LES ÉCONOMIES DE L’APRÈS-CROISSANCE : Christian SCHULZ BSGLg, 62, 2014, 63-73

BSGLg, 62, 2014, 63-73
LES ÉCONOMIES DE L’APRÈS-CROISSANCE :
OBJET OU NON-OBJET POUR LA GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE ?1
Christian SCHULZ
Résumé
Malgré l’intérêt croissant de la géographie économique pour les questions de l’industrie et
des services verts, celle-ci reste fortement ancrée dans le paradigme traditionnel de croissance
économique continue. La présente contribution vise à confronter les discours des avantages néo-
libéraux autour des notions d’« économie verte » et de « croissance intelligente » aux approches
plus critiques des économies d’après-croissance. Basé sur les travaux pertinents de chercheurs
comme Tim Jackson ou Serge Latouche, l’objectif principal de l’article est de relever des sujets
de recherche prometteurs offrant des opportunités pour des contributions empiriques et concep-
tuelles que les géographes économistes pourraient apporter aux débats scientiques et sociétaux
sur les transitions économiques et le paradigme de l’après-croissance. Sont ainsi mis en avant
des approches récemment adoptées par la géographie économique comme les « social studies of
technology », les transitions régionales ainsi que les systèmes d’innovation.
Mots-clés
après-croissance, décroissance, économie verte, géographie économique environnementale,
transitions durables
Abstract
While mainstream economic geography is increasingly doing research on green manufacturing
and services, its conceptual approaches merely continue relying on traditional growth paradigms.
The paper confronts the partly neo-liberal discourses on the “green economy” and “smart
growth” with the more critical contributions on post-growth economies. Based on seminal stud-
ies of scholars such as Tim Jackson or Serge Latouche, the major aim of the paper is to reveal
potential research topics and opportunities for both empirical and conceptual contributions
economic geographers could feed into the broader academic and societal debates on economic
transition and post-growth paradigms. Particular attention will be paid to approaches currently
discussed in economic geography such as social studies of technology, regional transitions and
innovation systems.
Keywords
post-growth, de-growth, green economy, environmental economic geography, sustainability
transitions
I. INTRODUCTION
Ces dernières années surtout, le débat sur les
économies d’après-croissance et notre rapport à
long terme aux ressources naturelles a connu un
intérêt public marqué. À ce propos, il convient
toutefois de noter que, dès le début des années
1970 et le Rapport du Club de Rome sur les limites
de la croissance, si souvent cité (Meadows et al.,
1972 ; voir aussi la mise à jour dans Meadows et
al., 2012), bon nombre de pays ont vu se généraliser
les débats sociétaux sur la non-durabilité des formes
économiques qui restent fondées sur le principe de
croissance (qu’il s’agisse d’ailleurs d’économies
de marché ou d’économies planifiées). Depuis
lors, des événements marquants comme le Rap-
port Brundtland de 1987, la Conférence mondiale
sur l’environnement de Rio de Janeiro en 1992
et les travaux relatifs au Protocole de Kyoto en
1997, mais aussi la conscience de longue date de
la problématique de la faim, la multiplication des
« guerres pour les ressources » ou des « guerres
climatiques », sans oublier la raréfaction des
réserves pétrolières (le « pic pétrolier »), ont, à
intervalles réguliers, ouvert des discussions qui,
au-delà des cercles scientiques spécialisés, ont
occupé le premier plan dans l’espace médiatique
et politique. Pourtant, les discussions sérieusement
argumentées à propos de scénarios de développe-
ment et de modèles économiques alternatifs se
sont le plus souvent cantonnées dans des cercles
restreints d’experts et/ou des organisations non
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gouvernementales spécialisées. Dans le monde
scientique également, des disciplines telles que
l’économie écologique, malgré des représentants
reconnus comme Herman Daly, n’ont pas réussi
à influer sur le courant dominant des sciences
économiques et leurs modèles.
En dépit de la notoriété et des prix Nobel accordés à
des critiques de la croissance connus tels qu’Elinor
Ostrom, Amarty Sen et Joseph Stiglitz, il semble
évident qu’il a fallu attendre la récente « culmi-
nation des crises de la faim, du climat et des -
nances » (Jorberg, 2010) pour que des responsables
politiques, même conservateurs, argumentent sur,
voire remettent en question, les limites du modèle
économique actuel des systèmes de marché capi-
talistes. Les débats sur le changement climatique
global, l’abandon, dans un grand nombre de pays,
des sources d’énergie fossiles et de l’énergie nu-
cléaire, mais avant tout la crise nancière et de la
dette n 2008 paraissent désormais avoir suscité
une discussion sérieuse plus large sur de néces-
saires adaptations ou changements systémiques.
