La Grande et fabuleuse histoire du commerce écriture et mise en scène

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La Grande et ...74©Elisabeth Carecchio HD
La Grande et fabuleuse
histoire du commerce
écriture et mise en scène
Joël Pommerat
du mardi 15 au jeudi 17 janvier 2013
Dossier pédagogique réalisé par Rénilde Gérardin, professeur du service éducatif :
[email protected]
Contacts relations publiques : Margot Linard : [email protected]
Jérôme Pique : [email protected]
une création théâtrale de Joël Pommerat
collaboration artistique Philipe Carbonneaux
création lumière Eric Soyer assisté de Renaud Fouquet
scénographie Eric Soyer
création costumes Isabelle Deffin
créations sonores François Leymarie
recherches sonores Yann Priest
musique Antonin Leymarie
construction décors et accessoires Thomas Ramon-A travers Champs
création vidéo Renaud Rubiano
direction technique Emmanuel Abate
régie lumière Renaud Fouquet
régie son et vidéo Yann Priest
régie plateau Jean-Pierre Constanziello, Lorenzo Graouer ou Elodie Prud’homme
répétitrice textes, aide mémoire Léa Franc
documentation Evelyne Pommerat
interviews dans le Béthunois Philippe Carbonneaux et Virginie Labroche-Cornil
avec
Hervé Blanc
Patrick Bebi
Eric Forterre
Ludovic Molière
Jean-Claude Perrin
remerciements à Marie-Cécile Lorenzo-Basson pour l’utilisation d’extraits d’interviews de sa thèse
« la vente à domicile : stratégies discursives en interaction ». Didascalie.net
production : Compagnie Louis Brouillard
coproduction : Comédie de Béthune /Centre Dramatique National Nord Pas-de-Calais, Béthune
2011- Capitale régionale de la Culture, Sainte-Maxime / Le Carré, Théâtre de l’Union /Centre
Dramatique National du Limousin, Saint-Valéry en Caux / Le Rayon Vert, Théâtre d’Arles / Scène
conventionnée pour des écritures d’aujourd’hui, Théâtre d’Evreux /Scène nationale Evreux Louviers,
CNCDC- Centre National de création et de diffusions culturelles de Châteauvallon, Le Parvis - Scène
nationale Tarbes Pyrénées, Le Granit / Scène nationale de Belfort
avec le soutien la Coupe d’Or, scène conventionnée de Rochefort
la Compagnie Louis Brouillard reçoit le soutien du Ministère de la Culture/Drac Ile-de-France et de la
Région Ile-de-France.
Joël Pommerat est artiste associé à L’Odéon-Théâtre de L’Europe jusqu’en juin 2013 et au Théâtre
National de Bruxelles.
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La Grande et fabuleuse histoire du commerce
SOMMAIRE
LE PROJET ARTISTIQUE
Présentation
page 3
Un entretien avec Joël Pommerat
page 5
Des photographies du spectacle
page 6
ème
Une écriture dramatique du 21
s.
page 7
LA GRANDE ET FABULEUSE HISTOIRE DU COMMERCE de Joël Pommerat
Une biographie de Joël Pommerat
page 8
Un extrait de La Grande et fabuleuse histoire du commerce
page 10
Une critique du spectacle
page 12
HdA Le monde professionnel dans la peinture réaliste du 19ème s.
page 15
ECHOS DANS LA PRESSE EN LIGNE
Page 17
L’EQUIPE ARTISTIQUE
page 20
Bibliographie / Sitographie
Page 22
LE PROJET ARTISTIQUE
Présentation
Vendre à tout prix n’importe quoi coûte que coûte. Voici le credo des héros de cette création
de Joël Pommerat, nourrie d’entretiens réalisés dans le Béthunois avec des vendeurs de porte
à porte. Après Les Marchands et Je tremble (1 & 2), Joël Pommerat poursuit sa recherche d’un
théâtre qui plonge dans le réel pour en restituer le mystère.
2 histoires. 2 époques. Années 60. Années 2000.
Dans la première, un jeune homme, inexpérimenté dans la vente rejoint un groupe de 4 vendeurs
d’âge mûr. Dans la seconde, quatre hommes d’âges murs, débutants dans le domaine de la vente,
reçoivent conseils et encouragement d’un jeune chef.
Je vais essayer de définir ce qui m’a intéressé dans ce projet.
3
Ceux qui n’ont pas envie qu’on leur explique les motivations d’un auteur (je les comprends) ne
doivent pas lire la suite.
Cette pièce était pour moi une façon de parler et de mettre en scène les valeurs, les idéologies, qui
orientent et sous tendent les agissements humains aujourd’hui. Et la confusion de plus en plus
importante qui règne en ce domaine. Une façon de montrer comment cette activité du commerce,
vendre, acheter, activité au cœur même de nos sociétés, influence notre manière de nous penser
nous-mêmes, notre façon de concevoir ce qu’est un être humain, et nos relations.
Je voulais montrer comment la logique du commerce peut générer du trouble et de la confusion dans
nos esprits et particulièrement en ce concerne nos grands principes moraux.
Ce qui est passionnant et vertigineux dans le métier de vendeur c’est que le meilleur des savoir- faire,
la meilleure des techniques, pour celui qui l’exerce, c’est l’authenticité. Dans ce métier la meilleure
façon de mentir c’est d’être sincère.
Ainsi le bon vendeur doit faire avec ce qu’il y a de meilleur en lui : avec sa vérité, avec ce qu’il « est ».
On pourrait même dire que sa meilleure « technique » c’est de parvenir à être « lui-même »
(contradictoire et même absurde : personne ne sait exactement ce qu’« être soi-même » veut dire).
Mais si le vendeur doit plus ou moins abuser l’autre, il doit sans doute avant tout se tromper luimême, pour « construire » cette fameuse authenticité qui est son meilleur atout.
Pour être un vendeur vraiment efficace il faut forcément y croire.
Dans ce métier fondé sur la relation aux autres, s’il y a une technique c’est celle de réussir à être
sincère ou « vrai » avec les autres, tout en étant plus ou moins « faux ».
Réussir à « fabriquer » de l’authentique.
Ce paradoxe que connaît l’acteur, devient chez le vendeur une malédiction, car à la différence de
l’acteur qui peut repérer aisément les limites entre « scène » et « vie réelle », le vendeur peut se
perdre comme dans un labyrinthe. Les frontières peuvent s’effacer peu à peu, en lui et à l’extérieur.
Un jour le vendeur oubliera de retirer son masque après la représentation. Son masque devient peau.
Sa pensée aura épousé les nécessités et la logique de son activité de séduction et de conviction.
Impossible de distinguer en lui même et à l’extérieur les limites de l’artifice et du vrai.
Sa relation à autrui se sera désagrégée en même temps que toute possibilité de confiance dans les
autres.
Confiance : un mot qui aura perdu tout sens, et toute valeur.
