Dossier thématique D ossier thématique Thérapie cognitive et comportementale des troubles de la personnalité The cognitive and behaviour therapy of personality disorders IP Q. Debray* résumé L’approche cognitive et comportementale des troubles de la personnalité consiste à mettre en évidence les réactions émotionnelles, les pensées automatiques et les attitudes comportementales qui se déclenchent de façon régulière sous l’influence de certaines circonstances. Des schémas cognitifs dysfonctionnels, établis de longue date, sous-tendent ces réactions. Le travail psychothérapique consiste à suggérer au patient des positions alternatives, puis à travailler sur les schémas, en les atténuant. Le retour aux origines du schéma, souvent lié à un événement fondateur, est également utile. Mots-clés : Trouble de la personnalité – Personnalité borderline – Personnalité histrionique – Thérapie cognitive et comportementale – Jeux de rôle – Journal à colonnes – Restructuration cognitive. Summary. The cognitive and behaviour therapy of personality disorders search to understand the moods, the automatic thoughts and the strategies which come under the influence of some situations. Assumptions and core beliefs about the world can be identified. The goal of the psychotherapy is the following: identify moods, automatic thoughts, core beliefs and schemas, and try to find alternative ways. It is important to recall the origins of schemas and work about. Keywords: Personality disorders - Borderline personality disorder - Histrionic personality disorder - Cognitive and behaviour therapy - Thought record - Alternative or balances thinking. O n décrit, en général, sous le terme de personnalité l’ensemble des caractéristiques psychologiques présentes de façon permanente chez un individu. Ainsi, les réactions émotionnelles, les stratégies comportementales, les idées régulièrement exprimées constituent-elles la personnalité. Pendant * Service de psychiatrie, hôpital Corentin-Celton, Issy-les-Moulineaux. 60 PSY mars 07.indd 60 plusieurs siècles, ces façons d’être et de penser ont été considérées comme constitutionnelles. La science psychométrique, qui prenait le relais des descriptions théâtrales et littéraires, s’ingénia à les mesurer : on parla de facultés, puis de dimensions, puis de facteurs. Cette vision propre au xixe siècle fut remise en question par la conception plus dynamique de la psychanalyse, puis par celle plus interactive de la psychologie sociale. Finalement, l’approche cognitive et comportementale, telle qu’elle a été synthétisée par A.T. Beck et A. Freeman (1) suppose que la personnalité s’établit dans l’enfance et l’adolescence autour de la mise en place de schémas cognitifs, puis que ceux-ci sont entretenus par des renforcements positifs que le sujet recherche et ressent. Nous aurons finalement une séquence comportant différentes étapes : des stimuli qui éveillent des schémas cognitifs (allant de pair avec des croyances), une heuristique (ou inférence) qui sélectionne et amplifie l’information ainsi éveillée, des pensées automatiques, des réactions émotionnelles, des conséquences comportementales. À chacune de ces étapes, le processus peut être pathologique. Approche cognitive des troubles de la personnalité Les croyances peuvent être dysfonctionnelles, établies de longue date, avec, par exemple, des exigences trop élevées ou des idées systématiques d’échec, ou encore un schéma d’assujettissement (“je dois demander un avis et me soumettre à quelqu’un”). L’heuristique, ou traitement de l’information, peut être biaisée, avec la sélection arbitraire d’un détail douloureux, ou la généralisation constante d’un événement particulier. Les pensées automatiques seront obsédantes. Ce sont des croyances conditionnelles, déclenchées par l’environnement : le paranoïaque voit un persécuteur, l’histrionique sent aussitôt une situation où il doit exercer sa séduction, le dépendant ne pense qu’à demander avis à ses proches. Les stratégies comportementales sont, elles aussi, très conditionnées, parfois inconsciemment agies : attaque brutale du paranoïaque, repli et fuite de l’évitant, refuge dans le travail de l’obsessionnel. Pour J. Cottraux et I.M. Blackburn (2), les schémas se maintiennent par sélection et distorsion de l’information, par évitement systématique, mais aussi par compensation. Par exemple, le schéma assujettissement peut entraîner la