Le concept de « gène » au XXe siècle

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Le concept de « gène » au XXe siècle
Sorbonne Paris IV
Philosophie de la biologie
Master en Français moderne et Philosophie
Automne 2014
La génétique émerge au début du XXe siècle1. Les biologistes H. De Vries, C.
Correns et E. von Tschermak redécouvrent les travaux de Mendel. Celui-ci avait exposé
les lois selon lesquelles le « caractère », c’est-à-dire ce qui est visible sur un organisme
(et qui sera rebaptisé plus tard « phénotype » par Johannsen) dépend du « facteur », une
particule logée dans la cellule. Ce « facteur » sera nommé « gène » par Johannsen en
1909.
Au début du siècle, le gène était considéré comme une structure hypothétique,
nécessaire à l’explication des phénomènes connus. La découverte de la structure
physico-chimique de l’ADN en 1953 par Watson et Crick conduit au développement de
la biologie moléculaire. Dès lors que la matérialité du gène est prouvée, son existence
réelle n’est plus remise en question. Il devient alors une icône entourée d’une « aura »
mythique. Le progrès des sciences à la fin du XXe siècle, tels que la technologie de
l’ADN recombinant ou le projet « Génome humain », relativise néanmoins ce modèle
du gène comme entité immortelle auquel un pouvoir démesuré est attribué2.
L’émergence de ces nouvelles techniques permet donc d’analyser concrètement le gène,
en tant qu’entité réelle3. Paradoxalement, le concept de gène devient plus général et
abstrait, à mesure que l’on se rend compte de la complexité des phénomènes inhérents
au fonctionnement génétique : « Thus, as early as 1986 we were well on the way from
the « well defined material entity back to an abstraction, a hypothetical construct, if not
an intervening variable, devised by scientist for their needs » (Falk 1986, 169, 160)4 ».
Cependant, le terme « gène » est toujours utilisé par les scientifiques et perdure
dans le domaine public. Dès lors, il s’agira de se demander : Quelle est la pertinence du
discours sur les gènes au XXe siècle ? Ce questionnement conduit à d’autres
interrogations : Est-il possible ou souhaitable d’établir une définition univoque du terme
« gène » ? Suite aux découvertes modernes, peut-on encore parler de « gène » ou
faudrait-il employer une terminologie nouvelle ? Enfin, pourquoi le mot « gène » est-il
toujours présent dans les discours ? Afin d’élaborer une réflexion à partir de l’ensemble
1
Voir JACOB, François, Préface, in FOX KELLER, Evelyn, Le siècle du gène, Paris, Gallimard,
2003, pp. I-III.
2
Voir FOX KELLER, Evelyn, Le siècle du gène, Paris, Gallimard, 2003, p. 7.
3
Voir PORTIN, Petter, « The Concept of the Gene : short history and present status », in Quarterly
Review of Biology, n°68, 1993, p. 207.
4
GRIFFITHS, Paul E., et STOTZ, Karola, « Gene », in HULL, David et RUSE, Michael, Cambridge
Companion to the Philosophy of Biology, 2007, p. 19.
1
des questions posées, nous proposerons premièrement un parcours historique du gène,
pour comprendre comment s’est construit ce concept. Deuxièmement, nous analyserons
les difficultés liées à l’institution d’une définition unique du gène. Enfin, nous nous
interrogerons sur les raisons de la persistance du mot « gène » dans les discours
scientifiques et publiques.
Le concept de gène : Une historicisation
Le concept du gène s’est constitué tout au long du XXe siècle, revêtant des
significations différentes selon les découvertes scientifiques. Nous discernons trois
périodes concernant le développement historique du gène, en nous basant sur la
terminologie
de
P.
Portin.
Nous
exposerons
l’époque
« classique »,
puis
« néoclassique » et enfin « moderne ». Toutefois, il s’agit de garder à l’esprit le fait que
cette périodisation vise à mieux cerner le concept de gène et n’est pas une catégorisation
stricte et dogmatique.
Tout d’abord, la période « classique » s’étend des années 1930 à 19505.
Johannsen, qui est à l’origine de ce terme, considérait que les gènes pouvaient être
traités comme des unités quantifiables que l’on pourrait calculer. Durant cette époque, le
gène est appréhendé selon le modèle de Mendel.