En montrant ces personnages de vendeurs professionnels, tout en bas de la hiérarchie du système,
tels des soldats un peu égarés mais néanmoins convaincus et fidèles, je voulais surtout parler de
nous tous, citoyens ordinaires, immergés dans ce monde de faux semblants et de vraies valeurs
détournées et instrumentalisées plus ou moins consciemment.
Certainement abusés nous aussi par la « grande et fabuleuse » confusion de l’histoire. Gagnants et
perdants unis pour le meilleur et pour le pire.
Joël Pommerat
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Un entretien avec Joël Pommerat
Joël Pommerat : Depuis l’arrivée de Thierry Roisin, ma compagnie est régulièrement invitée à
Béthune. Et puis, il y a deux ans, la Comédie de Béthune est venue au secours de la production de
Cercles / Fictions, en apportant, en dernier recours, une part consistante qui a permis de la finaliser.
Pour Thierry et Olivier Atlan, c’était un acte important et ils m’ont demandé d’imaginer un projet qui
pourrait accompagner ce partenariat de production et l’accueil de Cercles / Fictions.
L’idée était d’inscrire ce projet dans le territoire et dans l’année où Béthune était capitale régionale de
la culture. Après réflexion, j’ai proposé un spectacle autour de la question du commerce, question en
soi assez vaste et peu précise, et de faire une recherche quasi documentaire sur les vendeurs et la
vente à domicile, en faisant appel à des témoignages pour nourrir l’écriture et la réflexion sur ce
thème.
Philippe Carbonneaux, qui travaille avec moi depuis longtemps, a mené des entretiens et a compilé
les témoignages. J’ai proposé que ma pièce mette en scène cinq vendeurs à domicile en
déplacement, comme des artistes en tournée, qui se retrouvent dans leur chambre d’hôtel, le soir,
pour échanger sur l’expérience de la journée.
Pourquoi ce thème ?
Joël Pommerat : C’est un sujet qui m’inspire, une question récurrente qui m’intéresse depuis
quelque temps. Il y avait déjà une scène sur ce thème dans Cercles / Fictions et j’avais envie
d’approfondir, de prolonger la recherche.
Bien sûr, il y a une là une dimension humaine très concrète, et j’envisage cette pièce comme un
documentaire, selon une approche réaliste.
Mais au-delà du réalisme et d’une étude sur un métier, ce qui m’intéresse, c’est une question plus
vaste : qu’est-ce que le commerce, qu’en est-il de la relation commerciale qui nous unit tous les uns
les autres dans nos sociétés occidentales? Qu’est-ce que tout cela a transformé et instauré dans le
lien et la relation sociale, humaine, dans un couple, dans une famille, un groupe d’amis ? Quand on
se vend des choses les uns aux autres, quand on pense que l’autre ne fait rien de manière gratuite,
qu’il est toujours dans la stratégie, quand, soi-même, on est dans ce rapport-là, cela influe
nécessairement sur les rapports entre les hommes.
Au-delà d’une espèce de critique un peu facile du libéralisme, j’ai envie de comprendre la portée du
commerce. Forcément, celui-ci fait évoluer le rapport de confiance entre les individus.
Propos recueillis par Catherine Robert
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Des photographies du spectacle
La Grande et ...74@Elisabeth Carecchio HD
La grande et ...94@Elisabeth Carecchio HD
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Une écriture dramatique du 21ème s.
« […] Dans la conception courante de la mise en scène, le texte est premier, et son passage à la
scène relève d’une opération de transmission, de « traduction » disait Antoine Vitez.
Cette façon de penser le texte a été critiquée par des sémiologues, notamment Patrice Pavis, qui
analyse le spectacle à travers la totalité de ses composantes, en refusant une hiérarchie établie, en
tous cas établie à partir ou autour du texte. Le textocentrisme, entendu péjorativement, s’explique en
partie par l’histoire de la mise en scène et par le statut initial du metteur en scène, longtemps
régisseur et premier lecteur du texte. A mesure que la profession et les techniques scéniques
évoluaient, le metteur en scène s’est imposé comme un artiste usant de tous les langages qu’il avait
à disposition pour créer le spectacle. Considérée comme un creuset où entrent en complémentarité
ou en concurrence différents arts, al scène n’est plus « au service du texte », mais le lieu même de la
création.
Des artistes tentent de penser simultanément l’écriture du texte et l’écriture scénique, en ne
travaillant pas en deux temps, mais en inventant dans le même élan la part du jeu et du mouvement,
du son, de la lumière, et la part dévolue au texte. Il ne s’agit pas de renouer avec une tentation
proche de la création collective, où l’auteur écrivait pour les acteurs, au bord de la scène, parfois en
fonction de leurs propositions, mais bien d’un acte individuel où l’artiste, qui ne se définit pas plus
comme auteur que comme metteur en scène, travaille dans le même creuset toutes les composantes
de la représentation.
C’est le cas, par exemple, de l’Argentin vivant en Espagne, Rodrigo Garcia, ou du français Joël
Pommerat. Ces auteurs, et bien d’autres, délaissent les catégories dramaturgiques ordinaires
relevant trop strictement de l’écriture textuelle, ou les combinent avec les catégories scéniques. Par
exemple, Rodrigo Garcia refuse de parler de personnages :
Décrire un espace, créer des personnages, remplir le texte d’indications scéniques : à ne
jamais faire. Ici, les noms qui précèdent chaque phrase sont ceux de comédiens par lesquels
je suis en train de travailler, auxquels je pense lorsque j’écris le texte. Il ne s’agit donc pas de
personnages mais de personnes.
Rodrigo Garcia, Notes de cuisine,
Les Solitaires Intempestifs, 2002.
En assistant aux spectacles de Joël Pommerat, on constate l’importance considérable faite à
l’univers sonore et à la façon dont il se combine aux mots, par exemple dans Au monde ou dans Je
tremble (Actes Sud). Lui aussi insiste sur la présence des acteurs dans son travail de création, en
déclarant qu’il « fait avec ce qu’ils sont », et s’entoure depuis des années des mêmes collborateurs.
Dans les cas évoqués, la mise en scène ne vient pas après le texte, c’est le présent de la création qui
l’emporte et toutes les conditions de celle-ci ont été réunies pour que ce présent soit de la meilleure
qualité possible. […] »
Extrait de Jean-Pierre Ryngaert, Ecritures dramatiques contemporaines,
Armand Colin, 2011, pp. 67-68.
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LA GRANDE ET FABULEUSE HISTOIRE DU COMMERCE
de JOËL POMMERAT
Une biographie de Joël Pommerat
Né en 1963. Arrête ses études à 16 ans. Devient comédien à 18 ans. A 23 ans, il s'engage dans une
pratique régulière de l'écriture. Il étudie et écrit de manière intensive pendant 4 ans.
