Recherches Sociologiques 2003/2
F. Dubet : 13-21
Domination et socialisation *
par François Dubet **
En mettant en évidence la spécificité des rapports de do~~ation clans.un do~-
ne particulier, celui du travail de socialisation, plus p:écI,se~ent, ce~U1du tra~a!l
sur autrui (l'éducation, la santé et le travail social),
Ii
s a~lt de ~olr e? 9U~\~
travail est sous l'emprise de la domination. ~'é~t réducuble ni aux I:g d'~
ni au uvoir, il convient de définir la domination co~e ~a re~c?n ..
. po artition des ressources et du pouvoir, avec un principe d historicité et
~;~~~t~~hé humaine. C'est pour cela qu'elle est à la fois sociale et culturelle.
Je voudrais mettre en évidence la spécificité des ~a~p0r:tsde domin,at.io~
dans un domaine particulier, celui du trav~il ~e soc,l~hs~tlOn,plus p~ec~e~
ment celui du travail sur autrui tel que J'al pu
1
etudl~r dans tr~ls
0
maines : l'éducation, la santé et le trav.ail ~ocia~.~n qUOIpeut-on
i:
~ue
ce travail est sous l'emprise de la domination SI
1
on admet que ce e-ci ne
se réduit pas une simple domination de classe?
I. pouvoir et domination
D., ge'ne'rale les "obiets'' du travail sur autrui (les élèves, les
e mamere
,J "
dit e de
malades, les cas sociaux) jouent un rôle dete~l?a1'l:t ans a na ~
leurs relations avec les professionnels de la socialisanon. Ce sont d ~~ord
les élèves les malades ou les "cas sociaux" qui détex:nment leslexp~n~n-
ces de travail de ceux qui les socialisent. Ils ne dominent pas a re ~t1on
de socialisation, mais ils pèsent fortement sur ses form~s et ses e~Je~x.
Directement ou indirectement, c'est par em; que le ,tr.a:'all ~ur ~utrU1s ~s~
t formé Quand les élèves n'ont plus éte des
Héritiers,
Il n a p~us.ete
r~~:ible d~ faire la classe comme "avant". Quand les séjo~s hospitaliers
~nt raccourci, quand les malades n'ont plus été des nécessiteux, quand Ils
. d elusions de DUBET F.
Le déclin de l'institution,
Paris, Seuil,
Ce texte reprend une partie es con '
;~~~ESS, 54 Bd Raspail, F 75006 Paris et Bordeaux 2, Département de sociologie, 3 ter Place de la
Victoire, F 33076 Bordeaux cedex.
F. Dubet 15
cale des problèmes sociaux dont l'individu est la victime. Quand les con-
solations habituelles, la religion, le fatum des dons ou des talents ne sont
plus de mise, il importe de déplacer les explications et les causes des mé-
canismes sociaux généraux vers des individus particuliers: les enjeux col-
lectifs deviennent des épreuves individuelles. On a vu par exemple com-
ment, quand s'impose l'idéologie de l'égalité des chances pendant que dé-
cline celle des dons, la reconnaissance et l'aveu des difficultés de l'échec
circulent entre les acteurs selon le principe de la patate chaude. Qui met-
tre en accusation? L'épreuve de l'individu ne renvoie directement ni aux
inégalités sociales, ni aux mécanismes scolaires, ni aux éventuels "dons"
des élèves, mais à une série de "blocages psychologiques" dont la cause
appartient aux individus. La cause de l'échec est dans l'élève et dans sa
famille qui ont toutes les chances de devenir des cas, qui doivent se pren-
dre en charge, se soigner, s'assumer. .. L'exemple le plus caricatural est
celui de certains allocataires sociaux. Ils demandent et obtiennent des ai-
des parce qu'ils ont perdu leur emploi, sont trop âgés, ne sont pas quali-
fiés et, plus simplement encore, parce qu'il n'y a pas d'emploi. Au bout
de quelques mois de prise en charge par des intervenants dont la bonne
volonté et les bons sentiments ne sont pas en cause ici, ce qui est d'abord
un problème social devient un problème de personnalité: les individus
sont incapables de se projeter, ne sont pas assez dynamiques, ne sont pas
désireux de se qualifier, leur estime d'eux-mêmes se dégrade d'autant
plus qu'on ne cesse de vouloir les aider. Par la grâce d'un processus d'a-
daptation secondaire en boucle, les individus peuvent se faire à cette si-
tuation et adopter effectivement les conduites qui manifestent le plus net-
tement les problèmes qui leurs sont attribués: ils buvaient parce qu'ils
étaient au chômage, ils finissent par être au chômage parce qu'ils boivent.
