*- Ce chapitre a été rédigé sur la base de documents élaborés par Abdelhamid Bencharif (Ciheam-IAM Montpellier).
CHAPITRE 4
TECHNIQUES, SCIENCES
ET INNOVATION*
L’innovation est au cœur des révolutions techniques. Les inventeurs anglais du xviiiesiècle
ont permis à leur pays d’affronter la forte augmentation de la demande en produits ali-
mentaires et en biens de production: le semis en rang, la découverte de l’hétérosis, la
modification des systèmes de rotation culturale, etc., sont autant de découvertes qui
ont permis aux rendements agricoles de décoller et, partant, à l’industrie d’enclencher
son développement.
Depuis les travaux de Joseph Schumpeter, on distingue l’invention de l’innovation, celle-
ci étant la mise en œuvre à une grande échelle d’un procédé nouveau. Mais si selon cet
auteur, l’innovation s’explique avant tout par la soif de profit, on devine que cet élé-
ment n’est pas suffisant en soi. L’innovation ne peut naître que dans un environnement
propice où figurent en premier lieu l’éducation, la protection des découvertes et une
certaine sécurisation des investissements. «Abandonnons notre Constitution, et la pau-
vreté nous envahira insensiblement! » disait un auteur britannique en pleine révolu-
tion industrielle (Davenant, 1699).
S’il est évident qu’elle est le moteur de l’essor économique, il apparaît nécessaire de
poser un diagnostic sur l’innovation, son environnement et sa diffusion en Méditerranée
au moins pour les secteurs agricole et agro-alimentaire. Plus que jamais la connais-
sance est au cœur des processus productifs au point que l’on parle d’une économie
fondée sur la connaissance. Il est vrai que les nouvelles technologies de l’information
et l’avènement des biotechnologies requièrent un fort contenu de savoir. Si ces dernières
sont forcément associées à l’agriculture et à l’agro-alimentaire, ceux-ci sont également
concernés par les technologies de l’information, comme nous allons le voir. Ces champs
d’innovation sont bel et bien au cœur d’une nouvelle révolution agricole et agro-
alimentaire en cours.
Cependant, si elles peuvent constituer un facteur de progrès, les biotechnologies et les
technologies de l’information peuvent, en étant très inégalement réparties à l’échelle
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122 DIAGNOSTICS de la situation agricole et agro-alimentaire en Méditerranée
1- Selon l’expression de l’économiste Karl Polanyi, reprise par d’autres auteurs: «le grand chambardement des campagnes»
de Fernand Braudel»; ou «la grande transformation de l’agriculture» de Gilles Allaire.
2- Selon Louis Malassis, le déclin relatif de l’agriculture est caractérisé par la baisse de la part du secteur agricole dans l’éco-
nomie globale, dans l’économie agro-alimentaire (les secteurs de l’agriculture et des industries alimentaires) et dans la
production agricole (la part de l’agriculture, mesurée par la contribution de sa valeur ajoutée décline au sein de sa propre
production, la part des consommations intermédiaires s’élevant).
de la Méditerranée, contribuer à différencier les niveaux de développement entre pays
et entre rives, et cela dans un contexte de mondialisation des échanges, déjà en soi un
accélérateur de changements. S’interroger sur la question de l’innovation en Méditer -
ranée, c’est poser un regard sur la capacité qu’aura cet espace à prendre sa place dans
l’économie mondiale mais également à évoluer de façon harmonieuse.
Dans ce chapitre, nous poserons donc un diagnostic sur l’économie fondée sur les savoirs
en Méditerranée, de même que nous évaluerons l’état de l’éducation qui est un facteur
évident de la diffusion technologique. Étant au cœur des changements productifs et
commerciaux en cours dans les secteurs agro-alimentaire et agricole, nous entrerons
davantage dans l’analyse des deux secteurs de pointe que sont les nouvelles technolo-
gies de l’information et les biotechnologies pour en évaluer les risques mais aussi les
opportunités.
Innovation et mutations des systèmes agro-
alimentaires
Progrès technologiques et développement des systèmes
alimentaires
Les savoirs et l’innovation ont joué un rôle déterminant dans le passage d’une écono-
mie agricole, fondée sur l’autoconsommation, à l’économie agro-industrielle contem-
poraine. La nouveauté dans ce secteur réside dans l’accroissement remarquable du
capital immatériel et dans la diffusion rapide de nouvelles technologies, qui ont créé
une «économie fondée sur la connaissance» (EFC) caractérisée par une accélération
du processus d’innovation et du changement technologique, après une période de sta-
bilité du régime fordiste de production.
Dans les pays occidentaux, la «grande transformation1» s’est nourrie de nombreux pro-
grès réalisés dans différentes disciplines scientifiques, qui ont permis d’améliorer les
rendements de la production ainsi que la productivité du travail, aussi bien au niveau
de l’agriculture qu’au niveau des secteurs situés en amont et en aval.