1990 - il met en scène un premier texte à 27 ans, Le Chemin de Dakar. Monologue non théâtral
présenté au Théâtre Clavel à Paris. Il fonde à cette occasion sa compagnie qu'il nomme Louis
Brouillard.
1991 - création de Le théâtre 25
1993 - création de années de littérature de Léon Talkoi
1994 - création de Des suées et de Les événements. Différents textes écrits et mis en scène selon un
processus qui commence à se définir. Le texte s'écrivant conjointement aux répétitions avec les
acteurs. Tous ces spectacles sont présentés au Théâtre de la Main d’Or à Paris.
1995 - il répète et crée le spectacle Pôles au Fédérés de Montluçon, repris deux mois au Théâtre de
la Main d'Or.
Premier texte artistiquement abouti aux yeux de l'auteur. Et premier texte à être publié (sept ans plus
tard en 2002 aux Editions Actes Sud-Papiers).
1997 - création de Treize étroites têtes aux Fédérés puis reprise au Théâtre Paris-Villette.
Début d’une longue résidence de la compagnie au Théâtre de Brétigny-sur-Orge.
1998 - il écrit une pièce radiophonique, Les enfants, commande de France Culture. Il co-réalise pour
la radio sa pièce Les Evénements la même année.
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Après la création de Treize étroites têtes et pendant 3 ans, jusqu’en 2000, il se consacre
exclusivement à la recherche cinématographique. Il réalise plusieurs courts métrages vidéo.
2000 - il abandonne définitivement cette voie et revient au théâtre. Il présente au Théâtre ParisVillette trois mises en scène de ses textes. Deux "recréations", Pôles et Treize étroites têtes et une
création, Mon ami.
2001 - la compagnie Louis Brouillard entame une série de représentations de ses spectacles en
tournée. Depuis, les tournées de spectacles ne cesseront de se développer.
2002 - il crée Grâce à mes yeux, toujours au Théâtre Paris-Villette.
2003 - il crée Qu'est-ce qu'on a fait ? à la Comédie de Caen. Cette pièce est une commande de la
CAF du Calvados sur le thème de la parentalité. Ce spectacle est joué dans les centres socioculturels de la région de Caen.
2004 - il crée Au monde au Théâtre National de Strasbourg. Début des tournées internationales.
2004 - il crée Le Petit Chaperon rouge au Théâtre de Brétigny-sur-Orge. Premier spectacle destiné
aux enfants.
2005 - il crée D’une seule main au CDR de Thionville.
La compagnie entame alors une résidence de trois ans avec la Scène nationale de Chambéry et de la
Savoie.
2006 - il crée Les marchands au Théâtre National de Strasbourg.
Il crée Cet enfant en avril 2006 au Théâtre Paris-Villette, recréation du texte Qu'est-ce qu'on a fait ?
Au monde, les marchands et le Petit Chaperon rouge sont repris au Festival d'Avignon 2006.
2007 - il crée Je tremble (1) au Théâtre Charles Dullin à Chambéry.
Cette même année, la compagnie entame une résidence avec le Théâtre des Bouffes du Nord, de
trois ans.
Nouvelle mise en scène de Cet enfant en russe, au Théâtre Praktika, à Moscou.
2008 - Pinocchio à l’Odéon-Théâtre de L’Europe, deuxième spectacle pour les enfants.
2008 - Je tremble (2) au Festival d'Avignon et reprise de Je tremble (1).
Je tremble (1 et 2) sera repris au Théâtre des Bouffes du nord en septembre 2008.
2010 - Joël Pommerat crée Cercles/Fictions au Théâtre des Bouffes du Nord.
2011 - il crée Ma chambre froide à l’Odéon-Théâtre de L’Europe.
Il reçoit le Molière de L’auteur francophone vivant, le Molière des Compagnies,
Il écrit un livret pour l'opéra Thanks To My Eyes d'après sa pièce Grâce à mes yeux (musique
d'Oscar Bianchi) qu’il met en scène et crée au Festival d'Aix en juillet 2011.
2010, il crée une nouvelle mise en scène de Pinocchio en russe au Théâtre Meyerhold à Moscou
dans le cadre des années croisées France-Russie.
2011, création au Théâtre National de Bruxelles de Cendrillon, texte original à partir du mythe, reprise
à l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 5 novembre au 25 décembre, puis tournée.
Il est artiste associé à l'Odéon-Théâtre de L’Europe jusqu’en juin 2013 et au Théâtre National de
Bruxelles.
Tous les textes de Joël Pommerat sont publiés aux Editions Actes Sud.
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Un extrait
- 4. formation de Franck –
Le lendemain dans une autre chambre.
FRANCK. Bonjour, monsieur.
ANDRÉ. Madame.
FRANCK. Pardon ! « Madame »…
ANDRÉ. Vous venez pas me vendre quelque chose ?
FRANCK. Euh si, mais je suis absolument certain que ça peut vous intéresser. Si vous me laissez
vous expliquer de quoi il s’agit, vous allez voir…
ANDRÉ. Pardon, vraiment j’ai pas le temps de voir quoi que ce soit aujourd’hui…
FRANCK. C’est dommage, j’ai un produit vraiment très très intéressant à vous proposer.
ANDRÉ. Vous vendez ?
FRANCK. Oui.
ANDRÉ. Vous savez quoi ? Y en a vraiment marre des vendeurs.
FRANCK. Mais vous connaissez pas encore ce que j’ai à vous proposer parce que si vous
connaissiez…
ANDRÉ. Monsieur, je me suis fait avoir par un de vos collègues y a pas plus tard qu’une semaine
alors vraiment… je suis pas d’humeur avec les vendeurs en ce moment… Je suis désolée, j’ai plus
confiance.
Il ferme une porte imaginaire et va s’asseoir.
FRANCK. C’est dommage… (Un temps. Maurice vient se placer près de lui.) Bonjour madame…
MAURICE. Monsieur.
FRANCK. Pardon… Monsieur. Est-ce que je vous dérange ?
MAURICE. C’est comme vous dites… ! J’ai aucun temps à vous consacrer.
FRANCK. Excusez-moi alors vraiment…
MAURICE. Y a pas de mal.
Il ferme une porte imaginaire et va s’asseoir.
FRANCK. Je me permettrais quand même de… (À tous.) Là vous êtes durs…
ANDRÉ. C’est des gens normaux, personne n’a envie qu’on vienne l’emmerder chez lui… Les gens
étaient pas durs hier ?
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FRANCK. Si… Mais je comprends pas, je suis sympa.
MICHEL (se plaçant devant Franck). Continue.
FRANCK. (hésitant). Bonjour euh…
MICHEL. Madame.
FRANCK. Bonjour madame. Je me permets de vous déranger parce que j’ai envie de vous parler
d’un produit extrêmement intéressant.
MICHEL. Vous vendez quelque chose ?
FRANCK. Absolument mais vraiment pas n’importe quoi…
MICHEL. Ça ne m’intéresse pas monsieur, en plus je suis dans de grosses difficultés financières en
ce moment.
