Sémiotique des mots de civilisation romaine en français médiéval

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Sémiotique des mots de civilisation romaine
en français médiéval
Il ne s’agira pas ici d’un bilan, mais de réflexions méthodologiques sur la variation
des mots de civilisation romaine en français médiéval. Les quelques pistes qui seront avancées forment un préalable à l’exploitation d’une base de données lexicale consacrée aux mots de civilisation romaine en ancien et en moyen français. Elles
pourront également rendre service, espérons-le, à tous ceux qui s’intéressent au
lexique scientifique et technique du Moyen Âge ainsi qu’aux mots de civilisation
en général.
Parmi l’efflorescence des travaux consacrés au lexique savant médiéval ces
dernières années, souvent dans le cadre d’éditions de traductions, rares ont été
les études consacrées à la variation1. Il faut avouer qu’a priori ce lexique ne
semble pas très propice aux études variationnelles, tant il est soumis à des facteurs de stabilité. De façon intentionnellement réductrice, on pourrait aisément
présenter ainsi les quatre ordres de la variation: au plan diachronique, les
concepts ne se modifient pas, la référence au latin et le succès pluriséculaire de
nombreuses traductions ou compilations contribuent sensiblement à la fixité
du lexique savant. Faiblement héréditaire, ce lexique est peu touché par la différenciation géographique, sinon marginalement dans ses réalisations graphiques et phonétiques. Composés par des clercs de culture latine autant que française et destinés à une noblesse au moins frottée de latin, les textes savants
français sont au Moyen Âge assez peu soumis aux variations diaphasiques et
diastratiques.
Faisant la part belle aux procédés de traduction comme facteurs de variation,
les quelques études qui se penchent sur la question pâtissent d’une vision trop
naïve du fonctionnement sémiotique. Adoptant une nouvelle approche, je tenterai de situer la variation à l’intérieur d’un schéma sémiotique global. Pour ce
faire, je commenterai un schéma inspiré de celui proposé par M.-D. Gleßgen et
F. Lebsanft2. Grâce à une meilleure compréhension du fonctionnement sémantique des mots de civilisation romaine en français médiéval, j’espère pouvoir
dégager quelques principes explicatifs de leur variation.
Cf. Ducos 2006: 553-55, ainsi que Ducos 1998: 218-29.
Donné en dernier lieu dans Glessgen 2007: 239-42. Ce schéma s’inspire de celui de Raible
1991 et plus nettement encore de celui de Blank 1997: 148.
1
2
Vox Romanica 67 (2008): 84-99
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Proposition de schéma sémiotique adapté aux mots de civilisation romaine en
français médiéval
1. Absence de référent
La notion de «civilisation» est relative et oppositive, puisqu’elle suppose la perception d’un ensemble cohérent d’activités collectives en opposition avec celles
d’une société donnée (Duval 2006a). Ainsi, les «mots de civilisation» sont des signes qui réfèrent à des concepts étrangers à la société qui les emploie et perçus
comme propres à une société ou à un ensemble de sociétés. Ils se définissent donc
négativement: ce qui appartient au monde commun en est exclu. Le concept signifié par quercus en latin et par chêne en français a peu de chances d’être considéré comme propre à la civilisation romaine, étant donné que le locuteur médiéval est en contact avec le référent de ce concept, tout comme l’était le locuteur
romain. Le monde de la civilisation à signifier est par définition inexistant dans le
monde du locuteur qui nous occupe: cette absence provient d’une altérité spatiale et/ou temporelle. Pour les mots de civilisation romaine en français médiéval, l’altérité est double. Bien sûr, l’ensemble du monde romain n’a pas disparu, mais c’est
justement la partie du monde romain la plus étrangère au Moyen Âge qui est susceptible d’être conceptualisée puis verbalisée en un «mot de civilisation romaine».
On pourrait objecter que des ruines antiques étaient encore visibles, mais en
l’absence de reconstitution archéologique ou historique, ces édifices ne pouvaient
générer le même concept au Moyen Âge qu’à l’époque de leur construction. Dans
l’ensemble des textes dépouillés pour la constitution de la base de données lexi-
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Frédéric Duval
cales, la seule allusion à un référent d’époque romaine apparaît dans la traduction
de la Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles: «Ces theatres ou amphitheatres aucunes foys sont appellés les araines, pource que la se faisoyent les
giex de pris et de exercitement, dont tu as encores a perpetuelle memoire de ce les
araine de Nimees [sic]»3. Cette allusion est tout à fait exceptionnelle. La connaissance de l’Antiquité, surtout dans le nord de la France francophone, est exclusivement livresque et passe majoritairement par la langue latine.
Le carré sémiotique proposé par M. Gleßgen et F. Lebsanft ne saurait donc expliquer le fonctionnement sémantique des mots de civilisation, dont la spécificité
est l’absence de référent, tant concret que mental. L’homme médiéval n’est jamais
en contact avec une toge (référent concret) et n’a pas accès au référent mental de
édilité par l’intermédiaire d’un référent concret, comme le magistrat investi de cet
office.