soumission (le sujet choisit des partenaires et des proches qui le dominent et le La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 3-4 - mars-avril 2007 18/04/07 16:25:05 contrôlent), l’évitement (le sujet évite toutes les relations et les situations dans lesquelles ses désirs sont différents des autres), la compensation (le sujet se comporte de façon passive-agressive ou se rebelle). La différenciation des schémas s’est pendant un certain temps limitée à la classification du DSM-IV. Plus récemment, J.E. Young et J.S. Klosko (3), J.E. Young, J.S. Klosko et M.E. Weishaar (4) ont proposé des schémas cognitifs plus transnosologiques, susceptibles d’affecter plusieurs personnalités. On trouvera dans leur modèle, par exemple, les schémas abandon/instabilité, méfiance/abus, manque affectif, dépendance/incompétence, exigences élevées, assujettissement. Chaque trouble de la personnalité peut se trouver associé à plusieurs schémas (5). Le premier but de la thérapie est de remettre en question ces schémas qui se sont installés de longue date. Ils représentent des interprétations personnelles de la réalité qui vont influencer les stratégies et amener à biaiser les informations. Ils joueront un rôle majeur dans la genèse des émotions. Avant de les remettre en question, il est important de rechercher l’origine des schémas. L’éducation, l’exemple parental, certains événements fondateurs, bénéfiques ou maléfiques, ont pu mettre en œuvre les schémas. Ils se sont ensuite renforcés par des expériences successives qui ont été réinterprétées et sélectionnées. La thérapeutique tentera d’atténuer et de modifier les schémas dysfonctionnels en exposant le patient à des schémas alternatifs, en amenant des réflexions inattendues qui seront testées dans la réalité. On peut aussi camoufler le schéma par l’apprentissage de nouveaux comportements qui le dissimulent. Contexte général de l’abord thérapeutique Il est rare qu’un patient consulte pour un trouble de la personnalité. Un trouble dépressif, un trouble anxieux, des situations difficiles à appréhender, des cas de conscience, ou encore le développement soudain de comportements addictifs amènent le patient vers un psychiatre ou un psychologue. La démarche qui est alors entreprise est la même que celle qui est recommandée pour les troubles dépressifs et les troubles anxieux. Il s’agit de rechercher derrière les événements et les impressions rapportés de façon naturelle par le patient des émotions, des pensées automatiques, des stratégies, puis des croyances dysfonctionnelles. Nous passons donc progressivement d’événements – crises, conflits, colères, gestes désespérés, passages à l’acte, inhibitions – à des régularités plus abstraites, plus générales, plus constitutives de la personnalité du sujet. Devant une circonstance douloureuse récente, il s’agit de déterminer quelles furent les premières émotions, les premières pensées, les premiers comportements que le sujet a manifestés. À chaque étape, on tentera de confronter le sujet à des entités alternatives. La psychothérapie est évidemment socratique, ou maïeutique, le thérapeute amenant le patient à élaborer lui-même ces positions alternatives à la suite de questions pertinentes et adaptées. Par exemple : si vous n’adoptez pas ce comportement, que pouvezvous faire ? Que ferait monsieur tout le monde ? Que ferait votre La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 3-4 - mars-avril 2007 PSY mars 07.indd 61 frère, votre cousin ? Qu’auriez-vous fait dix ans auparavant ? Les émotions seront identifiées, supportées, modulées et surtout validées. Il est fondamental que le patient sente qu’il a le droit de manifester certaines émotions à propos de certaines circonstances, mais pas de toutes. L’angoisse, la colère, par exemple sont justifiées si un proche lui a menti, s’il a changé d’attitude. La colère est moins justifiée s’il s’agit de demander ou de contredire. Les pensées automatiques seront examinées avec soin, discutées. Le patient sera amené à considérer des pensées alternatives, auxquelles il devra s’habituer. Et si vous n’étiez-pas le plus fort ? Et si ce système de valeurs n’avait pas une portée universelle, s’il n’était pas compris par tout le monde ? Êtes-vous si sûr que les autres sont contre vous ? Les attitudes, les stratégies comportementales seront elles aussi examinées. Il s’agit cette fois-ci d’en apprécier les avantages