FRANCK. Ne vous inquiétez pas, on peut envisager toutes sortes de solutions de paiement par
crédit.
MICHEL. Pardon ? Je comprends pas ! On se connaît depuis quinze secondes, je comprends pas ce
que vous me dites… ?
FRANCK. Je vous dis que pour payer je vous propose toutes sortes de facilités de paiement si vous
êtes intéressée.
MICHEL. Vous me connaissez depuis quinze secondes et vous me parlez d’argent et de payer. Vous
êtes un petit gonflé, vous !
FRANCK. Je crois pas que je sois gonflé, monsieur.
MICHEL. Madame.
FRANCK. Madame.
MICHEL. Si, vous êtes même sacrément gonflé. Au bout de quinze secondes, on se connaît pas,
vous parlez déjà de me faire payer quelque chose. C’est la seule chose qui vous intéresse, l’argent,
dans la vie ?
FRANCK. Pas du tout, je peux vous parler de ce que je veux vous vendre si vous voulez avant ?
MICHEL. Ben oui, ce serait peut-être mieux, vous trouvez pas… ?Mais bon de toute façon, je veux
rien acheter je vous ai dit… Surtout pas à crédit, c’est trop dangereux. Alors ne me faite spas perdre
mon temps et ne perdez pas le vôtre non plus… Je vous dis bonne journée, monsieur.
Il ferme une porte imaginaire et va s’asseoir.
Joël Pommerat, La Grande et fabuleuse histoire du commerce, Actes Sud, 2012, pp.13-15.
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Une critique du spectacle
« On n’est plus du tout dans la vente là, on est dans de l’humain pur »
« Pommerat fait du business », titrait il y a quelques semaines le magazine du Monde pour
annoncer la création à la Comédie de Béthune de La grande et fabuleuse histoire du commerce 1.
Titre provocateur, en lien avec le thème du spectacle, le quotidien de cinq vendeurs à domicile, dans
les années 1960 puis dans les années 2000. Allusion aussi au succès de la compagnie Louis
Brouillard, dont quatre à cinq spectacles tournent en même temps en France et dans le monde,
tandis que Joël Pommerat a signé trois créations en 2011 ( Ma chambre froide, Cendrillon, La grande
et fabuleuse histoire du commerce). Mais l’auteur et metteur en scène fait bien plus que du business,
sans que l’on puisse toujours dire exactement ce qu’il nous fait.
« On n’est plus du tout dans la vente là, on est dans de l’humain pur », clamait Franck, l’un des
cinq vendeurs à domicile de La grande et fabuleuse histoire du commerce dans un premier état du
texte. Ces quelques mots pointent ce qui m’apparaît comme l’une des spécificités de la démarche
artistique de Pommerat. Cette histoire du commerce est en effet « grande et fabuleuse », car elle
s’écrit à hauteur d’homme, à travers des perspectives individuelles où l’exposition clinique et quasi
documentaire des situations laisse aussi place à un trouble identitaire et existentiel. La réplique de
Franck a été coupée lors des dernières répétitions et depuis les représentations à la Comédie de
Béthune, le spectacle continue à évoluer : l’auteur-metteur en scène « rabote un début de scène » ou
supprime des répliques pour aller à l’essentiel. Avec l’entraînement et grâce à la vivacité de JeanPierre Constanziello (régisseur plateau), les noirs entre les séquences passent de quinze à dix
secondes, comme pour mieux happer le spectateur dans un enchaînement frénétique et semer en lui
le trouble face à la crise des valeurs que révèle le commerce dépeint par Pommerat.
Le processus d’écriture de plateau ne cesse donc pas abruptement après le soir de la première :
dans le théâtre de Joël Pommerat, texte et mise en scène s’élaborent conjointement, avec la
participation des comédiens et la complicité de fidèles compagnons comme Eric Soyer pour les
espaces et leurs lumières, François Leymarie (ambiances sonores) et Isabelle Deffin (costumes), sous
l’œil attentif de Philippe Carbonneaux (assistant à la mise en scène). Pour La grande et fabuleuse
histoire du commerce, sont venues les rejoindre des recrues plus récentes de la compagnie, tout
aussi indispensables à présent : Renaud Fouquet (lumière), Yann Priest (son), Antonin Leymarie
(musique) et le vidéaste Renaud Rubiano. Une « grande et fabuleuse » aventure humaine.
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La grande et fabuleuse histoire du commerce, création à la Comédie de Béthune du 12 au15 décembre 2011, puis en
tournée à Belfort (12 et 13 janvier 2012), Bordeaux (18-21/01), Saint-Valéry-en-Caux (27-28/01), Limoges (1-3/02), Évreux (910/02), Douai (21-22/02), Alès (1-3/03), Arles (12-13/04), Aix-en-Provence (17-21/04), Foix (24-25/04), Tarbes (3-4/05) et
Amiens (9-11/05).
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« J’ai confiance en vous, confiance en chacun d’entre vous individuellement et confiance en vous
comme équipe… vous êtes une superbe équipe les mecs… Vous êtes trop beaux !!! », dit Franck,
vendeur-formateur des années 2000. Joël, auteur-metteur en scène des années 2000, le pense peutêtre tout bas de sa compagnie… Mais la comparaison s’arrête là, Éric, François, Philippe et les
autres n’ayant rien à voir avec les vendeurs du spectacle, même si, bien sûr, au théâtre comme dans
la vente, on joue avec le mensonge et la vérité. Les collègues de Franck, eux, Michel, René, Maurice,
André, qui deviennent Bertrand, Philippe, Daniel et Claude dans les scènes des années 2000 ont
sans doute un peu plus à voir avec les comédiens Eric Forterre, Hervé Blanc, Patrick Bebi et JeanClaude Perrin (comme Franck avec Ludovic Molière) dès lors que l’écriture s’est nourrie de leurs
improvisations au fil de plusieurs étapes de travail depuis avril 2011. « Matières du poème », les
comédiens de Pommerat font échapper leur personnage au stéréotype : face aux vendeurs qu’ils
incarnent, aussi manipulateurs et vénaux soient-ils, on se sent comme face à des « vrais gens »,
faillibles, contradictoires, blessés. Sympathiques ? En tout cas, le spectacle travaille à nous faire
éprouver ces délicates frontières entre l’empathie, la compréhension, l’adhésion et la critique.
Pommerat fait donc bien plus que du « business », à tous les niveaux, brouillant cette fois encore
avec talent nos perspectives sur le réel pour nous placer face à nos contradictions et notre aliénation.