Le «triple déclin» relatif de l’agriculture au sein des économies globales, phénomène
maintenant bien connu, est caractérisé notamment par l’augmentation de la part des
consommations intermédiaires dans la production agricole2. Cette évolution exprime
en fait l’intensification et la modernisation de l’agriculture qui dépend de plus en plus
des autres branches de l’économie. Son industrialisation dans les pays occidentaux s’est
véritablement opérée à partir des années 1950 grâce à l’application des méthodes
modernes de production et à la progression des consommations intermédiaires indus-
trielles, dont le niveau a aujourd’hui dépassé celui de la valeur ajouté. La productivité
du travail agricole a connu une progression remarquable: des travailleurs agricoles,
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3- À titre d’exemple : maraîchages en Algérie et au Maroc ; lait en Tunisie ; céréaliculture sèche et tomate industrielle en
Turquie, etc.
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Techniques, sciences et innovation
relativement moins nombreux, parviennent à nourrir une population non agricole de
plus en plus importante, tout en dégageant des excédents destinés à l’exportation.
Parallèlement à ce déclin de l’agriculture au Nord, on assiste à un développement des
industries de transformation et de la grande distribution qui occupent une place de
plus en plus importante et jouent un rôle majeur dans la régulation des filières. Les pro-
grès scientifiques et les nombreuses innovations technologiques ont abouti à la mise au
point d’un grand nombre de nouveaux produits. Réalisées tant sur le plan organisa-
tionnel que sur le plan des formes matérielles de l’échange des produits et des informa-
tions, notamment à travers les chaînes d’approvisionnement de type « Supply Chain
Management» (SCM), ces innovations ont permis de diminuer les coûts des produits
alimentaires, d’améliorer leur qualité et de répondre aux besoins des populations.
Dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée (PSEM), l’urbanisation rapide a
engendré une certaine division spatiale du travail avec le développement de la commer-
cialisation, de la transformation et des échanges extérieurs des produits agro-alimen-
taires au détriment de l’autoconsommation. Outre la modernisation de l’agriculture,
l’efficacité des filières agro-alimentaires dépend de plus en plus fortement de la mise à
niveau des secteurs industriel et de la distribution. Or cette évolution n’a pas toujours
été accompagnée par une transformation des formes d’organisation des échanges qui
demeurent plus ou moins traditionnelles, voire archaïques. L’industrie alimentaire et
les circuits de distribution restent atomisés et fragmentés, tandis que la logistique est
embryonnaire dans la plupart des pays.
La faiblesse de l’environnement scientifique et technique ainsi qu’une maîtrise insuffi-
sante des méthodes de management et de gestion augmentent la vulnérabilité de ces
filières tout en compromettant leur rentabilité et leur compétitivité. Pour beaucoup de
produits, l’allongement de la chaîne agro-alimentaire a provoqué des déséquilibres, en
termes de quantité, de qualité et de prix, entre les différents secteurs (agriculture, trans-
formation, distribution). Malgré des progrès réalisés dans certains PSEM, et pour
quelques produits seulement3, la productivité agricole, et surtout celle des secteurs en
aval, n’a pas connu les améliorations exigées d’abord par la forte progression de la
demande alimentaire, puis par l’urgence de la compétitivité imposée par la récente
ouverture des marchés.
En dépit d’une base agro-climatique commune, spécifique à la zone méditerranéenne,
la structure, le fonctionnement et les performances des systèmes agricoles et agro-
alimentaires restent, on le voit, très différents au Nord et au Sud. La valeur ajoutée par
actif agricole est de 18000 dollars dans la Méditerranée européenne contre 1952 dol-
lars dans les PSEM (soit 9,2 fois supérieure). Cet écart s’est creusé sur la période 1990-
2003 compte tenu de l’évolution différenciée des productions mais aussi du nombre
d’actifs agricoles, en forte diminution au Nord et en augmentation dans les PSEM. Cette
fracture Nord-Sud risque de s’élargir à l’avenir, avec l’avènement de nouvelles techno-
logies et la volonté affichée par les pays européens dans le cadre de la stratégie de Lisbonne
de les utiliser pour «devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus
dynamique, capable d’une croissance économique durable…»
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124 DIAGNOSTICS de la situation agricole et agro-alimentaire en Méditerranée
La décennie 1990 a marqué l’entrée dans une nouvelle ère, l’accélération du processus
de mondialisation et le développement des nouvelles technologies ayant conduit à
l’émergence d’une «économie fondée sur la connaissance» dans laquelle l’innovation
est devenue le moteur fondamental de la croissance de la productivité des agents éco-
nomiques et du développement des pays. Deux nouvelles technologies, universelles et
en pleine évolution, sont considérées comme majeures, dans la mesure où les évolu-
tions attendues pourraient bouleverser les économies: les technologies de l’informa-
tion et de la communication (TIC) et les biotechnologies. Les TIC jouent déjà un rôle
important dans la formation des gains de productivité dans les pays développés, et sont
considérées comme des «technologies systémiques » ou des « technologies de réseau»,
car elles constituent un véritable catalyseur de la croissance économique, grâce à «l’ef-
fet levier » qu’elles exercent sur les autres secteurs de l’économie, à travers une meil-
leure circulation des savoirs. Elles entraîneront à l’avenir des modifications importantes
dans l’accès aux connaissances ainsi que des restructurations profondes des économies
et des modes de gestion. Le risque de marginalisation sera cependant accru pour les
régions exclues des réseaux de la connaissance. Les biotechnologies sont quant à elles
des techniques prometteuses, même s’il est trop tôt pour dire si l’impact de la biologie
moléculaire et des transformations du génome sera aussi important que celui des TIC.