et les inconvénients, afin que le patient visualise assez vite, sur le terrain, les conséquences de ses actes. Ainsi, les premières réflexions seront aussitôt testées. Le patient doit aussi se confronter aux comportements opposés de ceux qu’il manifeste : l’histrionique considérer la réflexion, la solitude ; le paranoïaque tester la passivité, l’absence de réaction, l’amabilité ; le psychopathe envisager la tendresse, la chaleur, la sympathie ; le dépendant se familiariser avec la sincérité, la possibilité de dire non. On verra que les sujets redoutent ces attitudes contraires, mais qu’ils s’y habituent peu à peu. Les croyances dysfonctionnelles, inconditionnelles et présentes de longue date, constituent le point fort de la psychothérapie. Elles seront abordées après plusieurs séances. On examinera les causes d’apparition et de maintien des schémas, souvent établis au cours de l’enfance et de la jeunesse, renforcées ensuite par la sélection de l’information. L’éducation, les événements personnels, les mythes, les légendes, la tradition familiale jouent ici un rôle important. Des formules labellisées seront mises en évidence : “je dois être admiré”, “je suis plus fort que les autres”, “je suis au-dessus des lois”, “c’est la loi de la jungle, le travail acharné peut vaincre toutes les difficultés”, “je ne peux pas faire les choses tout seul”, “je dois me méfier des autres”... Il faut alors étudier avec soin les éléments favorables et défavorables au schéma, déceler quelles sont les circonstances précises de l’existence qui sensibilisent le schéma dans la vie contemporaine, quelles sont les causes récentes de renforcement (rupture, brimade, conflit, confrontation). Il est important de comparer les croyances actuelles et les croyances dans l’enfance, d’amener le sujet à jouer avec ses idées, à les rendre plus souples. On étudiera ensuite la corrélation entre les schémas et les comportements. Le patient devra déceler, dans sa vie quotidienne, quel est l’enchaînement stimulus, émotion, idées, comportement. Il pourra ainsi beaucoup mieux démystifier ses réactions, comprendre qu’elles ont un caractère mécanique, conditionné, et par conséquent plus contrôlable. Plus exactement, la chaîne s’arrêtera en cours de route. Par exemple, l’histrionique mis en présence d’une rivale saura retenir sa séduction automatique, le paranoïaque critiqué évitera la colère brutale, le sujet borderline menacé d’abandon Dossier thématique D ossier thématique 61 18/04/07 16:25:06 Dossier thématique D ossier thématique contiendra ses désirs de fugue ou de geste suicidaire. Le patient est ensuite invité à se confronter progressivement aux situations problématiques en essayant de ne pas réagir automatiquement aux directives du schéma. L’obsessionnel s’habituera aux loisirs, à la perte de temps, l’histrionique à la solitude, au retour sur soi, à l’examen lucide de son passé, le dépendant devra s’essayer à contredire ses proches, à affirmer sa position. Le psychopathe devra accepter des attitudes de générosité et de tendresse, les siennes et celles des autres, le sujet borderline supportera les idées d’éloignement ou d’indifférence, le schizoïde ira vers les autres, le schizotypique vers les réalités concrètes, le narcissique devra modifier son système de valeurs. Dans tous les cas, il s’agit d’acquérir plus de souplesse et de modifier les réflexes habituels, qu’il s’agisse de la crainte d’une attitude opposée ou du recours systématique au pattern de base. Le processus thérapeutique est cognitif et comportemental, il utilise également le domaine affectif. Les méthodes affectives (2) permettent de mieux sentir les réactions émotionnelles et les sentiments qui lient le patient à ses proches. Il s’agit là d’aborder, éventuellement, les événements fondateurs qui sont à la racine du schéma. Selon des principes qui visent plus une meilleure connaissance des affects qu’une catharsis psychanalytique, la technique consiste à remettre en scène des événements récents ou passés. On pourra réaliser des jeux de rôles réactualisant des événements traumatiques. Dans un premier temps, le patient joue son rôle et le thérapeute joue le rôle du parent, ou de l’agresseur, puis on inverse les situations. Ces exercices permettent de réduire et de réattribuer les responsabilités. Afin de renforcer encore les positions, le patient est amené à défendre ses nouvelles attitudes contre