2. Concept
Les schémas sémiotiques s’accordent à faire naître le concept du monde: le référent serait à l’origine de la conceptualisation. Comment, dans ces conditions, expliquer l’existence de concepts associés aux mots de civilisation, dont le trait distinctif est de ne renvoyer à aucun élément du monde actuel? La réponse réside
dans un rééquilibrage du carré sémiotique par l’intégration d’un système sémiotique exogène, en l’occurrence latin.
On peut définir le concept comme une abstraction du référent par accumulation
d’un savoir encyclopédique suscitée par l’intérêt porté à ce même référent. Force
est de constater que les concepts associés aux «mots de civilisation» accumulent
également un savoir encyclopédique, dont l’origine n’est pas référentielle mais linguistique. Le concept est généré par l’actualisation graphique (ou phonique) à
l’époque médiévale d’un signe latin verbalisant un concept considéré comme spécifiquement antique, lui-même généré par un référent antique.
C’est donc autour du signe latin que s’agglomèrent des informations encyclopédiques qui dépassent le cadre du noyau dénotatif (contenu sémémique de
F. Lebsanft et M. D. Gleßgen). Ces informations sont parfois verbalisées en latin
sous forme de gloses, de définitions ou bien se déduisent de l’emploi contextuel du
signe et de son réseau sémantique. Elles se substituent au monde pour régénérer
un concept disparu. Le latin verbalise tous les concepts civilisationnels dont le
français a besoin pour mettre en signes la civilisation romaine. Plus encore, les
signes latins ont découpé le monde antique et délimité les concepts.
La règle selon laquelle les concepts (du domaine de la pensée) ne varient pas
d’une langue à l’autre n’est pas fondée pour les concepts associés à des mots dits
3 Raoul de Presles, traduction de la Cité de Dieu de saint Augustin (1371-1375), ms. Paris, BNF,
fr. 22912, II.4 glose, f. 45c.
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de civilisation. Les concepts sont conditionnés culturellement et se modifient en
l’absence de référent. Or les concepts associés à une civilisation sont par définition
fortement connotés culturellement, au point de ne pas exister en dehors d’une référence à ladite civilisation. Les concepts régénérés par les signes latins ne peuvent
pas recouvrir le concept du locuteur de la Rome antique, et ce pour trois raisons
principales:
– l’absence de référent limite les connaissances encyclopédiques qui peuvent s’agglomérer au concept. Sans avoir disparu, le référent peut avoir subi de profondes modifications depuis la période antique, qui en modifient profondément
l’encyclopédie. Ainsi les concepts relevant de la rhétorique ne sont plus au
Moyen Âge associés à l’idéal social et intellectuel de l’orateur antique ni même
à la pratique judiciaire, la rhétorique étant principalement employée pour analyser des textes écrits et apprendre à en produire ou bien à l’oral dans le cadre
de la prédication.
Si bien des concepts propres à la civilisation romaine ont disparu à l’époque médiévale, le savoir encyclopédique qui y est associé quand ils sont «régénérés» a
également souffert, faute de référent. Dans certains cas, il semble que les données encyclopédiques se réduisent presque au noyau dénotatif. Le concept de
¢pedaturaÜ, rarement verbalisé en latin, l’est en français dans une traduction
anonyme de Végèce, datée de 1380: «Car chascune centurie, c’est a dire la compaignie centeniere de l’ost, a sa pedature – c’est sa place – selon ce que les maistres et les mesureurs du champ le devisent»4. L’encyclopédie ajoutera peut-être
au contenu dénotatif que ce concept semble lié à l’installation d’un camp militaire romain et, grâce à l’étymologie, que la mesure se fait par pieds ou pas. Le
savoir encyclopédique est donc quasiment nul pour certains concepts antiques.
– l’interaction avec le monde contemporain est inévitable. En l’absence de référent antique, le concept peut renvoyer par analogie à un référent du monde
contemporain qui va à son tour modeler le concept ou lui apporter une information de type encyclopédique. Ainsi le concept ¢galeaÜ se trouve rapproché de
celui de ‹heaume›, associé à un référent de la civilisation médiévale. Le signe
servant à verbaliser et la coréférence nous indiquent la nature et la fréquence
de ces associations analogiques. Le signe latin galea est ainsi presque toujours
rendu en français par heaume. De même, le concept ¢legioÜ est fortement tributaire de l’organisation militaire médiévale, puisque la plupart des gloses françaises laissent entendre que ce corps de troupes était composé de cavaliers (chevaliers ou hommes d’armes) et non de fantassins.
La distance référentielle du concept antique avec le monde contemporain a des
incidences fortes sur la verbalisation. Elle explique notamment l’emprunt au la4 Cf. Löfstedt et al. 1989. Texte latin correspondant: Nam singulae centuriae, diuidentibus
campidoctoribus et principiis, accipiunt pedaturas et, scutis uel sarcinis suis in orbem circa propria
signa dispositis, cincti gladio fossam aperiunt (Végèce, Epitoma rei militaris, III.8).
