LA
PRESSE D'INFZUENCE DOMINANTE ET LA PRODUCTION
DU MEL:
A
PROPOS DE <(EL PAfSnl
Gérard Imbert
(Miembro
de
la
Casa
de
Velázquez)
INTRODUCTION
Parler de journaux d'iduence dominante (José Vidal Beneytoj, ou de
presse d'élite, journaux de prestige commo l'ont fait d'autres comrnunico-
logues, c'est poser la presse comme lieu stratégique de constitution du
discours social.2
A
travers la presse c'est le social tout entier qui parle en
tant que celle-ci est le lieu de confluence d'une multitude de paroles. Mais
la presse se donne aussi
A
voir comme discours, comme organisation d'en-
semble d'une série de textes, dont le référent bien que multiple répond
8
un critkre unificateur d'ordre chronologique -1'actualité en tant qu'elle
1.
On trouvera ici l'itroduction théorique d'une étude en cours sur le journal
aEl Paisa (le quotidien et le Supplément dominical). Préferant donner une vision
d'ensemble plut6t que d'entrer dans une étude po:nctuelle, je me suis efforcé de risu-
mer certaines conclusions ou de les énoncer sous forme d'hypothsse, ne pouvant, dans
le cadre
d'un
article, reprendre les analyses textuelles ou les études monographiques
qui ont nourri ce travail.
2.
J'entends par discours social une pratique signifiante dans laquelle intervien-
nent tant les conditions de production (les mécanismes socio-sémiotiques qui condi-
tionnent le discours) que l'idéologie que cette pratique transmet ou contribue
B
pro-
duire. Toute pratique discursive se fabrique ses sociolectes (Greimas). I1 va sans
dire
que les discours sociaux utilisent des supports variés (écrits, iconoques, verbafisis)
qui engagent l'ensemble de la communication sociale dans une société donnée, depuis les
expressions ccsérieusesn (discours politique, culturel, artistique), jusqu'aux discours
les plus triviaux (modes, publicité, discours de la me).
sPnpers)): Revista de Sociologia
commande la hiérarchisation de l'information- et logique: elle obéit
B
une référentialisation de la réalité trés codifiée (mise en rubrique, rtgles
d'écriture journalistique
...).
Elle s'efforce enfin d'offrir un style particu-
litrement flagrant dans le cas de la presse d'élite (le style <tLe Monden et
ses nombreuses imitations). On peut donc considérer la presse comme un
discours
B
part entihre, m2me s'il s'agit en l'occurrence d'un mé-tadiscours
(un discuors <tsur)> l'actualité: qui parle le politique le culturel); discours
o6 prédominent les discours indirects. Le discours de presse serait comme
une longue citation entrecoupée de narration (reportages), de dialogues
(entrevues), auxquels se melent des <cvoix off)> (éditoriaux, tribunes
li-
bres), sans compter les effets de dramatisation (mise en page, sélection de
la une), et une certaine unité actantielle (le gouvernement, V.S. I'opposi-
tion, le terrorisme, le ch6mage, etc.).
Comment rendre compte de la diversité des contenus et des écritures,
de la pluralité des référents et des fonctions dans un discours o6 se c6-
toient l'information et l'opinion, la publicité et les annonces gratuites (cri-
tiques de spectacle par exemple), le ludique et le didactique, le trivial
et
le sérieux..
.
?
Peut-on délibérément isoler la fonction informative des autres
fonctions qui se manifestent dans la presse (fonction textuelle, récréati-
ve...)? Force est de constater qu'une cohérence surgit de l'organisation
formelle du message (in-former, c'est donner forme). Le journal ne cons-
titue-t-i1 pas lui-m&me une unité morphologique qui a son ordre de lecture,
cursif, mais aussi ponctuel (la premitre page se donne
i
lire globalement,
la dernihre page constitue une unité part; enfin les rubriques sont des
unités secondes)?
Mon ambition serait ici, non pas d'informer de la totalité des unités
rédactionnelles qui composent le journal mais, plus modestement, de mon-
trer l'existence d'un certain nombre de rapports d'intertextualité,
B
l'inté-
rieur d'une m&me unité morphologiqce, mais aussi d'une unité rédaction-
nelle une autre, et de rubrique
i
rubrique.
I1
s'agira par ailleurs de
découvrir la fonction sociale du <{texte)> ainsi constitué travers les rap-
ports qu'il entretient avec le contexte. On se demandera en dernihre
instance si le discours de presse ne se constitue pas lui-meme son propre
référent? contribuant ainsi
i
<tconstruire I'événement)> (Eliseo Verón) et,
dans une certaine mesure,
á
se constituer
i
son tour en référent mass
3.