Les trois scientifiques qui redécouvrent les idées de ce dernier6, postulent que le
gène est une entité indivisible de transmission, recombination, mutation et fonction7.
Premièrement, le gène est une unité qui transmet de l’information génétique d’une
génération à l’autre. Ensuite, il est une unité de recombination interchromosomale et
intrachromosomale :
Recombination in classical genetics was the process in which alleles from two copies of a
chromosome were combined on a single copy as a result of crossing over between homologous
chromosome pairs during meiosis8.
Il peut également subir des mutations, terme formulé par De Vries en 1901. Muller
conçoit la mutation comme une altération des gènes, pour laquelle un seul gène à la fois
peut subir un changement. En travaillant sur les drosophiles, il s’est rendu compte que
5
Voir PORTIN, Petter, op. cit., pp. 173 et 175.
Cf. supra, p. 1.
7
Voir PORTIN, Petter, op. cit., pp. 175-176.
8
GRIFFITHS, Paul E., et STOTZ, Karola, op. cit., p. 10.
6
2
le taux de mutation augmentait considérablement lorsqu’elles étaient exposées aux
rayons x. Enfin, le gène est une unité de fonction. Johannsen propose une nouvelle
terminologie du gène en 1911 et des traits apparents qui lui correspondent, à savoir le
génotype et le phénotype 9. Le terme de facteur institué par Mendel est ainsi remplacé
par gène ou encore génotype :
The « gene » is nothing but a very applicable little word, easily combined with others, and hence
it may be useful as an expression for the « unit-factors », « elements » or « allelomorphs » in the
gametes, demonstrated by modern Mendelian researches 10.
Le génotype désigne l’ensemble des gènes situés au sein d’une gamète ou d’un zygote.
Quant au phénotype, il renvoie aux caractères observables des organismes.
Par ailleurs, durant la période dite « classique », les scientifiques sont
convaincus que les gènes sont situés sur les chromosomes11. Cette certitude exprimée
par S. Sutton et T. Boveri, établit la nature physique du gène. Les biologistes estiment
également à cette époque et durant la période « néoclassique », que le gène possède une
localisation fixe sur le chromosome :
In Thomas Hunt Morgan’s The Theory of the Gene, for instance, genes are assumed to be stable,
paired elements in the germinal material which follow Mendel’s laws, exist in a linear order on
the chromosome, and remain in tact during crossing over 12.
Nous constatons à quel point un pouvoir considérable est attribué au gène. En
effet, il est considéré comme étant à l’origine des mécanismes fondamentaux de la vie
biologique. T. H. Morgan, père de la génétique classique, affirme que les gènes sont
dotés d’un pouvoir causal, ils sont « les agents causaux du développement »13. Ainsi, de
nombreuses propriétés sont assignées au gène, auquel une véritable puissance est
octroyée :
Une seule et même entité était considérée à la fois comme la garantie de la stabilité
intergénérationnelle, le facteur responsable des caractères individuels et, en même temps, comme
l’agent dirigeant le développement de l’organisme 14.
9
Voir JOHANNSEN, Wilhem, « The Genotype Conception of Heredity », in The American Naturalist,
vol. 45, n°531, 1911, pp. 132-134.
10
Ibid., p. 132.
11
PORTIN, Petter, op. cit., p. 178.
12
DIETRICH, Michael R., « The problem of the gene », in C.R. Acad. Sci. Paris, Sciences de la vie /Life
Sciences, n°323, 2000, p. 1140.
13
Voir FOX KELLER, Evelyn, op. cit., p. 48.
14
Ibid., p. 140.
3
Les scientifiques proclament que le gène est le principe qui régit la vie de l’organisme et
qui permet sa constitution. Pourtant, ils n’ont aucune preuve concrète de l’existence
réelle du gène à cette époque. Comme l’explique T. H. Morgan :
There is not consensus of opinion amongst geneticists as to what genes are – whether they are
real or purely fictitious – because at the level at which genetic experiments lie, it does not make
the slightest difference whether the gene is a hypothetical unit, or whether the gene is a material
particle” (1933, quoted in Falk 1986,148)15.
