JAUME SERRA HUNTER, RÉNOVATEUR DU SPIRITUALISME Alain GUY «La nova era sera una era de l'esperit» (Filosofia i c~ltura,l."serie, p. 29). «Cada vegada que descendim a les fondaries de la propia consciencia, veiern més clar que I'home és una imatge de Déu» (Sentit i valor de la nova filosofia, p. 80). Des le début de mon arrivée A Toulouse (1948), le grand nom de Jaume Serra Hunter ( 1878-1943) vint frapper mes oreilles: dans les milieux philosophiques de la Cité Palladienne, sur les bords de la Garonne, on se souvenait avec émotion et ferveur de l'éminent Recteur de Barcelone, qui était membre correspondant de la «Société Toulousaine de Philosopie» et dont la courageuse attitude, libérale et catalaniste, était unanimement respectée. Sa généreuse activité d'homme de gauche, son discours du 15 mai 1930 (répliquant aux attaques du dictateur Primo de Rivera) et surtout son action, sans défaillance, au service de la République, tout au long de la Guerre Civile, faisait l'admiration de tous les progressistes. Sur un plan plus personnel, encore, les républicains espagnols réfugiés A Toulouse (qu'ils appartinssent A l'Ateneo Español, au Casal Catali, au PSOE ou encore A la CNT et A la FAI) me parlerent beaucoup de lui; mes c o l l e g ~ eAlfons ~ Serra Baldó et aussi Maitre Domenec Pallerola (alias Domenec de Bellmunt) me raconterent sa vie A Toulouse, apres la défaite de 1939. Monseigneur Martimort, bibliothécaire de 1'Institut Catholique de Toulouse, qui gardait de lui un profond souvenir, me montra la caisse de notes et de manuscrits, abandonnée par lui, A son départ pour México, 06 la mort l'attendait deux ans plus tard; je trouvai, dans ces papiers jaunis, un savoureux article écrit par lui dans l'hebdomadaire languedocien Terra d'Oc.. . Je fus tout de suite sensible au sillage de clarté et de grandeur intellectuelle et morale de cette haute personnalité philosophique, universitaire et politique. Ce noble fils de Manresa, député de 1'Esquerra Republicana de Catalunya, était membre de 1'Institut d'Estudis Catalans et de 1'Academia de Bones Lletres de Barcelone; sa «bonté sans affectatiom («bondad sin aparato»), comme l'observe Eduard Nicol (El problema de la filosofia hispánica, Ed. Tecnos, Madrid, 1961, p. 194) sut allier intimement, avec toute l'exquise discrétion qui le caractérisait, ses ardentes convictions catholiques et son militantisme aux c6tés des classes laborieuses. Si l'étendue de son oeuvre imprimée (una trentaine de titres) n'est pas quantitativement aussi considérable que celle d'Ortega y Gasset, d'unamuno ou d'Eugeni d'Ors, elle est, tout de meme, importante: depuis son Ensayo de una teovia psicológica del juicio (Madrid, 1910) jusqu'A son ouvrage posthume El pensament i la vida (México, 1945), sans parler de ses écrits littéraires et poétiques. Conférencier disert (notamment, dans les Cercles ouvriers, au sein desquels, comme chez nous, Robert Garric avec ses Equipes Sociales, il se dévouait sans compter) et journaliste doctrinaire (collaborateur, des 1914, de 1'Enciclopedia Espasa-Culpe), Serra Hunter fut, avant tout, un restaurateur éloquent de la métaphysique spiritualiste -A la fois, contre le naturalisme, le positivisme, I'idéalisme absolu et la néo-scolastique. Son rayonnement fut grand et il est perceptible aujourd'hui encore. Ce fut le vigoureux rénovateur de l'École de Barcelone, dans la lignée de son maitre Xavier Llorens i Barba (et de la philosophie écossaise, dans la tradition de Ramon Martí d'Eixali). Pour ma part, je lui ai consacré une page de ma récente Histoire de la philosophie espagnole (Toulouse, Publications de I'Université, 1983, p. 265: «Le spiritualisme introspectif~).11 est souhaitable qu'une th2se de doctorat lui soit bientot dédiée; je crois savoir que l'entreprise est en route, présentement, A 1'Université de Barcelone. En dépit de son tempérament serein, Serra Hunter semble avoir connu, des sa jeunesse, comme tous les authentiques philosophes, les affres du doute ou, du moins, ceux de l'insatisfaction philosophique; il confesse, en effet, qu'il a rejeté tres t6t le carcan des idées archiiques qui lui avaient été autoritairement enseignées: cl'étude de la philosophie moderne se mit A dissiper en moi, déjh h l'époque oh j'étais étudiant, les ombres d'une formation dogmatique, unilatérale et tendancieuse» (Sentit i valor de la nova filosofia, prbleg, p. 10). A que1 professorat extrinséciste et figé fait-il ainsi allusion? On peut supposer qu'il s'agit, d'un &té, du vieil enseignement scolastique (requ par lui au collkge jésuite) et, d'un autre caté, des derniers Cours krausistes (qui lui furent dispensés, de 1902 i 1910, par ses maitres de 1'Université Centrale, A Madrid, juste avant la nomination d'Ortega y Gasset, qui libéra de ses phantasmes la malheureuse pensée espagnole.. . et qui aurait pu apporter beaucoup au jeune Catalan.. .). Quoi qu'il en soit, c'est i plusieurs reprises, dans ses diverses oeuvres, que Serra Hunter dit «non! » au vieil aristotélisme curieusement thomistisé. D'emblée, il veut