Éthique Éthique Antalgie interventionnelle en fin de vie Le soulagement optimal de la douleur est-il toujours la solution optimale ? Considérations bioéthiques Alex Cahana* U ne prévalence élevée de douleurs insuffisamment traitées est rapportée dans les services médicaux, chirurgicaux et d’oncologie, malgré plusieurs décennies d’efforts pour proposer aux cliniciens un certain nombre d’alternatives thérapeutiques (1). Néanmoins, des traitements antalgiques, que l’on pourrait qualifier de “high tech”, tels que PCA (analgésie contrôlée par le patient), cathéters périduraux ou sous-arachnoïdiens, ou encore pompes implantables intrathécales, sont utilisés de plus en plus fréquemment pour la minorité de patients pour lesquels les mesures thérapeutiques plus simples ne suffisent pas (2). Mots-clés : Douleur : fin de vie - Antalgie interventionnelle Éthique - Soutien psychologique. Diverses revues de la littérature ainsi que des recommandations cliniques et des études d’évolution à long terme sont disponibles sur l’administration intrathécale d’antalgiques (3). La qualité d’analgésie relevée chez des patients correctement sélectionnés et traités dans ces diverses études est bonne et reproductible, et l’incidence des effets collatéraux et des complications paraît acceptable au regard de la qualité du soulagement obtenu (4). L’utilisation des technologies implantables, en revanche, est trop récente, et les données recueillies sont trop peu abondantes pour poser un jugement définitif sur leur efficacité. De ce fait, la réponse à la question “le soulagement optimal de la douleur est-il la meilleure solution pour les patients dans un contexte de fin de vie ?” n’est pas univoque. * Responsable de l’Unité d’antalgie interventionnelle, Département d’anesthésie, pharmacologie et soins intensifs, hôpital cantonal, CHU de Genève, Suisse. Note de l’auteur : Ces cas cliniques évoqués dans cet article ont été présentés à la réunion du Groupe de travail “Éthique” du congrès annuel 2002 de l’American Pain Society Meeting à Baltimore (États-Unis). 28 Le Courrier de l’algologie (3), no 1, janvier/février/mars 2004 Trois patients de notre institution, souffrant tous de néoplasie évoluée, se présentent dans notre unité, porteurs de douleurs intolérables et d’effets adverses majeurs, notamment d’une confusion mentale sévère (tableau I). Tous trois ont un essai thérapeutique de sept jours associant fentanyl et bupivacaïne par voie péridurale et deux sont “implantés” avec une pompe intrathécale programmable (5) (le troisième patient, M. D., a refusé la pompe et a poursuivi son traitement antérieur). Après mise en place de leur pompe, les deux patients ont eu un soulagement estimé à 50 % et une amélioration significative de leurs performances cognitives (tableau II). Mais, parallèlement à cette amélioration, on notait une majoration significative de la dépression et de l’anxiété ainsi qu’une diminution du bien-être selon les diverses échelles d’évaluation de la dépression et de l’anxiété (Beck Depression Inventory, Speilberger Anxiety Trait Inventory et Edmonton Symptom Assessment Scale). Les patients ont été traités en hospitalisation dans notre centre de soins palliatifs et ont été suivis par l’équipe de psychologues. Bien que leurs activités quotidiennes aient significativement augmenté, dans des conditions plus favorables, les deux patients ont connu des conflits conjugaux et ont dû être inclus dans un programme de thérapie familiale. La nature de ces conflits consistait en des altercations interpersonnelles entre le patient et ses proches : “Arrêtez de me parler uniquement de la douleur et des nausées...” ou, à l’inverse, “Arrêtez de me dire ce que je dois faire, je ne suis pas votre esclave...”