Les débats semblent ainsi quitter les domaines
de l’environnement et du développement pour
gagner plus largement les courants dominants de
l’économie politique.
Devant cette évolution, mais surtout en prenant
en considération la perspective « conjoncturelle »
du thème dans d’autres disciplines économiques
et sociologiques, il est frappant de constater que
la plupart des concepts et modèles contemporains
de la géographie économique restent attachés au
paradigme traditionnel de la croissance, pour ne pas
dire qu’ils en nient la problématique. S’il est vrai
que les travaux dans le domaine de la géographie
économique environnementale touchent à des as-
pects intimement liés à la problématique envisagée
ici (Braun et al., 2003 ; Gibbs, 2006 ; Bridge, 2008 ;
Hayter, 2008 ; Soyez & Schulz, 2008), il faut cepen-
dant constater qu’ils n’abordent guère des questions
systémiques plus profondes. C’est pourquoi nous
nous interrogerons, dans la présente réexion, sur
la contribution que la géographie économique dans
son ensemble peut fournir au débat sur l’après-
croissance et les modèles économiques alternatifs
dans ses importants aspects paradigmatiques et
socio-politiques. Ce faisant, nous mettrons l’accent
sur les aspects conceptuels plutôt que sur des ques-
tions de méthode et de méthodologie ou des cas
empiriques. Nous donnerons d’abord un aperçu
des éléments conceptuels et notionnels de l’idée
« d’après-croissance », avant de présenter quelques
premières propositions théoriques pertinentes. En-
suite, nous passerons en revue une série de thèmes
et de problématiques dont les dimensions spatiales
invitent à une approche géoéconomique – voire la
commandent – et que la géographie économique
peut fournir. Enn, nous discuterons des perspec-
tives que peut offrir une telle contribution de la
géographie économique.
II. CADRE THÉORIQUE
A. À propos de la notion « d’après-
croissance »
Pour éviter tout flou sémantique, précisons
d’emblée que l’après-croissance telle que nous la
concevons ici ne doit pas être confondue avec une
contraction (par exemple, suite à une évolution
démographique) ou une récession (en tant que
résultat de moindres performances économiques),
toutes deux susceptibles d’avoir des effets dérivés
positifs pour l’environnement. Il faut bien plutôt y
voir, au sens de la décroissance telle que la con-
çoit Serge Latouche, un abandon du paradigme
dominant de la croissance et de la maxime selon
laquelle le bien-être privé et socio-économique ne
peut être assuré que par une croissance continue des
performances économiques mesurables en termes
de biens matériels ou monétaires, sans aucunement
tenir compte des externalités négatives, de la dis-
ponibilité nie des ressources ou de la résilience
écologique d’un tel modèle. Il serait dès lors peu
heureux de mettre ce concept de décroissance en
équivalence avec des notions telles que « moindre
croissance » ou « croissance négative ». C’est sans
doute la formule « prosperity without growth » –
« la prospérité sans la croissance », mise en avant
par Tim Jackson dans son rapport au gouvernement
britannique (Jackson, 2009), qui décrit de la façon
la plus frappante l’enjeu d’une transition vers des
modes de vie et des formes économiques durables.
Cet enjeu renferme également, et éminemment, la
question de la répartition équitable de la croissance
et de la prospérité, sur le plan international et celui
des politiques de développement, mais aussi dans
les limites des économies nationales (cf. le débat
sur la « croissance favorable aux pauvres » – pro-
poor-growth, Rippin, 2012).
De même, il convient de ne pas confondre la notion
d’après-croissance avec des stratégies politiques
telles que la green growth (croissance verte),
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65Les économies de l’après-croissance : objet ou non-objet pour la géographie économique ?
la green economy (économie verte) ou la smart
growth (croissance intelligente), souvent présen-
tées également comme des concepts de croissance
alternative.
B. Approches conceptuelles
Comme nous l’avons déjà indiqué, le débat sur
les limites de la croissance n’est pas nouveau.