se placer dans la perspective et dans la problématique de la spéculation moderne, issue de la Renaissance, de Descartes et de ses successeurs (proches ou lointains). Toutefois, son caractere éclectique et conciliant le porte A sauver ou A récupérer tour l'ensemble de la tradition occidentale - e n excluant seulement ce qu'elle peut avoir de faux son i avis: il répete, A pluou de dangereux ? sieurs reprises, comme Leibniz (l'une de ses admirations), qu'on ne saurait faire fi du passé philosophique, qu'on doit le respecter et meme l'assimiler, autant que possible, comme un legs précieux. C'est pourquoi la doctrine du Recteur de 1'Université de Barcelone m'apparait, non pas certes comme un vulgaire syncrétisme, mais, du moins comme une synthese extremement personnelle des apports les plus variés de la pensée occidentale pendant trois millénaires. «Les vieilles cultures, écrit-il (Filosofia i cultura, 1." serie, p. 1l ) , vivent chez l'homme actuel en ce qu'il a d'universel et de pérenne~. Les prises de positions de Serra Hunter ont été longuement mfiries par lui: ce ne sont pas les options arbitraires d'un jeune rhéteur turbulent, qui, au bout de quelques mois a peine d'initiation philosophique, émettrait catégoriquement des jugements sans appel. Ce sont, tout i l'inverse (meme avant les jours d'exil A l'étranger, dans sa vieillesse), des prises de conscience longuement réfléchies, au terme de la méditation approfondie des problemes et des grandes solutions introduites au cours des &es et en notre siecle. En bref, le systeme de Serra Hunter (si systeme il y a!) s'adosse a une tres solide connaissance de l'histoire de la philosophie. Estil besoin de rappeler ici les deux pertinents travaux qu'il nous a laissés sur Socrate (~Sbcrates i la metafísica», dans les Miscellinia Crexells, 1929, pp. 223-229, et Socrates, Girone, «Els clissics de la filosofia~,Grafiques Darius Rahola, 1931,61 pages), celui sur saint Thomas d'Aquin (discours a l'université, 12 mars 1899, publié aux Ed. Barna, Barcelona), celui sur «El canceller Bacon i la metodologia científica» (dans la revue Cietzcia, février 1929, pp. 525-535) et celui sur Spinoza (Girone, «Els classics de la filosofia», 1933, 87 pages), sans compter ses articles dans 1'Enciclopedia Espasa-Calpe (concernant Platon, Kant, Hume, Fichte, Schopenhauer, Hegel, etc.. .)? Dans l'ordre de la pensée proprement catalane, on se souvient aussi de ses recherches sur Llull, Sibiuda et Vives (dans Les tendencies filoshfiques a Catalunya durant el segle XIX,discours 2 1'Acadkmia de Bones Lletres, Barcelona, 1925), de son étude sur Balmes i la filosofia a Catalunya, 1925), de celle sur «La vocació filosbfica d'En Crexells», (dans La Nova Revista, février 1927)' de ses pages également sur Xavier Llorens i Barba («Llorens i Sanz del Rio», Congres de 1'Asociación Espagola para el progreso de las ciencias, Barcelona, 1929, 19 pages; «X. Llorens i Barba. Estudis i carrera professional. La seva actuació docent», Arxius de l'lnstitut de Ciencies, any 9; et aussi les pp. 134-137 de Sentit i valor de la nova filosofia, sur l'unité de la philosophie selon Llorens) et, enfin, de celles touchant le physiologiste-philosophe Ramon Turró («Característiques fonamentals de la filo, 1927, dans le livre sofia d'En T u r r ó ~Barcelona, de Turró, El métode objectizl, in {(Monografies M&diques»,n." 12, pp. 9-16: ces trois derniers travaux ayant d'ailleurs été reproduits dans Figures i perspectiues de la historia del pensament), sans parler de ses éditions et traductions en catalan de Platon (Fundació Bernat Metge). Dans le sillage de l'École de Barcelone, Serra Hunter part, comme ses prédécesseurs et inspirateurs (Ramon Martí d'Eixala -1808-1867, puis Xavier Llorens i Barba -1820-1872) d'une méthode entierement psychologique. A ses yeux, conformément a la vieille tradition écossaise, si chere 2 la Cité Comtale, la base de toute recherche philosophique doit &re la conscience personnelle. Ouvrons, par exemple, Filosofia i cultura (2." serie, 1932, pp. 210-211): «Il y a une priorité du probleme psychologique qui place la psychologie dans une situation priviIégiée au sein de l'encyclopédie philosophique: nous pouvons justifier ce caractere exceptionnel, aussi bien du point de vue empirique que du point de vue transcendental. Nous ne pouvons pas nier que tous les problemes philosophiques supposent comme condition préalable la connaissance de la vie psychique humaine sous son aspect empirique. Penser, sentir, vouloir, décider sont des modalités de la conscience, dont la genese et le déroulement nous sont connus par la psychologie. Sans rien préjuger de la valeur primordiale de l'instrospection, il faut reconnaitre qu'il n'est possible d'éliminer la conscience d'aucune activité, logique ou éthique, pour sublime qu'elle soit». 