Sans issue. On pourra trouver ce spectacle sombre, même si l’on rit (jaune) souvent. Aucune
échappée onirique ni déformation subjective de la réalité, Pommerat, qui vient de créer Cendrillon,
renoue ici avec l’observation quasi anthropologique et la peinture du réel qui sont, à côté du conte,
deux grandes dimensions de son œuvre. « Le commerce est emblématique de notre humanité qui en
est imprégnée. Il modèle les relations humaines et la pensée de nos relations […] J’essaye d’être un
observateur, de ne pas mettre en avant mes opinions, de rendre compte honnêtement des choses et
de laisser la place à celui qui regarde pour juger 2 ».
La grande et fabuleuse histoire du commerce s’est écrite dans le prolongement de la huitième
histoire de Cercles/Fictions (2010) qui représentait la rencontre de deux solitudes, celles du vendeur
à domicile d’une « Bible de la réussite » et d’une « femme mélancolique ». Mais elle est loin de
« réintroduire les grandes valeurs de la chevalerie dans nos vies… Loyauté, courage, noblesse,
altruisme, courtoisie », comme le souhaitait ce vendeur à la toute fin de la pièce. Les cinq vendeurs
de La grande et fabuleuse histoire, même s’ils ne construisent pas de châteaux en Espagne comme
ce couple de rêveurs solitaires, ont un rapport au réel tout aussi complexe. La réalité extérieure,
politique ou culturelle (les manifestations devant l’Odéon en 1968 ou l’émission de variété « Le juste
prix »), entre en scène par l’intermédiaire des téléviseurs présents dans leurs chambres d’hôtel,
créant un sentiment de huis clos et de microcosme coupé du monde. Ces cinq hommes témoignent
du réel autant qu’ils luttent contre lui ou qu’ils le réinventent, plus ou moins consciemment,
convaincus de faire le bien de l’humanité en offrant leur produit.
Certes ce spectacle parle de business, mais il interroge surtout l’ambiguïté du métier de vendeur,
entre authenticité et manipulation, naïveté et cynisme. Il joue sur la confusion entre la vente et le
2
Joël Pommerat, rencontre avec le public, Comédie de Béthune, 15/12/2011.
13
service rendu ou le don, entre le progrès, l’aliénation et le besoin. Il met aussi en jeu les valeurs de la
solidarité et de la confiance dans nos relations, qu’elles soient commerciales, amicales ou
amoureuses. Toutes ces dimensions de la réflexion n’apparaissent pas nécessairement au premier
regard, mais éventuellement de manière rétrospective. Je continue, par exemple, à fredonner le
thème principal du spectacle composé par Antonin Leymarie qui, superposé aux images vidéo des
routes, escaliers et couloirs arpentés par les vendeurs, m’évoque la scène mythique de Maggie
Cheung traversant les couloirs d’un hôtel sur la musique de Shigeru Umebayashi dans In the Mood
for Love : je perçois soudain une nouvelle facette des vendeurs, ennoblis par mon imaginaire, de
méprisables ou pitoyables, ils deviennent tragiques.
Appuyé sur une solide recherche documentaire (entretien avec des vendeurs du Béthunois,
lectures d’ouvrages, visionnages d’émissions spécialisées, de films documentaires, etc.), le spectacle
est construit sous la forme d’un diptyque (1960/2000) dans lequel inversions de rôles et
renversements de situation créent une jouissive dynamique dramatique. Les conquérants deviennent
des loosers, les réfractaires des adeptes, les amoureux des abandonnés… Du noir Soyer (comme on
dit le bleu Klein) jaillissent des instantanés de la vie de ces cinq vendeurs, confirmés ou apprentis,
saisis le soir ou le matin dans leurs chambres d’hôtel anonymes, comme si on voyait à travers les
murs, et pas toujours le même mur. Des inversions scénographiques offrent en effet un changement
de perspective qui sert à la fois une forme de naturalisme « du trou de la serrure » et une construction
picturale de la scène (on pense à Hopper en plus sombre), mais invite aussi à faire bouger notre
regard et notre jugement sur les personnages. Pommerat nous entraîne dans une spirale axiologique
perturbante, sans réponse définitive et au risque du malentendu, comme dans ses précédents
spectacles. « Dans la vie […] on ne dépend que de soi-même, toutes les réponses, elles sont en
nous-mêmes », dit encore Franck…
Au début de la pièce, l’arrivée de cette nouvelle recrue au sein d’un groupe de vendeurs
expérimentés donne lieu à une démonstration de leurs techniques de vente à travers des simulations
d’entrée de porte (comment « pénétrer » chez la cliente) : l’exposition, sans contre-perspective
critique, puisque le nouveau venu peut à peine manifester ses doutes, vaut dénonciation avant même
que le meilleur d’entre eux affirme finalement sans ambages que leur « métier c’est de faire dépenser
leur fric aux gens ». Abus de confiance et machiavélisme des vendeurs éclatent au grand jour, mais
avec une telle conviction et une telle franchise de leur part qu’on continue à en douter, ou, du moins,
qu’on peut en rire. D’ailleurs, sans commerce, pas d’usine, et sans usine, le chômage, la misère…
Certes le jeune Franck n’a pas voulu abuser les clients naïfs qu’il a convaincus et fait preuve d’une
honnêteté compatissante qui le pousse à traiter ses formateurs de « pourritures ». Il n’y a cependant
aucun manichéisme des positions ici : accusé en retour d’être un « idéaliste », Franck est ensuite
quitté par sa copine qui le traite de « matérialiste ». Au spectateur de trancher, car les perspectives
des personnages ne s’accordent donc pas sur le cas Franck, lequel finit par devenir un très bon
vendeur et trouver du plaisir au jeu cynique de la vente.
Ainsi, à chaque instant, un changement de point de vue, un détail sur la vie personnelle des
vendeurs, l’évocation d’un divorce, d’une famille ou d’une dernière chance financière, rend la critique
14
complexe. Et cela se complique un peu plus encore lorsque la crise sociale et politique des
« événements » de mai 1968 laisse place à la crise économique contemporaine. Dans cette deuxième
partie du spectacle, le choix de distribuer les mêmes comédiens dans des rôles différents, voire
opposés (les conquérants devenus victimes – consentantes ou résignées ? – du système), entraîne
dans la tête du spectateur une superposition des personnages qui peut prêter un instant à confusion
et révèle, un peu à la manière de l’humorisme de Pirandello, qu’une situation comprend toujours son
contraire. L’enchaînement de certaines séquences est implacable, jouant avec nos émotions pour
nous laisser seuls face à nos contradictions, nos convictions ou nos doutes. Le filtre de la distance
historique des sixties n’opère plus : je suis prise au piège, touchée par la bonhomie ou le
surendettement de quatre apprentis vendeurs en pleine force de l’âge, en reconversion et en période
d’essai sans solde ; j’acquiesce lorsqu’ils reconnaissent que leur formateur a bien fait d’employer la
manière forte, et je m’offusque avec eux lorsque celui-ci leur propose un partage solidaire des
bénéfices afin de soutenir le maillon faible du groupe. Suis-je devenue « réac » ?!
