Antalgie interventionnelle en fin de vie
Le soulagement optimal de la douleur
est-il toujours la solution optimale ?
Considérations bioéthiques
Alex Cahana*
Diverses revues de la littérature ainsi que des recomman-
dations cliniques et des études d’évolution à long terme
sont disponibles sur l’administration intrathécale d’antal-
giques (3). La qualité d’analgésie relevée chez des pa-
tients correctement sélectionnés et traités dans ces di-
verses études est bonne et reproductible, et l’incidence
des effets collatéraux et des complications paraît accep-
table au regard de la qualité du soulagement obtenu (4).
L’utilisation des technologies implantables, en revanche,
est trop récente, et les données recueillies sont trop peu
abondantes pour poser un jugement définitif sur leur effi-
cacité. De ce fait, la réponse à la question “le soulagement
optimal de la douleur est-il la meilleure solution pour les pa-
tients dans un contexte de fin de vie ?” n’est pas univoque.
Trois patients de notre institution, souffrant tous de néo-
plasie évoluée, se présentent dans notre unité, porteurs de
douleurs intolérables et d’effets adverses majeurs, notam-
ment d’une confusion mentale sévère (tableau I). Tous trois
ont un essai thérapeutique de sept jours associant fentanyl
et bupivacaïne par voie péridurale et deux sont “implan-
tés” avec une pompe intrathécale programmable (5) (le troi-
sième patient, M. D., a refusé la pompe et a poursuivi son
traitement antérieur).
Après mise en place de leur pompe, les deux patients ont eu
un soulagement estimé à 50 % et une amélioration signi-
ficative de leurs performances cognitives (tableau II). Mais,
parallèlement à cette amélioration, on notait une majora-
tion significative de la dépression et de l’anxiété ainsi
qu’une diminution du bien-être selon les diverses échelles
d’évaluation de la dépression et de l’anxiété (Beck Depres-
sion Inventory, Speilberger Anxiety Trait Inventory et
Edmonton Symptom Assessment Scale). Les patients ont
été traités en hospitalisation dans notre centre de soins
palliatifs et ont été suivis par l’équipe de psychologues.
Bien que leurs activités quotidiennes aient significative-
ment augmenté, dans des conditions plus favorables, les
deux patients ont connu des conflits conjugaux et ont dû
être inclus dans un programme de thérapie familiale. La
nature de ces conflits consistait en des altercations inter-
personnelles entre le patient et ses proches : “Arrêtez de
me parler uniquement de la douleur et des nausées...” ou,
à l’inverse, “Arrêtez de me dire ce que je dois faire, je ne
suis pas votre esclave...”. Les sujets antérieurs de préoc-
cupations familiales (enfants, épouse, ex-épouse, belle-fa-
mille) viennent au premier plan des sujets de méconten-
tement. Finalement, le cancer et la mort elle-même émergent
comme un fardeau émotionnel majeur pour le conjoint :
“Tu étais déjà mort, que fais-tu là à nouveau ? Je ne peux
pas supporter de te perdre à nouveau.”
Ces deux cas mettent en exergue la complexité des consé-
quences imprévisibles de nos interventions médicales. Les
indications de dispositifs implantables sont apparemment
bien codifiées, les procédures sont standardisées et l’évo-
lution probable après mise en place peut être exposée aux
patients. Dans ces conditions, pourquoi nos patients ont-
ils connu cette évolution défavorable ? Aurions-nous pu
Mots-clés : Douleur : fin de vie - Antalgie interventionnelle -
Éthique - Soutien psychologique.
U
ne prévalence élevée de douleurs insuffi-
samment traitées est rapportée dans les ser-
vices médicaux, chirurgicaux et d’oncologie, malgré
plusieurs décennies d’efforts pour proposer aux cliniciens
un certain nombre d’alternatives thérapeutiques
(1)
.
Néanmoins, des traitements antalgiques, que l’on
pourrait qualifier de
“high tech”
, tels que PCA (anal-
gésie contrôlée par le patient), cathéters périduraux ou
sous-arachnoïdiens, ou encore pompes implantables in-
trathécales, sont utilisés de plus en plus fréquemment
pour la minorité de patients pour lesquels les mesures
thérapeutiques plus simples ne suffisent pas
(2)
.
28
Le Courrier de l’algologie (3), n
o
1, janvier/février/mars 2004
Éthique
Éthique
* Responsable de l’Unité d’antalgie interventionnelle, Département d’anes-
thésie, pharmacologie et soins intensifs, hôpital cantonal, CHU de Genève,
Suisse.
Note de l’auteur : Ces cas cliniques évoqués dans cet article ont été présen-
tés à la réunion du Groupe de travail “Éthique” du congrès annuel 2002 de
l’American Pain Society Meeting à Baltimore (États-Unis).