Bulletin d’analyse phénoménologique X 6, 2014 (Actes 6), p. 8-31

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ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/
Le primat de la première personne et ses implications
épistémologiques
Par FEDERICO BOCCACCINI
Université de Liège
Introduction
En philosophie de l’esprit, comme Jaegwon Kim le souligne,
il est impossible aujourd’hui de faire usage d’expressions comme « état
intentionnel », « propriété intentionnelle », « explication intentionnelle » et
« psychologie intentionnelle », sans mentionner des termes comme « objet
intentionnel » et « relation intentionnelle » ou « énoncés intentionnels », qui
sont plus habituels en métaphysique et en philosophie du langage. Notre
usage ordinaire de « intentionnel » et « intentionnalité » découle de, et est en
continuité avec les premiers travaux de Chisholm sur le caractère spécial de
l’intentionnel et des phénomènes psychologiques1.
Mais que signifie « intentionnel » chez Chisholm ? Bien que le terme désigne
en général tout état mental, ce serait une erreur de penser que cette notion
décrit strictement, chez Chisholm, un problème qui concerne la seule
philosophie de l’esprit. La difficulté réside précisément dans la superposition
de diffèrent niveaux : épistémologique, sémantique, psychologique. La ques-
tion de l’intentionnalité concerne d’abord la possibilité de la référence objec-
tive : « Comment la référence objective — ou intentionnalité — est-elle
possible ? Comment est-il possible à une chose de diriger ses pensées sur une
1 J. Kim, « Chisholm’s legacy on intentionality », Metaphilosophy, 34, 5, 2003,
p. 649-662.
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autre chose1 ? » Si l’on voulait résumer en une phrase l’idée qui a guidé la
recherche de Chisholm, on pourrait dire que le souci à la base de sa réflexion
est d’origine wittgensteinienne, mais que sa réponse est brentanienne2. Une
première formulation de la thèse de la primauté de l’intentionnalité chez
Chisholm peut être repérée dans l’article « Sentences about Believing »
(1955) — la base du chapitre onze (« Intentional Inexistence ») de son
ouvrage Perceiving (1957) — où Chisholm soutient déjà la Brentano Thesis,
à savoir l’irréductibilité du mental à la sphère sémantique. Sa cible est le
paradigme classique de la philosophie analytique : la primauté du sens (Sinn)
par rapport à la référence. Il y a trois enjeux principaux à souligner dans
l’élaboration définitive de la théorie de Chisholm : il s’agit de montrer (1) la
primauté de la référence mentale, ou intentionnelle ; (2) le fait que cette
référence est en première personne (first-person reference) et, par
conséquent, la primauté du de se ; (3) la primauté des propriétés.
De prime abord, la primauté de l’intentionnel selon Chisholm ne con-
cerne donc pas la philosophie de l’esprit, mais plutôt les champs de la
sémantique et de l’ontologie. La question qu’il se pose est, semble-t-il, d’ex-
pliquer comment il est possible pour quelque chose de diriger ses pensées sur
quelque chose d’autre. La réponse de Chisholm à cette question est partielle-
ment sceptique au sens où la référence objective des expressions linguis-
tiques n’est possible que dans le mesure où elle peut être expliquée dans son
rapport aux capacités mentales du locuteur3. Cela signifie que (1) la
référence est fixée au moyen des attitudes intentionnelles du sujet connais-
sant. Cependant, Chisholm souscrit aussi à une thèse plus forte : (2) toute
référence à quelque chose d’autre est analysable seulement en tant que
relation de la pensée à soi-même. La conséquence de cette théorie de la
référence intentionnelle chez Chisholm exige un engagement ontologique de
type platonisant, afin de justifier le principe même de la primauté de l’inten-
tionnel en tant que référence à soi-même. Ainsi, sa réponse au problème
wittgensteinien de la référence trouve son accomplissement dans l’ouvrage
The First Person (1981), où Chisholm tente de répondre à la difficulté de la
référence des énoncés en première personne (first-person reference) par le
1 R. Chisholm, The First Person : An Essay on Reference and Intentionality,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1981, p. 1.
2 Cf. L. Wittgenstein, Philosophical Investigations (1953), Oxford, Blackwell, 2001,
p. 177.
