JAUME
SERRA
HUNTER,
RÉNOVATEUR
DU
SPIRITUALISME
Alain
GUY
«La nova era sera una era de l'esperit» (Filo-
sofia
i
c~ltura,
l."
serie,
p.
29).
«Cada vegada que descendim
a
les fonda-
ries de la propia consciencia, veiern
més
clar
que I'home és una imatge de Déu»
(Sentit
i
valor
de
la
nova
filosofia,
p.
80).
Des le début de mon arrivée
A
Toulouse
(1948), le grand nom de Jaume Serra Hunter
(
1878-1943) vint frapper mes oreilles: dans les
milieux philosophiques de la Cité Palladienne,
sur les bords de la Garonne, on se souvenait
avec émotion et ferveur de l'éminent Recteur de
Barcelone, qui était membre correspondant de
la «Société Toulousaine de Philosopie» et
dont la courageuse attitude, libérale et catala-
niste, était unanimement respectée. Sa géné-
reuse activité d'homme de gauche, son discours
du 15 mai 1930 (répliquant aux attaques du
dictateur Primo de Rivera) et surtout son action,
sans défaillance, au service de la République,
tout au long de la Guerre Civile, faisait l'admi-
ration de tous les progressistes. Sur un plan
plus personnel, encore, les républicains espa-
gnols réfugiés
A
Toulouse (qu'ils appartinssent
A
l'Ateneo Español, au Casal Catali, au PSOE ou
encore
A
la CNT et
A
la FAI) me parlerent
beaucoup de lui; mes colleg~e~ Alfons Serra
Baldó et aussi Maitre Domenec Pallerola (alias
Domenec de Bellmunt) me raconterent sa vie
A
Toulouse, apres la défaite de 1939. Monsei-
gneur Martimort, bibliothécaire de 1'Institut Ca-
tholique de Toulouse, qui gardait de lui un
profond souvenir, me montra la caisse de notes
et de manuscrits, abandonnée par lui,
A
son dé-
part pour México, 06 la mort l'attendait deux
ans plus tard; je trouvai, dans ces papiers jaunis,
un savoureux article écrit par lui dans l'hebdo-
madaire languedocien Terra d'Oc..
.
Je fus tout
de suite sensible au sillage de clarté et de gran-
deur intellectuelle et morale de cette haute per-
sonnalité philosophique, universitaire et poli-
tique.
Ce noble fils de Manresa, député de 1'Es-
querra Republicana de Catalunya, était membre
de 1'Institut d'Estudis Catalans et de 1'Acade-
mia de Bones Lletres de Barcelone; sa «bonté
sans affectatiom («bondad sin aparato»), com-
me l'observe Eduard Nicol (El problema de la
filosofia hispánica, Ed. Tecnos, Madrid, 1961,
p. 194) sut allier intimement, avec toute l'ex-
quise discrétion qui le caractérisait, ses ardentes
convictions catholiques et son militantisme aux
c6tés des classes laborieuses. Si l'étendue de son
oeuvre imprimée (una trentaine de titres) n'est
pas quantitativement aussi considérable que celle
d'Ortega y Gasset, d'unamuno ou d'Eugeni
d'Ors, elle est, tout de meme, importante: de-
puis son Ensayo de una teovia psicológica del
juicio (Madrid, 1910) jusqu'A son ouvrage pos-
thume El pensament i la vida (México, 1945),
sans parler de ses écrits littéraires et poétiques.
Conférencier disert (notamment, dans les Cer-
cles ouvriers, au sein desquels, comme chez
nous, Robert Garric avec ses Equipes Sociales, il
se dévouait sans compter) et journaliste doctri-
naire (collaborateur, des 1914, de 1'Enciclopedia
Espasa-Culpe), Serra Hunter fut, avant tout, un
restaurateur éloquent de la métaphysique spiri-
tualiste
-A
la fois, contre le naturalisme, le
positivisme, I'idéalisme absolu et la néo-scolas-
tique. Son rayonnement fut grand et il est per-
ceptible aujourd'hui encore. Ce fut le vigoureux
rénovateur de l'École de Barcelone, dans la li-
gnée de son maitre Xavier Llorens i Barba (et
de la philosophie écossaise, dans la tradition de
Ramon Martí d'Eixali). Pour ma part, je lui ai
consacré une page de ma récente Histoire de la
philosophie espagnole (Toulouse, Publications
de I'Université, 1983, p. 265: «Le spiritualisme
introspectif~). 11 est souhaitable qu'une th2se
de doctorat lui soit bientot dédiée; je crois sa-
voir que l'entreprise est en route, présentement,
A
1'Université de Barcelone.
