David ABOAB - août 2007
L’improvisation libre dans la formation du musicien
« L’improvisation, c’est n’importe quoi ! » (un élève)
Introduction
L'étude proposée ici répond au désir grandissant chez bon nombre d'élèves, enseignants
et directeurs de Conservatoires, d’associer la formation musicale avec la pratique de
l’instrument. Il s’appuie aussi sur le constat suivant : arrivés à un certain âge, très peu de
nos étudiants parviennent à s'approprier l'art musical. Pour tout dire, comment expliquer
que tant d’élèves adolescents décident d’arrêter l’apprentissage de la musique alors
même qu’ils commencent à acquérir un niveau de connaissances et de technique
instrumentale intéressants ?
Le besoin d’expression prend le dessus, ce qui est normal. L’élève a besoin d’exister par
lui-même. Parvenir à l’expression de soi par le biais de l’interprétation d’une œuvre
classique demandera encore des années de pratique. Avant cela, l’élève se retrouve plus
en situation de ressentir des impressions, celles que lui transmet le compositeur de
l’œuvre qu’il déchiffre.
L’expression se nourrit d’impressions. Et justement, il y a là, trop souvent, un déséquilibre
intérieur qui se crée.
Après sept ou huit années d’apprentissage, notre jeune musicien a déjà emmagasiné une
quantité non négligeable de partitions. Pour chaque nouvelle page, un même processus
constitué de lecture, de déchiffrage, de recherche des nuances et des plans sonores, de
sensations tactiles, d’exercices techniques, de mémorisation, d'interprétation,…pour
finalement tout oublier par la suite. Ceci est évidemment faux, mais c’est précisément ce
que ressent à très court terme la majorité des élèves qui se croient incapables (sauf cas
d’un examen ou d’une audition imminente) de s’exprimer spontanément sur leur
instrument malgré tout le travail fourni des mois, des années durant.
Devenus plus grands, les plus motivés des musiciens parviennent à discerner qu’en fin de
compte, les années passées sur l’instrument leur ont permis non pas uniquement de se
constituer un répertoire, mais aussi de développer des réflexes de lecture et une
musicalité plus grande, d’élargir leur palette sonore, d’améliorer leur technique,…Mais
combien d’élèves sont concernés ? Une minorité. Ceux qui passeront leur troisième cycle
et iront jusqu’au prix.
Tant d’élèves musiciens ne parviennent pas à ce niveau, qui « flanchent » à partir du milieu
du deuxième cycle, qui perdent la motivation alors même qu’ils pourraient commencer à
s’exprimer et accéder à leur propre langage musical.
Plusieurs facteurs sont bien sur à considérer : un contexte familial et socio-culturel plus ou
moins favorisé (parents musiciens, sorties au concert, ouverture sur les arts,…), un projet
musical en cours (groupe jazz, rock, musique de chambre,…).
Dans ce cadre, le rôle du professeur de musique, s’il ne peut agir sur l’extérieur de l’école
et la vie familiale, est bien de motiver l’élève, de le pousser à devenir le musicien qu’il veut
être, de l’aider à trouver son mode d'expression.
L’improvisation est un outil précieux pour cela.
Soyons honnêtes, l’improvisation s’adresse à tout le monde, y compris aux grands élèves
du classique. Elle permet d’aborder le langage musical autrement, en faisant appel à
l’intuition. Elle demande une autre forme d’écoute de soi et des autres, développe des
réflexes, fait travailler la mémoire, libère le geste…Et surtout, elle est la porte qui permet
d’accéder à notre monde musical personnel ; elle est une porte ouverte sur l’expression
et la création.
L’improvisation complète l’interprétation, elle construit un pont entre la musique de
l’autre (compositeur, partenaire,…) et la sienne propre. On constate trop souvent, dans
la mise en place et la réalisation d’œuvres musicales que le phénomène de l’écoute n’est
abordé que tardivement, lorsque la pièce est mémorisée, que les gestes ont été
« imprimés » dans le corps.
Dans le cas d’une session d’improvisation libre et non idiomatique, aucun des
participants ne sait à l’avance ce qui va naître de la combinaison et de la conjonction des
musiciens en présence. Chacun possède sa culture, son histoire, sa sensibilité, sa
technique propre mais la rencontre de ces différences oblige justement à considérer que
la seule manière de parvenir à une sonorité d’ensemble cohérente provient de la qualité
de l’attention portée à ce qui va être joué.
Les trois oreilles
Posons l’hypothèse d’une oreille à trois focales :
1- L’écoute microphonique . L’oreille fonctionne comme un micro relié à un
magnétophone qui enregistre les sons perçus. On l’associe généralement à la
reconnaissance des intervalles et des harmonies, à l’identification d’un caractère musical,
à la reproduction de figures rythmiques…C’est une oreille analytique, proche du son (pris
en tant qu’objet sonore), directement connectée à une mémoire dite de reconnaissance
ou mémoire positive : « j’ai déjà entendu ça, je peux donc l’identifier et le reproduire ».