Des jalons scientiques et de politique mondiale
– Rapport du Club de Rome, Rapport Brundtland,
Conférences mondiales sur l’environnement, Con-
férences sur le climat, etc. – ont amené un change-
ment de conscience, certes progressif, qui inuence
les agendas politiques depuis maintenant deux
ou trois décennies. Outre des travaux en sciences
naturelles consacrés aux aspects écologiques (bio-
diversité, désertication, problématique de l’eau)
et au changement climatique anthropique, ce débat
est alimenté avant tout par les idées de l’économie
écologique / Ecological Economics (Daly, 1996 ;
Costanza et al., 1997). Ces dernières s’écartent
délibérément de l’économie environnementale /
Environmental Economics néoclassiques du fait
qu’elles abandonnent la distinction catégorique
entre activités économiques et environnement
naturel, considérant l’économie davantage comme
un sous-système d’un système environnemental
global. L’économie écologique part ainsi d’une
nitude factuelle des ressources matérielles et én-
ergétiques du système Terre et privilégie des formes
économiques capables de ralentir le processus évo-
lutif de l’entropie. Il faut envisager une économie
stationnaire (steady state economy), c’est-à-dire un
système économique dans lequel existe un équili-
bre entre consommation d’énergie et de matières,
d’une part, recyclage et récupération de l’énergie,
d’autre part. Cet objectif devrait être atteint par une
« révolution de l’efcience », à savoir une stratégie
d’optimisation organisationnelle et technologique
de la production et de la consommation nale de
l’énergie et de matières. C’est ainsi que le modèle
« Facteur 4 », développé par Amory Lovins, Hunter
Lovins et Ernst-Ulrich von Weizsäcker, envisage
une augmentation de l’efcience pouvant conduire
à une prospérité doublée pour une consommation
de ressources naturelles divisée par deux (von
Weizsäcker et al., 1997). En dépit d’aménagements
ultérieurs de ce concept (p. ex. von Weizsäcker et
al., 2009), l’hypothèse sous-jacente de l’efcience
fait l’objet de critiques croissantes ; de même, la
possibilité qu’un découplage effectif des perfor-
mances économiques et de la consommation de
ressources puisse être obtenu par l’optimisation
et l’innovation technique est sérieusement remise
en question (pour une critique du « mythe du
découplage », cf. par exemple Paech, 2010). On
fait valoir que le découplage, malgré un progrès
accéléré de l’efcience dans la production de biens
et la consommation nale, est condamné à échouer
principalement en raison d’effets dits de rebond. On
fait valoir par exemple que les gains sur le bilan
énergétique d’un produit à la suite de méthodes de
production améliorées sont inférieurs à la fraction
énergétique supplémentaire absorbée dans la con-
ception, la construction et l’exploitation des nou-
velles installations de production. De même, il est
possible d’améliorer considérablement l’efcience
énergétique de certains biens de consommation ;
toutefois, le remplacement des biens de génération
précédente (p. ex. réfrigérateurs, automobiles, etc.)
par d’autres biens moins énergivores, s’il s’effectue
trop tôt, aura une incidence négative sur le bilan
énergétique total du consommateur nal en raison
de la proportion élevée « d’énergie grise » contenue
dans le nouveau bien. En d’autres termes, même les
stratégies de développement visant à une croissance
« verte » courent le risque de manquer l’objectif du
steady-state. De plus, au niveau mondial, il faut
également tenir compte des deux facteurs impor-
tants que sont l’accroissement de la population et
l’augmentation de la consommation matérielle de
cette population.
Ces dernières considérations étaient également à la
base de critiques initiales du principe de la steady
state economy, formulées de façon saillante par
Nicholas Georgescu-Roegen en personne, le men-
tor de Herman Daly. En partant d’un point de vue
bio-économique, Georgescu-Roegen (1971, 1995)
développe la thèse selon laquelle une décroissance
(ou de-growth) pourra tout au plus assurer une
survie plus longue de l’espèce humaine, l’auteur
considérant qu’il est utopique d’envisager un
état d’équilibre dans les conditions physiques,
démographiques et culturelles données (pour un
exposé détaillé, cf. Kerschner, 2010).
Au cours des dernières années, le principe de la
décroissance a été repensé et développé principale-
ment par Serge Latouche, qui préconise un abandon
progressif des modes de production et des modèles
de consommation orientés vers la croissance et
dont les idées trouvent un accueil favorable dans le
mouvement durable en Italie, en Espagne, en France
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66 Christian SCHULZ
et en Belgique (Latouche, 2006, 2010). Soulignons
que les travaux initiaux de Georgescu-Roegen déjà,
mais avant tout ceux de Latouche s’ouvrent toujours
sur une politique de développement et une politique
mondiale, en ce sens qu’ils envisagent toujours la
consommation de ressources à l’aune d’une « équité
environnementale » et d’une répartition équitable
des biens au niveau planétaire. Ce faisant, c’est sur-
tout dans le Sud que Latouche voit la possibilité de
mettre en œuvre de nouvelles formes économiques
et de développer des alternatives à la maxime oc-
cidentale du marché ; quant au Nord, en réduisant
sa mainmise sur les ressources globales, il sera en
mesure de créer des marges de manœuvre pour le
développement du Sud.
