R[;BONDS La la Révolution, l'islam France,

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LIB~RATION LUNDIS tv1ARS 2012
R[;BONDS
La France, la Révolution, l'islam
. - - - - aute de ne jamais pouvoir s'épanouir dans
un patriotisme européen, voici que s'opère
DANIEL
en France un retour significatif et général
l:::crivain,
au concept de nation. Les drapeaux tricojournaliste,
lores envahissent les salles, la Marseillaise
fondateur
est vociférée par les militants et l'amour
du «Nouvel
du pays est chanté par tous les orateurs qui
Observateur».
récupèrent Jeanne d'Arc et Jaurès indifféremment.
Pourquoi pas? Sauf qu'ici et là, on entend des accents
chauvins, protectionnistes, frileusement défensifs accompagnés des relents d'une islamophobie rampante
et même d'une germanophobie retrouvée.
I.:immense danger dans ce sain retour à la nation, c'est
la menace insidieuse d'une réhabilitation du nationalisme. Le temps est alors de rappeler qu'aimer la
France ce n'est pas aimer n'importe quelle nation et
que le principal ennemi de cet amour, c'est précisément le nationalisme.
Il est utile de rappeler que la nation française a été en
somme rebaptisée dans ses fondements par la révoluti on de 178 9. Elle
avait été jusque-là
Le temps est alors de rappeler
élue pour exécuter les
qu'aimer la F.rnnce ce n'est pas
volontés de Dieu en
aimer n importe quelle nation et que tant que fille aînée de
le principal ennemi de cet amour,
l'Eglise (gesta dei per
francos) ; elle avait
c'est précisément le nationalisme.
désormais mission de
veiller à l'application des <<immortels principes>> définis par la volonté du peuple. r.: élection n'est étrangère
à aucun peuple. J'ai malmené ce concept dans un livre
sur la Prison juive et un islamologue dont je parlerai
plus loin a dit qu'il voulait en faire autant avec l'islam.
Il reste que l'idée d'une mission particulière est familière aux conventionnels de la Révolution. Simplement, et c'est le plus important, s'ils se sont incarnés
en France, les principes de la Révolution ont arrimé
la nation à l'universel. Il y a bien une élection mais elle
contient ùne condamnation à l'excellence et à l' exemplarité. Autrement dit, on ne saurait se prévaloir d'un
nationalisme privilégié pour imposer à quiconque la
revendication d'une supériorité.
Comme elle est porteuse de valeurs humanistes et
universelles, la France s'est mise dans la situation
d'être plus vertueuse que les autres. Dans cet esprit,
il est bien entendu que la France, quand elle bafoue
ses propres principes , se trouve plus coupable
qu'aucune autre. En poussant le raisonnement à l'ex~
trême, on peut dire qu'elle nie alors son identité et
cesse d'être une nation. C'est ce que chacun a ressenti
en 1793, sous la Terreur.
L'importance du fait que cette mission révolutionnaire ait été attribuée à la France n'a échappé à personne. Même si elle a servi de prétexte à des ambitions impériales ou colonisatrices pour ceux qui ont
oublié qu'illeur fallait être contagieux par l'exemple
et non par la force. Quoi que la France ait fait, on s'est
toujours souvenu du message qui avait irradié le
monde. Mais on est stupéfait de constater que ce
message a été également entendu par maints autres
peuples y compris dans l'islam et même chez les peu-ples colonisés. Qu'on le veuille ou non, c'est bien ce
qui s'est passé à certaines époques dans la doulou · ·
reuse Algérie.
Le cinquantième anniversaire de l'indépendance de
l'Algérie me donne l'occasion, et c'est pour moi un
enchantement intellectuel, de signaler la publication
d'entretiens posthumes avec le grand philosophe et
historien de la pensée islamique Mohammed Arkow1.
Ces entretiens, parfaitement conduits par Rachid Benzine et Jean--Louis Schlegel et préfacés par Edgar Morin dans un texte concis mais très dense (1), révèlent
un homme d'une audace spéculative qui me touche
d'autant plus que j'ai longtemps été lié à lui. Pourquoi
Par JEAN
citer ce livre et inciter à le lire ? Parce que le parcours
de ce penseur me semble aujourd'hui plus éclairant
que les autres.
Né en Kabylie, dans un refuge caché de la montagne,
il va grandir à l'abri non seulement de la présence
arabe mais de la colonisatiol).. Il en restera deux fois
minoritaire et deux fois plus libre. Il va décider seul
de trouver sa vérité dans l'héritage de l'humanisme
arabe des Xe et XIe siècles, où l'on peut voir une préfiguration des Lumières, en particulier dans l'enseignement d'un personnage fascinant, Al Tawhidit Abu
Hayyam (930-1023).
Comme Kabyle, Mohammed Arkoun souffrira d'entendre un grand leader algérien proclamer après l'indépendance: «Nous sommes des Arabes, des Arabes,
des Arabes», alors que la Kabylie avait fourni tant de
héros à l'avant-garde de la résistance. Il va surtout
mal supporter que Ferhat Abbas, l'homme qui incarnait à ses yeux la plus belle conciliation de l'islam antique et de la Révolution française, soit si vite éloigné
et finalement renié.
Empruntant sa méthode à Michel Foucault, Mohammed Arkoun devient un archéologue du savoir islamique, et il va délivrer, strate après strate, le socle enfoui
des premiers messages de l'islam. Pendant un certain
temps, il trouvera dans le Tunisien Habib Bourguiba
une incarnation politique de son inspiration philosophique.
Il rejette comme une régression l'idée qu'il puisse y
avoir une pensée occidentale dont il faudrait se dé-
tourner. Rien n'est plus beau que ce qu'il écrit sur
Baudelaire, sur Delacroix. Il trouve trop faciles les réquisitoires contre <<les orientalistes>>, qui sont au contraire à ses yeux les continuateurs les plus modernes
de l'inspiration islamique.
Pour rester dans ce domaine étroitement politique,
je dirais que tout, dans sa vie et dans ses recherches,
l'a conduit à dénoncer les intégrismes ethnico-religieux et les fanatismes. On peut comparer son regard
sur la traduction morale et politique de la religion à
celui du philosophe chrétien Paul Ricœur, lorsque ce
dernier préconisait que 1' on remplaçât l'extension du
prosélytisme par l'approfondissement intérieur et critique.
La discipline épistémologique que Mohammed
Arkoun s'est inventée pour poursuivre sa réflexion est
extrêmement exigeante et le conduit à une double critique de la raison ancienne et moderne de l'islam. Le
pari est de demeurer un philosophe de la religion sans
jamais basculer dans la théologie. La démarche est
passionnante. Elle a pu parfois me dépasser, elle ne
m'a jamais éloigné, et aujourd'hui, au cœur des débats
sur le rôle de l'islam dans la civilisation, elle continue
de m'éclairer.
Entre une certaine France révolutionnaire et un islam
repensé, il peut y avoir une communion. C'est ce que
Mohammed Arkoun nous apprend de plus utile et de
plus précieux.
(7) "La construction humaine de l'Islam", Albin
fvlichel/ltinéraires du savoir.
L'ŒIL DE WILLEM
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