1517-2017 - 500 ANS APRÈS LUTHER S.E.R. |

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1517-2017 - 500 ANS APRÈS LUTHER
Bernard Sesboüé
S.E.R. | « Études »
ISSN 0014-1941
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bernard Sesboüé, « 1517-2017 - 500 ans après Luther », Études 2016/10 (Octobre),
p. 65-76.
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2016/10 Octobre | pages 65 à 76
religion
et
s p i ri t ualit é
1517-2017
500 ANS APRÈS LUTHER
Bernard SESBOÜÉ
Le 31 octobre débutent les célébrations du 500e anniversaire
de la Réforme protestante. C’est l’occasion de revenir sur cette
histoire douloureuse, d’en analyser les causes et de voir comment surmonter les divisions qui persistent encore.
L
e 31 octobre, le pape François va se rendre en Suède pour participer
au début des célébrations de cet anniversaire, le jour même où,
dit-on, il y a près de cinq cents ans, Luther affichait ses fameuses
95 thèses sur les indulgences sur la porte de l’église du château de Wittenberg1. L’esprit de cette rencontre œcuménique, accomplie en un jour
particulièrement solennel, sera de vivre ensemble, catholiques et protestants, une action de grâce et une repentance communes. Ce sera
aussi l’occasion de rendre à la foi chrétienne un témoignage commun.
L’Église catholique au début du XVIe siècle
Mais de quoi s’est-il agi, il y a cinq cents ans, et de quoi s’agit-il
aujourd’hui pour nous ? Que s’est-il passé en 1517 ? En quoi cela
nous concerne-t-il encore aujourd’hui ? Au XVIe siècle, l’Église
catholique était dans un piteux
Jésuite, professeur émérite état, tant et si bien qu’on ne
de théologie au Centre Sèvres.
parlait, depuis longtemps déjà,
1. Ce serait le 31 octobre 1517 que Luther aurait affiché ces fameuses thèses. Les célébrations du 500e anniversaire de la Réforme protestante, qui s’étaleront sur un an, commencent donc le 31 octobre 2016.
Études - Octobre 2016
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que de la nécessité d’une réforme, qui achoppait toujours. Quelques
mois plus tôt, en mars 1517, le cinquième concile du Latran venait de
se terminer sans avoir rien fait de sérieux. Mais, du point de vue
romain, le concile était fait et il n’y avait pas lieu de le recommencer.
Les abus étaient nombreux et criants : corruption, misère du clergé
(d’où ce proverbe napolitain : « Si tu veux aller en enfer, fais-toi
prêtre ! »), hiérarchie épiscopale et romaine bien peu édifiante, etc.
L’affaire la plus sensible pour le peuple chrétien était la grande
campagne pour les indulgences. Le pape Léon X, fils de Laurent de
Médicis, Laurent le Magnifique, voulant reconstruire de manière
splendide la basilique Saint-Pierre de Rome, celle que nous connaissons aujourd’hui, avait, pour cela, besoin de beaucoup d’argent. Il
lança donc en Europe, et en Allemagne en particulier, une grande
campagne qui concédait généreusement des « indulgences », moyennant des aumônes que l’on espérait aussi généreuses. La prédication se
déplace alors des grandes vérités de la foi aux bienfaits spirituels des
indulgences. Les prédicateurs en arrivent à des arguments de bas
étage qui font du salut chrétien une sorte de troc financier. Un grand
prédicateur dominicain des indulgences, le père Johann Tetzel, a
même vulgarisé ce proverbe : « Dès que l’argent sonne dans le tronc, il
y a une âme qui s’échappe du purgatoire. »
D’où viennent ces indulgences ?
