Domination et socialisation *

publicité
Recherches
Domination et socialisation
Sociologiques
2003/2
F. Dubet : 13-21
*
par François Dubet
**
En mettant en évidence la spécificité des rapports de do~~ation clans.un do~ne particulier, celui du travail de socialisation, plus p:écI,se~ent, ce~U1du tra~a!l
sur autrui (l'éducation, la santé et le travail social), Ii s a~lt de ~olr e? 9U~\~
travail est sous l'emprise de la domination. ~'é~t
réducuble ni aux I:g d'~
ni au
uvoir, il convient de définir la domination co~e
~a re~c?n ..
.
po artition des ressources et du pouvoir, avec un principe d historicité et
~;~~~t~~hé humaine. C'est pour cela qu'elle est à la fois sociale et culturelle.
Je voudrais mettre en évidence la spécificité des ~a~p0r:ts de domin,at.io~
dans un domaine particulier, celui du trav~il ~e soc,l~hs~tlOn, plus p~ec~e~
ment celui du travail sur autrui tel que J'al pu 1 etudl~r dans tr~ls 0
maines : l'éducation, la santé et le trav.ail ~ocia~.~n qUOIpeut-on
~ue
ce travail est sous l'emprise de la domination SI 1 on admet que ce e-ci ne
se réduit pas une simple domination de classe?
i:
I. pouvoir et domination
., ge'ne'rale les "obiets'' du travail sur autrui (les élèves, les
D e mamere
,J
"
dit
e de
malades, les cas sociaux) jouent un rôle dete~l?a1'l:t ans a na ~
leurs relations avec les professionnels de la socialisanon. Ce sont d ~~ord
les élèves les malades ou les "cas sociaux" qui détex:nment les exp~n~nces de travail de ceux qui les socialisent. Ils ne dominent pas l a re ~t1on
de socialisation, mais ils pèsent fortement sur ses form~s et ses e~Je~x.
Directement ou indirectement, c'est par em; que le ,tr.a:'all ~ur ~utrU1 s ~s~
t
formé Quand les élèves n'ont plus éte des Héritiers, Il n a p~us .ete
r~~:ible d~ faire la classe comme "avant". Quand les séjo~s hospitaliers
~nt raccourci, quand les malades n'ont plus été des nécessiteux, quand Ils
. d
elusions de DUBET F. Le déclin de l'institution, Paris, Seuil,
• Ce texte reprend une partie es con
'
;~~~ESS,
54 Bd Raspail, F 75006 Paris et Bordeaux 2, Département de sociologie, 3 ter Place de la
Victoire, F 33076 Bordeaux cedex.
F. Dubet
15
cale des problèmes sociaux dont l'individu est la victime. Quand les consolations habituelles, la religion, le fatum des dons ou des talents ne sont
plus de mise, il importe de déplacer les explications et les causes des mécanismes sociaux généraux vers des individus particuliers: les enjeux collectifs deviennent des épreuves individuelles. On a vu par exemple comment, quand s'impose l'idéologie de l'égalité des chances pendant que décline celle des dons, la reconnaissance et l'aveu des difficultés de l'échec
circulent entre les acteurs selon le principe de la patate chaude. Qui mettre en accusation? L'épreuve de l'individu ne renvoie directement ni aux
inégalités sociales, ni aux mécanismes scolaires, ni aux éventuels "dons"
des élèves, mais à une série de "blocages psychologiques" dont la cause
appartient aux individus. La cause de l'échec est dans l'élève et dans sa
famille qui ont toutes les chances de devenir des cas, qui doivent se prendre en charge, se soigner, s'assumer. .. L'exemple le plus caricatural est
celui de certains allocataires sociaux. Ils demandent et obtiennent des aides parce qu'ils ont perdu leur emploi, sont trop âgés, ne sont pas qualifiés et, plus simplement encore, parce qu'il n'y a pas d'emploi. Au bout
de quelques mois de prise en charge par des intervenants dont la bonne
volonté et les bons sentiments ne sont pas en cause ici, ce qui est d'abord
un problème social devient un problème de personnalité: les individus
sont incapables de se projeter, ne sont pas assez dynamiques, ne sont pas
désireux de se qualifier, leur estime d'eux-mêmes se dégrade d'autant
plus qu'on ne cesse de vouloir les aider. Par la grâce d'un processus d'adaptation secondaire en boucle, les individus peuvent se faire à cette situation et adopter effectivement les conduites qui manifestent le plus nettement les problèmes qui leurs sont attribués: ils buvaient parce qu'ils
étaient au chômage, ils finissent par être au chômage parce qu'ils boivent.