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Frédéric Duval
tin (qui renvoie explicitement à un concept antique) ou bien l’utilisation d’un
signe appartenant déjà au français, associé à un concept qui n’est pas spécifiquement antique. Prenons par exemple la différence de traitement des signes
lexicaux latins lorica et toga dans les traductions médiévales françaises. La représentation mentale de ¢loricaÜ rapproche ce concept de celui de ¢haubertÜ,
alors que le concept de ‹toga› ne se prête pas à ce type de translation référentielle. Du coup, lorica est rendue par haubert et toga par tog(u)e. Lorsque la distance référentielle se réduit sous l’effet de l’analogie, le signe français tend à
quitter le champ des mots de civilisation.
– le réseau sémantique du français a une incidence sur le concept. Je ne voudrais
pas m’étendre sur ce point qui touche à des options théoriques fondamentales.
Faut-il, en effet, considérer que la structure de la langue influe sur celle de la
pensée? Si l’on admet après Saussure que l’extension sémantique d’un signe est
limitée par celles des autres signes, il faut en déduire que la structuration d’un
champ sémantique a une incidence certaine sur celle des concepts associés aux
signes. E. Coseriu a combattu cette idée (cf. Lara 1983). En tout cas, il est possible que la verbalisation contribue à la restriction ou à l’extension du concept.
À ce stade, seule m’intéresse la variation du concept. Ce concept, on l’a vu, est dépendant du signe linguistique à deux niveaux: au niveau de sa (ré)génération par
le signe latin d’abord, au niveau de sa verbalisation par un signe français ensuite.
Le corpus latin considéré dessine les contours du concept médiéval. Pour les mots
de civilisation romaine, le corpus repose sur des auteurs de l’Antiquité classique
et quelques textes de l’Antiquité tardive rédigés dans une langue littéraire fortement normalisée. Le corpus est en somme homogène et peu variant, particulièrement apte à servir de corpus lexical de référence. Chaque concept trouve sa réalisation lexicale dans un seul signe latin. Cette situation favorise une stabilité des
concepts médiévaux.
La variation dépend également de l’encyclopédie relative au concept exprimé
par le signe latin: elle peut être extrêmement réduite, comme dans l’exemple cité
extrait de Végèce ou bien étendue, lorsque le signe lexical latin est fréquent. Plus
que l’analyse des contextes, qui exige un effort d’abstraction poussé, des gloses et
définitions contribuent parfois à un accès aisé au concept. L’ampleur du savoir encyclopédique disponible est décisive pour la verbalisation du concept, car elle permet au locuteur médiéval de classer ou non le concept dans la catégorie différentielle «civilisation romaine» et l’oriente soit vers l’emprunt soit le mot commun.
La variation du concept dépend enfin de la pression référentielle, c’est-à-dire de
la plus ou moins grande prise en compte d’un référent actuel, analogique du référent disparu. La pression référentielle est elle-même tributaire de plusieurs critères. La richesse du champ sémantique français dans lequel le concept verbalisé est
à prendre en compte: plus un champ sémantique est riche, plus la probabilité est
grande qu’un concept déjà verbalisé influe par analogie sur le concept antique, voire s’y substitue. Ainsi, l’armement défensif, très développé au Moyen Âge, a géné-
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ré de nombreux concepts analogues aux concepts romains du même domaine. À
l’époque médiévale, le concept touchant à l’armement défensif romain aura tendance à être remplacé par le concept médiéval senti comme équivalent: ¢scutumÜ
par ¢escuÜ, ¢loricaÜ par ¢haubertÜ, ¢galeaÜ et ¢cassisÜ par ¢heaumeÜ.
Au moment de la verbalisation, la pression référentielle peut se traduire par
l’utilisation d’un signe appartenant à la langue courante, ce qui n’est pas sans incidence à l’autre bout de la chaîne communicative, pour le lecteur ou pour l’auditeur. Lorsque Simon de Hesdin rend theatrum par theatre dans sa traduction de
Valère Maxime et qu’il consacre plusieurs feuillets à expliquer à ses contemporains ce qu’était le théâtre antique5, il entend régénérer le concept antique, mais le
signe lexical theatre renvoie ses lecteurs, du fait de la pression référentielle, aux
représentations théâtrales médiévales, qui nourriront à leur tour une partie de
l’encyclopédie, même à titre négatif.
À côté des critères linguistiques, la configuration diastratique et diaphasique de
l’énonciation médiévale influe sur la conceptualisation: une traduction savante
s’adressant à des lecteurs latinistes mobilisera un savoir encyclopédique différent
de celui d’un mystère hagiographique destiné à être oralisé devant une foule.
3. Du concept au signe lexical français6
Une fois généré par le signe latin, le concept est verbalisé par un ou plusieurs
signes français qui le spécifient, élargissent son utilisation et approfondissent sa catégorisation. L’interaction entre le signe français et le concept éloigne ce dernier
davantage encore du concept antique original.
À ce niveau, on distingue une variation entre la verbalisation du concept par un
signe lexical unique ou par un ensemble de signes qui le «paraphrasent». Ainsi le
concept ¢centurioÜ peut être signifié par centurion ou centoniere7, mais aussi par
«capitaine chevalier dont chascun avoit cent chevaliers souz soi»8.
