Les mots et les hommes

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Darwinisme et psychiatrie
ou le péché des origines
P. Delbrouck*
L
e 27 décembre 1831, l’HMS Beagle
quitte le port de Portsmouth pour
une expédition scientifique de cartographie de la pointe de l’Amérique du
Sud. À son bord, un jeune homme de
22 ans, diplômé de théologie à l’université de Cambridge et intéressé par
la géologie, Charles Darwin.
Initialement prévu pour durer deux
ans, le voyage s’étalera sur cinq
années, se métamorphosant en un tour
du monde, multipliant les explorations
de continents, d’archipels inconnus et
les rencontres extraordinaires. Ce
passionné de collection et de classification rapportera de ce périple de
nombreux échantillons ; mais surtout,
la lenteur des moyens de transport lui
permettra de laisser vagabonder son
imagination sur les réflexions de son
grand-père, de Lamarck ou de
Benjamin Franklin.
Après son retour en 1836, il attendra
jusqu’en 1859 pour publier le fruit de
sa quête à travers l’aujourd’hui célèbre
De l’origine des espèces au moyen de
la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte
pour la vie (1). Dans cet ouvrage,
deux idées à la fois confondantes de
simplicité et au pouvoir révolutionnaire extraordinaire sont développées :
◗ toute forme de vie provient de
formes plus anciennes, plus primitives, c’est l’évolution ;
◗ cette évolution est due à la sélection
naturelle.
À elle seule, la notion d’évolution
n’était pas réellement nouvelle,
puisque dès la fin du XVIIIe siècle,
* Service de psychiatrie, centre hospitalier d’Heinlex, Saint-Nazaire.
plusieurs auteurs s’attaquaient déjà à
l’immuabilité de la création biblique,
notamment au travers des questions
soulevées par la découverte des
fossiles marins dans les montagnes et
des théories d’évolution géologique
du britannique Charles Lyell. De
même, Benjamin Franklin affirmait
qu’il existait dans la nature des mécanismes de régulation qui condamnaient à la disparition les “qualités
déviantes” (2).
Le génie de Darwin aura été, comme
souvent, de mettre en perspective ces
deux idées pour en faire la révolution
épistémologique la plus importante à
ce jour, depuis la redécouverte de la
sphéricité de la terre et de sa place par
rapport au soleil.
Plus tard, les néo-darwiniens expliqueront, au travers des mutations
génétiques, le mécanisme profond de
l’évolution : une succession de hasard
et de nécessité.
Aussi, la question centrale du darwinisme se résume-t-elle à expliquer le
caractère avantageux, au niveau de la
survie de l’espèce, de la persistance
d’une caractéristique organique, fonctionnelle ou comportementale.
Et la psychiatrie dans tout ça ?
En termes de pathologie, on peut
distinguer deux grands groupes de
maladies : d’une part, celles qui
correspondent à une interaction ponctuelle avec un environnement (infection, traumatisme, etc.) dont
l’étiologie est clairement du registre
cause/conséquence et pour lesquelles
la démarche scientifique se limitera à
expliquer le comment du phénomène ;
d’autre part, celles qui correspondent
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19), n° 4, avril 2002
à un fonctionnement chronique, apparemment inadapté à l’environnement,
mais persistant dans le temps et dans
l’espace au fil des générations, et pour
lesquelles se posent à la fois la question du comment, mais aussi celle du
pourquoi du maintien de ce “désavantage” par la sélection naturelle. Cette
dernière interrogation se rapporte au
domaine du darwinisme médical.
Son application à la psychiatrie est
relativement récente (une vingtaine
d’années). Au niveau des psychoses,
elle consiste à appréhender l’intérêt
évolutif que présenteraient les pathologies productives et/ou déficitaires ;
intérêt qui n’est pas évident, tant elles
apparaissent comme des facteurs de
désinsertion et de fragilisation sociale
plutôt que comme des éléments positifs face à la dure vie des sociétés
modernes…
D’emblée, la question à laquelle cette
théorie se propose de répondre est
radicalement différente de celle posée
par la recherche psychopathologique
habituelle, même si les deux s’intéressent à “l’origine” des maladies
mentales. Le darwinisme se désintéresse du “comment” devient-on psychotique ? pour se recentrer sur le
“pourquoi” la nature a-t-elle maintenu
ce qui, à l’évidence, est, pour nous,
une “qualité déviante” ?
De plus, il fait l’impasse totale sur les
notions de “bien-être”, élément central
de la définition de la santé de l’OMS,
pour ne voir dans la vie qu’un seul but :
survivre suffisamment pour se reproduire ! On est bien loin des approches
psychothérapiques destinées à l’épanouissement individuel.