Cest une des particularités du journal d'influence dominante que de créer son
propre vraisemblable référentiel, ne serait-ce qu'i travers les phénomines d'auto-
reference: les renvois
ii
des informatims déji données par le journal lui-mCme ou
empruntées
ii
d'autres journaux d'influence dominante (cf. <(El País)> citant des infor-
mations de premiire main sur les rumeurs de coup d'état de novembre
81
publiées
par ctLe Monde),, peut-Ctre d'ailleurs déiivrées par le journal lui-mCme).
140
La presse d'influence dominante et la production de
réel
médiatique: le journal devient source de savoir,
i1
s'érige en journal <(de
référence dominante,. On pourrait mCme dire qu'il produit des <teffets
de réel sociaux)>: l'événement culturel, surtout s'il s'agit du contexte ma-
drikne, ne devient tel qu'8 partir du moment oh <(El País)> (E.P.) l'an-
nonce, en rend compte, dans la rubrique <{Convocatoriasa ou les supplé-
ments culturels (&o6 la pertinence, aussi, des <(oublis)> de E.P.). Comme
l'annongait une publicité pour le journal e:n mai 1977:
<tLo
he
leido
en
"El
Pais Semanal". Una raxón
más
para suscribirme
a
"El
Pais".)>
(E.
P.,
c'est flagrant ici, crée une instance de parole.)
Ma préoccupation sera donc doubie: e:Ue sera proprement sociale et
visera
B
déterminer la fonction &un certain type de presse dans une for-
mation sociale donnée: la Transition espagnole dont <(El País), épouse l'his-
toire, évolution qui se refkte presque caricaturalement dans l'imaginaire
collectif tel qu'il se projette dans les différentes <tépoques)> de <(El País
Semanal,. J'étudierai cet aspect
B
travers ce que j'ai appelé la fonction
spéculaire: E.P. comme miroir de l'identité et image de marque. Ma deu-
xi2me grande préoccupation sera formelle et partira de l'idée que c'est le
medium qui conditionne formellement le message, en imposant ses lois de
fonctionnement discursif
B
travers la référencialisation (énonciation, mise
en rubrique), le code qu'elle implique (mode d'écriture), et les genres
dont elle relhve.
Enfin je me poserai deux questions fondamentales. L'une sur le <(qui
parle?n dans le journal, comment ccga parla> (ou comment Sa ne parle
pas). Question que la critique littéraire s'est déji posée
B
propos de la
production textuelle et qu'on peut élargir l'ensemble de l'univers mass
médiatique oh,
B
la suite de Greimas; on peut dire qu'on assiste
B
une
dilution de l'énonciation, mais aussi, comme l'a montré Barthes dans la
post-face de
Mythologies,
A
un abus de parole (le mythe comme crparole
volée)>) et
B
la mise en place d'une $re des simulacres (Baudrillard) qui
engage depuis la publicité (qui parle en notre nom et place) jusqu'au dis-
cours politique (le simulacre de communication). Cela nous ambera
B
nous
interroger sur les ctlieux de productionn de l'idéologie dans le journal,
mettant ainsi en rélarjon instances d'énonciation et production idéologique.
C'est pourquoi je parlerai de production textuelle d'idéologie.
L'autre question, que je ne développerai pas ici, touchera au statut de
4.
A.
J.
Greirnas a souligné dans
Sérniotique et sciences sociales
(Seuil, 1976)
le camouflage du sujet d'énonciation dans la culture de masse, la redondance des
contenus qui a sa contrepartie dans la recurrence des formes (ctfixité des formes et
des genres),),
et
qui
ne manque pas de créer: 1) une ctillusion référentielle>>,
2)
une
identification illusoire du destinateur et du destinataire dans le discours doxologique.
~tPapers>>: Revista de Sociologia
l't~énement:~ -dans quelle mesure pré-existe-t-i1 h la mise en rubrique?
En le nommant (titrage), en le situant dans la géographie du journal, en
lui donnant éventuellement un <tchapeau)> (sous-section), le langage jour-
nalistique lui donne une identité, le fait exister en tant que réalité ajourna-
lique)>; --dans quelle mesure est-i1 construit? Les premikres pages des
journaux ne constituent-elles pas de véritables compositions, des tableaux
figuratifs passibles d'une lecture symbolique?
E&
on pourra se demander
si l'événement tel qu'il est rapporté, mais surtout rectifié, complété ou
infirmi, ne fait pas l'objet d'un discours complémentaire, voire mCme d'un
contre-discours. Ce serait
lh
une caractéristique de la presse d'influence
dominante que d'apporter un supplément d'information, d'ajouter de l'in-
formation h l'événement brut, ne serait-ce qu'au niveau de commentaire, de
la synthkse ou des recoupements. Contrariament par exemple h la presse
B
sensation qui <tcrée)> l'événement de toutes pieces, la presse d'influence
dominante donnerait l'événement <tdigéré)>, passé par le filtre de l'analyse,
ce qui présuppose evidemment de la part du lecteur une certaine connais-
sance des tenants et des aboutissants de l'actualité? Plus qu'une informa-
tion de l'événement, ce type de presse apporterait un savoir qui se gref-
ferait sur une information déjh donnée par les autres medias, en particulier
la télévision. Un savoir, et une idéologie..