En dépit de son tempérament serein, Serra
Hunter semble avoir connu, des sa jeunesse,
comme tous les authentiques philosophes, les
affres du doute ou, du moins, ceux de l'insa-
tisfaction philosophique; il confesse, en effet,
qu'il a rejeté tres t6t le carcan des idées archii-
ques qui lui avaient été autoritairement ensei-
gnées: cl'étude de la philosophie moderne se
mit
A
dissiper en moi, déjh h l'époque oh j'étais
étudiant, les ombres d'une formation dogma-
tique, unilatérale et tendancieuse» (Sentit
i
valor
de la nova filosofia, prbleg, p. 10).
A
que1 pro-
fessorat extrinséciste et figé fait-il ainsi allusion?
On peut supposer qu'il s'agit, d'un &té, du vieil
enseignement scolastique (requ par lui au collkge
jésuite) et, d'un autre
caté,
des derniers Cours
krausistes (qui lui furent dispensés, de 1902
i
1910, par ses maitres de 1'Université Centrale,
A
Madrid, juste avant la nomination d'Ortega
y
Gasset, qui libéra de ses phantasmes la malheu-
reuse pensée espagnole..
.
et qui aurait pu appor-
ter beaucoup au jeune Catalan..
.
).
Quoi qu'il en soit, c'est
i
plusieurs reprises,
dans ses diverses oeuvres, que Serra Hunter dit
«non!
»
au vieil aristotélisme curieusement tho-
mistisé. D'emblée, il veut se placer dans la pers-
pective et dans la problématique de la spécula-
tion moderne, issue de la Renaissance, de Des-
cartes et de ses successeurs (proches ou loin-
tains). Toutefois, son caractere éclectique et
conciliant le porte
A
sauver ou
A
récupérer tour
l'ensemble de la tradition occidentale -en ex-
cluant seulement ce qu'elle peut avoir de faux
ou de dangereux
?i
son avis: il répete,
A
plu-
sieurs reprises, comme Leibniz (l'une de ses ad-
mirations), qu'on ne saurait faire
fi
du passé
philosophique, qu'on doit le respecter et meme
l'assimiler, autant que possible, comme un legs
précieux. C'est pourquoi la doctrine du Recteur
de 1'Université de Barcelone m'apparait, non
pas certes comme un vulgaire syncrétisme, mais,
du moins comme une synthese extremement
personnelle des apports les plus variés de la
pensée occidentale pendant trois millénaires.
«Les vieilles cultures, écrit-il (Filosofia i cul-
tura,
1
."
serie, p.
1
l), vivent chez l'homme ac-
tuel en ce qu'il a d'universel et de pérenne~.
Les prises de positions de Serra Hunter ont
été longuement mfiries par lui: ce ne sont pas
les options arbitraires d'un jeune rhéteur turbu-
lent, qui, au bout de quelques mois
a
peine d'ini-
tiation philosophique, émettrait catégorique-
ment des jugements sans appel. Ce sont, tout
i
l'inverse (meme avant les jours d'exil
A
l'étran-
ger, dans sa vieillesse), des prises de conscience
longuement réfléchies, au terme de la médita-
tion approfondie des problemes et des grandes
solutions introduites au cours des &es et en
notre siecle. En bref, le systeme de Serra
Hun-
ter (si systeme il y a!) s'adosse
a
une tres solide
connaissance de l'histoire de la philosophie. Est-
il besoin de rappeler ici les deux pertinents tra-
vaux qu'il nous a laissés sur Socrate (~Sbcrates
i
la metafísica», dans les Miscellinia Crexells,
1929, pp. 223-229, et Socrates, Girone, «Els
clissics de la filosofia~, Grafiques Darius Rahola,
1931,61 pages), celui sur saint Thomas d'Aquin
(discours
a
l'université, 12 mars 1899, publié
aux Ed. Barna, Barcelona), celui sur «El can-
celler Bacon i la metodologia científica» (dans la
revue Cietzcia, février 1929, pp. 525-535) et
celui sur Spinoza (Girone, «Els classics de la fi-
losofia», 1933, 87 pages), sans compter ses arti-
cles dans 1'Enciclopedia Espasa-Calpe (concer-
nant Platon, Kant, Hume, Fichte, Schopen-
hauer, Hegel, etc..