Les manifestations psychotiques sontelles des “séquelles” de comportements
antérieurs
aujourd’hui
anachroniques ? Sont-elles l’ébauche
d’une humanité nouvelle face à une
“psychotisation” de l’environnement ?
Sont-elles simplement congruentes à
d’autres innovations évolutives (comme
le langage) et donc sans utilité réelle ?
Enfin, précisons que si la sélection est
par définition “castratrice”, elle peut
être non applicable pour des patholo-
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gies chroniques sans conséquences sur
la survie de l’espèce. Ainsi, des maladies largement délétères au niveau
social, comme les démences dégénératives, n’ont aucune influence sur la
fécondité de l’humanité et sont donc
d’une complète neutralité vis-à-vis de
la sélection naturelle, voire même
constituent un avantage sélectif en
“éliminant” des procréateurs “génétiquement modifiés” au travers d’un
eugénisme “bio”, laissant la porte
ouverte à toutes les dérives politiques… mais il s’agit là d’un autre
problème.
Penser un darwinisme psychiatrique,
c’est donc attribuer un sens à l’existence d’une pathologie mentale, non
plus au travers de l’histoire d’un individu mais au travers de celle de l’espèce humaine.
De l’humanité à l’homme
La psychiatrie se caractérise par un
grand
pluralisme
d’hypothèses
physiopathologiques, qui culmine
dans le fourre-tout du “biopsychosocial” à la mode. Cette diversité peut
apparaître, de prime abord, comme
une force et le témoignage d’une
appréhension globale de l’individu.
Elle peut aussi (et surtout ?) être
considérée comme une faiblesse,
comme le reflet d’une méconnaissance flagrante du fonctionnement
cérébral. À l’opposé, le recueil “athéorique” de comportements sociaux, de
symptômes, de modifications biochimiques ne constitue qu’un collectionnisme qui ne prend son sens que par
les théories qu’il génère et ne peut
donc prétendre constituer un modèle
quelconque. C’est la science qui organise le monde et non l’inverse.
Prétendre expliquer le fonctionnement
d’un individu, sans comprendre le
pourquoi de sa présence au monde est
aujourd’hui une impasse flagrante.
Pourtant, la démarche inverse a fait
l’objet de plus d’un siècle de travaux
sociologiques et psychothérapiques
sans réel succès. Aujourd’hui comme
hier, le tunnel reste obscur. Aussi, il
apparaît urgent d’explorer plus avant
le fonctionnement normal de l’esprit,
d’en définir des règles universelles
(pourquoi le cerveau serait-il le seul à
échapper à ce qui contraint l’ensemble
de l’univers, de l’infiniment petit à
l’infiniment grand ?), étape primordiale, indispensable à la compréhension de ses dysfonctionnements (3).
De l’homme au cerveau
Si, comme l’affirme H. Plotkin (4), on
accepte l’idée que l’homme est le
résultat d’une évolution biologique
dont la caractéristique principale est
son développement cérébral et que
l’esprit n’est qu’une sécrétion cérébrale parmi d’autres, alors les sciences
humaines (sociologie, psychologie,
etc.) relèvent de plein droit de la
biologie.
Le niveau moléculaire ne diffère guère
du niveau sociologique que par un
facteur d’échelle (5), il faut le concevoir comme une dimension fractale
(6) de l’individu face à la sélection
naturelle, c’est-à-dire comme la réplication, à différentes échelles, d’un
phénomène identique.
Les conceptions évolutives actuelles
du fonctionnement cérébral l’appréhendent comme le résultat d’une accumulation de comportements basiques,
sélectionnés au fil des générations,
pour répondre à une meilleure adaptation à la survie du stock génétique (7).
Il ne répondrait donc à aucun projet,
ne serait “apparu que par hasard” et ne
se serait maintenu que par nécessité.
L’ensemble de nos comportements ne
serait que le fruit informe de cette
sédimentation évolutive.
Du cerveau au neurone
Initialement, Darwin concevait la
sélection naturelle comme une lutte
entre les espèces, puis comme une
lutte entre les individus. Les néodarwiniens ont prolongé ce raisonne-
ment en évoquant une lutte au niveau
cellulaire et, plus récemment, au
niveau génétique.
La lutte au niveau cellulaire a fait
l’objet d’hypothèses dans le cas de la
schizophrénie. On sait que le nombre
de neurones cérébraux est variable au
long de la vie d’un individu. Il existe
un stock important à la naissance qui
chute à l’adolescence. Ainsi, on estime
que 30 à 40 % des neurones disparaissent à cette période de la vie (8). Cette
perte serait le reflet d’une redondance
initiale des systèmes qui perdraient
leur raison d’être ultérieurement et
correspondraient à la pression de la
sélection naturelle sur les populations
neuronales.