3 Cf. R. Chisholm, On Metaphysics, Minneapolis, 1989, p.129 : « According to the
thesis of the primacy on the intentional, the reference of langage is to be explicated
in terms of the intentionality of thought. »
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biais de la théorie de la connaissance. Il introduit alors dans l’analyse des
notions comme celles d’évidence et de croyance de dicto et de re, afin de
supporter sa théorie de l’attribution directe (direct-attribution theory) et de
s’assurer la possibilité de réduire tout type de croyance à la croyance de se.
S’il est certain que le cadre général de la question de l’intentionnalité
chez Chisholm se présente de cette manière, cette vision est néanmoins
partielle, car elle reste ancrée à une unique facette de son œuvre. En réalité,
la question de l’intentionnalité, avec sa stratégie de la primauté de la
première personne, concerne le problème de la fondation philosophique de
l’expérience et les limites de l’empirisme. Dans ce qui suit, je suggèrerai que
la lecture de The First Person doit être éclairée par d’autres travaux1,
lesquels suggéreront que l’intentionnalité n’est jamais qu’un outil conceptuel
pour justifier certains énoncés de nature empirique.
Quel est donc le sens de la thèse de la primauté de la première
personne ? L’idée est de parvenir à l’auto-fondation d’une classe d’énoncés
et de croyances qui se manifestent comme évidents du fait qu’ils portent sur
celui qui les énonce. Dans sa démarche, Chisholm se révèle ainsi tantôt un
élève de Brentano, tantôt un lecteur très fin de Moore, l’un et l’autre dans
leur tentative visant à justifier notre connaissance sans faire appel à des
autorités externes. Il reste dans le sillage d’une philosophie du sens commun
ayant pour but la clarification descriptive et classificatoire de ce que tout le
monde peut bien constater — par exemple, qu’on ne peut pas voir une note
ou entendre une couleur. Pour Brentano comme pour Moore, la saine philo-
sophie consiste à passer, grâce à la méthode de l’analyse, de l’évidence de
nos intuitions à des éléments distincts et définis qui s’y trouvent contenus.
Or, si Chisholm partage leur conception et leur méthode, la convergence est
seulement partielle. En particulier, l’idée que les différences entre types
d’entités — et entre les concepts correspondants — ne sont pas fondées sur
des hypothèses ontologiques mais sur la seule structure immanente de notre
expérience, cette idée ne semble pas avoir été retenue par Chisholm dans sa
phase « mature », alors qu’il était à la recherche d’une fondation méta-
physique de l’expérience. Les limites de cette approche se manifestent dans
sa tentative d’expliquer la référence en première personne en termes de
connaissance de soi (self-knowledge), par une capacité cognitive du sujet qui
peut, à la fois, saisir et s’attribuer sans erreur à soi-même des propriétés.
1 R. Chisholm, « The Problem of Empiricism », Journal of Philosophy, 45, p. 512-
517 ; Id., Perceiving : A Philosophical Study, Ithaca, N.Y., Cornell University Press,
1957.
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À la différence de Brentano et de Moore, Chisholm ne se borne donc
pas à la seule description. Il superpose des théories psychologiques et épisté-
mologiques, en identifiant la référence réflexive de l’usage du pronom « je »
à la connaissance de celui qui se réfère à soi-même, pour revenir finalement
à une métaphysique du sujet de tradition rationaliste. Le défaut de cette ap-
proche consiste à ne pas tenir compte du fait que la réflexivité de la référence
en première personne n’est possible qu’à la condition que le locuteur sache
déjà qu’il est en train de se référer à soi-même. Ce modèle de l’aperception,
qui remonte à la tradition cartésienne, a été appelé « modèle perceptif » (the
Perceptual Model) de la connaissance de soi, et il a été mis en question à
plusieurs reprises1.
Mon propos sera de montrer pourquoi la primauté de l’intentionnel
chez Chisholm implique ce type de connaissance de soi et comment cette
forme d’intentonnalisme métaphysique de la perception de soi peut être évi-
tée, en revenant à une solution strictement descriptive et anti-idéaliste que
j’appelle « néo-brentanienne ».