Comme pour les autres signes lexicaux, il convient de considérer la variation
d’ordre syntagmatique et la variation d’ordre paradigmatique. Au sein d’un énon-
Ms. Paris, BNF, fr. 9749, f. 99b et suivants.
La «langue» du schéma Lebsanft/Gleßgen a été remplacée dans le nôtre par «signe» pour
éviter l’opposition saussurienne entre «langue» et «parole». Comme E. Coseriu, je pense en effet que cette opposition est fausse: «Ainsi, quiconque analyse la doctrine saussurienne doit garder présent à l’esprit que ce qui est discutable n’est pas la distinction entre parole et langue, qui
est inattaquable (évidemment, la langue n’est pas la même chose que la parole), mais plutôt le
sens antinomique que leur donne Saussure, en transformant cette distinction en une séparation
de fait. Comme dans la formulation de Hegel, la langue est le système de la parole, et non quelque chose qui lui est concrètement opposé» (Coseriu 1958: 207 N32).
7 Pierre Bersuire, traduction de Tite-Live (1354-1356), ms. Paris, BNF, fr. 263, f. 288a.
8 Jean de Vignay, Miroir historial (traduction) (ca. 1330), VII.35, ms. Paris, BNF, fr. 312 (1396),
f. 250b.
5
6
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cé, la relation au concept ne se limite pas à un signe, mais est induite par le discours. Dans un texte relatif à l’Antiquité, le substantif conseiller peut renvoyer au
concept de ¢consulÜ, ce qui est improbable dans tout autre contexte. L’association
à ce concept peut être stimulée par la co-occurrence de mots renvoyant à des
concepts associés à celui de ‹consul›, comme dans l’exemple suivant où les substantifs compaignon et coadjuteur rappellent le partage du pouvoir entre deux
consuls:
Quant Brutus le vaillant conseillier fut mort comme dit est, Valerius son compaignon, qui demeura et fist faire ses solennité funeralles ainsi qu’il appartenoit, demanda aux senateurs et
au commun de la ville qu’on luy baillast ung coadjuteur (Antoine Vérard, Orose en françois,
éd. Paris, 1491, t. 1, f. 151c).
L’étude de la variation syntagmatique doit tenir compte du genre de discours, de
ses destinataires, de la présence ou de l’absence de gloses, de l’insertion du signe
lexical dans un polynôme synonymique et des phénomènes de coréférence. L’ensemble de ces éléments permet, entre autres, de mesurer la normalisation d’un signe lexical (en termes saussuriens, son intégration dans la langue) et de traiter
conjointement les phénomènes de variation et de normalisation.
Historiquement, le lexique des mots de civilisation romaine en français s’est
constitué grâce à des traductions-adaptations, d’abord de récits hagiographiques
se déroulant à l’époque romaine, puis de textes d’histoire romaine compilés. L’histoire ancienne jusqu’à César et surtout les Faits des Romains (1213-1214) marquent
un pas décisif. Riches en mots de civilisation, les Faits des Romains s’ouvrent sur
un court glossaire des principales institutions romaines. Des micro-champs thématiques très structurés se mettent en place au sein de chaque traduction. Il
importe d’étudier la variation idiolectale à l’intérieur de ces champs, afin de comprendre comment on est passé d’une juxtaposition de champs thématiques idiolectaux à des paradigmes normalisés au niveau sociolectal.
4. Du signe latin au signe français
4.1 Présentation générale
Pour verbaliser le nouveau concept, le locuteur peut utiliser un mot déjà existant
en français ou bien en créer un nouveau. La polysémie se révèle d’ordinaire insuffisante pour régénérer un concept attaché à la civilisation romaine, parce qu’elle
fonctionne par extension sémantique alors que la notion de civilisation suppose
une rupture avec les concept existants. Parfois, un amorçage sémantique efficace et
appuyé, comme dans l’exemple cité plus haut de conseiller, permet à la polysémie
d’être effective. Mais bien souvent l’amorçage ne suffit pas. Quand dans une histoire romaine en français, un auteur emploie prevost, le lecteur comprend qu’il ne
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s’agit pas du concept contemporain de ¢prévôtÜ et il conceptualise un équivalent antique du prévôt contemporain. La modification touche-t-elle uniquement le
concept ou bien s’étend-t-elle au noyau dénotatif auquel elle ajouterait l’attribut
«Antiquité»? Si l’on admet une modification dénotative (ou du contenu sémémique), il faut alors parler de polysémie ou au moins de «micro-polysémie».Toujours
est-il que le concept actualisé par la réalisation graphique du signe sera bien éloigné du concept antique de ¢praetorÜ dont prevost est une traduction courante.
