Médecine & enfance VU DE VILLE C. Orssaud, consultation d’ophtalmologie, hôpital européen Georges-Pompidou, Paris, et service d’ophtalmologie, hôpital Necker-Enfants Malades, Paris E. Pino, médecin de l’Education nationale, Pont-l’Abbé Amblyopie à six ans : comment rééduquer efficacement sans pénaliser la scolarité ? OBSERVATION J’ai vu récemment un petit garçon de six ans, Erwan, scolarisé en grande section de maternelle, qui vient d’être opéré d’une cataracte congénitale unilatérale avec pose d’un cristallin artificiel. A plus de trois mois de l’intervention, la vision de l’œil opéré est encore très faible, inférieure à 2/10, et le port d’un cache permanent sur l’œil sain met l’enfant dans une situation effective de déficience visuelle pour un temps indéterminé. C’est la première fois que je dois établir un projet personnalisé dans ce contexte. Mon problème en tant que médecin scolaire est que l’enfant entre au CP dans quelques mois, et, entre le souci légitime de la prévention de la monophtalmie et le souci non moins légitime de la prévention de l’échec scolaire, j’ai un peu peur que nous ne naviguions entre Charybde et Scylla. Que cet état soit a priori transitoire nous empêche, à cause des pesanteurs institutionnelles, de profiter de l’aide du Sessad déficients visuels, service qui étaye toujours précieusement les enseignants. De plus, cette déficience lui étant imposée, notre petit Erwan ne peut pas bénéficier des mécanismes adaptatifs psychologiques que les enfants réellement déficients mettent naturellement en place. Il est surexcité, truande autant qu’il peut pour enlever le cache, est irritable, dispersé. C’est vrai que l’on voit cela avec toutes les amblyopies, mais il me semble que souvent la récupération est plus rapide et le confort de l’enfant en occlusion plus vite retrouvé… ou la contrainte thérapeutique moins inflexible ? Dans le cas de cet enfant, cette contrainte est très mal vécue. De ce fait, le CP risque d’être très difficile. Qu’estce qui est négociable sur le plan de la rééducation orthoptique ? A quel moment, à partir de combien de temps peut-on retirer le cache pour des activités courtes autour de la lecture sans risquer de compromettre le bénéfice de l’occlusion ? Est-ce qu’on commence à septembre 2011 page 302 avoir une modélisation des capacités de récupération de l’œil opéré avec cristallin artificiel chez l’enfant ? COMMENTAIRE Les données récentes concernant le traitement de l’amblyopie apportent un éclairage nouveau concernant ce problème. Les méthodes de rééducation les plus « agressives » évoquées dans l’observation gardent toujours un grand intérêt. Mais il semble possible de proposer des protocoles de rééducation qui préservent la vie sociale de l’enfant et limitent les périodes durant lesquelles il est handicapé par sa vision. De telles techniques pourraient donc permettre de concilier ce qui semble être deux objectifs opposés. QUEL EST LE MOTIF DE CETTE RÉÉDUCATION ? Avant de présenter les différentes options thérapeutiques, il convient de réfléchir aux raisons qui ont motivé cette rééducation. En effet, la question peut se poser de savoir si cet enfant de six ans, âge limite de la plasticité cérébrale en matière d’acuité visuelle, va pouvoir recouvrer un certain degré de vision, ou si toute tentative de traitement de cette amblyopie de privation est vouée à l’échec. Bien que les antécédents ophtalmologiques ne soient pas précisés dans l’observation, il est possible de suspecter le type d’atteinte cristallinienne en cause. En effet, il est exceptionnel qu’une cataracte congénitale unilatérale franchement obturante d’apparition précoce ne soit opérée qu’à l’âge de six ans en France. De plus, il faut noter que ces formes strictement unilatérales correspondent généralement à des anomalies embryologiques oculaires appelées « persistance du vitré primitif » et peuvent s’accompagner d’autres anomalies oculaires. Il est bien prouvé que de telles formes obturantes, surtout si elles