le thérapeute qui, lui, joue le rôle de l’avocat du diable. Les méthodes interpersonnelles consistent à examiner avec soin la relation entre le thérapeute et le patient. Celle-ci réédite volontiers une situation naturelle, avec ses excès et ses dérives : le dépendant demande trop, l’histrionique séduit, le psychopathe menace, le borderline craint d’être abandonné, etc. Il s’agit alors d’être sincère. Le thérapeute doit communiquer ce qu’il ressent et poser les limites, tout en signalant que la relation thérapeutique est elle-même un champ d’expérience et de progrès. Le patient peut être invité à situer le thérapeute selon un continuum. Par exemple, pour le psychopathe, le thérapeute est situé sur un continuum juge-victime, pour l’histrionique sur un continuum séduit-indifférent, pour le borderline sur un continuum sauveur-persécuteur. Déroulement d’une séance : Indications Une séance consiste à étudier un événement exemplaire qui s’est déroulé au cours des jours précédents et qui a entraîné chez les patients des réactions caractéristiques. On peut également évoquer une transaction en cours, des attitudes et des stratégies à envisager. L’étude de cet événement récent permet de faire apparaître des émotions primaires et des attitudes émotion62 PSY mars 07.indd 62 nelles défensives, puis des pensées automatiques et des réactions comportementales. Ces étapes seront étudiées avec soin, pas à pas, en recherchant des attitudes alternatives. On pourra utiliser un journal à colonnes. La mise en place de pensées alternatives est particulièrement délicate, avec une orientation progressive depuis des pensées synonymes jusqu’à des pensées réellement alternatives. En fin de séance, un résumé sera établi avec une tâche assignée. Le patient retournera ensuite sur le terrain avec pour mission de réagir par les nouvelles pensées en cas de confrontation critique. Les séances ultérieures seront consacrées progressivement au comportement, puis aux schémas avec, là encore, le recours à des positions alternatives. Au cours de la séance, certaines techniques pourront être utilisées : la reformulation, le décentrement, le passage du concret à l’abstrait, l’argumentation pour et contre, la restructuration cognitive, le recours au passé, les jeux de rôles. Les thérapies cognitives et comportementales paraissent évidentes et sont bien acceptées en cas de troubles de la personnalité dépendante et évitante. Elles rejoignent alors les méthodes classiques d’affirmation de soi et d’entraînement aux habiletés sociales. Il en sera de même avec le trouble de la personnalité obsessionnelle, le patient comprenant vite son diagnostic et l’intérêt de la thérapeutique. Grâce aux publications et à la pratique de Linehan (6) ces méthodes ont beaucoup bénéficié aux troubles de la personnalité borderline. Ce diagnostic, beaucoup mieux connu et accepté, suscite actuellement un intérêt et des publications approfondies qui amènent les patients à consulter (7). Les troubles de la personnalité narcissique, histrionique et psychopathique peuvent bénéficier de thérapies cognitives et comportementales, mais les sujets sont plus réticents et la partie pédagogique de la prise en charge sera sans doute plus laborieuse. Le trouble de la personnalité paranoïaque, où la thérapie est fort indiquée, nécessite, lui aussi, une approche prudente et nuancée. Les troubles de la personnalité schizoïde et schizotypique vont de pair avec une solitude douloureuse et une demande qui rendent plus aisée la thérapie. ■ Références bibliographiques 1. Beck AT, Freeman A. Cognitive therapy of personality disorders. The Guilford Press, 1990. 2. Cottraux J, Blackburn IM. Thérapies cognitives des troubles de la personnalité. Paris : Masson, 1995. 3. Young JE, Klosko JS. Je réinvente ma vie. Les éditions de l’homme, 1995. 4. Young JE, Klosko JS, Weishaar ME. La thérapie des schémas. Approche cognitive des troubles de la personnalité. De Boeck, 2005. 5. Debray Q, Kindynis S, Leclère M, Seigneurie AS. Protocoles de traitement des personnalités pathologiques ; approche cognitivo-comportementale. Paris : Masson, 2005. 6. Linehan M. Traitement cognitivo-comportemental du trouble de la personnalité limite. Genève : Médecine et hygiène, 2000. 7. Mehran F. Traitement du trouble de la personnalité borderline. Paris : Masson, 2006. La Lettre du Psychiatre - Vol. III - n° 3-4 - mars-avril 2007 18/04/07 16:25:07