Le locuteur se voit souvent contraint de créer un nouveau signe pour verbaliser
un concept antique. Comme il s’agit de signifier des concepts caractéristiques de
la civilisation romaine dont les référents ont disparu, le degré zéro mais aussi le
plus précis de la nomination, qui ne se prête ni à la confusion sémantique ni à la
polysémie ou à l’anachronisme, est l’utilisation d’un signe lexical latin sans modification. Cette pratique est relativement courante au XIIIe siècle dans plusieurs
traductions inédites de Végèce. La traduction anonyme du manuscrit Saint-Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, Fr. F. v. IX, 1 (dernier quart du XIIIe
siècle), présente des passages de ce type9:
Ordinarii sunt només siaus qui estoient premiers en la bataille et conduissoient les ordenemens. Asgustiales estoient siaus qui estoient conjoint as ordenarii par le comandement de
Agust. Flainales [sic] estoit en senblance des agustalii conjoint a la legion par le comandement
de Vaspasciens enpereor. Auquiliferi estoient siaus qui portoient la figure de l’enpereor. Obciones estoient siaus qui estoient mis au leue de lor greignors qui estoient contraint de maladies. Siniferi estoient siaus qui portoient enseignes, qui sunt ores només dragonarii.
L’archéologie et l’historiographie romaines recourent de plus en plus à cette pratique aujourd’hui. Dans la plupart des cas, le processus d’emprunt se double d’une
acclimatation phonologique, graphique et morphologique.
C’est par l’intermédiaire de la concrétisation graphique de signes lexicaux latins
verbalisant des concepts propres à la civilisation romaine que le locuteur français
a accès au signe latin et à son noyau dénotatif. En cas d’emprunt, le noyau dénotatif du signe latin influence le noyau dénotatif du signe français. En fait, il est bien
difficile de tracer une frontière entre le noyau dénotatif (ou contenu sémémique)
et l’encyclopédie (qui relève du concept), ce qui explique dans le schéma la flèche
du concept vers le signe français et la flèche du signe latin vers le signe français.
Le recours au signe latin s’explique par plusieurs facteurs à la fois linguistiques
et extralinguistiques. Parmi les facteurs linguistiques, l’insuffisance lexicale du
français est souvent invoquée. Les prologues de traducteurs des XIVe et XVe siècles manquent rarement de rappeler cette difficulté10. L’apparition de nouveaux
concepts nécessiterait donc l’emploi de néologismes empruntés au latin. Séduisante, cette explication est à soi seule insuffisante. Comment expliquer alors que
9
10
C’est moi qui souligne les latinismes dans la transcription, tirée du f. 16c.
F. Bérier 1988: 256-58 a rassemblé quelques extraits de prologues éloquents sur ce point.
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Frédéric Duval
Robert Gaguin, dans sa traduction du De bello gallico de César, ait employé si peu
de latinismes11? L’emprunt est le résultat d’une tension entre la norme lexicale
française et le degré de précision visé. Deux pôles s’affrontent constamment: le
premier pôle est celui d’une perte minimale d’information dans la verbalisation en
français et par conséquent une tentation terminologique appuyée par la proximité du latin et du français; le second pôle est au contraire celui de la communication, de la vulgarisation, appuyées sur des signes entrés dans la langue, appartenant
à une norme forgée par les énoncés antérieurs. Ce système sous pression où le
commanditaire d’une traduction exige à la fois d’être aussi bien informé que s’il lisait l’original latin et que la langue soit claire et entendible12 est facteur de variations, selon le pôle privilégié par le locuteur.
Les rapports entre latin et français dépendent de la situation de contact linguistique entre les deux langues comme de l’activation sémantique du signe (par
l’énonciateur ou par l’énonciataire). Quatre variables de base expliquent donc la
variation et conditionnent l’activation ou non du signe latin.
1. L’énonciateur est en contact avec le latin: ce contact peut-être intériorisé par le
bilinguisme de l’énonciateur et/ou être établi par une situation d’énonciation
particulière, comme la traduction, qui favorise le transfert d’éléments linguistiques de la langue-source à la langue-cible. En matière lexicale, ces transferts
prennent la forme d’emprunts, de néologismes de sens ou de latinisation graphique.
2. L’énonciateur n’est pas en contact avec le latin: comme ne sont ici envisagés que
des énoncés écrits, il est bien rare qu’un homme du Moyen Âge sachant écrire
soit totalement étranger au latin, puisqu’on apprend à lire dans cette langue. Si
la compétence latine varie, c’est aussi en fonction du latin qui est pratiqué, du
latin de l’école élémentaire au latin classique, en passant par le latin juridique
et le latin scolastique. De manière générale, un énonciateur non-latiniste n’utilisera que les mots de civilisation romaine bien intégrés dans la langue française.
3. Le lecteur/auditeur français latiniste: bien des traductions d’auteurs antiques
sont rédigées à l’attention de lecteurs latinistes. Simon de Hesdin incite ainsi ses
lecteurs curieux à se reporter à tel ou tel auteur dans le texte latin13 et Raoul de
Presles compte bien avoir des lecteurs capables de comprendre le latin14. Nombre de prologues rappellent que le commanditaire de la traduction sait lire le latin et qu’il s’est adressé au traducteur pour diffuser un texte qu’il estimait particulièrement. Sous le topos et l’éloge du maître pointe sans doute une réalité:
les commanditaires ont au moins une teinture latine, mais sont peu capables de
Cf. F. Duval 2006b: 167-82.
Cf. K. Daly 2006: 237.
