Sémiotique des mots de civilisation romaine en français médiéval

Vox Romanica 67 (2008): 84-99
Sémiotique des mots de civilisation romaine
en français médiéval
Il ne s’agira pas ici d’un bilan, mais de réflexions méthodologiques sur la variation
des mots de civilisation romaine en français médiéval. Les quelques pistes qui se-
ront avancées forment un préalable à l’exploitation d’une base de données lexica-
le consacrée aux mots de civilisation romaine en ancien et en moyen français. Elles
pourront également rendre service, espérons-le, à tous ceux qui s’intéressent au
lexique scientifique et technique du Moyen Âge ainsi qu’aux mots de civilisation
en général.
Parmi l’efflorescence des travaux consacrés au lexique savant médiéval ces
dernières années, souvent dans le cadre d’éditions de traductions, rares ont été
les études consacrées à la variation1. Il faut avouer qu’a priori ce lexique ne
semble pas très propice aux études variationnelles, tant il est soumis à des fac-
teurs de stabilité. De façon intentionnellement réductrice, on pourrait aisément
présenter ainsi les quatre ordres de la variation: au plan diachronique, les
concepts ne se modifient pas, la référence au latin et le succès pluriséculaire de
nombreuses traductions ou compilations contribuent sensiblement à la fixité
du lexique savant. Faiblement héréditaire, ce lexique est peu touché par la dif-
férenciation géographique, sinon marginalement dans ses réalisations graphi-
ques et phonétiques. Composés par des clercs de culture latine autant que fran-
çaise et destinés à une noblesse au moins frottée de latin, les textes savants
français sont au Moyen Âge assez peu soumis aux variations diaphasiques et
diastratiques.
Faisant la part belle aux procédés de traduction comme facteurs de variation,
les quelques études qui se penchent sur la question pâtissent d’une vision trop
naïve du fonctionnement sémiotique. Adoptant une nouvelle approche, je ten-
terai de situer la variation à l’intérieur d’un schéma sémiotique global. Pour ce
faire, je commenterai un schéma inspiré de celui proposé par M.-D. Gleßgen et
F. Lebsanft2. Grâce à une meilleure compréhension du fonctionnement séman-
tique des mots de civilisation romaine en français médiéval, j’espère pouvoir
dégager quelques principes explicatifs de leur variation.
1Cf. Ducos 2006: 553-55, ainsi que Ducos 1998: 218-29.
2Donné en dernier lieu dans Glessgen 2007: 239-42. Ce schéma s’inspire de celui de Raible
1991 et plus nettement encore de celui de Blank 1997: 148.
Sémiotique des mots de civilisation romaine en français médiéval 85
Proposition de schéma sémiotique adapté aux mots de civilisation romaine en
français médiéval
1. Absence de référent
La notion de «civilisation» est relative et oppositive, puisqu’elle suppose la per-
ception d’un ensemble cohérent d’activités collectives en opposition avec celles
d’une société donnée (Duval 2006a). Ainsi, les «mots de civilisation» sont des si-
gnes qui réfèrent à des concepts étrangers à la société qui les emploie et perçus
comme propres à une société ou à un ensemble de sociétés. Ils se définissent donc
négativement: ce qui appartient au monde commun en est exclu. Le concept si-
gnifié par quercus en latin et par chêne en français a peu de chances d’être con-
sidéré comme propre à la civilisation romaine, étant donné que le locuteur mé-
diéval est en contact avec le référent de ce concept, tout comme l’était le locuteur
romain. Le monde de la civilisation à signifier est par définition inexistant dans le
monde du locuteur qui nous occupe: cette absence provient d’une altérité spatia-
le et/ou temporelle.Pour les mots de civilisation romaine en français médiéval, l’al-
térité est double. Bien sûr, l’ensemble du monde romain n’a pas disparu, mais c’est
justement la partie du monde romain la plus étrangère au Moyen Âge qui est sus-
ceptible d’être conceptualisée puis verbalisée en un «mot de civilisation romaine».
On pourrait objecter que des ruines antiques étaient encore visibles, mais en
l’absence de reconstitution archéologique ou historique, ces édifices ne pouvaient
générer le même concept au Moyen Âge qu’à l’époque de leur construction. Dans
l’ensemble des textes dépouillés pour la constitution de la base de données lexi-
Frédéric Duval86
cales, la seule allusion à un référent d’époque romaine apparaît dans la traduction
de la Cité de Dieu de saint Augustin par Raoul de Presles: «Ces theatres ou am-
phitheatres aucunes foys sont appellés les araines, pource que la se faisoyent les
giex de pris et de exercitement, dont tu as encores a perpetuelle memoire de ce les
araine de Nimees [sic]»3. Cette allusion est tout à fait exceptionnelle. La connais-
sance de l’Antiquité, surtout dans le nord de la France francophone, est exclusive-
ment livresque et passe majoritairement par la langue latine.
