L’enjeu stratégique La morale et l’éthique des définitions

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Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (14) - n° 9 - novembre 2000
L’enjeu stratégique
des définitions
Il serait naïf et imprudent de croire que les
définitions essentielles nous sont livrées
toutes faites dans les dictionnaires. En réa-
lité, ces derniers renvoient à l’usage aussi
bien qu’à des thèses. Or les définitions ne
représentent pas seulement un enjeu de
savoir, mais surtout un enjeu de pouvoir.
Définir, c’est non seulement prendre le
pouvoir par le langage sur la réalité que
l’on vise, mais aussi et surtout imposer aux
autres une manière de voir dont ils seront
ensuite prisonniers sans en avoir forcé-
ment conscience.
On peut distinguer trois grandes sortes de
définitions :
"Les définitions arbitraires
Elles peuvent relever de la mode du jour
(par exemple, parler de morale fait vieillot
et éveille des sentiments négatifs, parler
d’éthique fait nouveau et éveille des sen-
timents positifs). Elles peuvent aussi rele-
ver de la “sémantique de complaisance”,
de nature purement idéologique (par
exemple, en inventant la notion de “pré-
embryon”, qui est dépourvue de toute jus-
tification scientifique ou philosophique,
on se donne les mains libres en matière
d’expérimentation).
"Les définitions conventionnelles
Ainsi a procédé Paul Ricœur : “C’est donc
par convention que je réserverai le terme
d’éthique pour la visée d’une vie accom-
plie et celui de morale pour l’articulation
de cette visée dans des normes (1).” La
règle du jeu est donc clairement affichée,
mais l’inconvénient est que l’on y perd en
communicabilité. À la limite, on produira
des notions “idiotes” (ce qui signifie, en
grec, particulières).
"Les définitions conceptuelles
Ce sont les seules définitions vraiment
rationnelles, parce qu’elles désignent clai-
rement ce qui fait que la réalité visée est
ce qu’elle est.
Pour les obtenir, il faut dépasser mots et
notions pour accéder aux concepts.
Les mots ont leur origine sémantique et
leur évolution historique, qui peuvent
être éclairantes ou trompeuses. Les
notions (du latin notus, ce qui est connu
par l’esprit) nous livrent du sens, mais
ce dernier reste enfermé dans les limites
de notre subjectivité. Les concepts, en
revanche, nous livrent la réalité visée
telle qu’elle est : en, par et pour elle-
même. Il est d’ailleurs significatif que
le terme conceptus, en médecine,
désigne une vie embryonnaire en auto-
développement. C’est pourquoi les
concepts nous résistent tant qu’ils ne
sont pas aboutis et requièrent une
grande patience pour être vraiment éla-
borés.
La morale et l’éthique
Identité sémantique
Si l’on se réfère à l’histoire sémantique
des termes, il n’y a aucun doute possible :
la morale et l’éthique sont rigoureusement
interchangeables, pour la bonne raison que
le terme “morale” a été fabriqué de toutes
pièces par Cicéron, au premier siècle avant
Jésus-Christ, pour enrichir la langue latine
de vocables qui n’existaient jusqu’alors
qu’en grec.
Cicéron présente la chose ainsi : “Comme
elle touche aux mœurs (mores), que l’on
nomme en grec éthos, nous appelons habi-
tuellement cette partie de la philosophie
‘des mœurs’, mais il convient d’accroître
notre langue en la nommant ‘morale’
(moralem) (2).”
En conséquence, puisque l’adjectif
“moral” est l’équivalent latin du grec
“éthique”, nous n’avons aucune raison
d’établir la moindre différence de fond
entre les deux. Tout ce qui est qualif
d’“éthique” côté grec peut être qualifié de
“moral” côté latin, qu’il s’agisse de
mœurs, d’actes ou de doctrines.
Voilà pourquoi nous ne pouvons que nous
montrer méfiants, pour ne pas dire plus,
quand nous entendons parler d’éthique pour
qualifier des choses que nous estimons
répréhensibles du point de vue moral.