11 importe donc de connaitre, avant tout, le déroulement réel du stream of consciousness (selon l'expression de William James), si l'on veut savoir ce que la philosophie peut nous donner, «de la meme maniere qu'il est nécessaire de connaitre la nature d'un instrument pour savoir que1 est son fonctionnement et A quelle finalité il répond» (ibid., p. 211). Pareillement, les recherches logiques et morales elles-memes sont tributaires de l'expérience psychologique, c'est-a-dire «de la vie spontanée de la conscience, oh se manifestent déja empiriquement toutes les normes de la vie mentale supérieure de l'homme» (ibid., p. 212). Bien plus, la psychologie est également indispensable i l'ontologie et i la cosmologie; les concepts d'etre et de devenir, de substance et d'accident, d'essence et de valeur, de cause et de fin, de loi et d'ordre nous sont directement procurés par l'introspection; plut6t que des représentations qui nous viendraient du dehors, «ce sont des présentations qui s'objectivent durant le cours de la vie de la consciente» (ibid., p. 213). La conscience suit notre pensée, comme notre ombre se profile constamment derriere notre corps: «c'est l'activité de la conscience qui suscite les problemes proprement philosophiques» (ibid., p. 214), et c'est elle qui «leur fournit, en majeure partie, des matérieux pour les résoudre» (loc. cit.). Serra Hunter s'objecte, pourtant, alors, i luimeme le reproche de se livrer au psychologisme; i ce propos, il évoque la fin du xlxe siecle, oh «la lutte contre les tendances p~~chologistes était passionnée et sanglanteo (Filosofia i cul- tuya, l."serie, p. 190); on félicitait précisément Husserl de s'etre délivré de son éducation psychologiste, pour avoir édifié sa conception d'une logique pure, tout i fait opposée au psychologisme! «Parler de psychologisme, de réalisme psychologique ou de gnoséologie réaliste, c'était parler d'empirisme, d'intuitionisme introspectif ou de fidéisme ingénu» (ibid., p. 191). Néanmoins, cette hostilité au psychologisme avait quelque chose d'artificiel et de spectaculaire: c'était une mode, plut6t qu'une doctrine solidement et sérieusement élaborée. Brentano aperqut avec lucidité la faiblesse de cette manie antipsychologiste et il soutint «la compatibilité parfaite d'une position initiale psychologiste avec l'existence d'une logique formelle, au sens kantien ou hamiltonien du terme» (loc. cit.). Serra Hunter a repris la question dans sa conférence ii la Societat Catalana de Filosofia, intitulée «Idealitat, metafísica, espiritualisme» (publiée d'abord dans 1'Anuari de cette Société, puis en tete de Sentit i valor de la nova filosofia). Exposant la these spiritualiste i laquelle il adhere, dans la filiation de Platon, il écrit: «la philosophie nouvelle réclamera la préférence pour les fonctions supérieures de l'esprit, dans la formation d'une conception logique du monde et de la vie. Son véritable point de vue n'est pas celui de la représentation ni celui du concept, mais celuis des idées. Le point de vue de la représentation consisterait ii confondre la phénoménologie avec la métaphysique; le point de vue du concept ferait de la métaphysique une mathématique ou une logique. Se placer au point de vue de la doctrine des idées, c'est se placer au point de vue caractéristique de la philosophie: les idées, comme expression des essences des choses, ont le plus grand attrait spirituel et constituent l'intéret le plus permanent de la vie» (Sentit i valor de la nova filosofia, pp. 59-60). Les scolastiques (qui vont a l'existence de Dieu per ea quae facta sunt) n'admettent pas la voie augustinienne, cartésienne et cousinienne, qui passe par l'intériorité du moi; contre eux, Serra Hunter s'écrie: «Pourquoi nous méfier de l'introspection et, en revanche, accorder cette confiance si illimitée aux représentations sensibles, dans lesquelles l'activité perturbatrice de l'imagination prend une part si considérabie?» (ibid., p. 63). Tout au contraire, selon le philosophe catalan, il est permis de répliquer aux partisans de la méthode externe qu'a force de regarder les choses partir du dehors, il leur deviendra difficile de s'élever du monde inférieur, qu'est le monde des sens, au monde supérieur, que constitue celui de l'esprit. .. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas «mutiler les données de la consciente» (loc. cit.); l'empirisme sensualiste et l'empirisme intellectualiste commettent tous deux la meme erreur, celle d'assimiler la perception -produit d'une complexe élaboration mentale- a une intuition nous promettant la connaissance totale des choses. Serra Hunter loue Bergson d'avoir fait litiere de ce sophisme et de lui avoir substitué «une nomenclature plus naturelle et plus psychologique» (ibid., p. 64). La dualité du moi et du non-moi se conjugue, d'ailleurs, avec leur complémentarité. Aussi, s'élevant désormais au plan métaphysique, le Recteur de Barcelone déclare: «Si l'adaptation des &tres les uns aux autres est un principe général du Cosmos, pourquoi ne devons-nous pas admettre cette adaptation entre la conscience et l'etre, en proclamant la possibilité de transcender la phénoménalité propre de la conscience? » (ibid., pp. 64-65). En une autre occasion, sa causerie du 1929 au Conferencia Club