Les indulgences sont issues de la pratique ancienne de la pénitence publique. À l’époque des Pères de l’Église, le fidèle n’était soumis au sacrement de pénitence que pour les fautes très graves (apostasie, crime, adultère, etc.). Ces fautes exigeaient une pénitence
lourde et publique, comptant des observances diverses, dont l’exclusion de la communion eucharistique. Cette pénitence s’étalait dans
le temps et pouvait durer plusieurs années. Bien évidemment, les
pénitents désiraient que la pénitence puisse être abrégée le plus possible. On pouvait le faire moyennant de bonnes œuvres et en particulier une aumône. Quand, au Moyen Âge, la pénitence est devenue
privée, on considéra que le péché, même pardonné, comportait des
séquelles qui demandaient une purification dans l’au-delà. On a
transposé ainsi des éléments de discipline terrestre au mystère
transcendant du purgatoire, en y reportant des indications de jours
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et de durée. Au XVIe siècle, la théologie qui sous-tendait la pratique
des indulgences était particulièrement dégradée, les indulgences
étant devenues l’objet d’un véritable trafic.
L’expérience spirituelle de Luther
Le moine augustin Martin Luther, jeune professeur à la faculté
de théologie de Wittenberg, trouve tout cela scandaleux. Non seulement l’Allemagne est mise en coupe réglée par ce nouvel impôt,
mais encore les consciences sont déformées dans l’illusion que le
salut chrétien n’est pas une affaire de foi, mais qu’il peut s’acquérir
par de bonnes œuvres et principalement par l’aumône.
Cette conception est à l’opposé de l’itinéraire spirituel de Luther.
Celui-ci, homme inquiet et torturé par les tentations, a essayé toutes
les formes d’ascèse pour se
libérer, mais sans résultat. Il se
Luther inaugure
sentait donc condamné par la
une figure nouvelle de la foi
justice de Dieu, de laquelle il ne
retenait que son aspect punitif.
Un beau jour, le professeur d’Écriture sainte qu’il est devenu, lisant
l’épître aux Romains de saint Paul, fait une découverte qui transforme sa vie, et pour laquelle il est en plein accord avec l’interprétation de saint Augustin. Devant l’universalité du péché dans l’humanité, la justice de Dieu est révélée par la foi en Jésus Christ. « Nous
estimons en effet que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi » (Rm 3,28). Paul prend pour exemple le
cas d’Abraham qui « eut foi en Dieu et cela lui fut compté comme
justice » (Rm 4,3).
La justice que nous pouvons recevoir de Dieu n’est donc en rien
le fruit de nos bonnes œuvres : elle est un don gratuit de la miséricorde divine et de la justice par laquelle Dieu nous rend justes. La
justification par la grâce de Dieu moyennant notre foi sera pour
Luther l’article central du mystère chrétien, celui qui fait tenir ou
tomber l’Église (articulus stantis et cadentis ecclesiæ). En cela, il
inaugure une figure nouvelle de la foi, toute différente de celle du
Moyen Âge. Il ne s’agit plus d’obéir à ce que dit son curé et de bien
participer à tout ce que fait la communauté paroissiale. Il s’agit
d’être intimement convaincu que la grâce de Dieu vient me rejoindre
“
”
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dans ma misère et, en raison de ma foi, Dieu me considère désormais comme son ami. Le rôle de la conscience personnelle est formellement mis en avant.
La naissance et le développement de l’« affaire »
Que fait alors Luther ? Il écrit à Albert de Brandebourg, l’archevêque de Magdebourg et de Mayence d’alors, et dénonce à la fois la
pratique des indulgences et la théologie qui la sous-tend. Il pose
donc à la fois un problème de gestion pratique et un problème doctrinal. À sa lettre, il joint 95 thèses sur les indulgences, afin de proposer un débat théologique, de type académique, sur une question
dont les fondements ne sont pas clairs. Ces thèses, certes tranchantes, ne sont nullement des propositions définitives, elles ont
pour but de faire réagir et de parvenir plus tard à des conclusions
mûries. Ce que Luther ignore malheureusement, c’est que l’archevêque est en contrat avec Rome, qui attend le plus vite possible de
l’argent frais, et que lui-même garde un certain pourcentage des
sommes récoltées. Mettre publiquement en cause la pratique des
indulgences reviendrait à tarir la source des profits qu’elles rapportent et à mettre en danger ses propres finances. Luther ne recevra
même pas de réponse. Ces thèses ont-elles été affichées aux portes de
l’église du château de Wittenberg ? On en discute aujourd’hui. En
tout cas, elles sont parvenues à la connaissance du public et
échappent désormais à toute gestion de la part de son auteur. Il voulait un débat dans le cadre de son université : le débat envahit toute
l’Europe. Les « médias » du temps s’en emparent, c’est-à-dire l’imprimerie récemment inventée (autour de 1450), et l’affaire se répand.
