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es sciences économiques peuvent-elles participer de
manière constructive aux débats suscités, dans notre
pays, d’une part par la mise en place dans un nombre
croissant de départements de programmes organisés de dépis-
tage mammographique pour les femmes de 50 ans et plus,
d’autre part, par l’éventualité de programmes analogues desti-
nés à des femmes plus jeunes ? En effet, la dimension écono-
mique est déjà présente, au moins de manière implicite, dans
ces débats. Tout d’abord, les programmes organisés de dépis-
tage impliquent des modalités de financement relativement
inhabituelles, dans notre système d’assurance maladie, par rap-
port au paiement à l’acte pour des patients symptomatiques qui
caractérise notre médecine ambulatoire. Ensuite, dans le
contexte actuel des politiques de maîtrise des dépenses de
santé, l’extension des actes de dépistage, avec leurs consé-
quences éventuelles en termes de traitement précoce, peut rapi-
dement se trouver “dans le collimateur” des gestionnaires du
système de santé.
BASES THÉORIQUES DE L’APPROCHE ÉCONOMIQUE
DES STRATÉGIES DE DÉPISTAGE DES CANCERS
Une certaine confusion semble régner quant à la possible
contribution de travaux de recherche en évaluation écono-
mique à ces débats. Cette confusion provient d’une distinction
insuffisante entre quatre types d’approches qui interviennent à
quatre niveaux d’analyse différents, et dont les objectifs et les
méthodes doivent être soigneusement différenciés si l’on veut
assurer leur complémentarité.
Évaluations à visée “normative”
Elles visent à définir les conditions d’utilisation, les rythmes et
l’étendue “idéaux” de la diffusion des stratégies de dépistage.
Elles constituent le pendant, en termes d’analyse économique,
des recherches épidémiologiques, en particulier des essais ran-
domisés visant à déterminer l’efficacité clinique et/ou de santé
publique d’une stratégie médicale. Elles consistent essentielle-
ment à appliquer à la médecine les outils d’analyse classiques
de l’économie publique en matière d’évaluation de l’intérêt
collectif d’un investissement (coût/efficacité ; coût/utilité ;
coût/bénéfice). Ces outils visent à déterminer leurs critères
d’utilisation dans les conditions économiquement les plus effi-
cientes (3).
Cette application de méthodes dont l’objectif est de contribuer
à l’allocation optimale des ressources se justifie dans la mesure
où le dépistage est particulièrement emblématique de la renta-
bilité décroissante à laquelle obéissent la majorité des inter-
ventions médicales.
Le calcul économique exprime cette réalité, à travers la distinc-
tion entre coût moyen et coût “marginal” (coût de la “dernière
unité produite”) : plus le dépistage est étendu, plus il faudra
multiplier le nombre de tests (coût marginal) pour dépister un
cas supplémentaire (bénéfice marginal).
L’exemple du dépistage systématique du cancer du côlon
asymptomatique, analysé dès le milieu des années 70, illustre
la façon dont les coûts marginaux en matière de dépistage peu-
vent, du fait des rendements décroissants, obéir rapidement à
une courbe exponentielle. En 1976, l’American Cancer Society
proposa de généraliser l’Hémoccult®à la population masculine
de 40 ans et plus. Le coût moyen par diagnostic de cancer avait
été évalué à environ 1 200 dollars, mais, dans l’hypothèse d’un
seul Hémoccult®systématique, le nombre de faux négatifs res-
tait élevé (6 pour 10 000 examens). Une répétition du test six
années consécutives permettait de réduire pratiquement à zéro
ces faux négatifs et d’atteindre l’efficacité diagnostique maxi-
male, pour un simple doublement du coût moyen par cas
dépisté. En fait, lorsqu’on raisonne “à la marge” (quel est
l’apport réel d’un examen supplémentaire par rapport au pré-
cédent ?), le nombre de nouveaux cas dépistés se réduisant
rapidement au fur et à mesure qu’on augmente le nombre
d’examens successifs, le coût marginal par cancer dépisté au
sixième examen par rapport au cinquième s’établit à 47 mil-
lions de dollars (7). La plupart des débats quant au bien-fondé
La contribution de l’analyse économique au débat sur le
dépistage des cancers : l’exemple du cancer du sein
François Eisinger*
,
**, Jean-Paul Moatti**
,
***
L
* Département de prévention, Institut Paoli-Calmettes, Marseille.
** INSERM 379.
*** Faculté de sciences économiques, université Aix-Marseille II.
Il est bien connu qu’à sensibilité et spécificité constantes, la
valeur prédictive positive (VPP) d’un test de dépistage
(c’est-à-dire la probabilité que la personne soit effectivement
malade si le test est positif) décroît rapidement au fur et à
mesure que le dépistage est étendu à des groupes de popula-
tion dans lesquels la prévalence de l’affection ou du facteur
de risque que l’on recherche est plus faible.
d’un dépistage de masse, aux modalités (rythme et séquence
d’examens utilisés) et aux critères (limites d’âge, facteurs de
risque spécifiques, etc.) des stratégies de dépistage renvoient
en fait aux difficultés de fixer des seuils économiques à l’allo-
cation des ressources pour telle ou telle intervention.