de Barcelone, intitulée «La filosofia i els seus problemes», qui a été recueillie dans Sentit i valor de la nova filosofia (pp. 75-109), Serra Hunter insiste, de nouveau, sur le r6le sui generis de la conscience, capable de nous faire accéder au csens humain et universe1 des choses» (p. 90), tout en s'en tenant toujours strictement aux faits, sans jamais sortir de sa mission de prudent réalisme. «La conscience veut dire que l'homme est une réalité qui s'intériorise, qui a le pouvoir de se voir du-dedans et de sentir, tout au bas de son Ame, la grossiere froidure des choses matérielles et son adhérence aux idées et aux images qui représentent les choses. La conscience est inséparable de notre activité en tant qu'esprits: elle nous offre le spectacle de notre vie intérieure, sans la déformer ni la troubler. Assoupie parfois, reveuse d'autres fois, elle n'apporte ni n'ajoute un seul mot k la lecture que fait l'ame de ses créations internes» (p. 91). Plus précisément, la notion de subjectiuité a été analysée, avec beaucouop de pénétration, par Serra Hunter, comme le coeur meme de notre conscience; et les pages qu'il lui a consacrées comptent parmi les plus originales et les plus fécondes de toute son oeuvre. A cet effet, référons-nous a la 2eme série de Filosofia i cultura (pp. 159-181), intitulées «Subjectivitat, i subjectivisme». Le philosophe barcelonais commence par déplorer la grande confusion terminologique qui regne, a cet égard, dans la logique et l'epistémologie traditionnelles. 11 rappelle, tout de suite, que, pour la Scolastique, le subjectif était ce qui est affirmé d'une chose, comme existant en elle-meme; c'était l'actuel ou le formel; au contraire, l'objectif était ce qui est présent d'un objet dans la conscience (c'était le représentatif). Avec Descartes, l'usage de ces deux termes devient tout a fait différent; est objectif désormais, c'est-h-dire réel, le sujet (la conscience) qui connait immédiatement comme il perqoit; a l'inverse, sont subjectifs les objets, parce qu'ils sont connus médiatement, par le raisonnement. Enfin, avec Kant, l'objectif, c'est le supra-individuel, alors que le subjectif, c'est l'individuel. Serra Hunter médite sur ce nouvel emploi des termes antinomiques, d'objectif et de subjectif. 11 y a des raisons subjectivement valables, mais qui ne le sont pas objectivement; mais si l'on réussit, par la suite, A démontrer le caractere vraiment général de telle ou telle assertion subjective, celle-ci devient objective et se transforme en vérité scientifique. Le Recteur de Barcelone fait ressortir toute l'importance de la mutation subie par le probleme aux mains de Kant, k travers les trois degrés de l'opinion, de la foi et de la certitude, respectivement exprimés par les jugements problématiques, assertoriques et apodictiques. L'application de cette distinction au probleme de l'immortalité de 1'Ame est, dans le Criticisme, particulierement prégnante. «Cette croyance sera simplement problématique si nous agissons comme si nous devions &re immortels (opinion). Elle sera assertorique si nous croyons que nous sommes immortels (foi); et elle sera apodictique si nous sommes tous surs qu'il y a une autre vie apres la mort (certitude). Donc, le monde du subjectivement certain, universel et nécessaire, d'apres ce qui ressort de ce texte de la Logique de Kant (qui annonce déjk la théorie de la modalité, dans la Critique de la raison pure), est le domaine de l'actualité, de l'existence ou de la non-existence (idéale), par opposition a la simple posibilité et a la nécessité. Ce qui est subjectivement certain s'offre donc nous comme un degré intermédiaire entre le simplement possible (probable) et l'absolument nécessaire (certain). Cette distinction est fondamentale dans le criticisme kantien, pour leque1 la certitude objective n'appartient qu'a la science des phénomenes, tandis qu'il ne reste pour les vérités d'un autre ordre que la foi ou la croyance, c'est-a-dire une certitude subjectivement valide, mais objectivament insuffisante» (ibid., pp. 162-163). Mais le philosophe barcelonais refuse la réduction kantienne de l'ensemble du savoir a la science et a l'expérience, que le penseur de Konigsberg concilie, malgré tout, avec la valeur absolue du Sollen; en outre, le Criticisme porte en lui tous les germes du subjectivisme intégral que développera ultérieurement Fichte.. . La subjectivité ayant été ainsi définie, Serra Hunter en vient A l'examen de la doctrine ontologique qui peut etre fondée sur elle. On peut, a cet égard, distinguer trois positions. La premiere considere la subjectivité comme l'unique valeur possible et le seul critere du vrai, du bien et du beau; c'est le scepticisme (cf. p. 166). La seconde fait de la subjectivité le point de départ et de référence de la recherche philosophique, mais avec une certaine modération, car, ici, il s'agit seulement d'une méthode, «jamais d'une position définitive qui puisse annuler la cognoscibilité des autres réalités transcendantes)} (ibid., p. 167), la troisieme, plus