Le concept de gène apparaît donc évident pour les biologistes, bien qu’ils ne sachent pas
quelle est sa nature : « As to the nature of the « genes » it is as yet of no value to
propose any hypothesis ; but that the notion « gene » covers a reality is evident from
Mendelism16 ». Toutefois, même si les scientifiques ignorent la nature et la fonction
exacte du gène, le fait de nommer cette entité encore abstraite leur permet d’avancer
dans leurs recherches biologiques17.
De plus, l’hypothèse un gène-une enzyme voit le jour dans les années 1940, sous
l’égide notamment de E. Tatum et G. Bicadle18. Elle stipule que la fonction du gène
réside dans le contrôle de la synthèse ou de l’activité d’une protéine. Ainsi, la séquence
de nucléotides d’un gène code pour la séquence d’acides aminés d’une protéine. Cette
thèse est primordiale car elle permet de comprendre le rôle du gène et sa fonction
essentielle.
La découverte quelques années plus tard, par Watson et Crick en 1953, de la
structure de l’ADN aura un impact fondamental dans le domaine des sciences. Celui-ci
est reconnu comme étant le matériel de base de l’hérédité. Les biologistes découvrent
donc que le gène est une molécule physique réelle, une partie d’ADN. Ce modèle se
caractérise par l’autoréplication, la spécificité et le contenu de l’information19. La
première désigne la correspondance des bases, à savoir le fait que l’adénine soit opposée
à la thymine et la cytosine à la guanine. Quant aux autres caractéristiques, elles
indiquent que l’ADN est une structure linéaire, où la séquence de nucléotides de l’ADN
compose l’information génétique. A partir de ces découvertes, émerge la biologie
moléculaire, qui constitue ce que P. Portin nomme la période néoclassique.
15
GRIFFITHS, Paul E., et STOTZ, Karola, op. cit., p. 3.
JOHANNSEN, Wilhem, op. cit., p. 133.
17
Voir FOX KELLER, Evelyn, op. cit., p. 52.
18
Voir PORTIN, Petter, op. cit., p. 179.
19
Voir Ibid., p. 181.
16
4
Ensuite, la période néoclassique se situe des années 1950 à 197020. Elle
correspond à la conception moléculaire du gène, qui apparaît suite aux découvertes
scientifiques prodigieuses. Celles-ci permettent de mieux appréhender la structure du
chromosome, notamment en établissant une cartographie détaillée21.
La période moléculaire se distingue de la période classique en ce que le gène
n’est plus considéré comme l’unité de mutation ou encore de recombination. En effet,
c’est ce que prouve le test de complémentation ou encore le cis-trans, proposé par S.
Benzer des années 1954 à 1961. Il constate alors qu’il peut y avoir une multitude de
mutations différentes au sein du même gène et est capable de les situer. Cela prouve que
la recombination peut se manifester à travers des parties distinctes d’un même gène.
Cette découverte l’amène à différencier l’unité de mutation (muton), celle de la
recombination (recon) et celle de la fonction (cistron), alors qu’elle était la même pour
chacun de ces processus, dans la conception classique. La théorie de Benzer aurait pu
remettre en cause la conception unifiée du gène, en tant qu’entité dotée d’un pouvoir
excessif. Cependant, ce ne fut pas interprété ainsi par ses contemporains. En effet, le
cistron fut simplement assimilé au gène. Il désigne un segment d’ADN qui possède
l’information génétique nécessaire à la production d’un polypeptide22. Un muton est une
unité génétique dans laquelle un seul changement peut entraîner l’altération du
phénotype. Quant au recon, il s’agit d’une unité qui peut être séparée des autres unités
du matériel génétique par le processus de recombination.
Dès lors, concernant la fonction du gène, l’hypothèse un gène-un messager ARN,
développée par Jacob et Monod en 1961, prévaut. Les gènes sont considérés comme des
unités de transcription qui sont impliqués dans la production de l’ARN messager :
Hypothesis, according to which every gene coding for protein was responsable for the synthesis
of one messenger RNA molecule that transmitted the genetic information present in nuclear
DNA to ribosomes located in cytoplasm23.
Cette conception a été influencée par la théorie du dogme central, formulée par Crick en
1958. Elle stipule que l’information génétique contenue dans les cellules se déplace de
l’ADN à l’ARN puis aux protéines :
20
Voir Ibid., pp. 173-174.