sont unilatérales, nécessitent une prise en charge vers l’âge de un mois pour espérer récupérer un certain degré d’acuité visuelle. Médecine & enfance Lorsque ces cataractes congénitales unilatérales sont opérées à un âge plus avancé, a fortiori à six ans, elles sont responsables d’une amblyopie de privation généralement profondément ancrée. Leur pronostic visuel est très défavorable quel que soit le traitement envisagé. Dans ces cas, la scolarisation de l’enfant doit primer sur une plus qu’hypothétique récupération visuelle. Mais l’âge auquel le geste chirurgical a été programmé chez Erwan fait plutôt évoquer une cataracte congénitale qui s’est progressivement aggravée et qui n’a entraîné un retentissement visuel que quelques mois avant l’intervention. Un tel cas est généralement beaucoup plus favorable, car l’enfant a pu développer l’acuité visuelle de chaque œil avant que la cataracte empêche un œil de voir. La durée de privation visuelle après aggravation de la cataracte va conditionner les possibilités de récupération visuelle. Plus cette privation est de courte durée et/ou proche de la fin de la période critique (ou période sensible du développement visuel), vers six-sept ans, plus rapide sera la rééducation. A l’inverse, une privation prolongée et/ou précoce est responsable d’une amblyopie plus profonde et qui nécessitera une prise en charge plus longue. Mais, l’âge d’apparition de la gêne visuelle, et donc la durée de la privation sont souvent mal connus. C’est en effet à l’occasion d’un fléchissement scolaire, de l’apparition d’une maladresse ou d’un examen systématique avant l’entrée en primaire qu’est retrouvée cette cataracte, dont l’aspect à l’examen permet d’affirmer qu’elle n’a pas empêché l’enfant de développer la vision de chaque œil. Dans notre cas, un délai un peu long explique sans doute que l’acuité visuelle soit encore basse trois mois après l’intervention mais ne préjuge pas nécessairement du devenir final. En effet, cette amblyopie de privation « tardive » est alors nettement moins profonde et tout à fait susceptible de récupération. La rééducation doit alors être menée, car il est licite d’espérer recouvrer une bonne acuité visuelle finale. Il faut bien faire comprendre aux pa- rents les enjeux visuels, mais aussi les risques psychologiques et scolaires liés au traitement, afin de pouvoir les prévenir. Il est rapporté par notre confrère qu’Erwan commence déjà à être insupportable du fait de la présence du cache et de la gêne ressentie. MÉTHODES DE RÉÉDUCATION La rééducation vise à forcer l’œil amblyope à travailler en empêchant l’œil adelphe sain de regarder. Ce traitement aboutit à une remontée de l’acuité visuelle qu’il faut ensuite stabiliser. Théoriquement, cette rééducation est d’autant plus rapide que l’enfant est plus jeune, donc que la plasticité cérébrale est plus importante. Après l’âge de huit ans, une rééducation peut être menée mais elle prend du temps (environ un an !). Compte tenu de l’âge d’Erwan, cette rééducation doit être efficace rapidement. Mais elle doit préserver la vision de l’enfant à l’école ou dans ses activités parascolaires. Les trois méthodes pouvant être discutées doivent être détaillées pour voir leurs avantages et inconvénients respectifs. Occlusion permanente Le port permanent d’une occlusion devant l’œil sain reste la méthode la plus efficace pour favoriser l’œil dominé à travailler. Elle permet la récupération rapide d’une isoacuité visuelle au cours des amblyopies fonctionnelles mais aussi d’améliorer la vision d’amblyopies organiques. Elle est particulièrement indiquée lorsqu’il est souhaitable de réaliser un traitement rapide, notamment lorsque l’amblyopie est prise en charge tardivement, vers sept ans. Mais ce traitement est très contraignant. Il ne peut s’envisager que si la récupération visuelle de l’œil amblyope doit être rapide. Si la récupération semble devoir être retardée, il est impossible de laisser à cet enfant une acuité visuelle réduite à 