D’un autre côté, on ne voit pas pourquoi
il faudrait englober l’objet visé par
l’éthique dans un néologisme en forme de
chimère verbale (7).
Il en résulte un immense flottement. Les
plus prudents estiment que la bioéthique
n’est finalement qu’un “champ” occupé
par une éthique médicale orientée, d’une
part, vers la clinique, d’autre part, vers la
recherche, à laquelle il faudrait ajouter la
“dimension légale” (8). Mais alors on ne
voit pas comment on peut considérer la
bioéthique comme une discipline, à moins
de confondre le contenant et le contenu
(9). On se défausse donc en parlant d’une
“interdiscipline”, ou encore d’une “méta-
discipline” (coiffant droit, médecine, théo-
logie, philosophie, etc.), mais on la traite
tout de même comme une discipline. Ce
qui incite d’autres auteurs, pour sortir
d’embarras, à définir la bioéthique comme
une méthodologie, voire simplement un
“esprit” (10).
Mais il ne faut pas se leurrer : l’évolu-
tion de la bioéthique montre de plus en
plus clairement sa profonde divergence
d’avec l’éthique, comme en témoigne
son orientation dans deux directions bien
précises.
"La première est la biologisation de
l’éthique. Dans ce cas, la science biolo-
gique remplace évidemment la philoso-
phie. S’inscrit dans cette mouvance la
sociobiologie d’Edward O. Wilson, qui
cherche à fonder les comportements sur
des bases biologiques (11). Plus générale-
ment, la bioéthique s’intégrera à ce qu’on
appelle la “morale évolutionniste”, qui
cherche à montrer que la moralité n’est
qu’une “ruse de la nature” pour moraliser
l’homme (12). Ou simplement un détour
pris par le patrimoine génétique pour s’en-
richir, comme le prétend la théorie du
“gène égoïste”. On débouche finalement
sur la réduction de la bioéthique à une
génétique des comportements.
"La seconde est la procéduralisation de
l’éthique. C’est la position dominante en
Amérique du Nord. Son chef de file est
Tristram Engelhardt Jr., auteur célèbre de
The Foundations of Bioethics (13). La
bioéthique est ici définie comme la nou-
velle manière de faire de l’éthique, une
éthique “séculière” imposée par la ren-
contre entre le progrès technoscientifique,
l’incapacité de la philosophie en matière
pratique, le discrédit des religions et la plu-
ralité inconciliable des systèmes de
valeurs existants.
Sur le fond d’un dualisme radical du corps
et de la personne, qui conduit à distinguer
des “humains personnes” et des “humains
non-personnes”, on abandonne aux
sciences et techniques biologiques la par-
tie biologique de l’homme et l’on réserve
la part de vie personnelle à une éthique à
la fois libertaire et procédurale. Chacun
étant absolument libre de décider de “son”
bien, le médecin devient un pur prestataire
de services. La bioéthique est alors la
méthode destinée à éviter les conflits vio-
lents entre systèmes de valeurs antago-
nistes. Elle doit donc être définie comme
une éthique procédurale, qui élabore des
règles du jeu.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’éton-
ner de voir la bioéthique peu à peu dévo-
rée par le droit (quitte à le rebaptiser bio-
law, “biodroit”).
Il en résulte une nouvelle manière de com-
prendre le consensus.
On sait que, selon les lieux et les enjeux,
il y a diverses sortes de consensus (consen-
sus scientifique d’experts, consensus pru-
dentiel au sein d’une équipe soignante,
etc.). En éthique, le consensus (en grec
sumpatheia) est un terme d’inspiration
stoïcienne qui signifiait primitivement
l’harmonie que l’homme doit faire régner
en lui-même, entre les hommes, entre les
hommes et la nature. Il suppose donc un
accord préalable sur des valeurs préexis-
tantes.
Le consensus contemporain, tel qu’il est
prôné en bioéthique, signifie exactement
l’inverse. Dans un univers profondément
relativiste (on dit “pluraliste”), où domi-
nent le scepticisme et l’anomie, le consen-
sus désigne simplement l’accord entre les
personnes, faute de pouvoir le fonder sur
des valeurs communes. Et c’est le consen-
sus lui-même qui devient valeur en soi.
Références
1. Paul Ricœur. Soi-même comme un autre.
Seuil, Paris, 1990 : 200.
2. Cicéron. Du destin. I, 1.
3. Aristote. Éthique à Nicomaque. II, 1, 1103
a 17-18.
4. Hegel. Principes de la philosophie du
droit. Gallimard, coll. “Tel”, Paris : § 105,
106 et s. ; § 142 et s.
5. Van Rensselaer Potter. “Bioethics, The
science of survival”. Article de l’automne
1970, repris et complété dans Bioethics :
Bridge to the future. Englewood Cliffs.
Prentice-Hall Inc. New Jersey, janvier 1971.
6. Lucien Sève. Pour une critique de la raison
bioéthique. Odile Jacob, Paris, 1994, p. 12.
7. France Quéré. L’éthique et la vie. Odile
Jacob, Paris, 1991, p. 12-13.
8. Paul Ricœur. Préface du Code de déonto-
logie médicale. Seuil, Paris, 1996, p. 18.
9. Guy Bourgeault. “Qu’est-ce que la bioé-
thique ?”. In : Les fondements de la bioé-
thique. Sous la dir. M.H. Parizeau. De Boeck
Université, Bruxelles, 1992, p. 34.
10. Gilbert Hottois. Le paradigme bioé-
thique. De Boeck Université, Bruxelles, 1990,
p. 182-183.
11. Edward O. Wilson. L’humaine nature :
essai de sociobiologie. Stock, Paris, 1979 ; La
sociobiologie. Éd. du Rocher, Paris, 1987.
12. Jean-Pierre Changeux (sous la dir. de).
Fondements naturels de l’éthique. Odile
Jacob, Paris, 1993.
13. Tristram Engelhardt Jr. The Foundations
of Bioethics. Oxford University Press, New
York, 1986.
© La Lettre du Pneumologue, volume III -
n° 2 - Avril 2000.
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Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (14) - n° 9 - novembre 2000
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