Le scandale éclate donc devant une opinion exaspérée par les indulgences et travaillée par cette nouvelle figure de la foi qui est un premier
signe de l’émergence des Temps modernes. Le succès rapide de Luther
ne s’explique que par la rencontre entre la conscience d’un homme et la
conscience d’un peuple. L’affaire devient donc politique et ecclésiale. Elle
est interprétée spontanément comme une révolte contre l’autorité du
pape. Le retour du théologien à l’Écriture et aux Pères de l’Église est
également compris comme une distance soupçonneuse prise à l’égard
de la théologie scholastique contemporaine. Il est aussi l’objet d’une
grande hostilité de la part de l’establishment ecclésiastique.
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Dans cette situation imprévue, mais inquiétante pour lui, Luther
écrit au pape en mai 1518 une lettre très respectueuse dans laquelle il
essaie de justifier sa conduite et explique qu’il élabore des « solutions »
pour faire comprendre ses thèses. Il termine ainsi : « Prosterné à vos
pieds, Très Saint-Père, je m’offre à vous avec tout ce que je suis et tout
ce que je possède. » Mais il est déjà trop tard. Léon X vient d’ordonner
l’ouverture d’un procès contre Luther. Celui-ci est déjà accusé d’hérésie, au sens large que l’on donnait à ce mot à l’époque. Il est sommé de
se présenter devant un tribunal romain dans les deux mois. Mais un
tel voyage serait très dangereux pour lui : il risque d’être tué ou au
moins de finir en prison. Aussi les protecteurs de Luther en Allemagne, en particulier le prince Frédéric le Sage, électeur de Saxe,
demandent-ils le transfert du procès en Allemagne. Le cardinal Thomas de Vio, dit Cajétan, dominicain, grand interprète de saint Thomas d’Aquin, légat du pape en Allemagne, fait savoir que la demande
de transfert est accordée et que Rome lui confie le règlement de l’affaire. L’audition de Luther aura lieu à Augsbourg. Le débat prend tout
de suite un mauvais tour et n’aborde pas les questions de fond. Cajétan
demande surtout à Luther de rétracter ses erreurs. « Lesquelles ? »,
rétorque l’accusé. « Tu nies que le trésor des indulgences soit constitué
par les mérites du Christ et des saints. Or, le pape Clément VI a défini
cette doctrine comme étant de foi. Par ailleurs, tu enseignes que c’est
la foi, non le sacrement, qui justifie. Cela est nouveau et faux. »2 Luther
refusera toute rétractation. Il est prêt à tout, sauf à une rétractation,
tant qu’on ne lui aura pas démontré qu’il contredit l’Écriture.
L’année suivante, en juin et juillet 1519, un grand débat, vraiment
théologique cette fois, s’engage à Leipzig avec le docteur Johannes Eck,
vice-chancelier de l’université d’Ingolstadt, mais il ne fait qu’envenimer
les choses. Les références des uns et des autres sont devenues formellement différentes : l’Écriture sainte pour Luther, les grandes décisions
conciliaires et pontificales pour les théologiens. Eck méconnaît complètement le terrain doctrinal sur lequel évolue Luther. Les questions ne
sont abordées que sous l’angle de la désobéissance et l’accusation d’hérésie est toujours proche. Luther est accusé d’être hostile à l’égard de la
papauté et de reprendre des aspects de l’hérésie de Jan Hus au siècle
précédent. Le dilemme, l’Écriture ou l’Église, se formalise progressivement. De son côté, Luther radicalise de plus en plus ses propos. Le débat
