24 ~ LIB~RATION LUNDIS tv1ARS 2012 R[;BONDS La France, la Révolution, l'islam . - - - - aute de ne jamais pouvoir s'épanouir dans un patriotisme européen, voici que s'opère DANIEL en France un retour significatif et général l:::crivain, au concept de nation. Les drapeaux tricojournaliste, lores envahissent les salles, la Marseillaise fondateur est vociférée par les militants et l'amour du «Nouvel du pays est chanté par tous les orateurs qui Observateur». récupèrent Jeanne d'Arc et Jaurès indifféremment. Pourquoi pas? Sauf qu'ici et là, on entend des accents chauvins, protectionnistes, frileusement défensifs accompagnés des relents d'une islamophobie rampante et même d'une germanophobie retrouvée. I.:immense danger dans ce sain retour à la nation, c'est la menace insidieuse d'une réhabilitation du nationalisme. Le temps est alors de rappeler qu'aimer la France ce n'est pas aimer n'importe quelle nation et que le principal ennemi de cet amour, c'est précisément le nationalisme. Il est utile de rappeler que la nation française a été en somme rebaptisée dans ses fondements par la révoluti on de 178 9. Elle avait été jusque-là Le temps est alors de rappeler élue pour exécuter les qu'aimer la F.rnnce ce n'est pas volontés de Dieu en aimer n importe quelle nation et que tant que fille aînée de le principal ennemi de cet amour, l'Eglise (gesta dei per francos) ; elle avait c'est précisément le nationalisme. désormais mission de veiller à l'application des <<immortels principes>> définis par la volonté du peuple. r.: élection n'est étrangère à aucun peuple. J'ai malmené ce concept dans un livre sur la Prison juive et un islamologue dont je parlerai plus loin a dit qu'il voulait en faire autant avec l'islam. Il reste que l'idée d'une mission particulière est familière aux conventionnels de la Révolution. Simplement, et c'est le plus important, s'ils se sont incarnés en France, les principes de la Révolution ont arrimé la nation à l'universel. Il y a bien une élection mais elle contient ùne condamnation à l'excellence et à l' exemplarité. Autrement dit, on ne saurait se prévaloir d'un nationalisme privilégié pour imposer à quiconque la revendication d'une supériorité. Comme elle est porteuse de valeurs humanistes et universelles, la France s'est mise dans la situation d'être plus vertueuse que les autres. Dans cet esprit, il est bien entendu que la France, quand elle bafoue ses propres principes , se trouve plus coupable qu'aucune autre. En poussant le raisonnement à l'ex~ trême, on peut dire qu'elle nie alors son identité et cesse d'être une nation. C'est ce que chacun a ressenti en 1793, sous la Terreur. L'importance du fait que cette mission révolutionnaire ait été attribuée à la France n'a échappé à personne. Même si elle a servi de prétexte à des ambitions impériales ou colonisatrices pour ceux qui ont oublié qu'illeur fallait être contagieux par l'exemple et non par la force. Quoi que la France ait fait, on s'est toujours souvenu du message qui avait irradié le monde. Mais on est stupéfait de constater que ce message a été également entendu par maints autres peuples y compris dans l'islam et même chez les peu-ples colonisés. Qu'on le veuille ou non, c'est bien ce qui s'est passé à certaines époques dans la doulou · · reuse Algérie. Le cinquantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie me donne l'occasion, et c'est pour moi un enchantement intellectuel, de signaler la publication d'entretiens posthumes avec le grand philosophe et historien de la pensée islamique Mohammed Arkow1. Ces entretiens, parfaitement conduits par Rachid Benzine et Jean--Louis Schlegel et préfacés par Edgar Morin dans un texte concis mais très dense (1), révèlent un homme d'une audace spéculative qui me touche d'autant plus que j'ai longtemps été lié à lui. Pourquoi Par JEAN citer ce livre et inciter à le lire ? Parce que le parcours de ce penseur me semble aujourd'hui plus éclairant que les autres. Né en Kabylie, dans un refuge caché de la montagne, il va grandir à l'abri non seulement de la présence arabe mais de la colonisatiol).. Il en restera deux fois minoritaire et deux fois plus libre. Il va décider seul de trouver sa vérité dans l'héritage de l'humanisme arabe des Xe et XIe siècles, où l'on peut voir une préfiguration des Lumières, en particulier dans l'enseignement d'un personnage fascinant, Al Tawhidit Abu Hayyam (930-1023). Comme Kabyle, Mohammed Arkoun souffrira d'entendre un grand leader algérien proclamer après l'indépendance: «Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes», alors que la Kabylie avait fourni tant de héros à l'avant-garde de la résistance. Il va surtout mal supporter que Ferhat Abbas, l'homme qui incarnait à ses yeux la plus belle conciliation de l'islam antique et de la Révolution française, soit si vite éloigné et finalement renié. Empruntant sa méthode à Michel Foucault, Mohammed Arkoun devient un archéologue du savoir islamique, et il va délivrer, strate après strate, le socle enfoui des premiers messages de l'islam. Pendant un certain temps, il trouvera dans le Tunisien Habib Bourguiba une incarnation politique de son inspiration philosophique. Il rejette comme une régression l'idée qu'il puisse y avoir une pensée occidentale dont il faudrait se dé- tourner. Rien n'est plus beau que ce qu'il écrit sur Baudelaire, sur Delacroix. Il trouve trop faciles les réquisitoires contre <<les orientalistes>>, qui sont au contraire à ses yeux les continuateurs les plus modernes de l'inspiration islamique. Pour rester dans ce domaine étroitement politique, je dirais que tout, dans sa vie et dans ses recherches, l'a conduit à dénoncer les intégrismes ethnico-religieux et les fanatismes. On peut comparer son regard sur la traduction morale et politique de la religion à celui du philosophe chrétien Paul Ricœur, lorsque ce dernier préconisait que 1' on remplaçât l'extension du prosélytisme par l'approfondissement intérieur et critique. La discipline épistémologique que Mohammed Arkoun s'est inventée pour poursuivre sa réflexion est extrêmement exigeante et le conduit à une double critique de la raison ancienne et moderne de l'islam. Le pari est de demeurer un philosophe de la religion sans jamais basculer dans la théologie. La démarche est passionnante. Elle a pu parfois me dépasser, elle ne m'a jamais éloigné, et aujourd'hui, au cœur des débats sur le rôle de l'islam dans la civilisation, elle continue de m'éclairer. Entre une certaine France révolutionnaire et un islam repensé, il peut y avoir une communion. C'est ce que Mohammed Arkoun nous apprend de plus utile et de plus précieux. (7) "La construction humaine de l'Islam", Albin fvlichel/ltinéraires du savoir. L'ŒIL DE WILLEM ON E~T Ewcoete EW DÉMOC.JtATif Q.c,E .,E SAlf.IE /