Référence et intentionnalité
En 1984, Chisholm publie un article célèbre, « The primacy of the
intentional », ensuite republié dans On Metaphysics (1989)2. Cet article
résume de manière remarquable et définitive son point de vue philosophique
général de type intentionnaliste. Son internalisme fondationaliste en théorie
de la connaissance ainsi que, pour ce qui concerne l’éthique, son cogniti-
visme moral — dans le sillage de Brentano, Moore, Prichard et Ross —,
découlent, tous les deux, de sa conception générale de l’expérience — et de
notre possibilité de la décrire — qui se fonde précisément sur ce principe.
« Intentionnel » signifie, chez Chisholm, que notre expérience peut être
justifiée seulement si ses contenus se réfèrent à des propriétés attribuées à la
première personne. Cette définition, assez abstraite, d’une attitude philoso-
phique grosso modo d’origine cartésienne, est, au fond, le concept fondamen-
tal à la base de la tradition phénoménologique. Sauf que Chisholm utilise ce
1 Contre ce modèle, cf. S. Shoemaker, Self-Knowledge and Self-Identity, 1963, Id.,
The First-Person Perspective and Other Essays, Cambridge, Cambridge University
Press, 1996 ; R. Moran, Authority and Estrangement. An Essay on Self-Knowledge,
Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Lucy O’Brien, Self-Knowing Agents,
Oxford, Oxford University Press, 2007.
2 R. Chisholm, « The Primacy of the Intentional », Synthese, vol. 61, p. 89-109,
1984.
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principe pour définir à nouveau la relation entre sens et référence : la thèse
centrale du principe de la primauté de l’intentionnel est que la référence
linguistique peut être expliquée en termes d’intentionnalité de la pensée, à
savoir que les concepts sémantiques doivent être expliqués par les concepts
intentionnels1. En d’autres mots, Chisholm corrige la philosophie de la
pensée de Frege par celle de Brentano. Les attitudes intentionnelles ne se
référent donc pas aux concepts et aux propositions, mais elles se réfèrent
directement à des propriétés. Les attitudes intentionnelles fixent la référence
d’un terme par l’intuition en complétant sa détermination par la connaissance
directe de soi-même2. La conséquence de cette thèse, selon Chisholm, est
que la primauté de l’intentionnel implique une ontologie des propriétés3.
Ainsi, afin de justifier sa théorie intentionnaliste de la référence — contre la
théorie sémantique —, Chisholm développe une ontologie platonisante qui
présuppose l’existence d’objets abstraits et éternels, ainsi que de propriétés,
relations et états de choses4. Si l’on peut accepter la thèse intentionnaliste,
cela n’implique pas sa conclusion référentialiste, à savoir le principe qu’une
pensée — une croyance, un désir — a toujours une contrepartie ontologique.
Si Chisholm a eu, en fait, le mérite d’introduire l’approche intentionnelle
dans la tradition analytique afin de briser le paradigme standard lié à la
relation sens/référence qui a imposé la primauté du linguistique5, il l’a fait,
en revanche, en imposant une interprétation ontologique de l’intentionnalité
brentanienne plus proche des développements meinongiens de cette théorie
que de ses déploiements véritablement brentaniens. Or, le rôle principal de
1 Ibid., p. 89-90 : « In this essay, I shall suggest what one can do with such questions
if one presuppose the principle of the primacy of the intentional. I shall avoid making
use of undefined linguistic or semantical concepts, since all such concepts, I believe,
should be explicated by reference to intentional concepts. »
2 R. Chisholm, Person and Object, A Metaphysical Study, London, G. Allen &
Unwin, 1976, p. 23 : « Do we know ourselves directly and immediately ? With res-
pect tot his question, two of the great traditions of contemporary Western philosophy
— ‘phenomenology’ and ‘logical analysis’ — seem to meet, unfortunately, at the
extremes. The question is whether one is ever directly aware of the subject of expe-
rience ? »
3 R. Chisholm, The First Person. An Essay of Reference and Intentionality, op. cit.,
p. 4 : « The theory of reference and intention is, in part, an ontology — a theory
about what there is, in the strict and philosophical sense of the expression ‘there
is’. »
4 R. Chisholm, A Realistic Theory of Categories : An Essay on Ontology, New York,
Cambridge University Press, 1996.
5 R. Chisholm, The First Person, op. cit., p. 1.
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