2. Cf. Daniel Olivier, Le procès Luther. 1517-1521, Fayard, 1971, p. 61.
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s’alourdit au plan doctrinal avec la question des sacrements qui se
trouvent mis en cause. Luther est en quelque sorte tombé dans le piège
tendu par Eck et il sort de la dispute plus condamnable qu’il n’y est
entré. Eck est devenu son ennemi et contribuera de près à sa condamnation par le pape. Entretemps, Eck écrit divers opuscules contre la
théologie de Luther. En 1520, celui-ci publie à son tour ses grands manifestes dont le célèbre écrit À la noblesse chrétienne de la nation allemande. Il y fait appel du pape au concile, réveillant ainsi les mauvais
souvenirs des assemblées conciliaristes du XVe siècle. La première
affaire Luther est bouclée en quatre ans. En 1521, celui-ci est condamné
et excommunié par la bulle papale Exsurge Domine. Au lieu de se rétracter dans les soixante jours, il se permet de la brûler publiquement,
renonçant donc à tout espoir de réconciliation. Le 17 avril, il comparaît
devant la diète de Worms et fait devant elle la proclamation célèbre : « À
moins d’être convaincu par le témoignage de l’Écriture et par des raisons évidentes, car je ne crois ni à l’infaillibilité du pape ni à celle des
conciles, puisqu’il est établi qu’ils se sont souvent trompés et contredits,
je suis lié par les textes bibliques que j’ai cités. Tant que ma conscience
est captive de la parole de Dieu, je ne puis ni ne veux rien rétracter, car
il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience. »3
Il est alors mis au ban de l’Empire par la diète. La rupture avec
l’Église de Rome est consommée. Mais Luther a pour lui la faveur
d’une large part du peuple chrétien. Ce n’est pas d’un cas personnel
qu’il s’agit, mais d’un schisme grave et durable dans l’Église d’Occident. Arrêtons ici la lecture des événements. Elle nous suffit pour
réfléchir à leur enjeu.
Comment situer les responsabilités ?
Il est bien difficile de porter un jugement qui ne soit pas tendancieux sur les responsabilités de cette rupture. Disons d’abord que le
climat dans lequel baignaient les uns et les autres les portait à la rupture. Personne ne voulait céder, et la demande faite à Luther de se
rétracter était très prématurée, elle ne pouvait qu’aboutir à son
contraire. On ne peut qu’approuver le Réformateur dans sa protestation contre le trafic des indulgences. Mais il porte une part de respon3. Édition de Weimar, VII, 838, 3-8.
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sabilité, en raison de la violence de certains de ses propos, de son
intransigeance dans la discussion, de ses refus de toute transaction et
de sa radicalisation doctrinale progressive contre l’institution ecclésiale, ce qui a fait de lui un révolté et donc, dans la conscience de
l’époque, un hérétique, alors qu’il ne l’était nullement au départ.
Mais on doit bien reconnaître que la responsabilité majeure vient
du côté catholique. Le soupçon à son égard, injustifié au départ, a
empêché de faire de la question
Le climat dans lequel
des indulgences un débat théologiquement fondé. Les responbaignaient les uns et les autres
sables catholiques voulaient
les portait à la rupture
beaucoup plus la rétractation ou
la condamnation de Luther que la recherche de la vérité. Ils identifiaient leurs positions scholastiques avec l’« orthodoxie », qu’ils
confondaient avec une théologie encore assez confuse. La figure nouvelle de la foi dont témoignait Luther aurait pu se développer de
manière catholique, comme on le voit chez un Girolamo Seripando4,
rédacteur du décret de Trente sur la justification, ou un Ignace de
Loyola. Elle s’imposera d’ailleurs des deux côtés.