Le carré sémiotique proposé par M. Gleßgen et F.Lebsanft ne saurait donc ex-
pliquer le fonctionnement sémantique des mots de civilisation, dont la spécificité
est l’absence de référent, tant concret que mental. L’homme médiéval n’est jamais
en contact avec une toge (référent concret) et n’a pas accès au référent mental de
édilité par l’intermédiaire d’un référent concret, comme le magistrat investi de cet
office.
2. Concept
Les schémas sémiotiques s’accordent à faire naître le concept du monde: le réfé-
rent serait à l’origine de la conceptualisation. Comment, dans ces conditions, ex-
pliquer l’existence de concepts associés aux mots de civilisation, dont le trait dis-
tinctif est de ne renvoyer à aucun élément du monde actuel? La réponse réside
dans un rééquilibrage du carré sémiotique par l’intégration d’un système sémioti-
que exogène, en l’occurrence latin.
On peut définir le concept comme une abstraction du référent par accumulation
d’un savoir encyclopédique suscitée par l’intérêt porté à ce même référent. Force
est de constater que les concepts associés aux «mots de civilisation» accumulent
également un savoir encyclopédique, dont l’origine n’est pas référentielle mais lin-
guistique. Le concept est généré par l’actualisation graphique (ou phonique) à
l’époque médiévale d’un signe latin verbalisant un concept considéré comme spé-
cifiquement antique, lui-même généré par un référent antique.
C’est donc autour du signe latin que s’agglomèrent des informations encyclo-
pédiques qui dépassent le cadre du noyau dénotatif (contenu sémémique de
F. Lebsanft et M.D. Gleßgen). Ces informations sont parfois verbalisées en latin
sous forme de gloses, de définitions ou bien se déduisent de l’emploi contextuel du
signe et de son réseau sémantique. Elles se substituent au monde pour régénérer
un concept disparu. Le latin verbalise tous les concepts civilisationnels dont le
français a besoin pour mettre en signes la civilisation romaine. Plus encore, les
signes latins ont découpé le monde antique et délimité les concepts.
La règle selon laquelle les concepts (du domaine de la pensée) ne varient pas
d’une langue à l’autre n’est pas fondée pour les concepts associés à des mots dits
3Raoul de Presles,traduction de la Cité de Dieu de saint Augustin (1371-1375), ms. Paris, BNF,
fr.22912, II.4 glose, f.45c.
Sémiotique des mots de civilisation romaine en français médiéval
de civilisation. Les concepts sont conditionnés culturellement et se modifient en
l’absence de référent. Or les concepts associés à une civilisation sont par définition
fortement connotés culturellement, au point de ne pas exister en dehors d’une ré-
férence à ladite civilisation. Les concepts régénérés par les signes latins ne peuvent
pas recouvrir le concept du locuteur de la Rome antique, et ce pour trois raisons
principales:
l’absence de référent limite les connaissances encyclopédiques qui peuvent s’ag-
glomérer au concept. Sans avoir disparu, le référent peut avoir subi de profon-
des modifications depuis la période antique, qui en modifient profondément
l’encyclopédie. Ainsi les concepts relevant de la rhétorique ne sont plus au
Moyen Âge associés à l’idéal social et intellectuel de l’orateur antique ni même
à la pratique judiciaire, la rhétorique étant principalement employée pour ana-
lyser des textes écrits et apprendre à en produire ou bien à l’oral dans le cadre
de la prédication.
Si bien des concepts propres à la civilisation romaine ont disparu à l’époque mé-
diévale, le savoir encyclopédique qui y est associé quand ils sont «régénérés» a
également souffert, faute de référent. Dans certains cas, il semble que les don-
nées encyclopédiques se réduisent presque au noyau dénotatif. Le concept de
¢pedaturaÜ, rarement verbalisé en latin, l’est en français dans une traduction
anonyme de Végèce, datée de 1380: «Car chascune centurie, c’est a dire la com-
paignie centeniere de l’ost, a sa pedature – c’est sa place – selon ce que les mais-
tres et les mesureurs du champ le devisent»4. L’encyclopédie ajoutera peut-être
au contenu dénotatif que ce concept semble lié à l’installation d’un camp mili-
taire romain et, grâce à l’étymologie, que la mesure se fait par pieds ou pas. Le
savoir encyclopédique est donc quasiment nul pour certains concepts antiques.
