14 Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
sontvenus vieillir à l'hôpital, les infirmières ont dû s'adapter. Quand les
problèmes sociaux ont changé de nature, il a bien fallu que les travailleurs
sociaux s'y fassent. Bien sûr, tous ces changements sont induits, en
amont, par les transformations des institutions qui ont massifié l'école et
promu l'enfance, qui ont porté une médecine plus scientifique et plus
centrée sur le client, qui ont multiplié les dispositifs sociaux définissant
les "cas sociaux". Mais, dans la relation de travail, "l'objet" du travail
dispose d'un pouvoir non négligeable, celui d'imposer une forme d'expé-
rience et un ensemble de problèmes auxquels le travailleur sur autrui doit
s'adapter. La preuve la plus simple de ce pouvoir réside dans le fait que
les professionnels concernés choisissent le type de clientèle qui leur con-
vient le mieux car ils ne peuventjamais imposer totalement leurs cadres à
ceux qu'ils socialisent.
L'existence de ce pouvoir interdit de réduire le travail de socialisation
à un processus de contrôle absolu et de domination radicale. Ou alors il
ne serait qu'un dressage dans une institution totale. Cependant, le fait que
les "objets" du travail sur autrui disposent de certaines ressources de pou-
voir et que celles-ci influencent fortement les travailleurs auxquels ils ont
affaire ne signifie pas pour autant que la relation de socialisation soit dé-
nuée de toute domination. Il ne peut y avoir de socialisation, dans le ca-
dre d'un travail professionnel, sans une part de domination. Celle-ci ne
transite plus par l'emprise d'un programme institutionnel dont le système
panoptique est à la fois la caricature et la dérive, mais par une forme de
contrôle social supérieur obligeant les individus à se construire "libre-
ment" dans des catégories de l'expérience sociale qui leur sont imposées.
La domination se manifeste ainsi en ne cessant d'affirmer que les indivi-
dus sont libres et maîtres de leurs intérêts. Alors que le pouvoir se définit
en termes de déséquilibre des ressources, la domination impose aux ac-:
teurs les catégories de leurs expériences, catégories qui leur interdisent de
se constituer comme des sujets relativement maîtres d'eux-mêmes. Peut-
être vaudrait-il mieux parler d'aliénation que de domination, tant dans le
domaine qui nous intéresse ici cette domination est d'ordre subjectif? Le
dominé est invité à être le maître de son identité et de son expérience so-
ciale en même tant qu'il est mis en situation de ne pouvoir accomplir ce
projet. Cette domination transite par quelques mécanismes fondamentaux.
II. L'internalisation
Alors que le contrôle social banal réprouve et stigmatise tout un ensem-
ble de conduites que les individus apprennent à masquer ou à retourner
contre les autres, dans toutes les modalités de travail sur autrui étudiées,
un pas supplémentaire est franchi. Il s'agit de ce que la littérature psycho-
sociologique appelle la norme d'internalité. Le stigmate n'est pas une
simple projection des normes sur un individu plus ou moins déviant, bien
souvent il est condamné comme tel au bénéfice d'une volonté d'aider et
de soutenir. Mais ce soutien se réalise au prix d'une désocialisation radi-
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serait-ce que dans la mesure où les individus ne peuvent pas vraiment la
refuser.
III. L'obligation dejouer
Quitte à sembler trivial, il faut souligner que les ~ndivid~s~on~O~~!~~
dejouer. Et cette obligation est la forme la plus élemen.talr~ e adr
l'
nation exercée sur ceux quijouent en étant presque cert~ms e p~r ~,~l
encore il ne s'agit pas d'adopter un ton de condamnat~onmora e. .~ ~
faiblis~ement du programme institutionnel ~'e~t certainement ~~ he ~
une réduction de sa puissance, mais au contral,rea son e~tenslOnl'. e n~~
d'individus relevant du système de sante, du systeme seo aire e . u
~::vail social ne cesse de croître. Il croît d'autant plus.q~e.cette extension
se fait au nom de l'égalité fondamentale de tous les individus. Comment
y
être hostile? , 1 t '
Il faut noter cependant que cette égalité s'apparente tres ~rg~r-e~da
l'é alité d'une épreuve sportive à laquelle tout le monde s,e;alt.o,
19
d e
pa~iciper, d'autant plus obligé de jou~r que l~ règle de 1egal~tec[o:i:=
mentale de tous les compétiteurs serait affirm~e co~me un pnn ~.
tangible. Or, dans toutes les compétitions, qu'Il s'a~l~s~des comp~tlO~s
scolaires, des compétitions pour l'emplo~,.des compet~tIonspour
0
tenu
les meilleurs soins et les meilleures conditions de VIe,
l~ ~
a de~,~a~~ts
et des erdants La domination réside dans la capacité de emIr. es
épreuv!s et le ~érite de chacun, et de distribuer div~rses sorte~d; .blen~
en consé uence Bien que les professionnels du travail sur autrui n alm~n
guèrejoier ce rÔle,ils n'y échappent pas, ils y~chappen~~:aut:t m~::
que l'obligation de jouer leur donne un pouvou non n~gigea e. .
l'échec n'interrompt pas le jeu. En effet, l'échec scolaire ne ,se SOlgne
qu'à l'école, les échecs méd~cauxqu'à l'hôpital, alors que les echecs so-
ciaux ne relèvent que du SOCIal. ,
Les "joueurs" sont placés sous la menace de l'échec dans.une re~resen-
tation générale du jeu plus ou moins darwinienne. Il,est cl~l~que I exten-
sion de la logique des services, en même temps qu elle hbere tous c~ux
qui ne jouaient pas, les enfants peu scolarisés, bien ,des malades e~bl~~
des auvres a fermé toute capacité de ne plus Jouer a tou~ceux qUIa~ ~
. Pt de p~rdre Dès lors on comprend l'hostilité et la violence des ele-
~~e~ontraints d~rester à
i'
école même quand ils
y
éch?uent, ou cell~ des
jeunes des banlieues qui reprochent aux travailleurs socla~x de.vo~ou les
intégrer dans une société qui ne veut ~as d'eux: Pdourlner~~n~lre teàc~~
ui ne euvent s'opposer à la volonte de guénr e a ~e ecme e .
~hame!ent thérapeutique. Force est de constater.a~sl que c~tt~ ~bhga~
tion de iouer est fortement sous-tendue par deux lde?~o?lesgene~a.emen
,J. Il de ['jdéal Iibéralde la mise en compétition des mentes, et
opposees. ce e , id
ffi'
x
celle de l'emprise de l'égalité, de la raison et du progres I en I les au
valeurs des services publics.