L’économie publique nous enseigne qu’un investissement col-
lectif se justifie jusqu’à ce que son coût marginal pour
l’ensemble des agents économiques concernés devienne égal à
son bénéfice marginal ; au-delà de ce point, on peut être cer-
tain que les ressources seraient mieux employées ailleurs
(c’est-à-dire qu’elles contribueraient plus efficacement au
bien-être collectif), même si la poursuite de l’investissement
continue, dans l’absolu, à procurer certains bénéfices (1).
L’objectif de ces études est d’obtenir un indicateur synthétique
permettant d’intégrer les avantages et les ressources mobilisés
pour atteindre ces avantages. Leur ambition est de permettre
de comparer des interventions différentes à partir de l’indica-
teur ainsi construit.
Il est évident que l’analyse économique normative ne permet
pas de fixer unilatéralement des seuils pour l’action de dépis-
tage. En l’absence justifiée de marché libre de l’assurance
maladie, elle ne dispose pas d’instrument de mesure parfaite-
ment objectif de la valeur que la société associe à des béné-
fices marginaux tels que la découverte précoce d’un cancer in
situ ou micro-invasif, ou même une année de vie gagnée. Elle
peut toutefois contribuer à éclairer les conséquences des choix
de différents systèmes de valeurs.
Évaluations de “gestion”
Elles visent plutôt à éclairer la façon dont les programmes
réels remplissent ou non les objectifs fixés, et à repérer, afin
d’y remédier, d’éventuels écarts par rapport aux conditions
optimales fixées par les approches précédentes. C’est à ce
deuxième niveau que se situent, par exemple, les travaux
d’évaluation actuellement en cours sur les programmes de
dépistage mammographique organisés conjointement par
l’assurance maladie et les Conseils généraux, ou que doivent
être comparés les mérites respectifs de telle ou telle forme spé-
cifique d’organisation du dépistage (modalités d’invitation,
modes de coordination entre les différents acteurs médicaux,
moyens techniques plus ou moins décentralisés ou mobiles,
etc.). Nombre de confusions sont liées à un mauvais va-et-
vient entre ce niveau d’analyse gestionnaire et l’approche pré-
cédente d’optimisation.
Par exemple, parmi les variables susceptibles d’affecter les
ratios coût-efficacité de différentes stratégies de dépistage, il
est évident que l’acceptabilité des examens utilisés et plus lar-
gement de la participation au programme va constituer un élé-
ment important : il est donc indispensable de comparer les dif-
férentes stratégies, à niveau d’acceptabilité identique, quitte à
pratiquer une analyse de sensibilité pour déterminer dans
quelle mesure des hypothèses différentes sur la compliance
aux différentes stratégies affectent la hiérarchie des ratios
coût-efficacité. Bien évidemment, cette analyse de sensibilité
sera d’autant plus éclairante que certaines de ces hypothèses
sont validées comme correspondant à une réalité observée
dans la pratique des dépistages.
L’objectif de ces études est de vérifier sur le terrain la réalité
des hypothèses formulées, d’identifier les écarts par rapport à
une norme préalablement définie, d’essayer d’en analyser les
causes, voire de pointer des solutions pour améliorer le fonc-
tionnement global du système. C’est à ce niveau que l’on peut
opposer l’efficacité théorique (efficacy) définie au niveau 1 et
l’efficacité observée (effectiveness), le terme efficience (effi-
ciency) sous-entendant un rapport de l’efficacité à un coût et
pouvant également être l’objet de différences entre une effi-
cience attendue et une efficience observée.
Évaluation “prescriptive”
Cette dernière vise à déterminer les contraintes et incitations
financières et organisationnelles le mieux à même de promou-
voir une utilisation plus rationnelle des ressources consacrées à
un système de soins qui, pour des raisons structurelles,
échappe à la régulation par le marché. En matière de dépistage
de masse, la question se pose de la supériorité, en termes
d’efficacité et d’allocation des ressources, d’un dépistage orga-
nisé par rapport à une diffusion des actes de dépistage et de
diagnostic précoce totalement laissée au libre arbitre du pres-
cripteur. L’objectif de ces études est d’envisager l’impact sur
le système étudié d’éventuelles modifications du contexte en
termes d’organisation, de règles juridiques ou financières.