Autrement dit, si l'on a beaucoup gagné en s'éloignant, de manière relative toutefois, des stigmates et des jugements les plus crus de la domination, il s'est développé une formidable capacité de transformer les problèmes politiques et sociaux en problèmes de personnalité. D'ailleurs, la
bienveillance des professionnels cesse dès lors qu'il s'agit de trouver les
causes du malheur. Celles-ci sont toujours extérieures à la relation de travail elle-même : elles sont situées dans la famille, les conditions de vie, la
société en général, et surtout dans 1'histoire et dans la personnalité des
individus. Même quand l'armature critique des professionnels est suffisamment solide pour qu'ils ne soient pas dupes, c'est toujours sur l'individu lui-même que l'on agit. On pense rarement que le changement des
cadres et des conditions de l'action serait peut être tm levier plus efficace
que le ressassement individuel des difficultés.
Il ne faudrait pas voir dans cette stratégie une technique cynique de
contrôle social, mais un effet de la volonté d'intégrer les individus, de les
aider, de les soutenir. Cela ne signifie pas non plus que ces prises en charge et ces techniques ne soient pas efficaces, c'est là un autre problème.
Toutefois cette prise en charge repose sur une relation de domination, ne
14
Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
sont venus vieillir à l'hôpital, les infirmières ont dû s'adapter. Quand les
problèmes sociaux ont changé de nature, il a bien fallu que les travailleurs
sociaux s'y fassent. Bien sûr, tous ces changements sont induits, en
amont, par les transformations des institutions qui ont massifié l'école et
promu l'enfance, qui ont porté une médecine plus scientifique et plus
centrée sur le client, qui ont multiplié les dispositifs sociaux définissant
les "cas sociaux". Mais, dans la relation de travail, "l'objet" du travail
dispose d'un pouvoir non négligeable, celui d'imposer une forme d'expérience et un ensemble de problèmes auxquels le travailleur sur autrui doit
s'adapter. La preuve la plus simple de ce pouvoir réside dans le fait que
les professionnels concernés choisissent le type de clientèle qui leur convient le mieux car ils ne peuvent jamais imposer totalement leurs cadres à
ceux qu'ils socialisent.
L'existence de ce pouvoir interdit de réduire le travail de socialisation
à un processus de contrôle absolu et de domination radicale. Ou alors il
ne serait qu'un dressage dans une institution totale. Cependant, le fait que
les "objets" du travail sur autrui disposent de certaines ressources de pouvoir et que celles-ci influencent fortement les travailleurs auxquels ils ont
affaire ne signifie pas pour autant que la relation de socialisation soit dénuée de toute domination. Il ne peut y avoir de socialisation, dans le cadre d'un travail professionnel, sans une part de domination. Celle-ci ne
transite plus par l'emprise d'un programme institutionnel dont le système
panoptique est à la fois la caricature et la dérive, mais par une forme de
contrôle social supérieur obligeant les individus à se construire "librement" dans des catégories de l'expérience sociale qui leur sont imposées.