.)?
Dans l'ordre de la pensée proprement cata-
lane, on se souvient aussi de ses recherches sur
Llull, Sibiuda et Vives (dans Les tendencies fi-
loshfiques a Catalunya durant el segle
XIX,
dis-
cours
2
1'Acadkmia de Bones Lletres, Barcelona,
1925), de son étude sur Balmes i la filosofia a
Catalunya, 1925), de celle sur «La vocació filo-
sbfica d'En Crexells», (dans La Nova Revista,
février 1927)' de ses pages également sur Xavier
Llorens i Barba («Llorens i Sanz del Rio», Con-
gres de 1'Asociación Espagola para el progreso
de las ciencias, Barcelona, 1929, 19 pages;
«X.
Llorens i Barba. Estudis i carrera professional.
La seva actuació docent», Arxius de l'lnstitut
de Ciencies, any 9; et aussi les pp. 134-137 de
Sentit
i
valor de la nova filosofia, sur l'unité de
la philosophie selon Llorens) et, enfin, de celles
touchant le
physiologiste-philosophe
Ramon
Turró («Característiques fonamentals de la filo-
sofia d'En Turró~, Barcelona, 1927, dans le livre
de Turró, El métode objectizl, in {(Monografies
M&diques»,
n."
12, pp. 9-16: ces trois derniers
travaux ayant d'ailleurs été reproduits dans Fi-
gures i perspectiues de la historia del pensa-
ment), sans parler de ses éditions et traductions
en catalan de Platon (Fundació Bernat Metge).
Dans le sillage de l'École de Barcelone, Serra
Hunter part, comme ses prédécesseurs et inspi-
rateurs (Ramon Martí d'Eixala -1808-1867,
puis Xavier Llorens i Barba -1820-1872)
d'une méthode entierement psychologique.
A
ses yeux, conformément
a
la vieille tradition
écossaise, si chere
2
la Cité Comtale, la base
de
toute recherche philosophique doit &re la cons-
cience personnelle. Ouvrons, par exemple, Filo-
sofia i cultura (2." serie, 1932, pp. 210-211):
«Il y a une priorité du probleme psychologique
qui place la psychologie dans une situation privi-
Iégiée au sein de l'encyclopédie philosophique:
nous pouvons justifier ce caractere exceptionnel,
aussi bien du point de vue empirique que du
point de vue transcendental. Nous ne pouvons
pas nier que tous les problemes philosophiques
supposent comme condition préalable la connais-
sance de la vie psychique humaine sous son as-
pect empirique. Penser, sentir, vouloir, décider
sont des modalités de la conscience, dont la ge-
nese et le déroulement nous sont connus par
la psychologie. Sans rien préjuger de la valeur
primordiale de l'instrospection, il faut recon-
naitre qu'il n'est possible d'éliminer la cons-
cience d'aucune activité, logique ou éthique,
pour sublime qu'elle soit».