Voir GRIFFITHS, Paul E., et STOTZ, Karola, op. cit., pp. 10-11.
22
Voir PORTIN, Petter, op. cit., p. 186.
23
Ibid., p. 189.
21
5
The linear sequence of nucleotides in a segment of a DNA molecule determines the linear
sequence of nucleotides in an RNA molecule by chemical specificity, while that molecule in turn
determines the sequence of amino acids in a protein by « informational specificity », that is, via
the genetic code whose details were to be elucidated in the early 1960s24.
Les scientifiques réalisent donc peu à peu que le gène ne possède pas toutes les
fonctions qu’on lui a attribuées mais que celles-ci sont partagées avec d’autres acteurs
de la vie organique.
Enfin, à partir des années 1970, suite aux développements des technologies en
biologie qui permettent de mieux cerner la nature du gène, les conceptions classiques et
néoclassiques ne sont plus représentatives de la réalité. P. Portin nomme cette phase, la
période moderne25. Les biologistes observent que des phénomènes complexes liés au
gène, modifient la perception du concept de gène en tant qu’entité indivisible et
invariable.
En conséquence, les principes que postulent la théorie néoclassique sont réfutés
par les découvertes modernes. Premièrement, la duplication des gènes remet en cause le
concept traditionnel de gène26. En effet, les scientifiques démontrent que les séquences
de nucléotides de l’ADN sont répétés. La proportion de cette multiplication du matériel
génétique varie selon les espèces. Une partie de cet ADN se caractérise par des
séquences régulières, cependant, il se compose également de matériel « parasiteur »
(« junk material »).
Deuxièmement, la découverte des gènes en morceaux, par R. Robert et P. Sharp dans
les années 1970, déconcerte les biologistes, en ce qu’elle remet en question
l’indivisibilité du gène27. Les gènes à l’origine de la production des protéines peuvent
être fragmentés. Ils se composent à la fois d’exons, c’est-à-dire de segments d’ADN
codant pour les protéines et aussi d’introns, qui semblent n’avoir aucune utilité :
Split genes produce one single transcript called heterogenous nuclear RNA (hnRNA) from which
the introns are removed during the maturation or procesing of messenger RNA (mRNA)28.
Troisièmement, l’épissage alternatif contredit l’hypothèse néoclassique d’un gène-un
polypeptide29. De fait, selon ce modèle, plusieurs protéines peuvent être associées à un
24
GRIFFITHS, Paul E., et STOTZ, Karola, op. cit., pp. 9-10.
PORTIN, Petter, op. cit., p. 173.
26
Voir Ibid., p. 192.
27
Voir FOX KELLER, Evelyn, op. cit., p. 60.
28
PORTIN, Petter, op. cit., pp. 193-194.
25
6
seul gène. Alors même que le pouvoir d’action du gène avait acquis un caractère
surpuissant lors des périodes classiques et néoclassiques, il se voit désormais restreint.
En effet, contrairement à ce que les scientifiques croyaient auparavant, la responsabilité
de savoir quel type de protéine un gène doit produire et dans quelles conditions,
n’appartient pas au gène. Ce rôle ressort de la cellule et du contexte environnemental de
celle-ci.
En quatrième lieu, la découverte de l’existence des gènes mobiles, va à l’encontre d’une
position fixe du gène sur le chromosome30. Il s’agit de fragments d’ADN qui peuvent se
déplacer d’un endroit à un autre au sein du génome d’un organisme : « They are excised
from one site and inserted at another site either on the same chromosome or on a
different one31 ». Le mouvement de ces gènes peut engendrer des mutations ou des
modifications au niveau du chromosome et ainsi avoir un impact sur l’activité d’autres
gènes.
Avec l’avènement de la période moderne, les biologistes mettent en exergue le
rôle excessif assigné au gène durant les périodes classiques et néoclassiques32. En
réalité, le gène ne détient pas à lui seul toutes les capacités et les propriétés qui lui ont
été attribuées au fil du temps. Il partage son pouvoir avec d’autres acteurs cellulaires et
son activité dépend de l’environnement biologique dans lequel il évolue :
Il n’est plus possible d’attribuer au seul gène toutes les propriétés qu’on a voulu y voir. C’est
maintenant le monde des interactions entre les composants de la cellule qui devient le centre de
l’intérêt et de l’étude biologique33.