Bien que ces affirmations fassent
encore l’objet de critiques (9), certains
auteurs ont remarqué que cette perte
coïncidait avec l’apparition de symptômes schizophréniques chez certains
individus et y ont vu un possible
mécanisme étiologique. La perte
neuronale entraînerait la maladie ; le
comment serait décrypté mais pas le
pourquoi.
L’explication de l’intérêt de cette perte
neuronale pourrait venir d’un autre
domaine qui s’intéresse également à la
sélection darwinienne : la robotique.
Ainsi, plusieurs chercheurs utilisent ce
moyen de programmation pour
inventer de nouveaux programmes,
mettant
en
concurrence
des
“neurones” issus de réseau informatique (10).
Une expérience originale (11) a
consisté à créer un réseau de 148 neurones
informatiques capables de reconnaître
des phonèmes et de les associer pour
former des mots. La qualité du
système dépendait des conditions
d’écoute : ainsi, si la qualité sonore
des phonèmes diminuait, alors le
nombre de mots reconnus diminuait et
le nombre d’erreurs augmentait.
Dans un second temps, la mise en
“concurrence” des neurones – se
traduisant par une diminution de leur
nombre – aboutit à des résultats particulièrement intéressants. Jusqu’à 64 %
de perte, le système améliore para-
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doxalement ses performances ; le
nombre de mots reconnus augmente et
le nombre d’erreurs diminue. Au-delà,
les performances baissent rapidement,
et à partir de 80 à 95 % de perte, des
“hallucinations” émergent (mots
spéciaux). De plus, les phonèmes
déclenchant ces hallucinations ne
surviennent pas de façon aléatoire,
mais sont le fruit de mots clés dépendant de l’apprentissage.
De cette expérience, les auteurs font
l’hypothèse que la perte neuronale à
l’adolescence constituerait un choix
sélectif améliorant les conditions
d’apprentissage et donc de survie mais
que, parfois, cet élagage dépasserait
son but et déboucherait sur des manifestations psychotiques, positives
comme négatives. On voit bien ici la
distinction fondamentale entre une
approche darwinienne et une recherche
physiopathologique. La schizophrénie
ne serait qu’un artéfact évolutif sans
conséquence sur la survie de l’espèce,
ce qui expliquerait son maintien
jusqu’à nous.
Du neurone au gène
Si l’on pousse un peu plus loin la
réflexion, la lutte peut n’apparaître
que comme une lutte pour la survie
d’un patrimoine génétique. Si, comme
l’affirme le botaniste français Pierre
Gouyon, “l’individu n’est qu’un artifice inventé par les gènes pour se
reproduire”, alors la psychiatrie se
définit comme l’étude des artifices,
c’est-à-dire des “moyens habiles et
ingénieux
pour
résoudre
les
problèmes” (12). On a connu pire
définition… À ce niveau de raisonne-
ment, le concept même de psychose
perd tout sens. L’être humain se réduit
à un emballage biodégradable, relevant plus des techniques modernes de
recyclage que d’une approche psychosociale.
Vers l’infini et au-delà…
Ce rapide survol montre certaines
particularités de l’application du
modèle darwinien à la psychiatrie,
ainsi que ses limites. L’objectif d’une
telle approche n’est nullement d’apporter des réponses aux souffrances
individuelles et son application risque
de ne jamais déboucher sur des
progrès thérapeutiques. C’est sans
doute la raison pour laquelle elle ne
figure dans aucun programme de
formation psychiatrique.
Toutefois, par la réflexion qu’elle
impose, elle pourrait permettre
d’éviter des erreurs d’aiguillage épistémologique et le ridicule a posteriori
de certaines théories (13).
Plus d’un siècle après leurs formulations, les idées de Darwin n’ont rien
perdu de leur impact. Elles rappellent
les questions essentielles que l’humanité se pose depuis la nuit des temps :
celles du sens de la vie, qui débouchent parfois sur des interrogations
pathologiques. Les réponses darwiniennes sont aussi limpides qu’insupportables : de sens il n’y a point,
tais-toi, reproduis-toi, sinon disparais !
On peut comprendre que face à ce
nihilisme absolu, il puisse y avoir
besoin de soutien, même pour les
emballages sociaux que nous
sommes…
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19), n° 4, avril 2002
Références
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éditions du Seuil, 1995.
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Oxford : Oxford University Press, 1996.
4. Plotkin H. Evolution of mind : an introduction to evolutionary psychology.
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éditions Simon & Schuster, 1995.
6. Mandelbrot B. Les objets fractals. Paris :
éditions Flammarion, 1989.
7. Higgs P. Alas, poor Darwin : arguments
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10. Floreano D. Darwin revisité par la
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11. Hoffman RE, McGlashan TH. Synaptic
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12. Le petit Robert, 1996.
13. Abed Riadh T. Psychiatry and darwinism. Br J Psychiatry 2000 ; 177 : 1-3.
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