Latouche et les tenants de la décroissance se
distancient explicitement de modèles tels que la
modernisation écologique, qui partent de l’idée
qu’il est possible de passer à une économie durable
dans le cadre des principes de marché actuels. Ils
refusent également des principes tels que la green
growth, la smart growth ou le mirobolant concept de
« croissance qualitative » (accroissement du chiffre
d’affaires d’une entreprise sans augmentation de la
consommation de ressources), auxquels ils imputent
une attitude de « capitalisme comme avant » et
donc une action économique comme avant, avec
simplement une prise en considération plus grande
des efciences – ce qui ne saurait cependant sufre
pour atteindre des objectifs de durabilité à l’échelle
mondiale. Contrairement à la perspective plutôt
technique de l’économie écologique, l’approche
de la décroissance insiste davantage sur la néces-
sité d’une vision plus large, qui prenne en compte
aussi des aspects socioculturels pertinents, y com-
pris les ensembles de valeurs et de normes, les
habitudes de consommation, etc. Comme insiste
Kerschner (2010), ces deux approches ne doivent
pas forcément s’opposer de façon irréconciliable,
mais peuvent tout aussi bien s’enrichir dans une
perspective de complémentarité. On peut ainsi
considérer l’économie écologique comme une ap-
proche « macro » et analytique, procédant par une
démarche descendante, alors que la perspective de
la décroissance serait une approche « micro » qui
procéderait par une démarche ascendante ou par
une opérationnalisation de l’après-croissance sur
le terrain (Ibidem).
Au principe d’efcience, critiqué, on peut opposer
selon cette vue le concept de sufsance, qui permet
de s’interroger sur la façon dont il est possible de
réduire la consommation matérielle (surtout dans
le Nord) sans effets négatifs sur la satisfaction ou
le bien-être des hommes, tout en contribuant, par
une répartition plus équitable des ressources, à une
amélioration des conditions de vie de groupes de
population et de régions défavorisés sur le plan
économique. Dans ce contexte, la discussion sur
la propriété matérielle et la marchandisation / non-
marchandisation de biens et de services occupe une
place centrale.
Le principe de sufsance ainsi compris ne remet
donc pas fondamentalement en question la nécessité
de la croissance, mais étaie la question de savoir par
quelles activités / groupes de produits / services /
formes de consommation une telle croissance
économique devra être générée à l’avenir et quels
groupes de population devront être les bénéciaires
des effets de cette croissance (justice distributive).
Contrairement au principe d’efcience, le principe
de sufsance n’inclut pas de postulat selon lequel
les efforts d’adaptation requis devront répondre
aux seuls principes de l’économie de marché,
comme c’est partiellement le cas pour l’idée de
modernisation écologique. Le principe de sufsance
appelle bien plutôt un changement fondamental de
certains paramètres sociaux tels que les préférences
de consommation, les styles de vie et les priorités
politiques (par exemple : politique de la recherche,
marchés publics, politique scale et instruments
d’incitation).
Ce faisant, la mise en œuvre du principe de suf-
sance ne doit être entendue ni comme une volonté
de généraliser des styles de vie idéalistes reposant
sur une autoréduction individuelle de la consomma-
tion (par exemple pour ce qui concerne les habitudes
alimentaires, les comportements de consommation
ou la mobilité), ni comme une réduction de la con-
sommation imposée par une autorité supérieure telle
que l’État. Le principe de sufsance peut de pré-
férence servir de nouveau modèle paradigmatique
à de futurs processus de décision sociopolitique et
de politique économique, capable de contribuer à
l’évaluation des investissements et des instruments
de politique quant à leurs effets à long terme sur
l’utilisation des ressources, à leurs externalités de
croissance et aux aspects de répartition sociale. Le
principe de sufsance présente des analogies claires
avec ceux du développement durable ; toutefois, il
semble moins problématique pour ce qui est de son
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67Les économies de l’après-croissance : objet ou non-objet pour la géographie économique ?
opérationnalisation, tout en se prêtant moins à une
instrumentalisation unilatérale.