13 Cf. A. Vitale-Brovarone 2004: 188.
14 «Et pource que plusieurs clers verront ce livre et que les vers sont tres beaux et tres notables a recorder je les ay ci mis en latin» (ms. Paris, BNF, fr. 22912, f. 47c, II.6, glose).
11
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parcourir in extenso de longs volumes, surtout écrits en latin classique. Ces lecteurs peuvent parfois accéder au signe latin à travers le signe français et sont
susceptibles de comprendre les développements étymologiques.
4. Le lecteur/auditeur français non-latiniste: pour lui, bien des signes employés
dans les traductions savantes risquent d’être autonymiques et ne renvoyer qu’à
eux-mêmes, alors qu’ils fonctionnent auprès du «lecteur idéal» par corrélation
avec un signe latin. Que des lecteurs aient trouvé des traductions savantes de la
seconde moitié du XIVe siècle illisibles n’a rien pour surprendre, tant l’empreinte linguistique du latin marque ces textes. En guise de vulgarisation, les
auteurs tentent d’éviter le recours au latin en lui substituant une glose ou un
équivalent de la langue courante.
4.2 Analyse dynamique de l’emprunt des mots de civilisation romaine
La partie du schéma consacrée aux relations entre signe lexical latin et signe lexical français doit être complétée par une présentation dynamique prenant en compte le facteur diachronique et la norme. Le schéma suivant illustre le processus
d’évolution des mots de civilisation romaine (MCR) en français, à partir du mécanisme d’emprunt15.
15
Celui-ci a été très nettement analysé par Humbley 1974: 46-70.
94
Frédéric Duval
4.2.1. À un moment T1, un locuteur français puise dans le stock lexical latin un signe exprimant un concept senti comme caractéristique de la civilisation romaine.
Deux précisions s’imposent:
(a) Le stock lexical latin doit être considéré comme un «dialexique», étant
donné l’évolution diachronique du latin, de la République tardive au Moyen Âge
central. Les mots de civilisation romaine utilisés à l’époque patristique et en particulier dans la Vulgate, comme legio et centurio, se sont conservés sous forme héréditaire en français médiéval. La définition ou la glose de certains mots attachés
à l’Antiquité classique dans les Étymologies d’Isidore de Séville ou plus tard dans
le Catholicon de Giovanni Balbi, favorisent l’emprunt16. Il en va de même pour
l’emploi ponctuel de mots renvoyant explicitement à l’Antiquité en latin médiéval. La dimension diachronique du latin ne doit pas être oubliée, même dans le traitement des mots de civilisation romaine, puisque des mots comme toga ou amphitheatrum sont attestés dans des textes en latin médiéval. On compte ainsi dans la
Library of Latin Texts (CLCLT) de Brepols17, 20 attestations de amphitheatrum du
VIe au premier tiers du VIIe siècle et 3 seulement postérieures jusqu’en 1500. Le
même corpus donne pour la seule forme toga 13 occurrences pour la première période et 34 pour la seconde.
(b) Les mots latins sentis comme mots de civilisation romaine sont sujets à l’historicité. L’ensemble «mots de civilisation romaine» évolue suivant les centres d’intérêt des locuteurs, tous les mots latins classiques étant des mots de civilisation en
puissance. Cette variation a des incidences fortes sur le lexique français, puisqu’elle
favorise l’emprunt dans un cas et le rejette dans l’autre. C’est ainsi que auriga est
traduit par charretier en français médiéval avant qu’on s’intéresse à cette fonction,
qu’on y voie une spécificité romaine, changement d’attitude et modification du
concept qui transforme notre charretier en aurige en français moderne18. Plus
largement, la conception de l’Antiquité par les hommes du Moyen Âge est fort
complexe et évolutive. Il semble qu’une prise de conscience d’une rupture diachronique avec l’Antiquité se produise vers le milieu du XIVe siècle, au moment
où commence à paraître la série des grandes traductions qui vont définitivement
modeler le lexique des mots de civilisation romaine en français, en multipliant les
emprunts, signes linguistiques d’une altérité consciente. C’est alors que le conseiller devint consul . . .
16 La présence d’une glose dans les Étymologies d’Isidore semble être une raison suffisante
pour opter en faveur d’un emprunt aux yeux de Simon de Hesdin. Plusieurs exemples de ce type
apparaissent dans sa traduction de Valère Maxime: «hastes [souligné dans le ms.], ce dist Ysidore, sont petites lances et estoient donnees a ceulz qui mielx avoient jousté ou usé de lances en bataille ou en autres cas d’armes» (ms. Paris, BNF, fr. 9749, III.2.27, glose, f. 152c-d)
17 Consultation datée du 29 septembre 2007.
18 Le TLF (s. aurige) date de 1823 l’apparition du mot.
Sémiotique des mots de civilisation romaine en français médiéval
95
4.2.2. Le signe latin, afin d’être «acceptable» ou «recevable» dans un discours
français, est transformé selon le «diasystème linguistique français» avant de rejoindre l’ensemble des mots français de civilisation romaine (un sous-ensemble assez bien défini du lexique).
Toute langue repose sur un système de normes permettant l’intercompréhension des locuteurs, mais aussi l’expression des différentes fonctions du langage19.