Autrement dit, si l'on a beaucoup gagné en s'éloignant, de manière re-
lative toutefois, des stigmates et des jugements les plus crus de la domi-
nation, il s'est développé une formidable capacité de transformer les pro-
blèmes politiques et sociaux en problèmes de personnalité. D'ailleurs, la
bienveillance des professionnels cesse dès lors qu'il s'agit de trouver les
causes du malheur. Celles-ci sont toujours extérieures à la relation de tra-
vail elle-même : elles sont situées dans la famille, les conditions de vie, la
société en général, et surtout dans
1
'histoire et dans la personnalité des
individus. Même quand l'armature critique des professionnels est suffi-
samment solide pour qu'ils ne soient pas dupes, c'est toujours sur l'indi-
vidu lui-même que l'on agit. On pense rarement que le changement des
cadres et des conditions de l'action serait peut être tm levier plus efficace
que le ressassement individuel des difficultés.
Il ne faudrait pas voir dans cette stratégie une technique cynique de
contrôle social, mais un effet de la volonté d'intégrer les individus, de les
aider, de les soutenir. Cela ne signifie pas non plus que ces prises en char-
ge et ces techniques ne soient pas efficaces, c'est un autre problème.
Toutefois cette prise en charge repose sur une relation de domination, ne
14 Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
sontvenus vieillir à l'hôpital, les infirmières ont s'adapter. Quand les
problèmes sociaux ont changé de nature, il a bien fallu que les travailleurs
sociaux s'y fassent. Bien sûr, tous ces changements sont induits, en
amont, par les transformations des institutions qui ont massifié l'école et
promu l'enfance, qui ont porté une médecine plus scientifique et plus
centrée sur le client, qui ont multiplié les dispositifs sociaux définissant
les "cas sociaux". Mais, dans la relation de travail, "l'objet" du travail
dispose d'un pouvoir non négligeable, celui d'imposer une forme d'expé-
rience et un ensemble de problèmes auxquels le travailleur sur autrui doit
s'adapter. La preuve la plus simple de ce pouvoir réside dans le fait que
les professionnels concernés choisissent le type de clientèle qui leur con-
vient le mieux car ils ne peuventjamais imposer totalement leurs cadres à
ceux qu'ils socialisent.
L'existence de ce pouvoir interdit de réduire le travail de socialisation
à un processus de contrôle absolu et de domination radicale. Ou alors il
ne serait qu'un dressage dans une institution totale. Cependant, le fait que
les "objets" du travail sur autrui disposent de certaines ressources de pou-
voir et que celles-ci influencent fortement les travailleurs auxquels ils ont
affaire ne signifie pas pour autant que la relation de socialisation soit dé-
nuée de toute domination. Il ne peut y avoir de socialisation, dans le ca-
dre d'un travail professionnel, sans une part de domination. Celle-ci ne
transite plus par l'emprise d'un programme institutionnel dont le système
panoptique est à la fois la caricature et la dérive, mais par une forme de
contrôle social supérieur obligeant les individus à se construire "libre-
ment" dans des catégories de l'expérience sociale qui leur sont imposées.
La domination se manifeste ainsi en ne cessant d'affirmer que les indivi-
dus sont libres et maîtres de leurs intérêts. Alors que le pouvoir se définit
en termes de déséquilibre des ressources, la domination impose aux ac-:
teurs les catégories de leurs expériences, catégories qui leur interdisent de
se constituer comme des sujets relativement maîtres d'eux-mêmes. Peut-
être vaudrait-il mieux parler d'aliénation que de domination, tant dans le
domaine qui nous intéresse ici cette domination est d'ordre subjectif? Le
dominé est invité à être le maître de son identité et de son expérience so-
ciale en même tant qu'il est mis en situation de ne pouvoir accomplir ce
projet. Cette domination transite par quelques mécanismes fondamentaux.
II. L'internalisation
Alors que le contrôle social banal réprouve et stigmatise tout un ensem-
ble de conduites que les individus apprennent à masquer ou à retourner
contre les autres, dans toutes les modalités de travail sur autrui étudiées,
un pas supplémentaire est franchi. Il s'agit de ce que la littérature psycho-
sociologique appelle la norme d'internalité. Le stigmate n'est pas une
simple projection des normes sur un individu plus ou moins déviant, bien
souvent il est condamné comme tel au bénéfice d'une volonté d'aider et
de soutenir. Mais ce soutien se réalise au prix d'une désocialisation radi-
16 Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
serait-ce que dans la mesure les individus ne peuvent pas vraiment la
refuser.