La science et la technologie ont toujours été au cœur du développement économique,
et plus particulièrement des transformations des systèmes agro-alimentaires, mais la
mutation en cours, qualifiée de « révolution des savoirs et des investissements immaté-
riels », est caractérisée par plusieurs faits nouveaux:
>une accélération du processus d’innovation avec un cycle de vie des produits de plus
en plus court et une proportion des ventes de nouveaux produits de plus en plus
importante;
>de fortes synergies entre les nouvelles technologies et leur convergence vers d’autres
innovations;
>une formulation de l’économie des savoirs et son intégration dans les politiques
publiques (Banque mondiale, PNUD, UE…), mais aussi au niveau de la gestion des
entreprises;
>l’émergence de nouvelles formes d’organisation avec des réseaux et des pôles locali-
sés au niveau des territoires;
>une plus grande importance accordée à la formation «tout au long de la vie», la capa-
cité d’apprentissage devenant plus décisive que le niveau de connaissances, particu-
lièrement au niveau des formations de l’enseignement supérieur.
L’échange des savoirs, le partage des connaissances et le capital immatériel d’une manière
générale semblent constituer désormais des facteurs essentiels de production dans les
systèmes économiques, davantage que les ressources matérielles. Ils sont, en ce début
de siècle, reconnus comme la principale source de création de richesses, tant au niveau
des entreprises que des pays. Dans le contexte de libéralisation au sein d’une économie
mondialisée, la capacité d’innovation détermine plus que jamais l’avantage compétitif
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Techniques, sciences et innovation
d’un pays. Il convient dès lors de s’interroger sur les stratégies d’appropriation et de dif-
fusion des innovations dans les pays de la Méditerranée, en particulier ceux de la rive
sud. Plusieurs études ont montré que la «fracture cognitive» se creuse entre les pays
des deux rives, alors que l’économie des connaissances offre des opportunités certaines
pour dynamiser la croissance et combler la fracture économique.
L’économie des PSEM était jusque-là une «économie de rattrapage», dans la mesure
où la croissance était plutôt fondée sur l’imitation, c’est-à-dire sur une adoption pro-
gressive de progrès technologiques ou organisationnels initiés en grande partie par les
pays développés. Dans le nouveau contexte, ces pays devront d’abord se «mettre à
niveau» pour atteindre la «frontière technologique», déterminée par les pays dévelop-
pés, puis améliorer leurs propres capacités d’innovation pour résister à la concurrence
et continuer leur croissance. Le passage d’un régime de croissance par imitation à un
régime d’«innovation permanente» requiert :
>des niveaux de formation accrus et des compétences particulières privilégiant l’adap-
tabilité, la mobilité et la flexibilité;
>le développement de la recherche et de l’innovation;
>des systèmes d’accès à l’information;
>des dispositifs et des procédures de coordination complexes.
Positionnement des PSEM dans l’économie fondée sur les
connaissances
L’économie fondée sur les connaissances (EFC) «englobe toutes les connaissances pro-
duites et mobilisées dans les différents domaines de l’activité économique, que celles-
ci concernent la technologie, l’organisation, le management, les marchés, etc. Elle cor-
respond à un nouveau mode de développement, qui tient moins à une hausse de la
quantité de savoir produit qu’à une transformation de l’organisation économique autour
de la connaissance. Elle est caractérisée par une accélération du rythme de l’innovation,
par une production de plus en plus collective des savoirs et par une croissance massive
de leur diffusion grâce aux TIC» (Commissariat général du Plan, 2002). Cette écono-
mie n’intègre malheureusement pas les savoir-faire traditionnels, et notamment agri-
coles, façonnés au cours de l’histoire et qui constituent bel et bien un capital qu’une
certaine acculturation a souvent affecté (colonisation, salarisation croissante, disquali-
fication de l’activité agricole dans les sociétés, etc.). Ce phénomène sape une source
d’avantages comparatifs à l’heure où les signes de qualité sont des vecteurs de résistance
par rapport à des zones de production capables de fournir des « produits de masse »
plus compétitifs. De nombreux fromages tirent leur singularité des savoir-faire acquis
au cours des générations. Si le terroir est un facteur de distinction, le travail des arbo-
riculteurs ou des oléiculteurs est déterminant pour la qualité finale des produits. Ces
savoir-faire traditionnels sont bien facteurs de croissance et de développement mais
semblent pour le moins échapper aux différentes méthodes de quantification de l’EFC
qui tentent à l’heure actuelle de l’appréhender objectivement.
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