Les normes varient suivant des facteurs diachroniques, diatopiques, diaphasiques,
diastratiques, engendrant un diasystème linguistique.
En contact avec le français, le signe latin subit la pression des normes (diachroniques, diatopiques, diaphasiques, diastratiques) cibles. Si le contact a lieu à une époque peu propice aux latinismes (norme diachronique), que le genre textuel français
y est également rétif (norme diaphasique) et que le public visé n’est pas latiniste
(norme diastratique), les normes peuvent décourager l’emprunt. Si emprunt il y a,
le signe latin est transformé et reçoit des attributs morphologiques et phonologiques
français. De la configuration normative se dégagent les règles d’adaptation de l’emprunt. Plus les règles à appliquer sont simples, moins la variation sera importante:
ainsi le substantif latin aedilitas, en cas d’emprunt, est rendu sans exception par édilité, parce que l’équivalence entre le suffixe latin -itas et le suffixe français -ité était
canonique dans la norme savante. En revanche, en l’absence de règle ou lorsque ces
règles sont trop complexes, voire contradictoires, l’emprunt connaît une forte variation formelle. Sans équivalence stricte avec un suffixe français, le suffixe -icius de
l’adjectif aedilicius est ainsi rendu par -ieux (édilicieux), -ien (édilicien), -ial (édilicial) et -ice (édilice).
Le diasystème français est, en outre, tributaire de la relation sociolinguistique
du français à l’égard du latin. Il n’est pas question de résumer les rapports complexes entre les deux langues en quelques mots20, mais de la nature de cette relation dépendra la fréquence des emprunts et leur nature. Ainsi centurio latin se retrouve sous sa forme latine centurio dans une traduction rédigée en Italie au XIIIe
siècle21; plus habituellement sous la forme centurion, avec un suffixe français hérité de celui du latin; mais l’on trouve également la forme centurien22, où le suffixe
-ien, indiquant un agent, permet d’aligner le substantif sur un paradigme dérivationnel français bien établi.
Cf. par exemple le schéma de la communication proposé par R. Jakobson 1963: 209-48.
Pour une synthèse récente, voir F. Duval 2007: 217-349.
21 Il s’agit de la traduction anonyme du Breviarium d’Eutrope (2e quart du XIVe siècle),
contenue dans le ms. Paris, BNF, fr. 688. L’occurrence se trouve au f. 25a.
22 Chez Jean de Meun, traduction de l’Epitoma rei militaris de Végèce (1284) (éd. L. Löfstedt
1977: I.25), mais aussi chez Pierre Bersuire dans sa traduction de Tite-Live (1354-1356), ms. Paris, BNF, Nouv. acq. fr. 27401, f. 198d et chez Raoul de Presles dans sa traduction de la Cité de Dieu
de saint Augustin (1371-1375), ms. Paris, BNF, fr. 22912, III.15 glose, f. 124c.
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Frédéric Duval
4.2.3. De T1 à T2, l’ensemble des mots de civilisation romaine subit les évolutions
imposées par l’évolution du diasystème linguistique français.
L’évolution du lexique savant en français médiéval est problématique, du fait de
sa transmission. Contrairement au lexique commun, il ne s’inscrit pas naturellement dans le continuum intergénérationnel et n’appartient pas à proprement parler à la langue maternelle. Transmis par l’écrit savant, qui a une double fonction
mémorielle et de prestige, sa normalisation s’effectue de façon discontinue au gré
de l’autorité d’un texte particulier.
Aucune norme prescriptive ne se dessine durant la période, même si les prologues des traducteurs énoncent des choix amenés à être repris. Restent les normes
implicites: celle sous-jacente du latin, celle fixée par un corpus français de référence. Le contact avec le latin permet l’itération néologique: un mot de civilisation
romaine emprunté au latin peut être apparu en français et avoir disparu sans avoir
été repris; sa réapparition ne s’explique pas toujours par le continuum linguistique,
mais par un emprunt réitéré accompagné des mêmes règles de francisation appliquées au signe latin.
Quant au corpus français, par leur autorité et leur diffusion, quelques textes ont
particulièrement contribué à la normalisation des mots de civilisation romaine. À la
suite des Faits des Romains où le lexique des mots de civilisation romaine est assez
structuré, ce sont surtout les traductions de Végèce par Jean de Meun, et de manière encore plus décisive les trois traductions royales de Tite-Live par Pierre Bersuire, de saint Augustin par Raoul de Presles et de Valère Maxime par Simon de Hesdin et Nicolas de Gonesse qui vont durablement normaliser les mots de civilisation
romaine. Tous ces textes sont largement diffusés. Cette triade, qui constitue la porte d’accès privilégiée à l’Antiquité romaine durant le Moyen Âge tardif entérine par
ses accords des choix de traduction (conseiller devient définitivement consul) et
constitue définitivement en lexique de spécialité les mots de civilisation romaine.
Qui plus est, ces trois traductions regorgent de gloses et de définitions et constituent
la première encyclopédie française d’histoire romaine. La variation idiolectale est
donc tempérée par un corpus lexical de référence qui interfère avec elle.