. Les sujets antérieurs de préoccupations familiales (enfants, épouse, ex-épouse, belle-famille) viennent au premier plan des sujets de mécontentement. Finalement, le cancer et la mort elle-même émergent comme un fardeau émotionnel majeur pour le conjoint : “Tu étais déjà mort, que fais-tu là à nouveau ? Je ne peux pas supporter de te perdre à nouveau.” Ces deux cas mettent en exergue la complexité des conséquences imprévisibles de nos interventions médicales. Les indications de dispositifs implantables sont apparemment bien codifiées, les procédures sont standardisées et l’évolution probable après mise en place peut être exposée aux patients. Dans ces conditions, pourquoi nos patients ontils connu cette évolution défavorable ? Aurions-nous pu Tableau I. Caractéristiques des patients. Âge Diagnostic Traitement Effets adverses Monsieur B. 58 ans Métastases carcinome bronchique à petites cellules 1,5 g morphine 4 mg clonazépam 6 mg dexaméthasone Troubles cognitifs Obnubilation Myoclonies Madame P. 52 ans Métastases carcinome col utérin 1,2 g morphine 2 400 mg gabapentine 4 mg dexaméthasone Troubles cognitifs Obnubilation Myoclonies Monsieur D. 65 ans Métastases adénocarcinome gastrique 350 µg/h/48 h fentanyl 4 mg clonazépam 8 mg dexaméthasone Troubles cognitifs Obnubilation Éthique Éthique Tableau II. Évolution thérapeutique des patients. Diagnostic Traitement Effets adverses Monsieur B. Métastases carcinome bronchique à petites cellules 4,5 mg morphine i.t.* 4 mg clonazépam Nausées transitoires Madame P. Métastases carcinome col utérin 3,5 mg morphine i.t.* 210 µg IT clonidine 2 400 mg gabapentine Hypercalcémie (corrigée) * intrathécale anticiper ces risques ? À défaut, cela doit-il influencer nos décisions thérapeutiques ? Tenter d’analyser cette évolution reste du domaine de la spéculation. L’absence d’effets euphorisants avec les opiacés par voie intrathécale (ces effets étant dépendants de la dose) contribue probablement de manière directe à l’apparition de la dépression et de l’anxiété. De même, l’amélioration cognitive pourrait amener les patients à prendre conscience de leur fin proche et cristalliser ainsi un état dépressif. On peut également imaginer que l’amélioration cognitive a conduit à une nouvelle dynamique conjugale, trop tôt entrée dans un état catatonique et, par voie de conséquence, à un état de stress supplémentaire dû à des problèmes négligés ou non résolus en raison de l’état antérieur. Finalement, on pourrait imaginer que la mise en place d’une solution “hightech” demande au malade et à son entourage immédiat un investissement (médical et personnel) trop important, dans une situation où le deuil est déjà fait et où une “résurrection” n’est pas souhaitée. Quelles que soient les éventuelles prédispositions, prétextes ou situations prémorbides, l’évolution est décrite comme difficile à accepter et doit induire une réflexion éthique quant à nos interventions. Habituellement, nous avons coutume de considérer les douleurs rebelles, les effets adverses sévères incontrôlables des traitements par voie orale et la bonne compréhension de la thérapeutique par le patient comme de bonnes indications de mise en place de dispositifs implantables. Dans ces deux cas, il semble que l’état de détresse psychologique soit lié au fait que ces patients souffraient de douleurs non contrôlées et d’effets adverses sévères depuis de nombreux mois avant implantation. Ce fait n’est pas anodin. Apparemment, en effet, la douleur non traitée n’imprime pas uniquement une “marque cellulaire”, mais aussi une prédisposition comportementale et interrelationnelle vis-à-vis de la douleur (6). Ainsi, si le timing est crucial, on doit se demander quel est le moment le plus opportun pour proposer la mise en place d’un traitement invasif. Est-ce trop tard en fin de vie ? Y a-t-il un “trop tard” ? Une attitude de type “mieux vaut tard que jamais” est-elle appropriée ? Ces questions se justifient par la recherche d’un équilibre entre une obligation de ne pas nuire, c’est-à-dire l’obligation de ne pas créer de dommages (Primum non nocere) et une obligation d’apporter une aide aux patients. Cette distinction est importante, car elle sous-tend le concept de “proportionnalité”, qui permet d’évaluer le rapport coût-bénéfice de nos interventions. Et si l’on mesure ce rapport en termes de qualité de vie, on peut se demander si cet objectif a été atteint pour nos deux patients. C’est ainsi que l’obligation de ne pas nuire doit prendre en compte le fait de