“
”
L’Europe sous le signe de la rupture
La rupture est consommée entre Luther et l’Église romaine. La
protestation de celui-ci sera suivie de manière massive en Allemagne.
Derrière lui se lèveront des communautés luthériennes prenant leurs
distances avec les paroisses catholiques. Pour un ensemble de raisons,
une réaction sérieuse de l’Église catholique devant la Réforme prendra un retard considérable : conflits entre les princes, attitude longtemps réticente des papes et exigences de plus en plus grandes des
Réformateurs. Toutes ces causes rendront impossible un concile de
réconciliation. Le concile de Trente s’ouvrira en 1545, un an avant la
mort de Luther. Il sera tenu sous le signe de la prorogation perpétuelle
et comportera trois sessions (1545-1549, sous Paul III ; 1551-1552, sous
Jules III ; 1562-1563, sous Pie IV)5. « Pourquoi si tard, colportera-t-on,
quand tout crie “Concile, concile” ? » Au départ, le Concile a près de
4. Théologien italien de l’ordre des Augustins (1493-1563).
5. Sur le concile de Trente, voir le récent livre de John William O’Malley, Le concile de Trente. Ce qui
s’est vraiment passé, Lessius, coll. « La Part Dieu » n° 23, 2013.
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trente ans de retard ; à l’arrivée, il en compte quarante-cinq. À
l’époque, les communautés luthériennes sont établies dans toute l’Europe. La deuxième génération protestante, celle de Calvin et des
Réformés, a vu le jour, et bien d’autres Réformateurs se sont levés. Le
Concile aura beau fournir un document assez remarquable sur la justification par la foi, où la thèse paulinienne est parfaitement mise en
lumière, dans le cadre d’une théologie catholique (au XXe siècle, d’importants théologiens protestants en reconnaîtront même la valeur),
c’était beaucoup trop tard, comme trop souvent dans l’Église catholique, pour qu’il s’agisse d’un concile de réconciliation. Pendant les
deux premières périodes, on espérera encore la venue des protestants ;
avec la troisième, il était devenu clair que cette rencontre était devenue impossible. D’un côté comme de l’autre, le souci d’avoir raison l’a
emporté sur celui de s’entendre.
Naissance des Temps modernes
et de la modernité
Il n’est pas ici question de faire toute l’histoire du luthéranisme et
encore moins du protestantisme. Prenons acte de l’immense enjeu historique de l’événement de départ. Désormais, l’Église d’Occident a
perdu son unité. Elle restera blessée jusqu’à aujourd’hui par une séparation entre catholiques et protestants. La deuxième génération protestante se développera en France et en Suisse avec Calvin, puis ce sera la
naissance de l’Église anglicane avec Henri VIII. Ne parlons pas de la
multiplicité des confessions protestantes qui s’ensuivront. Le retentissement politique de cette scission entraînera d’abord les guerres de religion, selon le principe que chacun doit garder la religion de son prince
(cujus regio ejus religio). En 1598, l’édit de Nantes promulgué par
Henri IV essaiera d’instituer en France une cohabitation pacifique
entre catholiques et protestants. C’est dans cette situation que l’Europe
assumera l’évolution culturelle des Temps modernes. Les différents secteurs de la modernité seront abordés et vécus de manière conflictuelle
au cours des quatre derniers siècles. On doit, en effet, distinguer la
modernité scientifique qui commence avec Newton et la loi de la gravitation universelle et conduit jusqu’à Einstein et ses successeurs ; la
modernité politique qui fait passer l’humanité de la conception du pouvoir charismatique du prince tenant son autorité de Dieu à l’idéal de
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la démocratie raisonnable et raisonnée ; la révolution culturelle, celle des
Lumières en France et de l’Aufklärung en Allemagne, qui comporte une
laïcisation de la pensée, un oubli
de l’argument d’autorité jusqueAujourd’hui, le point majeur
là dominant et une rationalisaqui fit éclater la crise est résolu
tion des critères ; enfin la modernité industrielle et technologique
qui fait passer de l’outil à la machine, puis à la machine-outil et aux
possibilités nouvelles de l’électronique6. Ces quatre secteurs de la
modernité sont autant de révolutions qui ont marqué profondément la
transmission de la foi et l’interpellent encore aujourd’hui. La Réforme
joua aussi un rôle important dans le développement de la modernité
européenne. Les cinq cents ans de séparation ont contribué à alourdir le
dossier, ce qui constitue un appel de plus à nous réconcilier dans l’unité.
