement particulier constituait une faute génératrice de responsabilité civile. De plus, des interventions judiciaires ponctuelles pouvaient difficilement porter remède aux conséquences du poids historique de certains comportements sociaux discriminatoires507. L’effet concret dans Bou Malhab est que le droit commun peut être interprété en faisant abstraction de certains droits fondamentaux. La majorité a procédé à une hiérarchisation des droits au détriment du droit à l’égalité. Elle a donc refusé de sanctionner les propos racistes, créant en quelque sorte de nombreux laissés pour compte, des sacrifiés508. En maintenant les personnes racialisées dans le statut qu’on leur a socialement attribué, soit de citoyen de second ordre, et en refusant de reconnaître la portée préjudiciable du discours raciste, la majorité de la Cour suprême ne fait que maintenir l’ordre social. Le système de justice n’offre ainsi aucune possibilité de changement ou d’émancipation. 506 507 508 Ortenberg, supra note 484. Lebel, supra note 347 à la p 238. René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. Ce jugement peut être conceptualisé comme un exemple de sacrifice au sens où l’entend René Girard. Le sacrifice du bouc émissaire qui est au cœur de l’ordre social. C’est par la désignation et le sacrifice du bouc émissaire que l’ordre social se rétablit et que la crise est évacuée. Le groupe qui désigne la victime doit la croire coupable, la racialisation, qui rend la personne racialisée différente, permet de construire cette culpabilité. 127 L’approche adoptée par la majorité a certaines affinités avec celle qui a été adoptée par la Cour suprême dans Christie509 qui avait intenté une action en dommages-intérêts contre un tenancier qui avait refusé de le servir, parce qu’il était Noir. Dans cet arrêt de 1939, la Cour suprême, ignorant le vécu de la personne racialisée, soit l’humiliation subie par M. Christie, considère que l’ordre public n’avait pas été enfreint et a donné préséance à la liberté de commerce. Ici, la liberté d’expression a préséance sur le droit à l’égalité, liberté qui a un lien tangible avec des intérêts commerciaux. Ce fait est pour le moins troublant dans une société qui se veut multiculturelle et démocratique. Pour certains, la décision de la Cour suprême pourrait paraître fondée en droit puisque les juges n’ont qu’interprété les faits qui leur étaient soumis. Les propos de la professeure Razack nous apportent un éclairage différent : Legal rules and conventions suppress the stories of outsiders groups. […]. They [judges] are not seen to possess norms and values that derive directly from their social location and that are sustained by such practices as considering individuals outside of their social context. Stories of members of marginalized groups must therefore “reveal things about the world that we ought to know”. These stories are “a mean of obtaining the knowledge to create a just legal structure510. Alors que pour les personnes racialisées le préjudice individuel ne fait aucun doute et que certains juges sont en mesure de le percevoir, force est de constater que pour plusieurs juristes le contexte particulier lié au construit social qu’est la race soit à la racialisation et au racisme sont imperceptibles. Certes, le racisme prend diverses formes qui ne sont pas toujours faciles à cerner. En outre, la force des discours sociaux dominants ne permet pas une compréhension du racisme démocratique, du néo racisme et du racisme systémique sans parler du racisme inconscient. Même le construit qu’est le sens commun est influencé par la conception que l’on se fait du construit social qu’est la race, ce qui ne facilite pas la tâche du juge. La majorité de la Cour suprême, en faisant abstraction des effets liés au construit social qu’est la race, a manqué une occasion non seulement pour les membres des groupes 509 510 Christie, supra note 44 à la p 94. Razack, supra note 35 à la p 38. 128 racialisés, mais aussi pour les personnes historiquement défavorisées ou encore exclues : celle de reconnaître le contexte social propre à la racialisation, et aux actes discriminatoires ainsi que les « conséquences du poids historique de certains comportements sociaux discriminatoires511 ». Au surplus, elle a omis de sanctionner des propos discriminatoires tenus non seulement en public, mais aussi diffusés largement sur les ondes radiophoniques. Après avoir tenu compte du vécu des chauffeurs de taxi, la dissidence avait pourtant cerné les enjeux relatifs au droit à l’égalité dans une société multiculturelle. Dans ce contexte, une meilleure conceptualisation du contexte social, tant micro, meso que macro, dans lequel les principes d’égalité s’appliquent, aurait été utile à la Cour. La déconstruction, en mettant au jour l’historicité ainsi que les relations de pouvoir, permet de mieux comprendre le contexte tant apparent que spectral. Gardant à l’esprit l’approche interprétative mise de l’avant par le juge Lebel dans les recours en responsabilité civile qui mettent en cause des droits fondamentaux, les propos de la juge en chef McLachlin qui considère l’importance de la compréhension du contexte social élargi et de la déconstruction (sans la nommer en référant ici à ce qui est caché) sont des plus appropriés : Context, policy and philosophy have always been a part of judging. What the Charter has done is to bring this kind of thinking out of the closet. Rights talk has forced judges to acknowledge what before was hidden. Judges now openly acknowledge that before they make decisions that affect peoples’ lives or government policy, they must have some understanding of the circumstances or context of the problem before us and the implications of deciding one way or another512 511 512 Lebel, supra note 347 à la p 239. La très honorable Beverley McLachlin, «Canada’s Coming of Age» dans Joseph MAGNET et al., (dir.), The Canadian Charter of Rights and Freedoms: Reflections on the Charter after Twenty Years (2003) 19 SCLR 353 à la p 368. 129 Dans cette quête, la Critical Race Theory, qui reconnaît l’importance d’une approche holistique pour mieux saisir la racialisation et le racisme, est une pierre angulaire. Prenant acte du fait que race et racialisation sont des constructions sociales et en étant pleinement conscient de la relation entre ces construits avec le droit et le pouvoir, on est plus apte à comprendre l’interaction entre ses éléments dans un litige. La CRT permet de prendre conscience des effets persistants du privilège d’être Blanc, de la fiction que sont la neutralité judiciaire, des risques inhérents d’une approche qui fait abstraction du construit social qu’est la race et qui ne tient pas compte de l’intersectionnalité. Dans une société où la racialisation et le racisme ne sont pas éradiqués, la CRT donne des paramètres aux juges pour rendre justice dans une société multiculturelle qui doit permettre que le récit de tous soit entendu et considéré. Ces méthodes sont essentielles, car elles apportent de nouveaux éclairages et favorisent une pluralité de lectures d’un même événement donnant ainsi place à un jugement qui tient pleinement compte de l’égalité substantive tout en étant au diapason des réalités qui coexistent dans une société multiculturelle. La décision de la Cour suprême dans l’arrêt Bou Malhab nous laisse sur notre soif de justice. Pour les personnes racialisées, comme le soulignait avec sagesse le philosophe Jacques Derrida : « La justice reste à venir513. » 513 Derrida, supra note 1 à la p 970. 130 BIBLIOGRAPHIE LÉGISLATION Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11. 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