La critique du néolibéralisme égoïste et hypocrite, de sa perversion des valeurs, et notamment de
l’instrumentalisation de la notion de confiance, se réalise ainsi, sans longs discours accusateurs ni
recherche de solution alternative, portée en grande partie par le seul dispositif dramatique et
actantiel. Elle emprunte les chemins intimes et tortueux de la réception du spectateur, à qui son
aliénation ou ses ambiguïtés sont révélées. Ou pas. C’est là qu’intervient une dernière fois la
confiance, cette confiance qu’accorde Pommerat au jugement critique de son spectateur…
Marion Boudier, critique publiée sur : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=2155, le 30/01/2012
Histoire des Arts
Le monde professionnel dans la peinture réaliste du 19ème s.
Dans l’œuvre de Gustave Courbet
« […] [Courbet] voulait faire de son
tableau une protestation contre les
préjugés de son temps, heurter la
suffisance bourgeoise et proclamer
le prix d’une sincérité artistique
sans compromis, opposée à
l’habileté des clichés traditionnels.
Sincères, les œuvres de Courbet le
sont sans aucun doute. Il a dit luimême dans une lettre révélatrice
datée de 1855 […] de ne jamais
Les Casseurs de pierres, 1849.
peindre, « fût-ce grand comme la
main, dans le seul but de plaire à
quelqu’un
ou
facilement ».
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de
vendre
plus
Ce
refus
des
effets
faciles,
cette
détermination de rendre le monde tel
que l’œil le perçoit furent un
Les Cribleuses de blé, 1853-1854
encouragement
pour
beaucoup
d’artistes à braver les conventions et à
ne suivre que leur propre conscience
artistique. »
Extrait de E.H. Gombrich,
Histoire de l’Art, Phaidon, 1950.
La Fileuse endormie, 1853
Dans l’œuvre de Jean-François Millet
« […] L’un d’entre eux, JeanFrançois
Millet
(1874-1875),
s’attacha à envisager la figure,
comme ses amis envisageaient le
paysage. Il voulut peindre la vie
paysanne telle qu’elle est, peindre
des hommes et des femmes en
plein travail des champs. […] Les
célèbres Glaneuses, par exemple,
ne comportent aucun incident
dramatique ou anecdotique. Ce sont
tout simplement trois femmes qui
travaillent dur dans un champ où la
moisson vient d’être faite.
La Récolte des pommes de terre, 1855
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Elles ne sont ni belles, ni gracieuses.
Rien d’idyllique dans le tableau. […]
Elles se détachent fortement sur le
fond clair de la plaine ensoleillée. Millet
a su donner à ses paysannes une
dignité plus authentique que celle de
tant de héros académiques. Cette
impression d’équilibre tranquille est
obtenue par une composition dont le
caractère fortuit n’est qu’apparent. Il y
a, dans le geste et dans le rapport des
figures, un rythme prémédité qui donne
à l’ensemble une sorte d’équilibre
monumental, et qui exprime bien ce
que le peintre a vu de solennel dans le
travail de la moisson. »
Extrait de E.H. Gombrich,
Bergère avec son troupeau, 1863-1864
Histoire de l’Art, Phaidon, 1950.
ECHOS DANS LA PRESSE EN LIGNE
« LA GRANDE ET FABULEUSE HISTOIRE DU COMMERCE »
: JOEL POMMERAT / CIE LOUIS BROUILLARD
Il y a du Roland Barthes et de ses Mythologies dans cette pièce d’une qualité rare qui
décortique les pensées et les discours de deux équipes de VRP. A bien y regarder, cela ne
nous en dit pas beaucoup plus que ce qu’on savait déjà ou en tout cas que l’idée qu’on s’en
faisait. Pourtant, de savoir à voir, il y a un grand pas. Ici, on vit presque de l’intérieur ce
quotidien de vendeur, d’hôtel en hôtel, de ville en ville, de porte en porte. Et puis on sent bien
qu’on est concerné aussi, d’une façon ou d’une autre, que ces VRP ne sont qu’un exemple
particulièrement frappant du piège dans lequel nous sommes tous tombés, au moins jusqu’à
un certain degré.
Le piège du commerce ? Pas seulement. Il s’agit surtout de celui du masque, qu’on se modèle tous
les jours pour pouvoir continuer à aller travailler, ce masque qui raisonne différemment de nous, cette
logique qu’on accepte d’adopter huit heures par jours, parce que sinon, on n’y arriverait pas, parce
qu’ainsi, on peut se faire croire qu’on y croit, que c’est fait pour nous cette activité, que cela a un
sens. Mais comme le dit si bien Joël Pommerat, « un jour, le vendeur oubliera de retirer son masque
après la représentation. Son masque devient peau. »
Ces cinq acteurs, tous magnifique de naturel, jouent chacun un « monsieur Toutlemonde ». On
croirait presque les avoir déjà rencontrés quelque part. Les dialogues sont d’un réalisme à faire peur,
car oui, ce à quoi on assiste est possible, cela arrive même souvent, à plein de gens.
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Deux tableaux se succèdent en miroir : en 68, quatre vieux VRP qui ont de la bouteille donnent sa «
chance » à un jeune débutant. Ils le forment, le coachent, le chapotent, mais aussi le maltraitent à
leur façon, en lui reprochant d’être indigne de la confiance qu’ils ont mise en lui, en le pétrissant de
leur principes douteux, en le pressurisant, en l’humiliant un peu aussi. Ce qu’ils lui offrent, en fait,
c’est une occasion de devenir comme eux. Mais ce jeune, qui n’y met pourtant pas si peu du sien,
est-il vraiment sûr de vouloir leur ressembler ? En fait, il n’a pas vraiment le choix : soit il renonce à
ses valeurs et il vendra, ou plutôt non, il rendra un grand service aux gens en leur faisant découvrir ce
merveilleux produit, soit c’est la fin du boulot et on n’en parle plus. Et si douloureuse soit-elle, la
transformation a bel et bien lieu, sous nos yeux.
Deuxième histoire : mêmes acteurs mais les rôles ont tourné. Dans les années 2000, un jeune loup
recrute quatre séniors au chômage. Il leur offre l’incroyable chance de gagner plein d’argent en
rendant service aux gens en leur faisant découvrir un très bon produit… Le mécanisme est le même,
mais, dégradation des relations de travail oblige, le procédé est encore plus pervers. Cette fois-ci, les
séniors en question auront à choisir entre leur besoin pressant d’argent et leur humanité même, et là,
on se demande vraiment où va le monde, parce qu’on ne peut pas être tout à fait sûr qu’on aurait
réagi mieux qu’eux, à leur place. Si on y réfléchit bien, on a tous pris un jour une décision
professionnelle avec laquelle notre « nous » intime n’aurait jamais été d’accord… Ces gens ne sont
pas des monstres, ils sont « nous ». Et comme tout le monde, ils se sont fait piéger par un monde
professionnel ou avancer masqué est une question de survie. Mais survie pour quoi, au juste ? Qu’at-on fait de nous ? Là, je divague, puisque les personnages le disent eux-mêmes : le commerce c’est
la vie. S’il n’y a plus de commerce, ce qui sort des usines ne se vend plus, les usines ferment, tout le
monde est au chômage, … la vie s’arrête, quoi !