“
”
Le luthéranisme aujourd’hui
Parmi les innombrables dialogues engagés par l’Église catholique
depuis le concile de Vatican II avec les différentes communautés historiquement séparées d’elle, le dialogue luthéro-catholique est l’un
des plus sérieux, des plus continus et des plus féconds. Depuis 1972, il
a publié des documents importants, rassemblés et publiés sous le titre
Face à l’unité7. Les Églises se sont également mises d’accord pour
reconnaître qu’elles ne tombent plus aujourd’hui sous les condamnations mutuelles promulguées au XVIe siècle. Depuis 1986, le dialogue
s’est encore intensifié au plan international comme au plan national
(par exemple aux États-Unis), en se centrant sur la question décisive
de la justification par la foi.
De nombreux documents ont préparé la publication de la déclaration commune entre la Fédération luthérienne mondiale et l’Église
catholique romaine, La doctrine de la justification8 (1999). On peut
6. J’emprunte cette analyse à Abel Jeannière, dans « Qu’est-ce que la modernité ? », Études, tome 373, n° 5 (3735), novembre 1990, p. 501.
7. Commission internationale luthéro-catholique, Face à l’unité. L’ensemble des textes adoptés
(1972-1985), introduits et présentés par Hervé Legrand et Harding Meyer, Cerf, 1986, dont « L’Évangile et l’Église » (1972) ; « Le repas du Seigneur » (1978) ; « Le ministère dans l’Église » (1981) et « Face à l’unité » (1985). Ces documents ont été analysés par André Birmelé, Le salut en Jésus Christ
dans les dialogues œcuméniques, Cerf – Labor et Fides, 1986.
8. Coédition Bayard, Centurion, Fleurus-Mame, Cerf et Labor et Fides, 2000. Voir les analyses d’André Birmelé, La communion ecclésiale. Progrès œcuméniques et enjeux méthodologiques, Cerf – Labor et Fides, 2000.
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dire qu’aujourd’hui, le point majeur qui fit éclater la crise est résolu.
La justification par la grâce moyennant la foi est l’objet d’une confession commune et sereine par les catholiques et les luthériens, même
si elle reste différenciée. Un communiqué officiel commun des deux
signataires a dû être ajouté en vue de quelques clarifications. Ce
résultat est considérable, et ce document devrait désormais appartenir aux textes confessionnels des deux partenaires. Mais il n’a pas
tout à fait les mêmes conséquences pour les uns et pour les autres :
car, pour les luthériens, la justification est « le critère décisif » de
l’authenticité de l’Église, tandis que, pour les catholiques, elle n’est
qu’« un critère ». Ce point a été longuement débattu. Il donne
aujourd’hui lieu à une nouvelle étape du travail entre les deux
confessions, qui porte exactement sur l’Église. Ces conversations
sont toujours difficiles, car on ne recoud pas en quelques années un
différend cinq fois centenaire.
