Hiram : naissance d’un mythe1
Jean-Jacques Zambrowski
La franc-maçonnerie a pour objet le perfectionnement individuel de ses
membres.
Ceci vaut pour toutes les obédiences, des plus « séculières » aux plus
spiritualistes.
Une autre caractéristique essentielle de la franc-maçonnerie est le recours
au symbolisme, faisant appel à des représentations, à des archétypes, pour
accompagner linitié sur les voies de la connaissance, connaissance de lui-
même, de ses rapports à lAutre et au monde qui lentoure.
Sans rien dévoiler qui ne puisse se lire à la rubrique « franc-maçonnerie »
de Wikipedia, il convient de noter que ces symboles sont, au moins, de deux
types.
Certains, notamment ceux que découvre lapprenti dès le cabinet de ré-
exion ou dans le temple illuminé sitôt après son initiation, sont des  gures
géométriques, des objets, des outils. Pour autant quils soient simples,
banals, ils sont porteurs de sens, et leur signi cation pour le franc-maçon
peut être fort riche, voire complexe.
Lautre type de représentations archétypales auquel la franc-maçonnerie
fait appel o re à considérer une formidable galerie de personnages.
1. Conférence présentée à l’Académie maçonnique le 20 mars 2010.
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Eux aussi sont pour linitié les  gurations de vertus ou de vices, de valeurs
ou de faiblesses, qui sont ceux de lhomme en général, et de linitié auquel
ils sont successivement proposés comme sujets de méditation en particulier.
Certains de ces personnages ont une historicité indiscutable, même si
limage que retient deux la geste maçonnique est fragmentaire, redessinée
à dessein, pour mieux servir le propos pédagogique du degré auquel ils
interviennent.
Dautres, sans quil importe de discuter ici de leur historicité avérée, ont
à ce point laissé une empreinte profonde dans notre conscience collective
quils ont en tous cas valeur de personnages historiques, du moins dans le
monde occidental marqué par lhéritage judéo-chrétien et la culture qui en
a découlé.
Dautres encore sont de pures créations des fondateurs de nos rites et
rituels, façonnés de toutes pièces ou ayant leur origine dans un personnage
historique ou culturellement connu. Pour autant que le nom du personnage
puisse être retrouvé dans les écrits et les récits fondateurs de notre culture
partagée, les attributs de ces personnages, leurs traits de caractère, comme
leurs actes, faits et gestes sont de pure invention.
Ils sont ainsi les héros symboliques de notre geste initiatique.
Ils donnent un support, une  gure humaine, aux attitudes et aux compor-
tements que nous voulons explorer en nous, que nous proposons dexplorer
en eux à ceux qui entament après nous ce cheminement à la fois exigeant et
exaltant.
Il est dans cette galerie de portraits un personnage singulier ; sans aucun
doute, le plus connu de tous ces personnages, commun aux divers rites,
reconnu par les Anciens autant que par les Modernes, les réguliers tout
comme ceux qui ne le sont pas, les déistes, les théistes, autant que les athées
et les agnostiques.
Il sagit dHiram.
Hiram Abif, Hiram le maître architecte chargé par le roi Salomon de bâtir
non pas un temple quelconque, ni même le plus grand ou le plus beau des
temples, mais Le Temple, celui qui devait être la demeure de LÉternel, celui
où la parole de LÉternel, gravée sur les tables de pierre enfermées dans le
Tabernacle, devait être abritée et vénérée.
Hiram, le personnage clé de la franc-maçonnerie, celui dont la mère, veuve,
est aussi notre mère puisque nous sommes ses enfants, nest-il donc quun
héros imaginaire ?
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Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1)
Pas tout à fait, bien sûr, puisque la Bible fait mention sci quement dun
Hiram parmi les artisans réunis par le roi Salomon pour construire et orner
le Temple et ses abords.
Mais nullement dans le rôle prééminent que lui attribue la tradition
maçonnique.
La question se pose dès lors de lappropriation par la franc-maçonnerie de ce
personnage, a n den comprendre le sens et la portée.
En dautres termes, de ré échir à la construction dun mythe, du mythe
central de la franc-maçonnerie spéculative.
Sans doute nest-il pas inutile de rappeler ici quelques éléments caractéris-
tiques dun mythe.
Un mythe peut être dé ni comme un récit fondateur et explicatif dun com-
portement social.
Il se distingue dune légende en ce que celle-ci se réfère à certains éléments
factuels, même sils sont largement déformés.
Je précise à cet égard que si je privilégie le terme de « mythe » à propos
dHiram, cest que la transformation dun habile artisan fondeur de bronze
en lunique maître architecte chargé de conduire lérection du Temple est
plus quune déformation, une transformation signi cative.
Le Hiram de la Bible et le Hiram de la franc-maçonnerie ont en commun un
prénom, une époque et un chantier. Mais  nalement guère plus.
On peut dire des récits mythiques quils ne sont pas de simples récits roma-
nesques, ni poétiques. Rien nest gratuit ni arbitraire dans leur construction.
Ils véhiculent et utilisent des archétypes, qui savèrent communs à toutes les
sociétés, à toutes les cultures, à toutes les époques. Les mythes racontent une
histoire ancienne, à laquelle est conférée une dimension sacrée.
Mircea Eliade, que daucuns considèrent comme proche de la franc-maçon-
nerie alors que plusieurs de ses écrits sont sinon anti-maçonniques du moins
assez méprisants pour la maçonnerie, considérée comme simpliste dans ses
jugements2, a en tous cas été un contributeur indiscutable à létude du sacré,
des mythes et des croyances religieuses. Eliade explique quun mythe est
2. Cf. par exemple Océanographie. Eliade a aussi dénoncé les régimes démocra ques
« d’importa on étrangère » et l’« invasion juive »… Il fut a aché culturel du régime an -
sémite du dictateur Ion Antonescu à Londres puis à Lisbonne. Par ailleurs, il fut vers la n
de sa vie proche de personnalités comme Louis Pauwels, et témoigna de son admira on
pour René Guénon.