Obstacles rencontrés par le dépistage pour susciter l’adhé-
sion et garantir l’accès de certaines catégories d’individus ou
groupes socio-culturels
En cette matière, les approches psycho-sociologiques insistent
plutôt sur l’existence de biais cognitifs (sous-estimation indi-
viduelle du risque, incompréhension de la notion de probabi-
lité, etc.) qui conduisent à une mauvaise assimilation de
l’information censée motiver le recours au dépistage ou décou-
ler de celui-ci. Les approches sociologiques, notamment d’ins-
piration marxiste ou durkheimienne, insistent plutôt sur les
déterminants collectifs qui peuvent, par exemple, expliquer le
moindre recours à la prévention médicalisée constaté dans les
couches populaires [et par exemple la persistance d’un
moindre recours à la mammographie ou au frottis cervico-
vaginal chez les femmes de faible niveau d’éducation en
l’absence de dépistage organisé (4)], ou sur les trajectoires
socio-historiques qui peuvent expliquer les stratégies des
acteurs impliqués.
Mais, parce qu’elle est familière de la modélisation des com-
portements individuels face au risque et à l’incertitude, la théo-
rie économique (dite théorie de l’utilité espérée et ses divers
dérivés) peut aussi s’avérer éclairante. Elle peut aider à repérer
les motivations qui conduisent un individu à rationnellement
choisir de s’exposer à un risque (par exemple en préférant aug-
menter de façon infinitésimale sa probabilité de développer à
long terme un mélanome malin en s’exposant au rayonnement
ultraviolet pour bénéficier à court terme de l’augmentation de
bien-être que lui procurent bronzage et bains de soleil) ou de
refuser de consacrer du temps à un dépistage, même si celui-ci
est gratuit. L’objectif de ces études est d’analyser les compor-
tements des individus en insistant sur l’hétérogénéité des choix
et sur leurs déterminants.
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QUELQUES ÉTUDES ET QUELQUES CRITIQUES
S’agissant des études à visée normative, visant donc à détermi-
ner le standard optimal à suivre, l’exemple du dépistage mam-
mographique du cancer du sein peut laisser perplexe. Ainsi,
deux études coût-efficacité récentes, publiées dans d’excellents
journaux, peuvent conduire à des recommandations opposées.
En réalité, la lecture des deux articles met en relief qu’une
même rigueur de raisonnement et de calculs peut conduire à
des résultats différents en fonction des hypothèses sur les
valeurs à retenir pour le modèle. Selon les valeurs retenues, les
résultats peuvent diverger de manière considérable. Ainsi, des
résultats peu comparables ont été publiés sur le même coût par
année de vie sauvée par le dépistage mammographique, et
dans la même classe d’âge (femmes de 50 à 65 ans). Des rap-
ports de l’ordre de 1 à 100 sont ainsi observés (sur des
modèles, il est vrai).
En fait, une large partie de ces divergences considérables
s’explique par les choix différents des valeurs de paramètres
entrant dans le modèle et particulièrement sensibles, au point
de conditionner les résultats (5) :
– valeurs choisies comme reflétant la réduction de mortalité
[23 % chez les femmes de 40 à 49 ans, choisi par Lindfors (6)
à partir de données de Shapiro (8), ou les 5 % utilisés par
Wright (12) à partir des données de l’étude de Malmö] ;
– prise en compte d’essais anciens avec des techniques mam-
mographiques qui ne sont plus d’actualité (12) ;
– prise en compte dans les coûts de la logistique propre à
l’évaluation (10) ;
– coût moyen par examen retenu [qui peut varier de 1 à 6 en
fonction du nombre d’examens réalisés (9)].
D’autres exemples d’études valides (i.e. cohérentes) mais plus
ou moins contradictoires existent en ce qui concerne l’âge de
début du dépistage, sa périodicité ou le nombre d’incidences.
Dans ces deux études comparant l’intérêt d’effectuer deux
incidences plutôt qu’une pour le dépistage, la différence entre
les taux de cancers supplémentaires détectés (paramètre
majeur) est supérieure à 250 % (ou de 0,84/1 000 pour être
moins “provocateur”). Cette incertitude rend difficile l’utilisa-
tion des conclusions de telles études comme base unique de
décisions collectives.
L’économie n’a pas pour vocation de juger de l’efficacité des
interventions. Elle peut optimiser certaines actions, aider à
mieux comprendre les phénomènes observés, proposer des
hypothèses pour mieux atteindre les objectifs fixés par
d’autres. Ce ne serait pas lui rendre service que de lui faire dire
plus. La tentation est sans doute grande pour les acteurs de
controverse d’utiliser l’économie comme argument d’autorité.
Une meilleure connaissance des mécanismes et de la logique
de ces calculs est donc souhaitable pour faire de l’analyse éco-
nomique ce qu’elle ne doit jamais cesser d’être : un outil au
service de l’esprit critique.
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breast cancer screening. Br Med J 1995 ; 311 : 1189-93.
12. Wright C.J., Mueller C.B. Screening mammography and public health
policy : the need for perspective. Lancet 1995 ; 346 : 29-32.
Cet article a été publié en 1997.
Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur
de la revue Reproduction humaine et Hormones.
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