La domination se manifeste ainsi en ne cessant d'affirmer que les individus sont libres et maîtres de leurs intérêts. Alors que le pouvoir se définit
en termes de déséquilibre des ressources, la domination impose aux ac-:
teurs les catégories de leurs expériences, catégories qui leur interdisent de
se constituer comme des sujets relativement maîtres d'eux-mêmes. Peutêtre vaudrait-il mieux parler d'aliénation que de domination, tant dans le
domaine qui nous intéresse ici cette domination est d'ordre subjectif? Le
dominé est invité à être le maître de son identité et de son expérience sociale en même tant qu'il est mis en situation de ne pouvoir accomplir ce
projet. Cette domination transite par quelques mécanismes fondamentaux.
II. L'internalisation
Alors que le contrôle social banal réprouve et stigmatise tout un ensemble de conduites que les individus apprennent à masquer ou à retourner
contre les autres, dans toutes les modalités de travail sur autrui étudiées,
un pas supplémentaire est franchi. Il s'agit de ce que la littérature psychosociologique appelle la norme d'internalité. Le stigmate n'est pas une
simple projection des normes sur un individu plus ou moins déviant, bien
souvent il est condamné comme tel au bénéfice d'une volonté d'aider et
de soutenir. Mais ce soutien se réalise au prix d'une désocialisation radi-
16
Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
serait-ce que dans la mesure où les individus ne peuvent pas vraiment la
refuser.
III. L'obligation de jouer
Quitte à sembler trivial, il faut souligner que les ~ndivid~s~on~O~~!~~
de jouer. Et cette obligation est la forme la plus élemen.talr~ e adr l'
nation exercée sur ceux qui jouent en étant presque cert~ms e p~r ~,~l
encore il ne s'agit pas d'adopter un ton de condamnat~on mora e. . ~ ~
faiblis~ement du programme institutionnel ~'e~t certainement ~~ he ~
une réduction de sa puissance, mais au contral,rea son e~tenslOnl'. e n~~
d'individus relevant du système de sante, du systeme seo aire e . u
~::vail social ne cesse de croître. Il croît d'autant plus.q~e .cette extension
se fait au nom de l'égalité fondamentale de tous les individus. Comment
y être hostile?
, 1
t '
Il faut noter cependant que cette égalité s'apparente tres ~rg~r-e~ da
l'é alité d'une épreuve sportive à laquelle tout le monde s,e;alt.o, 19 d e
pa~iciper, d'autant plus obligé de jou~r que l~ règle de 1 egal~tec[o: i:=
mentale de tous les compétiteurs serait affirm~e co~me un pnn ~.
tangible. Or, dans toutes les compétitions, qu'Il s'a~l~s~ des comp~tlO~s
scolaires, des compétitions pour l'emplo~,. des compet~tIonspour 0 tenu
les meilleurs soins et les meilleures conditions de VIe, l~ ~ a de~,~a~~ts
et des erdants La domination réside dans la capacité de emIr. es
épreuv!s et le ~érite de chacun, et de distribuer div~rses sorte~ d; .blen~
en consé uence Bien que les professionnels du travail sur autrui n alm~n
guère joier ce rÔle, ils n'y échappent pas, ils y ~chappen~~:aut:t m~::
que l'obligation de jouer leur donne un pouvou non n~g igea e. .
l'échec n'interrompt pas le jeu. En effet, l'échec scolaire ne ,se SOlgne
qu'à l'école, les échecs méd~cauxqu'à l'hôpital, alors que les echecs sociaux ne relèvent que du SOCIal.
,
Les "joueurs" sont placés sous la menace de l'échec dans.une re~resentation générale du jeu plus ou moins darwinienne. Il, est cl~l~que I extension de la logique des services, en même temps qu elle hbere tous c~ux
qui ne jouaient pas, les enfants peu scolarisés, bien ,des malades e~ bl~~
des auvres a fermé toute capacité de ne plus Jouer a tou~ ceux qUIa~ ~
. Pt de p~rdre Dès lors on comprend l'hostilité et la violence des ele~~e~ontraints d~ rester à école même quand ils y éch?uent, ou cell~ des
jeunes des banlieues qui reprochent aux travailleurs socla~x de .vo~ou les
intégrer dans une société qui ne veut ~as d'eux: Pdourlner~~n~lre teàc~~
ui ne euvent s'opposer à la volonte de guénr e a ~e ecme e
.