A cet égard, Neumann-Held élabore une théorie de la biologie du développement34.
Celle-ci postule que le gène se définit non plus seulement comme une séquence d’ADN,
mais davantage comme une entité dépendant fondamentalement du contexte
environnemental qu’elle habite. Bien plus qu’un fragment d’ADN, il est donc
appréhendé comme un processus :
Neumann-Held suggests that genes be understood as « processes, which under certain
environmental conditions structure the DNA (and the mRNA) and result in a polypeptide »35.
29
Voir FOX KELLER, Evelyn, op. cit., pp. 61-63.
Voir PORTIN, Petter, op. cit., p. 199.
31
Idem.
32
Voir JACOB, François, Préface, in FOX KELLER, Evelyn, Le siècle du gène, Paris, Gallimard,
2003, p. III.
33
Idem.
34
Voir DIETRICH, Michael R., op. cit., p. 1141.
35
Idem.
30
7
Il devient dès lors d’autant plus difficile de définir ce qu’est le gène, que celui-ci n’est
plus une entité stable, mais qu’au contraire, il est soumis à la contingence et à des
facteurs extérieurs qui exercent une influence sur lui36.
Remise en cause de l’univocité d’une définition du gène
Pendant la période classique et néoclassique, les gènes sont considérés comme
des entités stables et clairement définies. Cependant, avec les nouvelles découvertes
technologiques, il semble difficile d’établir une définition du gène. Les principes que
postulent les théories classiques et néoclassiques sont questionnés.
Goldschmidt, généticien influent, ira jusqu’à nier l’existence des gènes, durant la
première moitié du XXe siècle, ce qui provoquera des réactions virulentes de la part de
ses contemporains scientifiques37. Goldschmidt collabore avec le réseau des
Drosophilistes, que dirige Morgan et son groupe. La plupart de ceux-ci s’intéressent à la
transmission des gènes, alors que ce qui importe pour Goldschmidt dans un premier
temps, c’est l’action des gènes. Des années 1911 à 1934, il développe une théorie
génétique qui intègre la physiologie. En effet, il considère que le gène fait partie d’un
processus physiologique de développement, il ne détient donc pas à lui seul les
pouvoirs.
Goldschmidt rejette la théorie classique à travers ses recherches sur les mutations
spontanées et sa conception du pouvoir des effets de la position. L’effet de position
advient lorsque le lieu où se situe le matériel génétique engendre une modification des
effets de ce matériel. Or, ceci va à l’encontre de la théorie classique, puisque cela
36
37
Voir FOX KELLER, Evelyn, op. cit., p. 71.
Voir DIETRICH, Michael R., op. cit., pp. 1142-1144.
8
implique que la fonction du gène n’est pas contenue dans le gène lui-même. Il affirme
également que les mutations ne sont pas créées par les gènes mais proviennent de
l’arrangement des chromosomes.
Le point de vue adopté par Goldschmidt et sa proclamation de l’inexistence du
gène sont perçus comme une hérésie par les généticiens de l’époque, pour qui le gène
est l’entité fondamentale de la biologie. Il est alors forcé d’immigrer aux USA en 1936.
De plus, les découvertes de la période moderne que nous avons analysées
précédemment, remettent largement en cause le caractère stable, surpuissant et
indivisible du gène, mettant à mal la constitution d’une définition du gène. Le terme de
« gène » semble dès lors n’être plus adéquat pour référer à la réalité. Pourtant, il est
toujours utilisé. Comment expliquer ce phénomène ?
Bien que le terme « gène » recouvre une réalité complexe à laquelle il semble
difficile d’assigner une définition fixe et univoque, il apparaît encore dans les discours
publics et scientifiques. Quelles sont les raisons de cette persistance terminologique du
« gène » dans les discussions ?