III. L'obligation dejouer
Quitte à sembler trivial, il faut souligner que les ~ndivid~s~on~O~~!~~
dejouer. Et cette obligation est la forme la plus élemen.talr~ e adr
l'
nation exercée sur ceux quijouent en étant presque cert~ms e p~r ~,~l
encore il ne s'agit pas d'adopter un ton de condamnat~onmora e. .~ ~
faiblis~ement du programme institutionnel ~'e~t certainement ~~ he ~
une réduction de sa puissance, mais au contral,rea son e~tenslOnl'. e n~~
d'individus relevant du système de sante, du systeme seo aire e . u
~::vail social ne cesse de croître. Il croît d'autant plus.q~e.cette extension
se fait au nom de l'égalité fondamentale de tous les individus. Comment
y
être hostile? , 1 t '
Il faut noter cependant que cette égalité s'apparente tres ~rg~r-e~da
l'é alité d'une épreuve sportive à laquelle tout le monde s,e;alt.o,
19
d e
pa~iciper, d'autant plus obligé de jou~r que l~ règle de 1egal~tec[o:i:=
mentale de tous les compétiteurs serait affirm~e co~me un pnn ~.
tangible. Or, dans toutes les compétitions, qu'Il s'a~l~s~des comp~tlO~s
scolaires, des compétitions pour l'emplo~,.des compet~tIonspour
0
tenu
les meilleurs soins et les meilleures conditions de VIe,
l~ ~
a de~,~a~~ts
et des erdants La domination réside dans la capacité de emIr. es
épreuv!s et le ~érite de chacun, et de distribuer div~rses sorte~d; .blen~
en consé uence Bien que les professionnels du travail sur autrui n alm~n
guèrejoier ce rÔle,ils n'y échappent pas, ils y~chappen~~:aut:t m~::
que l'obligation de jouer leur donne un pouvou non n~gigea e. .
l'échec n'interrompt pas le jeu. En effet, l'échec scolaire ne ,se SOlgne
qu'à l'école, les échecs méd~cauxqu'à l'hôpital, alors que les echecs so-
ciaux ne relèvent que du SOCIal. ,
Les "joueurs" sont placés sous la menace de l'échec dans.une re~resen-
tation générale du jeu plus ou moins darwinienne. Il,est cl~l~que I exten-
sion de la logique des services, en même temps qu elle hbere tous c~ux
qui ne jouaient pas, les enfants peu scolarisés, bien ,des malades e~bl~~
des auvres a fermé toute capacité de ne plus Jouer a tou~ceux qUIa~ ~
. Pt de p~rdre Dès lors on comprend l'hostilité et la violence des ele-
~~e~ontraints d~rester à
i'
école même quand ils
y
éch?uent, ou cell~ des
jeunes des banlieues qui reprochent aux travailleurs socla~x de.vo~ou les
intégrer dans une société qui ne veut ~as d'eux: Pdourlner~~n~lre teàc~~
ui ne euvent s'opposer à la volonte de guénr e a ~e ecme e .
~hame!ent thérapeutique. Force est de constater.a~sl que c~tt~ ~bhga~
tion de iouer est fortement sous-tendue par deux lde?~o?lesgene~a.emen
,J. Il de ['jdéal Iibéralde la mise en compétition des mentes, et
opposees. ce e , id
ffi'
x
celle de l'emprise de l'égalité, de la raison et du progres I en I les au
valeurs des services publics.
F. Dubet 17
IV. L'obligation
d'être
libre
Le principe de domination le plus fort, le plus efficace parce que le
moins contestable, le plus caractéristique aussi du travail sur autrui post-
institutionnel, tient dans l'obligation d'être libre. Ce principe dérive di-
rectement du précédent. Si tous les individus sont considérés comme étant
fondamentalement égaux, ils ne peuvent se différencier que par leurs
mérites, c'est-à-dire par l'usage qu'ils font de leur liberté. C'est la
seule manière de fonder des inégalitésjustes. Mais le principe de liberté
qui s'affirme au sortir du programme institutionnel dit bien plus que cela.