radicale, estime que «17etre est une projection du moi autoconscient~ (loc. cit.); dans cette vue, qu'on doit qualifier de subjectiviste, le sujet devient un principe ontologique. L'analyse du subjectivisme en fait apparaitre deux formes distinctes: l'une, le subjectivisme individuel ou solipsiste (p. 168)' qui ramene toute existence a celle du sujet personnel connaissant ; l'autre, le subjectivisme impevsonnel qui la ramene a un sujet anonyme et collectif, ou, mieux, universel, seul arbitre de la connaissance. Dans les deux cas, le subjectivisme s'oppose 2 l'objectivisme, qui attribue une réalité extramentale aux idées; le subjectivisme subordonne la réalité a la pensée; 2 ce titre, il en- globe aussi bien l'empirisme et le phénoménisme que le matérialisme. Si, maintenant, on le regarde du point de vue psychologique, le subjectivisme peut recevoir trois acceptions bien différentes. Ce peut etre d'abord un subjectivisme logique (le vrai et le faux sont équivalents); a ce niveau, la certitude est un état purement subjectif dans lequel nous adhérons a un rapport entre des concepts ou entre des faits et des représentations. Ce peut etre aussi un subjectivisme éthique (le bien et le mal sont synonymes); ici, la jugement moral provient uniquement de la satisfaction individuelle. Ce peut etre un subjectivisme esthétique (la beau et le laid n'ont rien d'absolu et dépendent seulement du gout individuel). Pour finir, Serra Hunter juge que le subjectivisme n'a pas tort de souligner que «les criteres subjectifs sont inséparables de la connaissance et encore plus de l'appréciation~ (pp. 170-171); mais il souligne avec force que «le sujet ne peut se prononcer que par rapport a une norme qui va etre le p6le opposé, c'est-adire, le p6le transcendant, le p6le objectif~(loc. cit.). Étant donné que l'esprit humain a travers les iges, semble suivre «une marche rythmique» (p. 172), il est fatal qu'il oscille, depuis toujours, entre le subjectivisme et l'objectivisme; aprks le réalisme objectiviste des Présocratiques, vint la réaction subjectiviste, que développerent au maximum les Sophistes; mais Socrate ruina le subjectivisme intégral; désormais, il faudra attendre Descartes pour voir s'ébaucher un certain subjectivisme, qui s'épanouira chez Kant et surtout chez Fichte. Mais, actuellement, on constate un retour a l'objectivisme, une aspiration a surmonter le relativisme. «Les systemes se différencient dans la maniere de poser et de formuler leurs doctrines; mais tous ont tendance 2 élaborer une conception de la réalité qui réponde, non pas a une nécessité personnelle du sujet, mais aux exigences universelles et absolues de la science, de la religion et de la philosophie.» (p. 176). Les philosophes contemporains semblent se rendre compte que le subjectivisme priverait la connaissance de toute base solide et réelle; ce serait «une déformation de l'humanisme» (p. 179), par laquelle on considererait comme abstrait ce qui est supremement concret et vivant. D'oii cette déclara- tion bien sentie: «toute construction philosophique est, en fait, une tentative pour dépasser le subjectivisme. Pourrions-nous dire réellement que nous connaissons, si nous nous contentions d'affirmer la réalité de nos impressions? Ne vaudrait-il pas mieux dire que cet acte est une simple modification interne, un sentiment et non pas une perception de choses existantes? Les philosophes pourront se tromper de chemin pour arriver a l'objectivité transcendante; mais on peut compter sur les doigts les cas de ceux qui se résignent a rester dans la seule contemplation de leurs états subjectifs. A partir du moment oh commence, au sein de l'esprit, le dessein d'apprécier, de valoriser ou d'utiliser ces memes états subjectifs (et cela arrive chaque fois qu'on a un tempérament de philosophe), on ressent le besoin de les mettre en rapport avec quelque chose qui soit au-dessus de la conscience individuelle du sujet (p. 181). Une fois ainsi cernée la structure du sujet conscient et agissant, Serra Hunter fait appel a toutes les ressources de la raison, pour qu'elle nous fasse accéder au domaine le plus profond et caché du Réel, c'est-a-dire aux réalités spirituelles. A ce niveau interviennent aussi bien l'intuition spirituelle et rationnelle que la ou moderne: toutes deux logique +lassique nous découvrent les lois immuables du monde et elles sont également capables de nous révéler, secundum quid, 1'Absolu. La Weltanschauung A laquelle se rallie ainsi le Recteur de Barcelone comprend trois grandes articulations, qui se rapportent a trois problkmes imprescriptibles: le probleme critique (qui est initial et gnoséologique), le probleme métaphysique (qui est central et qui accomplit dans sa plénitude l'élan rationnel tri-millénaire) et en& le probleme éthique (qui appartient a l'ordre de la finalité). Quant h elle, la métaphysiqie spiritualiste de Serra Hunter se présente comme une recherche supreme, qui s'applique a trois questions spécifiques: celle de l'ttre fini (la cosmologie), celle de I'etre indéfini (l'ontologie) et