Tout d’abord, le fait que les scientifiques ont la capacité d’intervenir sur les
gènes, les persuade que ces derniers existent en tant qu’entités stables et définies
précisément. En effet, ils considèrent que le fait de pouvoir les manipuler suffit à rendre
compte de leur existence :
Nous avons acquis la capacité technique de cibler et de modifier des séquences spécifiques de
nucléotides, et de transformer ainsi des marqueurs moléculaires, que, jusqu’alors on pouvait
seulement observer, en des outils permettant d’effectuer des types de changements spécifiques 38.
38
FOX KELLER, Evelyn, op. cit., p. 137.
9
Dès lors, les biologistes moléculaires soutiennent que les gènes sont effectivement des
agents causaux de développement, parce que les scientifiques peuvent opérer des
modifications au niveau de leur fonctionnement biologique.
Ensuite, la science est un domaine qui n’est pas isolé mais dépend au contraire
de la société, que ce soit au niveau économique, politique ou social. Premièrement, le
public a une certaine image de la science et en conséquence, des espérances envers
celle-ci39. Or, il a souvent une représentation biaisée, qui entraîne des attentes qui ne
peuvent être comblées. Les scientifiques savent pertinemment que leurs hypothèses sont
incertaines, alors que le public, lui, a souvent tendance à les considérer comme étant des
vérités immuables. Ainsi, Falk explique par exemple40, que le terme « gène » est
accessible au public et cette notion fait sens pour lui, dans son imaginaire. Il le conçoit
alors aisément comme se rapportant à la réalité. Or, comme nous l’avons vu
précédemment, le « gène » désigne en fait un ensemble de phénomène bien plus
complexes qu’un simple fragment d’ADN.
Cette vulgarisation du terme « gène » conduit parfois un manque de rigueur scientifique
et une simplification extrême du concept de gène, qui finalement ne réfère plus à la
réalité :
I would like to claim, however, that for the research scientists the increasing bewilderment with
the notion of the gene as an experimental entity (Falk 1986) and consequently its becoming
increasingly used by them as a generic term for an entity of heredity […] made it easier […] to
« sell » the term to the public at large without the constraints of scientific rigor, and so to
acquiesce with the popularization of the gene that became the icon of heredity, without
committing themselves to irresponsable scientifics statements 41.
39
Voir FALK, Raphael, « The Allusion of the Gene : Misunderstandings of the Concepts Heredity and
Gene », in Science and Education, 2014, n°23, p. 276.
40
Voir Ibid., p. 277.
41
Ibid., p. 280.
10
Cette popularisation entraîne un essentialisme génétique, selon D. Nelkin et S. Lindee,
qui rend difficile l’abandon du terme par le public. En effet, selon ce point de vue, le
moi est appréhendé uniquement sous son aspect biologique :
Genetic essentialism reduces the self to a molecular entity, equating human beings, in all their
social, historical, and moral complexity, with their genes. DNA in popular culture functions, in
many respects, as a secular equivalent of the Christian soul 42.
Deuxièmement, si la science est souvent perçue comme une quête de vérité, en réalité,
elle est influencée par des intérêts économiques. En effet, c’est le public et le
gouvernement qui fournissent le financement nécessaire aux recherches scientifiques.
Les biologistes ne sont-ils pas dès lors tentés de plaire au public pour obtenir des
fonds ?
L’invocation des gènes s’est révélée manifestement efficace, non seulement pour assurer le
financement et la promotion des programmes de recherche, mais également […] pour trouver des
débouchés aux produits d’une industrie biotechnologique en rapide expansion 43.
S’ajoute à cela l’augmentation du coût de la science, due aux nouvelles technologies
liées à la recherche scientifique et qui sont elles aussi financées par le domaine public44.
Dès lors, les institutions exercent une pression sur les scientifiques, afin qu’ils donnent
des résultats rapides et compréhensibles par la population.
En troisième lieu, pour M. R. Dietrich, les différents débats concernant le concept de
gène sont en fait des prétextes de la part des scientifiques, pour tenter d’asseoir leur
autorité, en imposant leur point de vue45. Un scientifique est considéré comme détenant
l’autorité lorsqu’il est à la fois compétant dans son domaine et qu’il a une forte
influence sociale. Ce qui caractérise ce combat pour l’autorité selon M. R. Dietrich qui
cite Bourdieu, c’est la volonté d’ériger une définition présentée comme étant une vérité.
