Frédéric Duval88
tin (qui renvoie explicitement à un concept antique) ou bien l’utilisation d’un
signe appartenant déjà au français, associé à un concept qui n’est pas spécifi-
quement antique. Prenons par exemple la différence de traitement des signes
lexicaux latins lorica et toga dans les traductions médiévales françaises. La re-
présentation mentale de ¢loricaÜrapproche ce concept de celui de ¢haubertÜ,
alors que le concept de ‹toga› ne se prête pas à ce type de translation référen-
tielle. Du coup,lorica est rendue par haubert et toga par tog(u)e.Lorsque la dis-
tance référentielle se réduit sous l’effet de l’analogie, le signe français tend à
quitter le champ des mots de civilisation.
– le réseau sémantique du français a une incidence sur le concept. Je ne voudrais
pas m’étendre sur ce point qui touche à des options théoriques fondamentales.
Faut-il, en effet, considérer que la structure de la langue influe sur celle de la
pensée? Si l’on admet après Saussure que l’extension sémantique d’un signe est
limitée par celles des autres signes, il faut en déduire que la structuration d’un
champ sémantique a une incidence certaine sur celle des concepts associés aux
signes. E. Coseriu a combattu cette idée (cf. Lara 1983). En tout cas, il est pos-
sible que la verbalisation contribue à la restriction ou à l’extension du concept.
À ce stade, seule m’intéresse la variation du concept. Ce concept, on l’a vu, est dé-
pendant du signe linguistique à deux niveaux: au niveau de sa (ré)génération par
le signe latin d’abord, au niveau de sa verbalisation par un signe français ensuite.
Le corpus latin considéré dessine les contours du concept médiéval. Pour les mots
de civilisation romaine, le corpus repose sur des auteurs de l’Antiquité classique
et quelques textes de l’Antiquité tardive rédigés dans une langue littéraire forte-
ment normalisée. Le corpus est en somme homogène et peu variant, particulière-
ment apte à servir de corpus lexical de référence. Chaque concept trouve sa réali-
sation lexicale dans un seul signe latin. Cette situation favorise une stabilité des
concepts médiévaux.
La variation dépend également de l’encyclopédie relative au concept exprimé
par le signe latin: elle peut être extrêmement réduite, comme dans l’exemple cité
extrait de Végèce ou bien étendue, lorsque le signe lexical latin est fréquent. Plus
que l’analyse des contextes, qui exige un effort d’abstraction poussé, des gloses et
définitions contribuent parfois à un accès aisé au concept. L’ampleur du savoir en-
cyclopédique disponible est décisive pour la verbalisation du concept, car elle per-
met au locuteur médiéval de classer ou non le concept dans la catégorie différen-
tielle «civilisation romaine» et l’oriente soit vers l’emprunt soit le mot commun.
La variation du concept dépend enfin de la pression référentielle, c’est-à-dire de
la plus ou moins grande prise en compte d’un référent actuel, analogique du réfé-
rent disparu. La pression référentielle est elle-même tributaire de plusieurs critè-
res. La richesse du champ sémantique français dans lequel le concept verbalisé est
à prendre en compte: plus un champ sémantique est riche, plus la probabilité est
grande qu’un concept déjà verbalisé influe par analogie sur le concept antique,voi-
re s’y substitue.Ainsi, l’armement défensif, très développé au Moyen Âge, a géné-