Cette norme implicite contribue à limiter la variation des mots de civilisation
romaine à la fin du Moyen Âge, mais individuellement, certains auteurs résistent
à cette normalisation. Ainsi Robert Gaguin, dans sa traduction du De bello gallico, ne traduit jamais centurio par centurion, rejetant de façon systématique les
mots de civilisation romaine comme étrangers et impropres à l’expression française. Il préfère utiliser centenaire, centenier ou capitaine. Au contraire, des «escumeurs de latin» n’hésitent pas, pour des motifs stylistiques, à emprunter à tour des
bras des mots latins dont on se demande si l’on doit vraiment les considérer comme mots de civilisation. La traduction de Térence en vers, attribuée à Gilles Sybile est seule à rendre ancellula par ancellule, canticum par cantique, cetarius par
cetare, citharistria par citharistrie, etc.
Le long processus de constitution du lexique des mots de civilisation aboutit à
un ensemble hétérogène composé de mots héréditaires (legion, centurion), de
Sémiotique des mots de civilisation romaine en français médiéval
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mots empruntés à diverses époques et qui ont obéi à des règles différentes de francisation, d’unités significatives pluri-verbales. La normalisation tend à rapprocher
des signes latins (tant dans leur réalisation graphique que dans le concept exprimé) un noyau de mots sentis comme expression des concepts romains. Cette évolution prend en charge la variation. Des gloses associées au signe retenu expriment
le concept en employant un ou plusieurs signes français concurrents. Dans cet
exemple tiré du Livre des fais d’armes et de chevalerie (1410), Christine de Pizan
utilise à la fois chevetain et cappitaine, qui sont deux autres façons assez communes de traduire le latin centurio:
Et dient les aucteurs qui de ceste matiere ont parlé que des les temps anciens, les chevetains
des ostz avoient propres enseignes sur leurs heaumes pour estre congneus des leurs et gonfanons a certaines devises ou leurs gens se retraioient. .c. chevaliers estoient soubs .i. cappitaine, c’est assavoire .c. hommes d’armes et iceulx on appelloit centurions (ms. London, BL, Harley 4605, f. 23b-c).
Le cas des polynômes synonymiques est encore plus net: ainsi dans la Mer des histoires trouve-t-on consul et conseiller, nouvelle et ancienne dénominations du
concept de ¢consulÜ. Cette prise en charge de la variation est plus importante dans
les textes les moins savants. Dans les textes les plus savants, la variation est translinguistique et est envisagée du point de vue du passage du latin au français. Cette glose tirée d’un manuscrit de la traduction de Tite-Live par Pierre Bersuire en
est une illustration parmi beaucoup d’autres: «Decemviros estoit le nom de l’office des dix hommes, car vir en latin, c’est homme» (ms. London, BL, Royal 15.D.VI,
livre IV, chap. 9, f. 99a).
5. De la concrétisation graphique du signe latin
à celle du signe français et vice versa
Le prestige dont bénéficie le latin conduit non seulement à l’utilisation de nombreux signes latins plus ou moins francisés, mais à une (re)latinisation graphique.
Ainsi les formes triumphe et triumphal s’imposent d’après le modèle latin, alors
que des occurrences anciennnes laissaient voir une concurrence entre les formes
en o et celles en u. Ces graphies étymologisantes favorisent l’identification des signes latins sous-jacents aux signes français et facilitent le processus d’interprétation pour les lecteurs latinistes, puisqu’elles activent directement les données encyclopédiques et conceptuelles liées au signe latin.
*
Tel qu’il est proposé, dans la version d’A. Blank, comme dans sa version modifiée
par F. Lebsanft et M.-D. Gleßgen, le carré sémiotique est inadapté aux «mots de civilisation», qui ont un fonctionnement spécifique. C’est d’ailleurs cette spécificité
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Frédéric Duval
qui pose problème dans leur enseignement ou dans leur traitement lexicographique.
Étudier leur variation nécessite de prendre en compte à la fois des faits de système et des faits historiques, ou plus précisément de situer les faits historiques au
sein d’un système sémiotique. Les ordres variationnels (diachronique, diatopique,
diaphasique et diastratique) interviennent de façon distincte à chaque étape du
processus sémantique et opèrent différemment selon la fonction du locuteur
(énonciateur ou énonciataire) dans la chaîne communicative.
Les procédés de traduction gagneraient à être analysés comme produits de l’interaction du système sémiotique et des ordres variationnels à un moment donné.
On pourrait ainsi dépasser les typologies habituelles qui sont trop largement descriptives et reposent sur des modèles explicatifs faibles. L’étude de la variation
suppose celle de la norme. Le schéma proposé permet d’articuler les normes latines et françaises au sein du fonctionnement sémantique des signes lexicaux. Il resterait notamment à mieux intégrer la dimension diachronique pour aboutir à un
schéma dynamique.
En attendant, j’espère avoir démontré que l’étude des mots de civilisation impliquait d’aller chercher les racines de la variation au cœur d’un processus sémantique fort complexe mettant aux prises plusieurs mondes et plusieurs langues.
Metz
Frédéric Duval
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