~hame!ent thérapeutique. Force est de constater. a~sl que c~tt~ ~bhga~
tion de iouer est fortement sous-tendue par deux lde?~o?les gene~a.emen
,J.
Il de ['jdéal Iibéral de la mise en compétition des mentes, et
opposees. ce e
, id ffi'
x
celle de l'emprise de l'égalité, de la raison et du progres I en I les au
valeurs des services publics.
i'
F. Dubet
17
IV. L'obligation d'être libre
Le principe de domination le plus fort, le plus efficace parce que le
moins contestable, le plus caractéristique aussi du travail sur autrui postinstitutionnel, tient dans l'obligation d'être libre. Ce principe dérive directement du précédent. Si tous les individus sont considérés comme étant
fondamentalement égaux, ils ne peuvent se différencier que par leurs
mérites, c'est-à-dire par l'usage qu'ils font de leur liberté. C'est là la
seule manière de fonder des inégalités justes. Mais le principe de liberté
qui s'affirme au sortir du programme institutionnel dit bien plus que cela.
Il implique que chacun doit être le maître de sa vie, que chacun décide librement de ses choix, de ses croyances et donc, de son destin. Évidemment, aucun sociologue ne peut croire à la réalité de cette affirmation tant
l'acteur et l'action sociale sont déterminés par une culture, une langue,
une histoire collective et personnelle, par des contraintes extérieures, par
des conditions économiques... Mais en même temps, cette affirmation est
sociologiquement essentielle puisqu'elle définit un idéal normatif partagé
selon lequel il est bon d'être "authentique". La bonne croyance et la bonne action ne sont pas non sociales, mais elles sont déterminées et choisies
par les individus eux-mêmes. Le thème omniprésent de la relation authentique est fondé sur ce postulat.
Cependant l'obligation d'être libre, d'être maître et souverain de soimême, présente une face plus sombre car si chacun est libre et placé dans
les conditions de manifester cette liberté, chacun devient aussi responsable
de ce qui lui arrive. C'est là le fondement philosophique du mécanisme
d'internalisation. Quand l'individu supposé libre réalise ses objectifs, sa
liberté s'épanouit; quand il n'y parvient pas, il devient responsable de
son propre échec et cet échec est immédiatement vécu sous le mode de la
culpabilité, le sujet étant responsable de son propre malheur. Ainsi, on ne
peut promouvoir l'individu qu'en le renvoyant à sa propre responsabilité
morale et si ses succès sont les siens, ses échecs le sont aussi. Ceux qui dénoncent le libéralisme éthique en y voyant la source de l'anomie et des
désordres sociaux et psychiques oublient parfois qu'il exerce a contrario
une formidable pression, celle sa culpabilité et celle d'une "face" qu'il
faut sauvegarder.
L'obligation d'être libre conduit à une exhortation permanente à l'engagement de soi, à la motivation, au projet, à la prise en main de son
"destin" et de ses problèmes. Si chacun est libre, chacun doit être son propre recours et son propre salut. L'appel à une relation interpersonnelle se
voulant si libre et si détachée de tout cadre normatif ne cesse de renvoyer
l'individu à sa responsabilité. «Prenez-vous en charge» ne cessent de dire
les enseignants, les personnels soignants et les travailleurs sociaux, adressant ainsi aux autres l'impératif qu'ils s'imposent à eux-mêmes et qui leur
est imposé par les dirigeants des organisations. Quand les motivations de
l'action ne sont plus données par le programme institutionnel, c'est à chacun de se motiver et de s'engager en ne comptant que sur lui-même. Sans
18
Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
faire dans le pathos critique, il s'agit là d'une des modalités de la servitude volontaire. Mais alors que la servitude volontaire décrite par La Boétie repose sur la défense de la sécurité et la peur de l'aventure, ici elle se
fonde sur une domination plus subjective: je ne suis pas digne de prétendre plus.