L’attaque de Goldschmidt envers les Drosophilistes, par exemple, constitue
véritablement une remise en cause de l’autorité du groupe des Drosophilistes, c’est
42
Ibid., p. 282.
FOX KELLER, Evelyn, op. cit., pp. 138-139.
44
Voir FALK, Raphael, op. cit., p. 279.
45
Voir DIETRICH, Michael R., op. cit., p. 1142.
43
11
pourquoi elle a suscité tant de débats violents 46. Pour M. R. Dietrich, la recherche d’une
définition du gène est donc avant tout une quête de pouvoir parmi les scientifiques.
Ainsi, le terme « gène » désignait d’abord une entité hypothétique durant la
période classique. Puis, avec la découverte de la structure héliocentrique de l’ADN, le
gène est défini comme une entité moléculaire qui possède un pouvoir extrêmement
important, lors de la phase néoclassique. Avec l’avènement de l’époque moderne
néanmoins, ces théories sont remises en cause car les découvertes biologiques font
apparaître que le gène n’est pas une entité unique, stable, strictement définie et
indivisible. Pourtant, le discours sur les gènes persiste, pour des raisons liées
principalement à la dépendance de la science avec les intérêts politiques et économiques
de la société.
Dès lors, il ne semble plus pertinent de proposer une définition unique et
univoque du gène. En effet, le terme « gène » ne possède plus une signification unique
mais revêt des sens différents selon le contexte scientifique dans lequel il est utilisé :
Qu’est-ce qu’un gène aujourd’hui ? Lorsque nous entendons de quelle manière ce terme est
désormais utilisé par les biologistes dans leur travail, nous nous rendons compte que le gène est
devenu pluriel. Ce n’est plus une entité unique, mais un mot doté d’une grande plasticité, défini
uniquement par le contexte expérimental spécifique dans lequel il est employé 47.
Le concept de gène est appréhendé à travers des définitions plurielles liées au contexte
dans lequel il apparaît. Dans une telle optique, il importe, pour Falk, que les
scientifiques émettent des hypothèses et proposent des méthodes pour les tester, plutôt
que de chercher à tout prix des réponses définitives48.
46
Voir Ibid., p. 1145.
FOX KELLER, Evelyn, op. cit., p. 69.
48
Voir FALK, Raphael, op. cit., p. 283.
47
12
Pour tenter de répondre à la question de savoir ce qu’est un gène, Stotz et
Griffiths proposent trois conceptions49. La première est celle du gène traditionnel. Il
s’agit de l’analyse génétique apparue au début du XXe siècle, et qui est encore pratiquée
à l’aube du XXIe siècle. Les gènes sont considérés comme des variables permettant la
production de certains traits. Dans cette optique, Leny D. Moss propose de distinguer le
« Gene-P », similaire à la conception du gène traditionnel, qui est le gène lié aux effets
phénotypiques, du « Gene-D » qui renvoie au développement : « Gene-D are defined by
their intrinsic chemical capacity to template for gene products50 ». La seconde se
nomme gène postgénomique ou moléculaire. Elle renvoie au rôle fonctionnel du gène
c’est-à-dire en tant qu’entité productrice de protéines. Il s’agit d’une conception
générale qui privilégie la complexité des processus plutôt qu’une définition dogmatique.
La troisième est celle du gène nominal, qui est avant tout d’ordre terminologique et ne
réfère pas concrètement à la réalité. Selon cette théorie, les gènes sont nommés ainsi
parce qu’ils sont reconnus par une communauté scientifique.
Nous pouvons donc constater à quel point le concept de « gène » a évolué en
l’espace d’un siècle. D’une entité stable et fixe, les scientifiques l’ont par la suite
considéré davantage comme lié à des processus intrinsèquement rattachés à un système
biologique. Cependant, ne pourrions-nous pas faire l’objection que trop d’importance
est accordée au contexte ? Celui-ci renvoie à un champ tellement vaste qu’il semblerait
que tout ou presque puisse appartenir à la notion de gène. Ne peut-on pas tout de même
affirmer qu’il s’agit, minimalement, d’un segment d’ADN ?
49
50
Voir GRIFFITHS, Paul E., et STOTZ, Karola, op. cit., pp. 20-23.
Ibid., p. 21.
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BIBLIOGRAPHIE
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