Il implique que chacun doit être le maître de sa vie, que chacun décide li-
brement de ses choix, de ses croyances et donc, de son destin. Évidem-
ment, aucun sociologue ne peut croire à la réalité de cette affirmation tant
l'acteur et l'action sociale sont déterminés par une culture, une langue,
une histoire collective et personnelle, par des contraintes extérieures, par
des conditionséconomiques... Mais en même temps, cette affirmation est
sociologiquementessentielle puisqu'elle définit un idéal normatif partagé
selon lequel il est bon d'être "authentique". La bonne croyance et la bon-
ne action ne sont pas non sociales, mais elles sont déterminées et choisies
par les individus eux-mêmes. Le thème omniprésent de la relation authen-
tique est fondé sur ce postulat.
Cependant l'obligation d'être libre, d'être maître et souverain de soi-
même, présente une faceplus sombre car si chacun est libre et placé dans
les conditions de manifester cette liberté, chacun devient aussi responsable
de ce qui lui arrive. C'est le fondement philosophique du mécanisme
d'internalisation. Quand l'individu supposé libre réalise ses objectifs, sa
liberté s'épanouit; quand il n'y parvient pas, il devient responsable de
sonpropre échec et cet échec est immédiatement vécu sous le mode de la
culpabilité, le sujet étant responsable de son propre malheur. Ainsi, on ne
peut promouvoir l'individu qu'en le renvoyant à sa propre responsabilité
morale et si ses succès sont les siens, seséchecsle sont aussi. Ceux qui dé-
noncent le libéralisme éthique en y voyant la source de l'anomie et des
désordres sociaux et psychiques oublient parfois qu'il exerce a contrario
une formidable pression, celle sa culpabilité et celle d'une "face" qu'il
faut sauvegarder.
L'obligation d'être libre conduit à une exhortation permanente à l'en-
gagement de soi, à la motivation, au projet, à la prise en main de son
"destin" et de ses problèmes. Si chacun est libre, chacun doit être son pro-
pre recours et son propre salut. L'appel à une relation interpersonnelle se
voulant si libre et si détachée de tout cadre normatif ne cesse de renvoyer
l'individu à saresponsabilité. «Prenez-vous en charge» ne cessent de dire
les enseignants,les personnels soignants et les travailleurs sociaux, adres-
sant ainsi aux autres l'impératif qu'ils s'imposent à eux-mêmes et qui leur
est imposé par les dirigeants des organisations. Quand les motivations de
l'action ne sont plus donnéespar le programme institutionnel, c'est à cha-
cun de semotiver et de s'engager en ne comptant que sur lui-même. Sans
18 Recherches Sociologiques, 2003/2 - De la domination
faire dans le pathos critique, il s'agit là d'une des modalités de la servi-
tude volontaire. Mais alors que la servitude volontaire décrite par La Boé-
tie repose sur la défense de la sécurité et la peur de l'aventure, ici elle se
fonde sur une domination plus subjective: je ne suis pas digne de pré-
tendre plus.
La force de cet impératif tient au fait qu'il est à la fois un principe li-
bérateur et un mode de domination, et ceci de manière indissociable.
L'obligation d'être libre possède deux faces complémentaires et contra-
dictoires, fatalement liées. L'une est celle des droits de l'homme et de
l'individualisme éthique, l'autre est celle de l'homo œconomicus ou, pour
le dire vite, du capitalisme. C'est ce qui fait de l'individualisme éthique
un formidable outil critique de l'individualisme des intérêts pour toute
une tradition de gauche, alors que toute une tradition conservatrice s'atta-
che àdémontrer les conséquencesdésastreusesde l'individualisme éthique
sur la cohésion sociale et la rationalité de l'action. Pratiquement, com-
ment être libres et ensemble? Le travail sur autrui est pris dans cette
contradiction et cette aporie: l'appel àla liberté du sujet lui donne du
pouvoir en même temps qu'il l'inscrit dans un mécanisme de domination.
Plus on a de pouvoir et plus on est libre, plus on est tenu d'être res-
ponsable de soi et plus une domination objective se transforme en épreuve
personnelle.