1/10. Comme le rapporte très bien notre confrère, soit l’enfant devient irritable, soit il triche, enlève son pansement ou regarde à côté pour pouvoir se débrouiller. L’occlusion n’est alors plus permanente ni efficace. De plus, certains auteurs ont évoqué le risque d’un septembre 2011 page 303 retentissement psychologique lié au port du pansement oculaire pendant les périodes de scolarité. Ce traitement est également contraignant pour les parents puisqu’il nécessite une surveillance régulière, parfois bihebdomadaire, pour éviter une bascule d’amblyopie. Occlusion discontinue Toutes ces contraintes ont amené à étudier l’apport d’autres techniques dans la rééducation de l’amblyopie, et en premier l’occlusion discontinue. Le pansement oculaire n’est porté que quelques heures par jour, par exemple après la fin de l’école. Cette durée peut être modulée en fonction du mode de vie de chacun et de l’effet attendu. Pendant cette période, la réalisation d’une tâche visuelle (devoir, jeu vidéo, etc.) augmenterait l’efficacité de l’occlusion. L’œil dominant n’étant pas occlus pendant le temps de l’école, l’enfant peut avoir une scolarité normale et ne pas être vu par ses copains avec un pansement oculaire, ce qui réduit les risques de moqueries et de retentissement psychologique. De plus, la compliance au traitement peut plus facilement être contrôlée pendant cette courte période d’occlusion, ce qui réduit les risques de « tricherie ». Enfin, le risque de bascule d’amblyopie étant faible, la surveillance peut être allégée, ce qui est pratique pour les parents. Il a longtemps été considéré que ces courtes périodes journalières d’occlusion de l’œil dominant ne pouvaient pas permettre de « débloquer » une amblyopie profonde. Cependant, des études récentes n’ont pas mis en évidence de différence d’efficacité entre une occlusion permanente et une occlusion discontinue chez des enfants ayant une amblyopie sévère. La seule différence observée porte sur la durée du traitement nécessaire pour obtenir une isoacuité visuelle, celle-ci étant de cinq semaines environ en cas d’occlusion permanente contre quatre mois en moyenne lors de l’occlusion discontinue. Augmenter la durée d’occlusion ne modifie quasiment pas l’acuité visuelle finale, mais réduit le temps nécessaire à la récupération visuelle. Une occlusion limitée à deux Médecine & enfance heures mais accompagnée par une heure de travail de près serait aussi efficace qu’une occlusion de six heures. Enfin, la périodicité de l’occlusion peut être modifiée si nécessaire sans retentissement sur les résultats ; il n’y aurait ainsi pas de différence, tant dans la vitesse de récupération que dans l’acuité visuelle finale, que l’occlusion soit effectuée un jour sur deux ou six jours sur sept chez des enfants de quatre-cinq ans. En pratique, la modulation de la durée d’occlusion doit être guidée par l’évolution de l’acuité visuelle. L’efficacité globalement identique entre occlusion permanente et discontinue, et les moindres contraintes de cette dernière technique ont conduit de nombreux auteurs à la recommander, associée à un travail de près, lors de la prise en charge d’amblyopies quelle que soit leur sévérité. Elle peut donc être proposée chez des enfants scolarisés quelles que soient la cause et la profondeur de l’amblyopie. Elle est indiquée chez Erwan, ce d’autant que la rééducation de son amblyopie ne semble pas évoluer rapidement. Pénalisation pharmacologique Cette technique consiste à instiller deux fois par semaine en moyenne une goutte d’atropine collyre (0,3 % avant deux ans et 0,5 % entre deux et dix ans) dans l’œil dominant, qui alors ne peut plus voir, non seulement en vision rapprochée, mais aussi en vision de loin s’il est hypermétrope, ce qui est la règle à cet âge. De plus, du fait de la présence d’une mydriase aréactive, l’œil dominant devient plus sensible aux aberrations optiques et aux phénomènes d’éblouissement, ce qui participe à sa dégradation visuelle. Cette