celle de l'etre infini (la théodicée). Etre personnel, pro- vident et judicateur, Dieu se trouve donc au sommet de la prospection serrahuntérienne, contre tout athéisme, mais aussi contre tout panthéisme. Enfin, un te1 systeme donne lieu a l'esquisse d'une vaste encyclopédie des sciences de l'esprit: science de l'epistémologie, science du langage, science de la société, science des valeurs, science de l'histoire, science du droit, science de l'art, science de la religion -dont l'ensemble forme la Culture. A ce niveau, on est surtout frappé par l'intéressante axiologie que propose Serra Hunter (notamment, dans Filosofia i cultura, l." serie, pp. 65-89 et 155-177, mais aussi dans Sentit i valor de la nova filosofia, pp. 85-87). Pour le maitre catalan, a l'inverse de ce que prétendent les nihilistes, les valeurs ne sont pas créées par l'homme, mais elles sont reconnues, regues,-respectées ét appliquées par lui: c'est qu'elles échappent au flux déconcertant du devenir et qu'elles émanent de la Transcendance. «Toute tentative d'expliquer une existence par une essence est une valorisation. De ce point de vue, les essences sont les types des valeurs, et les existences sont des valeurs a partir du moment oh elles peuvent &re l'objet d'estimation et de calcul. La racine de que l'on appelle aujourd'hui la Philosophie des Valeurs est gnoséologique et métaphysique. Nous valons dans la mesure oh nous sommes. Les essences fondent les valeurs» (Sentit i valor de la zova filosofia, pp. 85-86). Mais i l n e faut pas attribuer aux essences un caractkre statique; tout au contraire, elles recelent en leur sein un dynamisme, plus ou moins secret, qui est appelé h se développer et a s'épanouir completement et sans limites; l'homme est ainsi convié, par sa vocation propre, 2 accomplir sa destinée, en faisant librement et peu a peu passer toutes ses puissances a l'actualisation; et c'est ainsi qu'il lui sera permis d'accéder au plan de l'axiologie. «Celui qui est vaut ce qu'il vaut dans la mesure oh il réalise sa propre essence. Notre valeur personnelle est en raison directe de la réalisation des potentialités que nous avons regues de la nature et de l'héritage, du tempérament et de l'éducation» (p. 86). Le Recteur de Barcelone retrace alors la genese du theme des Valeurs, depuis ses origines psychologiques et économiques, jusqu'h sa systématisation doctrinale; défilent ainsi de- vant nous les noms de Kant, Fichte, Taine, Nietzsche, Menger, von Wieser, Windelband, Eucken, Munsterberg, Rickert, Eisler, Brentano, Ehrenfels, Ludemann, Meinong, Urban, Hoffding, Lotze, Valli, Scheler, etc. La philosophie des Valeurs, ainsi interprétée, concoit comme étant complémentaires l'activité spéculative et l'activité pratique; repoussant le naturalisme, mais aussi l'intellectualisme, elle tend a «souder de nouveau deux parties de la philosophie, qui apparaissent en conflit permanent, depuit l'époque de Kant: la métaphysique et la morale (...) . La connaissance n'est pas seulement représentation, mais activité vitale et téléologique; la plénitude du connaitre se trouve dans ces formes qui reflktent les réalités les plus parfaites et qui sont aussi les valeurs supremes» (Filosofia i cultura, l." skrie, p. 168). Dans ses investigations, I'une des originalités les plus saillantes de Serra Hunter consiste A insister sur le r6le des facteurs émotionnels et sentimentaux de l'option axiologique et de l'effort humain pour concrétiser le plus fidklement possible les valeurs; d'aprks lui, le désir et la sympathie émergent au niveau de nos motivations les plus élevées. Par conséquent, comment s'étonner de la place primordiale accordée par le philosophe catalan a I'éthique, qui innerve et regle notre vie morale tout entikre? Sans doute les actes moraux se produisent-ils selon les lois les plus générales et constantes des processus psychologiques; «mais leur valeur dépend non pas du fait (matériel) de leur production, mais de leur adaptation a l'idéal moral. Ce dernier est le patron ou la mesure de la valeur des actions de l'homme, meme dans le cas ou cet idéal n'est pas réalisable en sa totalité» (pp. 171-172). Bien que nous sachions fort bien que la contingence et la relativité grkvent ou, du moins, menacent la mise en pratique de notre idéal, nous sommes pleinement assurés du caractkre absolu et immuable de ce dernier. Le grand clivage entre les hommes s'effectue, a ce tournant: d'une part, les «optimistes», qui considkrent la valeur morale comme susceptible d'2tre atteinte et incarnée; d'autre part, les cpessimistes», qui la jugent inaccessible et purement abstraite. 