l’interaction avec le monde contemporain est inévitable. En l’absence de réfé-
rent antique, le concept peut renvoyer par analogie à un référent du monde
contemporain qui va à son tour modeler le concept ou lui apporter une infor-
mation de type encyclopédique. Ainsi le concept ¢galeaÜse trouve rapproché de
celui de ‹heaume›, associé à un référent de la civilisation médiévale. Le signe
servant à verbaliser et la coréférence nous indiquent la nature et la fréquence
de ces associations analogiques. Le signe latin galea est ainsi presque toujours
rendu en français par heaume. De même, le concept ¢legioÜest fortement tribu-
taire de l’organisation militaire médiévale, puisque la plupart des gloses fran-
çaises laissent entendre que ce corps de troupes était composé de cavaliers (che-
valiers ou hommes d’armes) et non de fantassins.
La distance référentielle du concept antique avec le monde contemporain a des
incidences fortes sur la verbalisation. Elle explique notamment l’emprunt au la-
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4Cf. Löfstedt et al. 1989. Texte latin correspondant: Nam singulae centuriae, diuidentibus
campidoctoribus et principiis, accipiunt pedaturas et, scutis uel sarcinis suis in orbem circa propria
signa dispositis, cincti gladio fossam aperiunt (Végèce, Epitoma rei militaris, III.8).
Frédéric Duval88
tin (qui renvoie explicitement à un concept antique) ou bien l’utilisation d’un
signe appartenant déjà au français, associé à un concept qui n’est pas spécifi-
quement antique. Prenons par exemple la différence de traitement des signes
lexicaux latins lorica et toga dans les traductions médiévales françaises. La re-
présentation mentale de ¢loricaÜrapproche ce concept de celui de ¢haubertÜ,
alors que le concept de ‹toga› ne se prête pas à ce type de translation référen-
tielle. Du coup,lorica est rendue par haubert et toga par tog(u)e.Lorsque la dis-
tance référentielle se réduit sous l’effet de l’analogie, le signe français tend à
quitter le champ des mots de civilisation.
le réseau sémantique du français a une incidence sur le concept. Je ne voudrais
pas m’étendre sur ce point qui touche à des options théoriques fondamentales.
Faut-il, en effet, considérer que la structure de la langue influe sur celle de la
pensée? Si l’on admet après Saussure que l’extension sémantique d’un signe est
limitée par celles des autres signes, il faut en déduire que la structuration d’un
champ sémantique a une incidence certaine sur celle des concepts associés aux
signes. E. Coseriu a combattu cette idée (cf. Lara 1983). En tout cas, il est pos-
sible que la verbalisation contribue à la restriction ou à l’extension du concept.
À ce stade, seule m’intéresse la variation du concept. Ce concept, on l’a vu, est dé-
pendant du signe linguistique à deux niveaux: au niveau de sa (ré)génération par
le signe latin d’abord, au niveau de sa verbalisation par un signe français ensuite.
Le corpus latin considéré dessine les contours du concept médiéval. Pour les mots
de civilisation romaine, le corpus repose sur des auteurs de l’Antiquité classique
et quelques textes de l’Antiquité tardive rédigés dans une langue littéraire forte-
ment normalisée. Le corpus est en somme homogène et peu variant, particulière-
ment apte à servir de corpus lexical de référence. Chaque concept trouve sa réali-
sation lexicale dans un seul signe latin. Cette situation favorise une stabilité des
concepts médiévaux.
La variation dépend également de l’encyclopédie relative au concept exprimé
par le signe latin: elle peut être extrêmement réduite, comme dans l’exemple cité
extrait de Végèce ou bien étendue, lorsque le signe lexical latin est fréquent. Plus
que l’analyse des contextes, qui exige un effort d’abstraction poussé, des gloses et
définitions contribuent parfois à un accès aisé au concept. L’ampleur du savoir en-
cyclopédique disponible est décisive pour la verbalisation du concept, car elle per-
met au locuteur médiéval de classer ou non le concept dans la catégorie différen-
tielle «civilisation romaine» et l’oriente soit vers l’emprunt soit le mot commun.
La variation du concept dépend enfin de la pression référentielle, c’est-à-dire de
la plus ou moins grande prise en compte d’un référent actuel, analogique du réfé-
rent disparu. La pression référentielle est elle-même tributaire de plusieurs critè-
res. La richesse du champ sémantique français dans lequel le concept verbalisé est
à prendre en compte: plus un champ sémantique est riche, plus la probabilité est
grande qu’un concept déjà verbalisé influe par analogie sur le concept antique,voi-
re s’y substitue.Ainsi, l’armement défensif, très développé au Moyen Âge, a géné-
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