Différences acceptables
Cela dit, il n’en demeure pas moins que
l’on peut, sur ce fonds commun, établir un
expression
Expression
Morale, éthique, bioéthique :
définitions à problèmes
D. Folscheid*
* Professeur de philosophie,
université de Marne-la-Vallée.
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certain nombre de différences pour les rai-
sons suivantes :
"Premièrement, en sautant directement
des mœurs à la philosophie morale, Cicé-
ron a opéré un raccourci qui appauvrit les
données grecques. En effet, l’alphabet
latin ne connaît qu’une seule lettre Ealors
que l’alphabet grec en a deux à sa dispo-
sition : le Elong (êta) et le Ebref (epsi-
lon). Ce qui, en grec, donne deux mots et
non pas un seul :
éthos, qui commence par epsilon et
signifie l’habitude, aussi la coutume (de
la Cité) ;
êthos, qui commence par êta et signifie
séjour habituel, aussi caractère, mœurs,
d’où est tiré l’adjectif êthikos, qui a donné
notre “éthique”.
Comme le déclarait, en effet, Aristote, “la
vertu morale (êthikhès) est le produit de
l’habitude (ex éthous), d’où lui est venu
aussi son nom, par une légère modifica-
tion de éthos(3).
Ce jeu de mots recèle une grande richesse.
Il nous montre d’abord que la vertu
éthique est acquise, obtenue par transmis-
sion proprement humaine, et n’est pas
naturellement innée. Il nous montre éga-
lement que la morale déborde de toute part
la sphère privée parce qu’elle concerne
l’habitat d’un homme humain dans un
monde ordonné.
On retrouve tout cela dans le terme latin
habitus, vulgarisé par la philosophie
médiévale, qui est à la source des termes
français “habit”, “habitat” et “habitude”,
tous indispensables pour penser le monde
moral.
"Deuxièmement, il est évident que le
terme “morale” recouvre trop d’accep-
tions différentes pour éviter les confu-
sions.
– Il y a d’abord la moralité-sphère, qui per-
met d’opposer l’univers moral, où se situe
l’homme, et l’univers non moral, où se
situent les êtres purement naturels, étran-
gers à la moralité (plantes, animaux, etc.).
– Il y a ensuite la moralité-valeur, qui ne
concerne que l’homme et permet d’oppo-
ser le moral à l’immoral.
– Enfin, il faut distinguer la “morale”, qui
désigne le système normatif engagé dans
la pratique, de la “morale”, qui désigne
la partie de la philosophie qui s’occupe de
penser la pratique (on l’écrit souvent
Morale, avec une majuscule, pour éviter
l’équivoque).
Comme la langue française puise ses
racines à la fois dans le latin et le grec, on
ne voit pas pourquoi elle n’utiliserait pas
les deux cordes de son arc afin de limiter
la confusion. Et comme l’esprit du fran-
çais est de réserver plutôt les termes d’ori-
gine latine aux mots de la langue courante,
tandis que les termes d’origine grecque
conviennent mieux à la langue savante, il
est logique de se servir du terme “morale”
pour désigner la pratique, le substantif
“éthique” pouvant alors être réservé à la
partie de la philosophie qui s’occupe de la
morale (ce qu’ont d’ailleurs fait les
Romains en réintroduisant le terme
Ethica).
Dès lors, on comprend fort bien la défini-
tion que Kant a donnée de l’éthique dans
la Fondation de la métaphysique des
mœurs. De même que la physique est la
science des lois de la nature (en grec : phu-
sis), l’éthique est “la science des lois de la
liberté”.
Cela dit, on utilise “éthique” plutôt que
“morale” pour évoquer l’éthique de la
médecine, alors qu’elle constitue une pra-
tique. L’origine historique de cette situa-
tion remonte à Hippocrate, qui récuse la
nécessité d’une philosophie préalable à
la rencontre médicale du patient. La rai-
son philosophique va dans le même sens :
la relation du médecin au patient est
immédiatement et indissociablement
médicale et éthique, puisque le patient est
une personne humaine.