Généralement, les programmes classiques de formation musicale, à ce niveau,
remplissent assez bien leur rôle.
2- L’écoute mésophonique. C’est une écoute ou l’autre entre en jeu. A ce niveau, il est
davantage question de parvenir à échanger des fragments musicaux avec un ou des
partenaires extérieurs. C’est un peu l’équivalent d’une conversation en petit groupe.
« Quel est le thème de la discussion ? », « Que dit-il ? », « Que puis-je répondre ? », « Quel
est le sens général de sa phrase ? », « Comment réagir ? ». Ce travail est plus abordé au
sein d’ateliers de pratiques collectives (orchestre, musique de chambre, jazz,…).
3- L’écoute macrophonique. L’oreille parvient à une écoute globale de la musique
produite, tout en s’attachant aux différents échanges qui la composent. Elle suit les
mouvements, entend les questions, les réponses, identifie le rôle de chaque pupitre,
anticipe les directions, prévoit les changements. C’est lorsqu’elle est associée aux deux
autres types d’écoute - l’oreille du chef d’orchestre ou du compositeur. Elle inclut aussi
« tout ce qui est de l’ordre de la référence, tout ce qui est immédiatement identifiable par
chacun…que cela vienne de sa culture ordinaire ou de sa culture cultivée » (Alain
SAVOURET).
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On peut maintenant aborder le sujet de l’improvisation générative (issue du son, une
improvisation qui nait de la matière sonore) par cette question fondamentale : quels sont
les liens et de quelles natures sont-ils - entre les développements respectifs de l’oreille
et le travail de l’improvisation libre et non idiomatique ?
Cette question en amène d’autres : Qu’est-ce qu’écouter dans un contexte
d’improvisation ? Comment appréhender une musique dont je sais que je ne l’entendrai
jamais plus ? Quelle oreille vais je travailler et comment la travailler ? Puis-je développer
mon oreille analytique sans support écrit ou enregistré ? se rencontrent création
instantanée et musique construite ? Y a-t-il un rapport quelconque entre créativité et
développement de l’oreille ? Comment improviser sans faire n’importe quoi (qui n'a aucun
sens) ?
Puis, dans un autre registre : Qu’est-ce qu’un son ? Qu’est-ce qu’un bruit ? Qu’entend-on
par matière sonore ? Le son est-il palpable ?
Ces questions sont rarement posées en cours de formation musicale.
Par la pratique de l’improvisation libre, l’instrumentiste va se retrouver confronté à ces
types de problématiques. Le support écrit traditionnel disparaît - et avec lui, tous les
entendements tacites qui rattachaient chaque individu au reste du groupe et la
question se pose alors: « comment nous entendre, nous autres musiciens, maintenant
que nous ne voyons plus ? »
L’improvisation, c’est n’importe quoi
Didier PETIT (violoncelliste): « …essayer de faire n’importe quoi mais pas n’importe
comment - même si cela est impossible, est extrêmement important en musique. C’est un
déclencheur, un outil, un processus de découverte de soi et des autres, un désinhibant ; cela
permet une évolution du discours musical et révèle des capacités à répondre à des situations
musicales diverses. »
Rainer BOESCH (pianiste et compositeur) : « On peut se demander s’il est possible à l’homo
sapiens de faire n’importe quoi. […]. Nous oublions que nous sommes lourdement
programmés, et devrions acquérir cette modestie qui nous enseignerait que notre liberté de
faire ou même d’imaginer « n’importe quoi » est extrêmement limitée ».
Ne fait pas « n'importe quoi qui veut ». Quand bien même, produire n’importe quoi – dans
le sens de quelque chose qui n’a jamais encore été fait est ardu. Y parvenir, c’est
retrouver l’état - propre à la petite enfance - de découvreur, d’explorateur, d’inventeur.
On invente vraiment que ce qui n’a jamais été fait.
Il y a du « n’importe quoi » enfoui en nous ; l’un des intérêts de la création instantanée
que représente l’improvisation libre est justement de creuser des chemins pour y accéder.
C’est la recherche d’un état de transe, l’installation en profondeur dans le son qui, peut-
être, permettront un instant à mon être d’échapper à sa propre conscience et de rentrer
en phase avec la part d’inconnu et d’inexploré qui est en lui.
Sur l’oreille
Si nous reprenons notre postulat de départ, à savoir que l’oreille possède trois focales
pour l’écoute, la question que nous formulions en tout premier lieu était de savoir
comment travailler l’oreille dans le cadre d’une improvisation libre. A vrai dire, il semble
que la mémoire soit intimement liée à cette question. Dans un contexte de musique
classique écrite, l’oreille un peu préparée dispose de repères forts (cadences,
ponctuations diverses, lignes mélodiques et harmoniques prononcées et plus ou moins
facilement mémorisables). Les programmes de formation musicale travaillent beaucoup
sur la mémoire auditive tout au long d’années par le biais de ces outils. Et c’est, entre
autres, grâce au développement de cette mémoire que l’oreille s’affine.
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