Joël Pommerat explique clairement son intention : « C’est une façon de montrer comment cette
activité du commerce, vendre, acheter, activité au cœur même de nos sociétés, influence notre
manière de nous penser nous-mêmes. […] Ce qui est passionnant et vertigineux dans le métier de
vendeur c’est que le meilleur savoir-faire, la meilleure technique, pour celui qui l’exerce, c’est
l’authenticité. […] Mais si le vendeur doit plus ou moins abuser de l’autre, il doit sans doute avant
tout se tromper lui-même, pour « construire » cette fameuse authenticité qui est son meilleur atout.
Pour être un vendeur vraiment efficace il faut forcément y croire. »
Pour ce faire, Pommerat c’est appuyé sur des entretiens réalisés avec des vendeurs de porte-àporte. S’en sont suivi deux stages pour les comédiens, avec un vendeur des années 60 et un
vendeur des années 2000. La démarche est donc proche du documentaire, et c’est ce qui est
effrayant. Documentariste, le metteur en scène l’est aussi par la position qu’il adopte, en ne
dénonçant pas, ne jugeant pas, se contentant de montrer.
Un spectacle magnifique, mais dont on ne sort pas indemne…
Article rédigé par Maya Miquel Garcia et publié sur http://inferno-magazine.com le 13/10/12
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LA GRANDE ET FABULEUSE HISTOIRE DU COMMERCE
DE JOËL POMMERAT
Spectacle après spectacle, Joël Pommerat s’impose depuis quelques années comme l’un des plus
importants et des plus originaux hommes de théâtre de notre époque. La saison dernière, sa pièce
intitulée Ma chambre froide avait remporté un succès aussi considérable que mérité. Cette saison, il
a offert à son public, de plus en plus fidèle et nombreux, deux créations d’une très grande qualité.
Pommerat excelle dans le théâtre pour enfants. En octobre dernier, avec Cendrillon, il proposait ce
qui est peut-être son œuvre la plus aboutie dans ce registre. Il s’agit en tout cas d’une réussite
parfaite, marquant une maîtrise impressionnante aussi bien dans l’écriture que dans la mise en
scène. En décembre, c’est une pièce s’adressant cette fois à un public adulte qu’ont pu découvrir
les spectateurs de la Comédie de Béthune.
La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce sera jouée sur de nombreuses scènes dans toute la
France, au cours d’une longue tournée. Mais sa création dans le Pas-deCalais ne tient pas du
hasard. C’est en effet à la suite d’entretiens réalisés par Joël Pommerat et des membres de son
équipe dans la région de Béthune avec des représentants de commerce que le texte de la pièce a
été écrit. Pommerat s’était d’ailleurs livré à un travail du même type il y a quelques années avec sa
pièce Cet enfant, commande de la Caisse d’allocations familiales du Calvados sur le thème de la
parentalité. On a parlé à propos de ces pièces de théâtre documentaire. C’est un peu vite dit. La
publication, en 1993, de La Misère du monde, recueil d’entretiens réalisés par Pierre Bourdieu et ses
collaborateurs, a donné lieu à un nombre considérable de spectacles où l’on portait à la scène ces
entretiens à l’état brut, sans travail de réécriture, par souci de réalisme. Or le résultat s’est
systématiquement avéré décevant, parce qu’artificiel. Et le talent des metteurs en scène n’était pas
seul en cause. Le théâtre, art de la convention s’il en est, a besoin du travail du poète pour atteindre
à une quelconque réalité. C’est de l’oublier trop souvent que notre théâtre est malade.
Or l’écriture de Pommerat dans sa dernière création est d’une efficacité remarquable. Le spectacle
est composé de deux parties, autour de la même trame. Il s’agit dans les deux cas des conversations
entre cinq représentants de commerce travaillant en équipe, dans leurs chambres d’hôtels avant ou
après leur journée de travail. La première partie se déroule autour de mai 1968 ; la seconde, de nos
jours. Avec un art consommé du suspense et de l’allusion, un humour grinçant sans didactisme ni
discours militant, Pommerat révèle toute la violence et la vulgarité des rapports marchands, le jeu sur
les sentiments qu’ils impliquent, les petits mensonges et les petites trahisons qui finissent par devenir
une seconde nature. Il ne juge pas les individus, mais montre les situations dans lesquels ils sont
pris, qu’ils croient maîtriser et qui les dominent. Et Pommerat réussit la gageure de passionner son
public pendant une heure et demie avec les propos de ces cinq types à la fois paumés et
manipulateurs. Il faut dire qu’il est secondé par une formidable équipe de comédiens. Pommerat sait
comme personne donner du talent à ses acteurs et la performance collective d’Hervé Blanc, Patrick
Bebi, Éric Forterre, Ludovic Molière et Jean-Claude Perrin est irréprochable.
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Avec ce spectacle salutaire, Joël Pommerat donne l’idée de ce que peut être aujourd’hui un théâtre
réaliste au sens le plus noble et le plus authentique du terme. Un théâtre en résonnance avec notre
époque, qui châtie, avec humour et légèreté, ce qu’il y a de barbare dans nos mœurs.
Article rédigé par Karim Haouadeg, et publié sur http://www.revue-secousse.fr
L’EQUIPE ARTISTIQUE
Patrick Bebi – comédien
Après des études d’Art Dramatique au Conservatoire de Liège, Patrick Bebi a travaillé comme acteur
(T. Salmon, L. Wanson, M. Simons, F. Bloch, A. Steiger,…) a donné des stages et mené des ateliers
(entre autres en milieu carcéral et psychiatrique). Comme assistant, il a travaillé dans le studio Jeune
Théâtre du Théâtre National (Jean-Claude Berutti, L. Wanson) et à l’Ecole des Maîtres avec Jacques
Delcuvellerie autour du jeu épique.
Il se consacre ensuite à la mise en scène autour de l’œuvre de Bertolt Brecht (L’Opéra de Quat’Sous,
La Mère, La Décision, La Bonne âme du Se Tchouan, Grand’Peur et Misère du IIIème Reich,…) et
aussi autour du théâtre documentaire (Comment les trous viennent au fromage, Genova 01, Irak
Diskurs, Ce n’est pas parce qu’on a plus de beurre que l’on en a oublié le goût-Grève ’60,…) dans
divers théâtres (Théâtre de la Place – Liège, Théâtre National de Bruxelles, Festival de Liège,…).
Il collabore régulièrement comme acteur-traducteur avec Ascanio Celestini dans divers spectacles et
théâtres en Belgique et en France.