Remarquons pour finir que la langue alle-
mande est mieux placée que la nôtre pour
restituer les distinctions requises, puis-
qu’elle dispose de trois termes : deux à
racine grecque et latine (Ethik, Moralität),
un à racine germanique (Sittlichkeit).
Hegel les a thématisés comme suit (4) :
– l’Ethik désigne la partie de la philoso-
phie qui s’occupe de la morale ;
– la Moralität désigne la morale dans sa
dimension d’intériorité subjective et
encore abstraite (Hegel vise ici la morale
de Kant, qui se cantonne aux intentions
morales) ;
– la Sittlichkeit, en revanche, désigne la
“morale objective” ou la “vie éthique”. Ce
terme recèle en effet les notions déjà pré-
sentes dans l’êthos grec (Sitten évoque la
relation aux mœurs, Sitte renvoie à Sitz,
“siège” ou “résidence”).
Les flottements
de la “bioéthique”
L’invention de ce terme est attribuée au
cancérologue Van Rensselaer Potter qui l’a
utilisé en 1970-1971 (5). La bioéthique,
présentée comme l’alliance de la science
biologique et des valeurs humaines, est
alors définie comme “science de la survi-
vance”. Dans cette première acception, la
bioéthique a été à peu près résorbée dans
l’écologie.
Quelques mois plus tard, André Hellegers,
fondateur du Joseph and Rose Kennedy
Institute, employait le même terme de
“bioéthique” pour désigner l’éthique de la
biomédecine, définition qui l’a rapide-
ment emporté sur la première.
Mais on n’est pas sorti d’affaire pour
autant. On peut évidemment admettre que
l’on veut simplement désigner par là
l’éthique des problèmes posés par l’appli-
cation des sciences et techniques biolo-
giques au vivant en général et à l’homme
en particulier (6).
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expression
Expression
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D’un autre côté, on ne voit pas pourquoi
il faudrait englober l’objet visé par
l’éthique dans un néologisme en forme de
chimère verbale (7).
Il en résulte un immense flottement. Les
plus prudents estiment que la bioéthique
n’est finalement qu’un “champ” occupé
par une éthique médicale orientée, d’une
part, vers la clinique, d’autre part, vers la
recherche, à laquelle il faudrait ajouter la
“dimension légale” (8). Mais alors on ne
voit pas comment on peut considérer la
bioéthique comme une discipline, à moins
de confondre le contenant et le contenu
(9). On se défausse donc en parlant d’une
“interdiscipline”, ou encore d’une “méta-
discipline” (coiffant droit, médecine, théo-
logie, philosophie, etc.), mais on la traite
tout de même comme une discipline. Ce
qui incite d’autres auteurs, pour sortir
d’embarras, à définir la bioéthique comme
une méthodologie, voire simplement un
“esprit” (10).
Mais il ne faut pas se leurrer : l’évolu-
tion de la bioéthique montre de plus en
plus clairement sa profonde divergence
d’avec l’éthique, comme en témoigne
son orientation dans deux directions bien
précises.
"La première est la biologisation de
l’éthique. Dans ce cas, la science biolo-
gique remplace évidemment la philoso-
phie. S’inscrit dans cette mouvance la
sociobiologie d’Edward O. Wilson, qui
cherche à fonder les comportements sur
des bases biologiques (11). Plus générale-
ment, la bioéthique s’intégrera à ce qu’on
appelle la “morale évolutionniste”, qui
cherche à montrer que la moralité n’est
qu’une “ruse de la nature” pour moraliser
l’homme (12). Ou simplement un détour
pris par le patrimoine génétique pour s’en-
richir, comme le prétend la théorie du
“gène égoïste”. On débouche finalement
sur la réduction de la bioéthique à une
génétique des comportements.