Dans ce qui suit et en suivant Latouche –, l’après-
croissance sera ainsi considérée comme un abandon
délibéré des concepts de croissance traditionnels,
dénis avant tout par des notions matérielles et
monétaires et par la prise en compte de stratégies de
développement reposant sur un principe de viabilité
(soutenabilité) à long terme et de justice distributive
au plan mondial. Cette dernière, loin de se limiter
à une répartition équitable des richesses en termes
monétaires, s’étend à un grand nombre d’aspects
plus complexes de la lutte contre la pauvreté (égalité
des chances, santé, qualité de vie et du milieu de
vie, participation politique, etc.).
Indicateurs alternatifs de croissance et de bien-
être
On sait que l’évaluation de modèles alternatifs de
croissance ou de développement est étroitement
liée au type de mesures, c’est-à-dire à l’élaboration
des indices ou des systèmes d’indicateurs utilisés.
Depuis assez longtemps déjà, le produit intérieur
brut (PIB), indicateur de croissance à ce jour domi-
nant dans la statistique économique et, de ce fait,
dans les débats politiques, fait l’objet de critiques
qui pointent avant tout les trois insufsances suiv-
antes du PIB en tant qu’instrument de mesure :
1. Des indicateurs tels que le PIB portent sur des
évolutions purement quantitatives et exprimables en
termes monétaires ; ils font l’impasse sur la qualité
de la croissance que l’on mesure. C’est ainsi que
l’on comptabilise positivement des éléments ap-
pelés regrettables, comme les dépenses publiques
effectuées en compensation de dommages à la santé
ou à l’environnement. À l’inverse, des prestations
non marchandes (éducation privée des enfants, soins
aux personnes âgées, travail domestique, bénévolat)
ne sont pas prises en compte, de sorte que, pour un
grand nombre de ménages, le PIB ne capture que
partiellement leur niveau de bien-être.
2. La mesure de la croissance économique d’un
État ou d’une région permet certes d’afrmer des
constats sur l’évolution globale de l’ensemble
sous examen, mais ne donne aucune indication
sur la répartition de cette prospérité accrue selon
les différents groupes de population. Le caractère
unidimensionnel de l’indicateur apparaît clairement
lorsqu’on considère qu’une évolution économique
positive selon la mesure du PIB peut parfaite-
ment s’accompagner d’un accroissement des
disparités sociales et de pertes de revenu réel pour
d’importantes fractions de la population, comme
on l’observe par exemple dans un grand nombre de
pays industrialisés du monde occidental.
3. Le paradoxe d’Easterlin désigne la constata-
tion qu’un accroissement de prospérité matérielle
ne conduit que rarement à un accroissement de
la satisfaction de la population. Au contraire, à
partir d’un niveau de prospérité donné, on observe
dans de nombreuses économies une corrélation
plutôt négative entre niveau de bien-être matériel
et niveau de satisfaction ou, à tout le moins, un
découplage évident entre accroissement du PIB et
évolution de la satisfaction dans la vie. L’existence
de ce phénomène, observé en premier lieu dans les
anciens pays industrialisés, peut désormais être
montrée également dans un grand nombre de pays
émergents, en transition et en développement sur la
base des séries de données historiques aujourd’hui
disponibles (Easterlin et al., 2010). À la suite des
travaux de Richard Easterlin (1974), l’étude sci-
entique du « bien-être subjectif » vu sous l’angle
de l’économie (« économie du bonheur » – hap-
piness economics) a donné lieu à une discipline
importante qui rencontre désormais un large intérêt,
jusque dans les institutions internationales comme
l’OCDE.
Le débat sur les indicateurs a trouvé récemment
une nouvelle impulsion sous l’effet de la Better Life
Initiative de l’OCDE ; celle-ci, dans son Rapport
sur la mesure du bien-être, propose 22 indicateurs
dits Headline Well-Being Indicators (indicateurs
principaux de bien-être) et présente des données
comparables pour l’ensemble des 34 États membres
de l’OCDE (OCDE, 2011). Une série de commis-
sions, rapports stratégiques (COM, 2009) et rapports
d’expertise (ONS, 2011), internationaux et nation-
aux, viennent conférer une actualité encore accrue
à ce débat sur les indicateurs. Une contribution
essentielle au débat a été livrée par le rapport de
la Commission sur la Mesure de la Performance
Économique et du Progrès Social créée à l’initiative
du gouvernement français et dirigée par Joseph
Stiglitz (également appelé « Rapport Stiglitz-Sen-
Fitoussi », Stiglitz et al., 2009). Ce rapport est
considéré comme la base conceptuelle de l’initiative
de l’OCDE évoquée plus haut.
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