Une suggestion pour le cinquième centenaire
Il est bien légitime que la Fédération luthérienne mondiale
veuille célébrer le cinquième centenaire de la crise de 1517 qui fut
le point de départ de toute l’aventure de la Réforme. Mais il serait
très dommageable que cette célébration consiste en une réaffirmation quelque peu triomphaliste d’une identité conflictuelle et qu’elle
comporte une part de procès intenté à l’Église catholique. Nous
ne devons jamais oublier que la séparation, aux conséquences si
multiples, fut l’expression de la misère pécheresse de toute l’Église et
de tous les partenaires de la division. L’anniversaire ne peut et
ne doit être qu’une avancée nouvelle dans la voie de la réconciliation. La prochaine rencontre de Lund entre le pape François et les
autorités luthériennes de Suède est sur ce point un gage encourageant : à la fois du côté catholique par l’initiative du pape et du côté
luthérien par l’acceptation de sa présence dans cet anniversaire inévitablement délicat. Il revient aux deux grands partenaires de
prendre des initiatives en ce sens. En ce domaine, seul ce qu’une
Église est capable de dire et de faire à son propre sujet a de la valeur.
Les reproches mutuels se sont trop longtemps révélés sans fécondité.
Je n’ai donc pas ici à dire à la Fédération luthérienne ce qu’elle
devrait faire.
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Mais je puis faire une suggestion à l’Église catholique, suggestion tout à fait réalisable et dont la portée symbolique serait grande.
Si la Déclaration commune sur la justification a clarifié une bonne
fois pour toutes le conflit iniLa question des indulgences
tial, une question connexe et
liée de près à l’événement de la
n’a jamais été le motif
rupture reste encore pendante.
d’un dialogue clarificateur
Cette question est secondaire
sans doute, mais elle a son importance. L’Église catholique continue
à enseigner et à pratiquer la doctrine des indulgences. Elle le fait
même de manière festive à l’occasion des Années saintes ou, cette
année encore, avec l’Année de la miséricorde. Sans doute, la pratique
catholique des indulgences ne donne plus lieu à aucun abus de type
financier et la théologie des indulgences a considérablement progressé. En 1967, le pape Paul VI a donné un document important9,
refusant toute conception « bancaire » du trésor de l’Église, supprimant toute quantification et montrant que les indulgences sont efficaces per modum suffragii, c’est-à-dire qu’elles ont la valeur de la
prière de toute l’Église et de la conversion de la conscience dont elles
sont l’occasion. Il n’y a rien là qui mette en cause la justification par
la grâce moyennant la foi.
Il reste que la question des indulgences n’a jamais été le motif
d’un dialogue clarificateur. Je sais, par nombre de confidences
entendues, combien l’indiction périodique des indulgences du côté
catholique irrite les consciences luthériennes et, plus largement,
protestantes. J’ai été souvent obligé de revenir sur ce dossier pour
clarifier les choses. L’Église catholique n’a, à ma connaissance du
moins, jamais exprimé de repentance sur le scandaleux trafic qui
s’est passé au XVIe siècle et elle n’a jamais cherché un accord doctrinal sur le sujet. Elle semble oublier que la Réforme a démarré à partir du scandale des indulgences, que l’Église en ce temps a refusé
d’assainir. Or ce souvenir reste terriblement présent dans les
mémoires luthériennes.
À mon sens, nous devrions, nous catholiques, accepter de changer le nom du processus pénitentiel aboutissant à la pleine libération
des conséquences du péché. Le terme « indulgence » est trop grevé
par le poids des conflits historiques pour pouvoir être accepté
“
”
9. Paul VI, Constitution apostolique Indulgentiarum doctrina, Documentation catholique n° 1487, 1967, pp. 198-218.
75
aujourd’hui. Un autre nom, biblique et traditionnel, serait tout à fait
possible, comme celui de « bénédiction », de « miséricorde » ou de
« bienveillance » divine gratuite, et maintiendrait ce qu’il y a de légitime dans une vraie théologie des indulgences. Car ce point n’est
qu’un aspect de la théologie de la grâce. Cela demanderait sans doute
une révision des textes officiels réglementant les choses et l’abandon
de bien des formules qui ont encore marqué l’enfance de ma génération. Ce serait une belle mise en œuvre de la Déclaration commune
sur la justification et le dernier mot à donner au vieux conflit sur
les indulgences.
Bernard SESBOÜÉ
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