V. Le principe d'éclatement progressif des expériences
On ne peut concevoir la domination indépendamment de la structure
des inégalitéssociales car elle n'est pas seulement l'emprise des "faits so-
ciaux" sur les individus, elle implique aussi la formation et le maintien
d'un ordre social dans lequel les groupes de sexe ou d'âge, par exemple,
ou des classes sociales imposent leurs intérêts aux autres. Il est évident
que le travail sur autrui participe de ce processus comme n'ont cessé de le
montrer les sociologies de l'éducation les plus classiques, notamment
celle de Bourdieu. Maisje ne crois pas que la domination se ramène
à
la
violence symbolique ou
à
l'arbitraire culturel. Les élèves violents ne refu-
sent pas l'école parce qu'elle est "bourgeoise" mais parce qu'elle les dé-
truit. Au sortir de la matrice institutionnelle, la domination se manifeste
principalement par le fait que les plus dominés sont aussi ceux qui ne
peuvent véritablement construire et intégrer leur expérience sociale, ceux
qui ne peuvent ni la construire, ni s'en apercevoir comme les auteurs. Il y
a donc un principe d'éclatement progressif des expériences sociales au fur
et
à
mesure que l'on descend l'échelle des positions sociales des acteurs
soumis au travail sur autrui. Parallèlement, et selon un principe d'homo-
logie, le travail sur autrui croît en épreuves et en difficultés au point
qu'aujourd'hui ces difficultés sont exposées publiquement par les profes-
sionnels et mobilisées par leurs corporations comme une ressource reven-
dicative essentielle. Ainsi, le thème de la violence subie par les ensei-
gnants, les infirmières, les travailleurs sociaux, les policiers, les con-
F. Dubet 19
trôleurs de trains est-il devenu une ressource essentielle des revendications
de statut, de protection et de reconnaissance.
A. Le postulat d'anomie
Dès qu'ils ont affaire à des acteurs socialement dominés, tous les tra-
vailleurs sur autrui partagent un postulat d'anomie oscillant de l'accusa-
tion à la compassion. Le discours le plus banal met toujours en exergue
l'effondrement moral des individus les moins favorisés. La famille est au
centre de la cible. Les divorces et les séparations font des ravages. Les pa-
rents confient l'éducation de leurs enfants à la télévision jouant le rôle de
nounou. Dans le domaine de la sexualité, il n'y a plus de secrets d'adultes
ou, au contraire, les enfants sont tenus dans une ignorance choquante. De
manière générale, les pères ont disparu et n'assument plus leur autorité,
ce qui les conduit soit à l'indifférence, soit à la violence qui est une auto-
rité illégitime et inefficace. Les familles issues de l'immigration sont sup-
posées ne pas surmonter une crise d'acculturation indéfinie: les filles s'en
vont ou sont cloîtrées, les grands frères remplacent les pères, les mères
sont terrorisées ou s'émancipent trop. Àterme, les élèves échouent parce
qu'ils ne sont pas socialisés et les jeunes sont délinquants parce qu'ils
ignorent les lois. Les malades ne savent pas se conduire convenablement,
ils ignorent les règles d'hygiène élémentaires et sont violents. Les toxico-
manes sont des fétus de paille ballottés par leurs besoins irrépressibles. On
ne compte plus les expressions comme «on est confronté à des gens très
désocialisés», Tous ces clichés sont mécaniquement répétés et reproduits,
les pauvres ne sont tout simplement pas éduqués, ce ne sont plus des ou-
vriers ou des travailleurs soumis
à
des conditions de vie difficiles, mais
des acteurs désocialisés et, paradoxe suprême, quand ils sont socialisés, ils
le sont trop et mal. L'enracinement est un intégrisme communautaire,
l'émancipation une liberté sans limite, l'amitié une bande, la bonne vo-
lonté une soumission passive ... Il n'est pas rare que les membres des or-
ganisations intervenant dans les quartiers les plus difficiles construisent,
sans même s'en rendre compte, une espèce de rhétorique coloniale dans
laquelle ils sont les "civilisés" ne vivant pas dans le quartier, les habitants
tenant le rôle des "sauvages".
B. Le postulat d'apathie
Non seulement les dominés sont anomiques, mais ils sont apathiques,
ils ne se saisissent pas des opportunités qui leur sont offertes et ne veulent
pas jouer les épreuves du mérite. Les mauvais élèves des quartiers pauvres
ne comprennent pas où est leur véritable intérêt, ils ne veulent pas s'en
sortir alors que, dit-on de manière obstinée, l'école est leur seule chance.
D'ailleurs, leurs parents auraient déjà renoncé et il n'est pas de récit plus
banal que celui de ces enfants qui arrivent en retard en classe parce que
leurs parents, chômeurs, ne se lèvent plus. Les jeunes utilisent les dispo-
sitifs sociaux pour se protéger et pour en tirer quelques bénéfices, sans ja-
mais y croire, sans faire de projets et sans "se bouger". Les familles sont
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