pénalisation pharmacologique est indiquée dans la prise en charge initiale d’amblyopies sévères, pour initier la récupération de l’acuité visuelle de près. Mais elle peut être proposée dans les formes rebelles ou lorsqu’aucune compliance au port d’un pansement n’a pu être obtenue. Il s’agit là d’un traitement « de la dernière chance » avant de décider d’arrêter toute rééducation. La seule contrainte est de penser à protéger les yeux par des verres teintés en cas d’exposition solaire. CONCLUSION Le type de cataracte de l’enfant de notre confrère laisse espérer la récupération d’une acuité visuelle, puisqu’il y a de fortes chances qu’il ait déjà développé sa vision avant que la cataracte ne s’aggrave. Mais la profondeur de l’amblyopie reste inconnue, de même que la durée de la privation visuelle avant la chirurgie. Il faut donc proposer un traitement « agressif » chez cet enfant de six ans… Il est difficile d’envisager de laisser cet enfant plus longtemps avec une occlusion permanente de l’œil dominant qui limite sa vision à 1/10. Les conséquences psychologiques risquent d’être trop importantes, même en dehors de la période scolaire. De plus, comme il est rapporté, il triche, ce qui rend moins utile un tel traitement. L’occlusion discontinue associée à un travail de près apparaît comme une bonne alternative. Les données récentes de la littérature tendent à démontrer qu’elle a la même efficacité que l’occlusion permanente, y compris face à des amblyopies par privation et/ou chez de grands enfants. Par contre, elle n’en a pas les contraintes. Elle laisse l’enfant mener une scolarité normale, ce qui est le but attendu. Néanmoins, il faut surveiller que cette occlusion discontinue est bien réalisée. L’éducation des parents reste essentielle pour leur faire comprendre l’importance de ce traitement, qui paraît parfois accessoire par rapport à la chirurgie. Imposer un pansement oculaire à un enfant qui n’en veut pas ou plus est parfois difficile… Il faut savoir arrêter une rééducation qui est vouée à l’échec, soit du fait des données ophtalmologiques, soit du fait d’un non-engagement de la famille. Mais avant de baisser les bras, une pénalisation pharmacologique peut être discutée. Bien sûr, cette dernière handicape l’enfant d’une manière peu différente de l’occlusion permanente, mais elle offre la possibilité de surveiller la compliance au traitement. L’absence de mydriase, ou une mydriase réactive, permet d’affirmer que les parents n’ont pas instillé le collyre, et probablement qu’ils n’ont pas effectué correctement tous les traitements précédents. La situation est alors sans issue. Par contre, si le collyre à l’atropine est bien instillé, la situation peut se débloquer puisque l’enfant n’a aucun moyen de tricher. 첸 13e COLLOQUE DE LA SOCIÉTÉ MÉDECINE ET PSYCHANALYSE Entre autorité et incertitude : moments critiques 13-15 JANVIER 2012 La multiplicité des instances qui, aujourd’hui, prétendent réguler la pratique médicale et, à plus d’un titre, la pratique psychanalytique, fait contraste avec l’incertitude inhérente à l’exercice clinique. Au-delà des progrès du savoir et d’un consensus idéalisé, les acteurs de la santé sont confrontés à la complexité des situations, côté soignants et côté soignés. Les conférences de consensus, les recommandations de bonnes pratiques, les démarches d’évaluation se présentent comme des entraves à la pensée et à la prise en compte de la singularité. Aussi, le temps indispensable à la relation devient-il dévalorisé et délaissé. Si l’incertitude côtoie souvent la technicité et la scientificité de la médecine, n’est-elle pas la contrepartie inattendue des demandes de performance et des preuves d’efficience adressées à la psychanalyse et à la médecine ? Un champ de réflexions balisé par l’autorité et l’incertitude nourrira ce 13e colloque pluridisciplinaire de la SMP. Renseignements : Agnès Cousin, tél. 09 52 10 39 54, [email protected], et sur le site de la SMPwww.medpsycha.org septembre 2011 page 304