.
Avec cette particularité, en ce
qui concerne
E.P.,
que ce savoir entre souvent en contradiction avec l'in-
formation donnée par les autres medias: parfois m&me avec la version
officielle de l'événement?
5.
Michel de Certeau écrit
B
cet égard dans
L'écriture
de
I'histoire,
Gallimard:
<{En effet, qu'est un évenement, sinon ce qu'ii faut supposer pour une organisation
des documents soit possible? I1 est le moyen grace auquel on passe du désordre
B
un
ordre. 11 n'explique pas,
i1
permet une intelligibiIité
(...).
Quelquefois, il n'est plus
q'une simple localisation du désordre: alors, on apelle év6nement ce qu'on ne com-
prend pas. Par ce procédé, qui permet de ranger l'inconnu dans une cage vide pré-
parée
B
I'avance pour cela et nomrnée "évenement" une "raison" de l'histoire devient
pensable Une sémantisation pleine et saturante est alors possible les "faits" l'ennon-
cent, en la créditant d'un langage référentiel; l'événement en occulte les failles par
un mot propre qui s'ajoute au récit continu et en masque les coupures.,,
6.
On trouvera par exemple dans les éditoriaw de <(El Paísn: surtout apr2s
le
23
février, des critiques plus ou moins directes de la presse d'extreme droite ou
m&me d'un certain type de presse
i
sensation (ccprensa amarilla),), qui visent en par-
ticulier <(Diari0
16s.
7.
Cest ce qui se produit lors de l'occupation du Banco Central de Barcelone
le
23
mai
1981.
La presse d'infiuence dominante et la production de réel
I.
aEL PAIS,, UN
GENRE HYBRIDE
(PRESSE
D'BLITE
ET POPULISJME)
Je reprendrai ici l'hypothitse de José Vidal Beneyto qui definit en ces
termes la presse, d'influence dominante:" <(Si la télévision exerce une in-
fluence décisive sur les comportements quotidiens et les usages collectifs,
elle a, au contraire, une influence presque nulle en ce qui concerne la fixa-
tion des contenus idéologiques. C'est aux journaux d'iduence dominante
qu'il appartient de créer les grands noyaux idéologiques.)> Ces journaux
jouent ainsi, dans différents pays, un r61e determinant dans le condition-
nement de I'opinion publique. C'est
B
la presse d'influence dominante qu'on
doit bien souvent l'imposition de thhmes minoritaires ou marginaux dans
un premier temps, que les grandes machines
B
communiquer se chargeront
ensuite de diffuser et de trivialiser: libération de la femme, écologie, mi-
norités sexuelles, etc. D'oG i'importance stratégique de la place et du
traitement de ces thitmes dans l'organisation générale du journal.
Qu'est-ce qui caractérise ce type de journaux et les différencie du
reste de la presse? Tout d'abord des caractéristiques formelles graphiques
et sectionnelles: format taployde, caractitres plus petits, diversification des
rubriques avec une place de choix accordée
B
l'actualité internationale et
ii
l'économie; moindre part laissée
á
la publicité, aux photographies; colla-
borateurs extérieurs en plus grand nombre, sans qu'ils appartiement for-
ciment
h
la profession; tirage parmi les trois plus importants
;
I'échelon
national? Quant
B
leur fonction, on peut considérer ces journaux comme
des journaux de référence (<cLe Monde),, <(El País)>, <cCorriere della Serab>,
autrefois <tThe Times)>, etc.), expression de l'opinion nationale, jouant
un
r6le de <creprésentation)> I'etranger et servant de plate-forme pour les
communications sociales importantes: comrnuniqués et annonces diverses
des grandes sociétés, associations, instances officielles (administration, jus-
tice
...)
?O
Idéologiquement ils se situent au centre (centre-droite, centre-
gauche), selon une ligne modérée et <capolitique>> qui pr6ne l'objectivité,
8. Je reprendrai ici quelques points des rencontres intemationales qui se sont
tenues sur ce tMme
i
Tolede du 12 au 15 novt:rnbre 81, organisées par le Comité
International de Cornmunication, Connaissance et Culture et présidées par le profes-
seur José Vidal Beneyto, auxquelles je participais en tant que responsable de l'équipe
espagnole.
9. <<El
Paísa est devenu le premier quotidier~ national de par sa diffusion. Entre
juillet 1980 et juin 1981: 234.016 exernplaires en semaine et 356.866 le dimanche
(chiffres de
OJD),
chiffres aujourd'hui dépassés,.
10. Aiisi lorsque le député Villar Arregui ir~vite Fernández Ordóñez
i
un
dbbat
public sur le divorce, en février 81,
i1
propose de
le
faire
ctii
través de la televisión, en
"El País", en el medio que él elija y con las ~on~diciones que desce)>.
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