Il est également enseignant à l’Ecole Supérieure d’acteur (ESACT) du Conservatoire de Liège.
Hervé Blanc – comédien
Au théâtre a travaillé avec J. Rosset ( Les bâtisseurs d’empire de Boris Vian, Huis Clos de J.P. Sartre,
Le silence de la mer de Vercors, Devant la porte de W. Borchert, E. Ostrowski (Noir et Blanc de H.
Blanc, Meeting de Pier Paolo Pasolini, Andromaque de Racine), B. Jacques (Ruy Blas de Victor
Hugo), A. Zahmani (Le fou et la nonne de Witkiewicz), J.L. Rappini (Les toasts se resserrent de J.L.
Rappini), B. Boumazza (La question de Henri Alleg), Xavier Brière (Mikado-Milagro de X. Brière), P.
Roigneau (Du sang dans le cou du chat de R.W. Fassbinder), B. Houplain (Cendrillon de Robert
Walser), M. Naldini (Les Catules de Jean-Daniel Magnin). A écrit joué et mis en scène Sources
humaines.
Au cinéma a joué dans Une semaine de vacances de Bertrand Tavernier, Un été d’enfer de P. Barbe,
Un fils de A. Bedjaoui, L’émir préfère les blondes de A. Payet.
A la télévision a travaillé avec M. Favart, Jean-Paul Salompé, Pascal Dallet, Azize Kabouche,
Stéphane Kurc et Jean-Louis Bertucelli.
Il a joué avec Joël Pommerat dans Pôles, Je tremble (1 et 2), Pinocchio.
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Eric Forterre – comédien
L’histoire commence avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil : Richard II, Henry IV (W.
Shakespeare), L’histoire de Norodom Sihanouk (Hélène Cixous).
Il joue avec des metteurs en scènes tels que : Adel Hakim, Andrzej Seweryn, Stéphane Fievet, Zarina
Kahn, avec lesquels il continue d’explorer le théâtre élisabéthain, (W. Shakespeare, B. Jonson,
C. Tourneur), ainsi que le théâtre grec avec notamment Prométhée Enchaîné et Les sept contre
Thèbes d’Eschyle.
Le désir d’un théâtre ancré dans les réalités du monde actuel l’amène à l’écriture contemporaine. Il
explore les univers de Copi, Federico Garcia Lorca, Nigel Williams, avec entre autres Murielle Piquart
et Jos Verbist.
Il travaille sur des créations collectives avec Marc-Ange Sanz, Chantal Morel et dernièrement avec
l’équipe de Gwenaël Morin dans notamment Guillaume Tell d’après Schiller et Sans Titre d’après
Garcia Lorca.
Avec Cendre de Cailloux, il rencontre Daniel Danis (mise en scène d’Hugues Massignat), et participe
à la première création de Rémi De Vos Débrayage.
Parallèlement à sa démarche théâtrale, il tourne au cinéma avec Cédric Klapisch, Tonie Marshall,
Philippe Garrel et Yves Robert.
Il a joué avec Gérard Watkins dans La Tour.
Avec Joël Pommerat dans 25 années de littérature de Léon Talkoï, Pôles, Les Marchands et Je
tremble (1 et 2).
Ludovic Molière – comédien
Formation : Ecole d’Art Dramatique Jean Périmony, Théâtre Nô avec Yoshi Oida à Utrechten
Hollande, l’Art du conteur avec Sotigui Kouyaté à l’A.R.T.A. Cartoucherie de Vincennes.
A travaillé avec Pierre Waucquez La Dispute de Marivaux, Benoît Richter Le Bal des Voleurs de Jean
Anouilh, Nicolas Liautard Human Bomb (création autour de Human Bomb), Jean Laugier Esprit de
Rochefort, Prix Apollinaire 1979 (2ème Printemps des Poètes).
Il aide à la création de Grâce à mes yeux au Théâtre Paris-Villette et reprend Le petit chaperon rouge
de Joël Pommerat qui joue pendant plus de 7 ans.
En 2010-2011, il travaille avec Cyril Teste et participe à la création de Pour Rire, pour passer le temps
de Sylvain Levey.
Jean-Claude Perrin – comédien
Il débute au Théâtre Populaire Roman (Suisse) et travaille ensuite avec la Compagnie Vincent
Jourdheuil puis avec le Centre International de Création Théâtrale de Peter Brook. Dans les années
80, il est professeur au Conservatoire de Genève et à l'Ecole du TNS tout en poursuivant son travail
de comédien avec Jacques Nichet, Jacques Lassalle, Klaus Michael Gruber, Michel Dubois.
Il joue dans plusieurs spectacles de Joël Pommerat : Grâce à mes yeux, Au monde, Les Marchands
et Cet enfant, Je tremble (1).
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Bibliographie
- Joël Pommerat, La Grande et fabuleuse histoire du commerce, Actes Sud, 2012 ;
- Joël Pommerat, Cercles/Fictions, Actes Sud, 2009 ;
- Jean-Pierre Ryngaert, Ecritures dramatiques contemporaines, Armand Colin, 2011 ;
- Roland Barthes, Mythologies, Points Seuil, Paris, 1957.
Sitographie
La page du spectacle sur theatre-contemporain.net :
- http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/La-grande-et-fabuleuse-histoire-du-commerce/ensavoirplus/;
La page consacrée à Joël Pommerat sur theatre-contemporain.net :
- http://www.theatre-contemporain.net/biographies/Joel-Pommerat/presentation/ ;
La bibliographie de Joël Pommerat sur theatre-contemporain.net :
- http://www.theatre-contemporain.net/biographies/Joel-Pommerat/textes/ ;
Un portrait de Joël Pommerat, par Anne Sennhauser, réalisé en mars 2011, autour du
spectacle : Ma Chambre froide :
- http://www.lintermede.com/portrait-joel-pommerat-la-chambre-froide-theatre-de-l-odeon.php ;
Une présentation du spectacle par le Phénix, Scène Nationale de Valenciennes :
-
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/La-grande-et-fabuleuse-histoire-du-
commerce/videos/media/lephenix-expresso-268?autostart
Des propositions pédagogiques par Nicolas Turquet, professeur du service éducatif du
Phénix, Scène Nationale de Valenciennes :
-
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/La-grande-et-fabuleuse-histoire-du-
commerce/videos/media/La-minute-pedagogique-La-grande-et-fabuleuse-histoire-ducommerce?autostart
Un autre article sur le spectacle sur www.lestroiscoups.com :
-
http://www.lestroiscoups.com/article-la-grande-et-fabuleuse-histoire-du-commerce-de-
joel-pommerat-critique-de-trina-mounier-t-n-p-a-ville-112858072.html
LA COMEDIE DE REIMS
Centre dramatique national
Direction : Ludovic Lagarde
3 chaussée Bocquaine
51100 Reims
Tél : 03.26.48.49.00
www.lacomediedereims.fr
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