La force de cet impératif tient au fait qu'il est à la fois un principe libérateur et un mode de domination, et ceci de manière indissociable.
L'obligation d'être libre possède deux faces complémentaires et contradictoires, fatalement liées. L'une est celle des droits de l'homme et de
l'individualisme éthique, l'autre est celle de l'homo œconomicus ou, pour
le dire vite, du capitalisme. C'est ce qui fait de l'individualisme éthique
un formidable outil critique de l'individualisme des intérêts pour toute
une tradition de gauche, alors que toute une tradition conservatrice s'attache à démontrer les conséquences désastreuses de l'individualisme éthique
sur la cohésion sociale et la rationalité de l'action. Pratiquement, comment être libres et ensemble? Le travail sur autrui est pris dans cette
contradiction et cette aporie: l'appel à la liberté du sujet lui donne du
pouvoir en même temps qu'il l'inscrit dans un mécanisme de domination.
Plus on a de pouvoir et plus on est libre, plus on est tenu d'être responsable de soi et plus une domination objective se transforme en épreuve
personnelle.
V. Le principe d'éclatement progressif des expériences
On ne peut concevoir la domination indépendamment de la structure
des inégalités sociales car elle n'est pas seulement l'emprise des "faits sociaux" sur les individus, elle implique aussi la formation et le maintien
d'un ordre social dans lequel les groupes de sexe ou d'âge, par exemple,
ou des classes sociales imposent leurs intérêts aux autres. Il est évident
que le travail sur autrui participe de ce processus comme n'ont cessé de le
montrer les sociologies de l'éducation les plus classiques, notamment
celle de Bourdieu. Mais je ne crois pas que la domination se ramène à la
violence symbolique ou à l'arbitraire culturel. Les élèves violents ne refusent pas l'école parce qu'elle est "bourgeoise" mais parce qu'elle les détruit. Au sortir de la matrice institutionnelle, la domination se manifeste
principalement par le fait que les plus dominés sont aussi ceux qui ne
peuvent véritablement construire et intégrer leur expérience sociale, ceux
qui ne peuvent ni la construire, ni s'en apercevoir comme les auteurs. Il y
a donc un principe d'éclatement progressif des expériences sociales au fur
et à mesure que l'on descend l'échelle des positions sociales des acteurs
soumis au travail sur autrui. Parallèlement, et selon un principe d'homologie, le travail sur autrui croît en épreuves et en difficultés au point
qu'aujourd'hui ces difficultés sont exposées publiquement par les professionnels et mobilisées par leurs corporations comme une ressource revendicative essentielle. Ainsi, le thème de la violence subie par les enseignants, les infirmières, les travailleurs sociaux, les policiers, les con-
F. Dubet
19
trôleurs de trains est-il devenu une ressource essentielle des revendications
de statut, de protection et de reconnaissance.