"La seconde est la procéduralisation de
l’éthique. C’est la position dominante en
Amérique du Nord. Son chef de file est
Tristram Engelhardt Jr., auteur célèbre de
The Foundations of Bioethics (13). La
bioéthique est ici définie comme la nou-
velle manière de faire de l’éthique, une
éthique “séculière” imposée par la ren-
contre entre le progrès technoscientifique,
l’incapacité de la philosophie en matière
pratique, le discrédit des religions et la plu-
ralité inconciliable des systèmes de
valeurs existants.
Sur le fond d’un dualisme radical du corps
et de la personne, qui conduit à distinguer
des “humains personnes” et des “humains
non-personnes”, on abandonne aux
sciences et techniques biologiques la par-
tie biologique de l’homme et l’on réserve
la part de vie personnelle à une éthique à
la fois libertaire et procédurale. Chacun
étant absolument libre de décider de “son”
bien, le médecin devient un pur prestataire
de services. La bioéthique est alors la
méthode destinée à éviter les conflits vio-
lents entre systèmes de valeurs antago-
nistes. Elle doit donc être définie comme
une éthique procédurale, qui élabore des
règles du jeu.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’éton-
ner de voir la bioéthique peu à peu dévo-
rée par le droit (quitte à le rebaptiser bio-
law, “biodroit”).
Il en résulte une nouvelle manière de com-
prendre le consensus.
On sait que, selon les lieux et les enjeux,
il y a diverses sortes de consensus (consen-
sus scientifique d’experts, consensus pru-
dentiel au sein d’une équipe soignante,
etc.). En éthique, le consensus (en grec
sumpatheia) est un terme d’inspiration
stoïcienne qui signifiait primitivement
l’harmonie que l’homme doit faire régner
en lui-même, entre les hommes, entre les
hommes et la nature. Il suppose donc un
accord préalable sur des valeurs préexis-
tantes.
Le consensus contemporain, tel qu’il est
prôné en bioéthique, signifie exactement
l’inverse. Dans un univers profondément
relativiste (on dit “pluraliste”), où domi-
nent le scepticisme et l’anomie, le consen-
sus désigne simplement l’accord entre les
personnes, faute de pouvoir le fonder sur
des valeurs communes. Et c’est le consen-
sus lui-même qui devient valeur en soi.
Références
1. Paul Ricœur. Soi-même comme un autre.
Seuil, Paris, 1990 : 200.
2. Cicéron. Du destin. I, 1.
3. Aristote. Éthique à Nicomaque. II, 1, 1103
a 17-18.
4. Hegel. Principes de la philosophie du
droit. Gallimard, coll. “Tel”, Paris : § 105,
106 et s. ; § 142 et s.
5. Van Rensselaer Potter. “Bioethics, The
science of survival”. Article de l’automne
1970, repris et complété dans Bioethics :
Bridge to the future. Englewood Cliffs.
Prentice-Hall Inc. New Jersey, janvier 1971.
6. Lucien Sève. Pour une critique de la raison
bioéthique. Odile Jacob, Paris, 1994, p. 12.
7. France Quéré. L’éthique et la vie. Odile
Jacob, Paris, 1991, p. 12-13.
8. Paul Ricœur. Préface du Code de déonto-
logie médicale. Seuil, Paris, 1996, p. 18.
9. Guy Bourgeault. “Qu’est-ce que la bioé-
thique ?”. In : Les fondements de la bioé-
thique. Sous la dir. M.H. Parizeau. De Boeck
Université, Bruxelles, 1992, p. 34.
10. Gilbert Hottois. Le paradigme bioé-
thique. De Boeck Université, Bruxelles, 1990,
p. 182-183.
11. Edward O. Wilson. L’humaine nature :
essai de sociobiologie. Stock, Paris, 1979 ; La
sociobiologie. Éd. du Rocher, Paris, 1987.
12. Jean-Pierre Changeux (sous la dir. de).
Fondements naturels de l’éthique. Odile
Jacob, Paris, 1993.
13. Tristram Engelhardt Jr. The Foundations
of Bioethics. Oxford University Press, New
York, 1986.
© La Lettre du Pneumologue, volume III -
n° 2 - Avril 2000.
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