11 faudrait encore parler des pages bien suggestives, consacrées a la science (par exemple, dans Filosofia i cultura, l." skrie, pp. 93-98): «la différence entre le savoir scientifique et le savoir philosophique n'est pas seulement une différence d'extension, mais aussi une différence de profondeur» (p. 97). On ne saurait oublier non plus les paragraphes qui scrutent les rapports de la religion et de la philosophie (op. cit., pp. 98-104); sur cet ultime probleme, Serra Hunter évite tout souci oisew de concordisme entre la foi et la pensée rationnelle, car il reconnait que chacune de ces deux vocations répond A un besoin différent: celui de croire et celui de comprendre; mais il estime qu'elles s'averent, au fond, parfaitement conciliables I'une avec l'autre, sur l'essentiel, dans le domaine métaphysique comme dans le domaine moral, en dépit de la différence fondamentale entre leurs méthodes et leurs contenus respectifs. «Une philosophie sensée ne peut entrer en conflit avec la religion; d'un caté, les vérités supra-rationnelles ne peuvent pas etre démontrées A la facon des lois scientifiques et, d'un autre coté, la raison n'est pas dépourvue de forces pour parvenir naturellement a la démonstration de I'existence de Dieu, de la spiritualité de l'2me et de la création du monde» (p. 100). Par-dela cette coexistence pacifique de la recherche philosophique et de I'expérience religieuse, on doit également admettre le bienfondé de la philosophie de la religion, qui se montre souvent capable d'éclairer les motifs de l'acte de foi comme les origines ou les étapes des croyances. Serra Hunter a, en outre, esquissé une histoire des rapports entre la philosophie et la religion, travers les 2ges. Dans I'Antiquité, chez les peuples de I'Orient le culte et le souci éthique ou politique étouffkrent longtemps I'essor de toute réflexion philosophique; il en fut de meme en Grkce, au début, lorsque les Pré-socratiques durent combattre, non sans peine, les mythes polythéistes. Avec Platon, Aristote et les Stoiciens, un modus vivendi fut institué entre le numineux et le philosophique. Au contraire, Épicure et les Sceptiques tentkrent d'anéantir le sens du divin. Plus tard, dans la période hellénistique, le néo-platonis- me restaura l'élan religieux et s'abandonna meme au mysticisme le plus accentué et aventureux. Puis la philosophie chrétienne des Peres de l'Église s'efforca d'harmoniser la pensée paienne avec les dogmes de la Révélation. Au Moyen Age, la premiere scolastique (de saint Augustin a Duns Scot et a Occam) réussit a délimiter les deux domaines, au moyen de leur recours respectifs, l'un a l'autorité divine et ecclésiale, l'autre a la libre recherche. Mais la seconde scolastique (celle de saint Thomas et de ses successeurs, qui l'emporterent pendant des siecles) enseigna que «la foi présuppose la connaissance naturelle et que la Révélation confirme et fortifie les vérités démontrées par la raison humaine» (p. 103). Désormais, l'humanité occidentale jugera que philosophie et religion different aussi bien par leur objet que par leur méthode, mais que la raison est utile pour démontrer les praeambula rationabilia fidei, en ruinant les doctrines opposées a la foi. Avec l'ere moderne, tandis que certains penseurs continuent a faire leur la tradition médiévale, la plupart, surtout au XVIII' siecle, attaquent la Révélation et le magistere ecclésiastique, en leur préférant le naturalisme des Lumieres. Le XIX' siecle consacre la quasi-généralisation de l'agnosticisme. Enfin, le xxe siecle nous fait assister a «un beau commencement de la prédominance des valeurs spirituelles, qui assure une rénovation de la conscience religieuse» (p. 104). 11 conviendrait aussi d'évoquer les substantielles pages oh le philosophe barcelonais étudie la genese et le r6le de l'histoire (Filosofia i cultura, la. serie, pp. 115-136)) les diverses formes de l'utilitarisme (Filosofia i cultuua, 2." serie, pp. 59-84), le contresens commis par Spinoza ii l'égard de Descartes (Spinoza, pp. 86 y SS.),l'élaboration de la sociologie (Filosofia i cultura, 2 ." serie, pp. 139-155)'la morale sociale et humanitaire (Filosofia i cultura, serie pp. 70-89, qui ont des accents jauressiens), la lutte contre l'idéologie des intérets créés (selon !e titre de la piece fameuse de Jacinto Benavenre: pp. 81-82), les limites du prétendu mysticisme de Socrate (Socrates, pp. 40-42))l'amour de la sagesse (Sentit i valor de la nova filosofia, pp. 101-104)) l'inéluctable révision de l'histoire de la philosophie (op. cit., pp. 109-114))le réalisme psychologique de Turró (Figures i pers- pectives de la historia del pensament, pp. 9295)) etc. En conclusion, je me rallierai a la juste formule d'Eduard Nicol: «Serra Hunter était un philosophe authentique», qui, «en expliquant les philosophies, enseignait ce qu'est la philosophie; et il ne le faisait pas en élaborant une théorie personnelle de la philosophie, mais en la vivant et en exprimant, sans délibération, par sa présence seule, ce en quoi consiste etre philosophe. La probité peut se precher, mais elle est plus effective encore quand elle est agissante, quand elle constitue un exemple vivant» (El problema de la filosofia hispánica, Ed. Tecnos, Madrid, 1961, p. 182). Ce professeur de premier ordre, qui, selon les propres paroles de José Gaos (Filosofia mexicana de nuestros dias, Imprenta Universitaria, México, 1954, p. 287), fut «le maitre par excellence des jeunes générations (barcelonaises)», de 1913 ii 1939, forma patiemment et avec abnégation de nombreux disciples, parmi lesquels Joaquim Xirau, Josep Ferrater Mora, Francesc Mirabent, Joaquim Carreras i Artau, Joan Crexells, Eduard Nicol, Joan Roura Parella, etc. Plus précisément, a c6te de son collegue universitaire Tomas Carreras i Artau, Serra Hunter fut bien la cheville ouvriere d'une certaine École de Barcelone.. . Ainsi que l'a tres bien vu Laureano Robles («La Societat Catalana de filosofia», Actas del I I I Seminario de historia de la filosofia española, Salamanca, 1982, p. 176)) Serra Hunter se préoccupait de «former des hommes qui se dédient a l'étude des traditions catalanes», bien qu'en leur enseignant «a éviter tout patriotisme ou toute défense a outrance des valeurs locales, comme tout dénigrement systématique» . Eníin, si l'on dépasse le plan péninsulaire, on reconnaitra, sur le plan universel, que Serra Hunter a contribué puissamment A la resurgence du spiritualisme contemporain, jalonné par les grands noms de Bergson, Jacques Chevalier, Jean Guitton, Maurice Blondel, Gabriel Marcel, Jaspers, Berdiaev, Louis Lavelle, René Le Senne, J. Xirau, M. F. Sciacca, Carlini, Guz- zo, Emmanuel Mounier, Urs von Balthasar, Georges Bastide, Auguste Etcheverry, Henri Gouhier, Joseph Moreau, Jean Lacroix et tant d'autres comme. X. Zubiri. Relisons ce splendide texte de Sentit i valor de la nova filosofia (p. 6 0 ) : «Le spiritualisme n'est pas une dénomination négative, comme certains le supposent, qui serait née par réaction contre la philosophie matérialiste; ce n'est pas non plus une solution exclusivement propre i la question des rapports entre l'hme et le corps. Le spiritualisme moderne doit etre une solution intégrale des problkmes philosophiques. 11 est objectiviste et il est aussi éloigné du phénoménisme empirique que de l'idéalisme pur; "réalisme ou positivisme spiritualiste", ainsi l'appelait Ravaisson, qui prophétisait dans cette doctrine la philosophie de l'avenir. Mais ce réalisme, bien que cela semble paradoxal, ne méprise pas la collaboration de l'idéalisme, de meme qu'il ne nie pas non plus la valeur de la science; c'est un idéalisme qui a plut6t une filiation latine, un idéalisme concret et psychologique qui, reconnaissant les droits primordiaux de l'esprit, n'oublie pas l'existence de la nature clui l'entoure.)) Serra Hunter s'éleve alors au palier le plus haut de sa méditation et se risque jusqu'au plan prophétique; c'est avec une conviction tres communicative qu'il nous propose, avec ferveur, une esquisse de la philosophie de l'avenir, tres proche de nos prises. «L'homme travaille toujours pour l'avenir. La souffrance qui accompagne son travail est compensée par la joie qu'il éprouvera demain, en voyant naitre et porter du fruit la semence qu'il a enfouie dans le sol. Et tout homme peut savoir ce que sera son oeuvre. Non pas tout ce qu'elle sera, parce que d'autres hommes que lui en recueilleront les fruits et les mettront au jour. Mais il faudra que la génération suivante utilise les travaux de la génération antérieure, si elle veut la réformer ou la dépasser. Et il en est ainsi en philosophie. On travaille afin de faire s'enraciner chez nous une philosophie d'école qui donne dogmatiquement la vérité ou qui l'explique et la commente, sans l'altérer en rien et sans jeter le doute sur son indestructible valeur. Ce sera concevoir la philosophie comme une religion, absorber toute la pensée dans le fond traditionnel et confondre ce qui est transitoire et contingent dans l'ordre de la connaissance avec ce qui est permanent et nécessaire. Quelle que soit la forme historique que I'on propose, elle doit forcément en sortir grevée d'échec» (pp. 145-146). En aucune maniere, le passé ne saurait revivre, mais il n'est pas possible non plus de le rayer comme s'il n'avait jamais été. L'erreur de la Renaissance consista, précisément, i gommer le Moyen-Age, pour tenter de faire retour h 1'Antiquité. «Notre cas est identique. Nous sommes au début d'une nouvelle époque de la pensée, en pleine rectification de la pensée du x~xemesiecle; mais nous ne pouvons pas nier que nous soyions les enfants légitimes de la philosophie que preche Kant et qui n'a pas cessé d'influer sur le monde pendant plus d'un sikcle» (p. 147). Nous allons ainsi, tres probablement revenir A l'époque des systtmes, oh la recherche de l'unité s'imposera partout; en meme temps, la philosophie se fera plus humaine et vivante; elle abandonnera la technicité excessive et «se mettra A parler le langage du coeur» (p. 148). Elle sera polarisée par «la soif de l'éternel et du divin» (p. 149). 11 s'agit, dorénavant, d'«humaniser la science et de spiritualiser la vie» (loc. cit.). On retiendra cet ultime mot d'ordre, que nous laisse Serra Hunter: «la philosophie doit etre un amour intense du savoir, sans préoccupations exagérérément pragmatiques. La philosophie a sa finalité en ellememe et, si elle a u n caractere instrumental, elle l'a seulement en vue de l'idéal de perfection intégrale de I'homme» (p. 152).