A. Le postulat d'anomie
Dès qu'ils ont affaire à des acteurs socialement dominés, tous les travailleurs sur autrui partagent un postulat d'anomie oscillant de l'accusation à la compassion. Le discours le plus banal met toujours en exergue
l'effondrement moral des individus les moins favorisés. La famille est au
centre de la cible. Les divorces et les séparations font des ravages. Les parents confient l'éducation de leurs enfants à la télévision jouant le rôle de
nounou. Dans le domaine de la sexualité, il n'y a plus de secrets d'adultes
ou, au contraire, les enfants sont tenus dans une ignorance choquante. De
manière générale, les pères ont disparu et n'assument plus leur autorité,
ce qui les conduit soit à l'indifférence, soit à la violence qui est une autorité illégitime et inefficace. Les familles issues de l'immigration sont supposées ne pas surmonter une crise d'acculturation indéfinie: les filles s'en
vont ou sont cloîtrées, les grands frères remplacent les pères, les mères
sont terrorisées ou s'émancipent trop. À terme, les élèves échouent parce
qu'ils ne sont pas socialisés et les jeunes sont délinquants parce qu'ils
ignorent les lois. Les malades ne savent pas se conduire convenablement,
ils ignorent les règles d'hygiène élémentaires et sont violents. Les toxicomanes sont des fétus de paille ballottés par leurs besoins irrépressibles. On
ne compte plus les expressions comme «on est confronté à des gens très
désocialisés», Tous ces clichés sont mécaniquement répétés et reproduits,
les pauvres ne sont tout simplement pas éduqués, ce ne sont plus des ouvriers ou des travailleurs soumis à des conditions de vie difficiles, mais
des acteurs désocialisés et, paradoxe suprême, quand ils sont socialisés, ils
le sont trop et mal. L'enracinement est un intégrisme communautaire,
l'émancipation une liberté sans limite, l'amitié une bande, la bonne volonté une soumission passive ... Il n'est pas rare que les membres des organisations intervenant dans les quartiers les plus difficiles construisent,
sans même s'en rendre compte, une espèce de rhétorique coloniale dans
laquelle ils sont les "civilisés" ne vivant pas dans le quartier, les habitants
tenant le rôle des "sauvages".
B. Le postulat d'apathie
Non seulement les dominés sont anomiques, mais ils sont apathiques,
ils ne se saisissent pas des opportunités qui leur sont offertes et ne veulent
pas jouer les épreuves du mérite. Les mauvais élèves des quartiers pauvres
ne comprennent pas où est leur véritable intérêt, ils ne veulent pas s'en
sortir alors que, dit-on de manière obstinée, l'école est leur seule chance.
D'ailleurs, leurs parents auraient déjà renoncé et il n'est pas de récit plus
banal que celui de ces enfants qui arrivent en retard en classe parce que
leurs parents, chômeurs, ne se lèvent plus. Les jeunes utilisent les dispositifs sociaux pour se protéger et pour en tirer quelques bénéfices, sans jamais y croire, sans faire de projets et sans "se bouger". Les familles sont
20
Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
assistées et ne comptent plus que sur le travail social. Les malades se sont
placés sous la dépendance apathique des médecins, ils ne se prennent pas
en charge et se laissent shooter aux antidépresseurs et aux anxiolytiques.
Cependant, bien que les individus soient anomiques et apathiques, ils sont
en réalité les utilisateurs cyniques de l'ensemble des services offerts par
les appareils. Alors que la domination consiste dans une distribution inégale du risque social, on reproche aux plus dominés de ne pas prendre de
risques, d'être timides et timorés, un peu à la manière de ces grands chefs
d'entreprise assis sur leurs stock options et reprochant aux ouvriers licenciés leur goût immodéré de la sécurité.