ne pas interférer avec les souhaits personnels de vie (et de style de vie) (7). Finalement, quelles sont les solutions ? Une approche rigide (ne pas nuire) en fin de vie, au risque de priver cerLe Courrier de l’algologie (3), no 1, janvier/février/mars 2004 29 Éthique Éthique tains patients des bénéfices de thérapies interventionnelles efficaces ? Une intervention plus précoce serait évidemment souhaitable afin d’éviter des périodes de douleur indues et, à la lumière de cas similaires, devrait être associée à un support psychologique adapté. L’expérience humaine de la douleur et de la souffrance est faite d’un écheveau existentiel et psychique complexe, ces deux notions soustendant des concepts non totalement similaires. L’éthique de l’analgésie et l’éthique de la science médicale sont intimement liées et le reconnaître ne fait que marquer le début d’un long processus d’actions correctives et d’améliorations graduelles. Exposer ces deux cas n’a pour but que de stimuler cette réflexion et ce processus. ■ Références bibliographiques 1. Quality improvement guidelines for the treatment of acute and cancer pain. APS Consensus Statement. JAMA 1995 ; 274 : 1874-80. 2. APS TAsk Force. Treatment of pain at the end of life. APS Bulletin 1997 ; 7 : 11. 3. Portenoy RK, Hassenbusch SJ. PolyAnalgesic Consensus Conference 2000. J Pain Symp Manag 2000 ; 20 : S1-S50. 4. Wallace M,Yaksh TL. Long term spinal analgesic delivery : a review of preclinical and clinical literature. Reg Anesth Pain Med 2000 ; 25 : 117-57. 5. Patt RB, Hassenbusch SJ. Implantable technology for pain control. In : Waldman SD (ed). Interventional pain management (2nd ed). Philadelphie : WB Saunders, 2001 : 654-70. 6. Chapman RC, Garvin J. Suffering : the contributions of persistent pain. Lancet 1999 ; 353 : 2233-7. 7. Beauchamp TL, Childress JF. Principles of biomedical ethics. Oxford Press, 5th edition, 2001. Au sommaire Résumé/Summary Le soulagement optimal de la douleur est-il toujours la solution optimale ? Considérations bioéthiques Les deux cas évoqués illustrent quelques-uns des aspects les plus ambigus des conséquences de l’antalgie interventionnelle en fin de vie. Ils permettent de souligner le paradoxe d’un contrôle adapté de la douleur qui augmenterait plutôt qu’il ne diminuerait le besoin d’un soutien psychologique en fin de vie. De quoi s’agit-il ? La réponse n’est pas univoque, et l’on peut citer Karl Marx : “Le seul antidote à la souffrance de l’esprit est la douleur physique.” Certains patients traités en psychiatrie, par exemple, ne survivent à leur souffrance mentale qu’en se mutilant. Et Tolstoï fait dire à Ivan Illich sur son lit de mort : “Et maintenant tout est accompli et il n’y a plus que la mort”. Is optimal pain relief always optimal? Those two cases show some of the more confusing unintended consequences of interventional pain management at the end of life.They serve to remind us that pain occurs within the complex homeostatic system of the person. These cases raise the paradoxical possibility that good pain control may increase rather than decrease the need for psychological support at the end of life. Why could this be? I don’t have the answer, but will leave you with two quotes. Karl Marx stated : “The only antidote to mental suffering is physical pain.” Some psychiatric patients, for example, find they can survive their mental torment only by cutting on themselves. And Tolstoy’s Ivan Illich says to himself on his deathbed : “And now it is all done and there is only death.” Keywords: Pain: end-of-life - Interventional pain management Ethics - Psychological support. du prochain numéro du avril-mai-juin 2004 • Comment traiter les douleurs... à domicile (J.M. Gomas, Limoges) • Analgésie et sédation consciente pour soins dentaires chez l’enfant (Y. Delbos et al., Bordeaux) • Prise en charge de la douleur aiguë en oncologie (1re partie) (F. Lakdja, Bordeaux) • Principes et indications de l’épiduroscopie (J.W. Kallewaard et al., Arnhem) • Céphalées posturales après saccoradiculographie (E. Viel, Nîmes) 30 Le Courrier de l’algologie (3), no 1, janvier/février/mars 2004