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Hiram : naissance d’un mythe
construit pour être exemplaire. Et il précise que « Le mythe est assu
par lhomme en tant quêtre total, il ne sadresse pas seulement à son intel-
ligence ou à son imagination. » Cela signi e que le mythe demande à être
cru: ladhésion au mythe est lacte de foi initial, le pré-requis indispensable
à lintégration parmi les adeptes.
Paul Ricœur a joliment écrit que « le mythe est une esce de symbole en
forme de récit, articulé dans un espace-temps hors de lhistoire et de la géo-
graphie »3, en tous cas qui sa ranchit de lhistoire et de la géographie.
Comme le notait Raoul Berteaux4, « Le mythe est historiquement faux,
mais psychologiquement réel. Il ny a pas réalité historique, mais réalité
psychologique. »
En fait, les mythes di èrent des légendes par plusieurs critères. Pour Ralph
Stehly, professeur dhistoire des religions à lUniversité Marc Bloch de
Strasbourg, il y a trois critères principaux de di érentiation:
1. Le caractère sacré des mythes. Le mythe est une histoire sacrée. Non seu-
lement le thème des mythes nest pas ordinaire, mais leur narration même
est considérée comme ayant quelque vertu en elle-même.
2. Le mythe nest pas raconté nimporte quand, mais pendant les céré-
monies dinitiation, pendant le rite.
3. La thématique a toujours trait aux origines : comment et aux termes de
quels enchaînements on est arrivé à lenvironnement existentiel qui carac-
térise la situation daujourdhui. Le thème des mythes a toujours trait à un
commencement ou à une transformation.
Le mythe dHiram appartient à la catégorie des mythes didentité. Il devient
véridique dès lors quil est répété par les membres du groupe qui se recon-
naissent en lui et se réclament de sa postérité.
Pour sen tenir au mythe dHiram et à sa construction, il faut naturellement
commencer par évoquer ici le Hiram mentionné par la Bible.
Le roi David, lancien berger vainqueur de Goliath, le poète auteur des
Psaumes, avait formé le projet de construire un temple pour LÉternel, le
Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, qui avait fait sortir son peuple Israël
dÉgypte sous la conduite de Moïse.
Mais David navait pu mener son projet à bien. Son  ls Salomon entreprit
donc de bâtir lédi ce. Il sadressa au roi de Tyr, prénommé Hiram. En
3. Paul Ricœur, Finitude et Culpabilité, Paris, Aubier, 1960, p. 25.
4. Raoul Berteaux, La Voie Symbolique, Édimaf, 1986, p 69.
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Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1)
échange dune portion du territoire de Galilée, qui appartenait au royaume
dIsraël, et de quantités de blé et dhuile vierge, Hiram roi de Tyr  t abattre
et livrer à son voisin dimportantes quantités de bois de cèdre et de genévrier.
Il lui loua également les services de plusieurs artisans, maîtres dans lart de
la construction. Le Livre des Rois (I Rois 7.13-45) rapporte que parmi eux,
Salomon demanda dengager le  ls dun Tyrien, artisan du bronze, décédé,
et dont la veuve était une Israélite de la tribu de Nephtali. Succédant à son
père, le  ls, lui aussi prénommé Hiram, était devenu à son tour fondeur et
sculpteur de bronze.
Hiram le bronzier réalisa divers ornements essentiels de la Maison du
Seigneur voulue par Salomon, et en particulier les deux colonnes dressées à
lentrée du Temple ainsi que la Mer dairain.
On trouve une seconde mention dHiram dans le corpus biblique.
Plus de trois siècles après la rédaction du Livre des Rois que nous venons
dévoquer, fut rédigé le Livre dit des Chroniques. Dans ce texte Hiram,
dont le nom est devenu Houram, (avec un vav à la place du iod) est un per-
sonnage plus important que dans le récit des Rois : de spécialiste du bronze,
il est devenu maître-artisan expert en de nombreuses techniques.
Salomon demande en e et à Hiram roi de Tyr de lui envoyer un« homme
qui sentende à travailler en or, en argent, en airain, en fer, en écarlate, en
cramoisi, et en pourpre, et qui sache graver, [a n quil soit] avec les hommes
experts que jai avec moi en Judée, et à Jérusalem, lesquels David mon père
a préparés » (II Chroniques 2.7).
Et le roi de Tyr lui répondit: «Je tenvoie donc un homme habile et intel-
ligent, Huram-Abi,  ls dune femme dentre les  lles de Dan, et dun père
Tyrien. Il est habile pour les ouvrages en or, en argent, en airain et en fer, en
pierre et en bois, en éto es teintes en pourpre et en bleu, en éto es de byssus
et de carmin, et pour toute espèce de sculptures et dobjets dart quon lui
donne à exécuter. Il travaillera avec tes hommes habiles et avec les hommes
habiles de mon seigneur David, ton père. » (II Chroniques 2.13-14.)
En trois siècles de transmission, Hiram a pris de limportance, de lépaisseur.
Il semble donc quune légende autour de ce personnage se développa dès
lAntiquité.
Cela dit, en dehors de cette mention, et de la liste des pièces de bronze poli
fondues par lartisan, aucun détail nest donné sur la vie dHiram, et pas
davantage sur les conditions de sa mort.
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Hiram : naissance d’un mythe
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