C. La relation vide
«C'est un trait constant de notre société que de poser les plus hautes
exigences en matière de formation du caractère et de résistance aux tentations, précisément parce qu'elle prive le plus des conditions de moralité»
écrivait Simmel (Simmel, 1988 :21). Pour les plus faibles d'entre nous;
le principe de liberté et d'expression de soi est sans doute le plus difficile
à réaliser. Face à des acteurs décrits comme anomiques et comme apathiques, la relation interpersonnelle a toutes les chances d'être vide, parce
que privée d'enjeux culturels et sociaux. Plus encore, elle a toutes les
chances d'être la manifestation ultime d'une domination qui capterait la
subjectivité même des individus. Quand on se place du point de vue des
individus concernés, cette relation visant à promouvoir la responsabilité
des sujets se transforme en stratégie de l'aveu. Avancer dans la connaissance de soi, c'est avouer son incapacité et son échec, c'est faire le récit
de son parcours de victime et souvent, cette relation est considérée comme positive quand on a réussi à se faire plaindre. Quant au professionnel
du travail sur autrui, il peut avoir le sentiment d'avoir atteint le fond des
choses puisqu'il a recueilli des confidences dont, en réalité, il ne sait quoi
faire puisqu'elles ne confirment que le désespoir des individus. Puisqu'on
ne souhaite plus obéissance et résignation aux pauvres, aux cancres et aux
malades, il faut bien calmer le jobard et l'exhorter à se ressaisir. Pour le
dominé, l'enjeu est aussi de produire un récit signifiant susceptible de lui
permettre d'obtenir des indulgences scolaires, des aides sociales, une attention spécifique des services de soins. Il s'installe tout un discours du
malheur finissant par tenir lieu d'identité "authentique". Les confidences
personnelles sur le destin fatal du pauvre sont aussi une ultime ressource
permettant de capter aide et compassion. Le discours de la révolte est tout
aussi codé. Les jeunes des banlieues sont devenus des experts en dénonciation du racisme, du mépris et de la violence policière, au point de
"neutraliser" totalement leur propre racisme, leurs propres violences et
leur propre délinquance. Bien sûr, tous sont maltraités et finissent par y
chercher quelques bénéfices; il n'y a rien de moins étonnant, et de moins
"authentique" .
* * *
F. Dubet
21
Revenons vers des idées plus générales. La domination n'étant réductible ni aux inégalités ni au pouvoir, il convient de la définir comme la
rencontre d'une inégale répartition des ressources et du pouvoir, avec un
principe d'historicité et de créativité humaine. C'est pour cela qu'elle est
à la fois sociale et culturelle. Elle est à la fois un appel et une privation
mettant les dominés dans l'impossibilité d'atteindre à la subjectivation qui
leur est proposée. À l'âge classique, elle est l'appel à la raison et l'exclusion de ceux qui n'en sont pas dignes: les enfants, les femmes, les fous,
les prolétaires ... Dans la société industrielle, elle est la rencontre de l'appel à la créativité du travail avec la condition ouvrière, ce qui donne toute
sa force au thème de l'exploitation. Aujourd'hui, la domination est l'appel à l'authenticité du sujet et la privation des ressources pour y parvenir.
Ceci fait d'ailleurs du sujet un thème à double face, comme le travail voici un siècle : à la fois principe de liberté et mode de domination. La domination reste définie comme le produit d'une contradiction sociale, celle
qui appelle à la subjectivation des individus et celle du fonctionnement
d'une société construisant nécessairement des mécanismes d'exploitation,
des normes et des inégalités. Alors que dans la société bourgeoise, cette
contradiction a pris une forme politique, alors qu'elle s'est nouée sur le
travail et l'exploitation dans la société industrielle, elle adopte aujourd'hui une forme proprement subjective et culturelle. La domination est
l'impossibilité objective de construire une expérience subjective.
RÉFÉRENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
DUBETF.,
2002
Le déclin de l'institution, Paris, Seuil.
SIMMELG.,
1988 Philosophie de l'amour, Paris, Rivages.
Add dimension to
your sociological
research
sociological
abal.-acls
Comprehensive, cost-effective, timely
Abstracts of articles, books, and conference papers from nearly 2,500
journals published in 35 countries; citations of relevant dissertations as
well as books and other media.
Available in print or electronically through the Internet Database Service
from Cambridge Scientific Abstracts (www.csa.com).
Contact [email protected] for trial Internet access or a sample issue.
sociological abstl'acts
Published by CSA
•
Cambridge Scientific Abstracts
7200 Wisconsin Avenue
Bethesda. Maryland 20814 USA
I
Tel: +1 301-961-6700
Fax: +1 301-961-6720
I
E-Mail: sales.csa.com
Web: www.csa.com
Téléchargement