11 importe donc de connaitre, avant tout, le
déroulement réel du stream of consciousness
(selon l'expression de William James), si l'on
veut savoir ce que la philosophie peut nous
donner, «de la meme maniere qu'il est néces-
saire de connaitre la nature d'un instrument
pour savoir que1 est son fonctionnement et
A
quelle finalité il répond» (ibid., p. 211). Pa-
reillement, les recherches logiques et morales
elles-memes sont tributaires de l'expérience psy-
chologique, c'est-a-dire «de la vie spontanée de
la conscience, oh se manifestent déja empiri-
quement toutes les normes de la vie mentale
supérieure de l'homme» (ibid., p. 212). Bien
plus, la psychologie est également indispensable
i
l'ontologie et
i
la cosmologie; les concepts
d'etre et de devenir, de substance et d'accident,
d'essence et de valeur, de cause et de fin, de loi
et d'ordre nous sont directement procurés par
l'introspection; plut6t que des représentations
qui nous viendraient du dehors, «ce sont des
présentations qui s'objectivent durant le cours
de la vie de la
consciente»
(ibid., p. 213). La
conscience suit notre pensée, comme notre om-
bre se profile constamment derriere notre corps:
«c'est l'activité de la conscience qui suscite les
problemes proprement philosophiques» (ibid.,
p. 214), et c'est elle qui «leur fournit, en ma-
jeure partie, des matérieux pour les résoudre»
(loc. cit.).
Serra Hunter s'objecte, pourtant, alors,
i
lui-
meme le reproche de se livrer au psychologisme;
i
ce propos, il évoque la fin du
xlxe
siecle, oh
«la lutte contre les tendances p~~chologistes
était passionnée et sanglanteo (Filosofia i cul-
tuya,
l."
serie, p. 190); on félicitait précisément
Husserl de s'etre délivré de son éducation psy-
chologiste, pour avoir édifié sa conception d'une
logique pure, tout
i
fait opposée au psycholo-
gisme! «Parler de psychologisme, de réalisme
psychologique ou de gnoséologie réaliste, c'était
parler d'empirisme, d'intuitionisme introspectif
ou de fidéisme ingénu» (ibid., p. 191). Néan-
moins, cette hostilité au psychologisme avait
quelque chose d'artificiel et de spectaculaire:
c'était une mode, plut6t qu'une doctrine soli-
dement et sérieusement élaborée. Brentano aper-
qut avec lucidité la faiblesse de cette manie anti-
psychologiste et il soutint «la compatibilité
parfaite d'une position initiale psychologiste
avec l'existence d'une logique formelle, au sens
kantien ou hamiltonien du terme» (loc. cit.).
Serra Hunter a repris la question dans sa
conférence
ii
la Societat Catalana de Filosofia,
intitulée «Idealitat, metafísica, espiritualisme»
(publiée d'abord dans 1'Anuari de cette So-
ciété, puis en tete de Sentit i valor de la nova
filosofia). Exposant la these spiritualiste
i
la-
quelle il adhere, dans la filiation de Platon, il
écrit: «la philosophie nouvelle réclamera la pré-
férence pour les fonctions supérieures de l'es-
prit, dans la formation d'une conception logique
du monde et de la vie. Son véritable point de
vue n'est pas celui de la représentation ni celui
du concept, mais celuis des idées. Le point de
vue de la représentation consisterait
ii
confon-
dre la phénoménologie avec la métaphysique;
le point de vue du concept ferait de la méta-
physique une mathématique ou une logique.
Se
placer au point de vue de la doctrine des idées,
c'est se placer au point de vue caractéristique
de la philosophie: les idées, comme expression
des essences des choses, ont le plus grand at-
trait spirituel et constituent l'intéret le plus
permanent de la vie» (Sentit
i
valor de la nova
filosofia, pp. 59-60).
Les scolastiques (qui vont
a
l'existence de
Dieu per ea quae facta sunt) n'admettent pas
la voie augustinienne, cartésienne et cousinien-
ne, qui passe par l'intériorité du moi; contre
eux, Serra Hunter s'écrie: «Pourquoi nous mé-
fier de l'introspection et, en revanche, accorder
cette confiance si illimitée aux représentations
sensibles, dans lesquelles l'activité perturbatri-
ce de l'imagination prend une part si considé-
rabie?»
(ibid., p. 63). Tout au contraire, selon
le philosophe catalan, il est permis de répliquer
aux partisans de la méthode externe qu'a force
de regarder les choses partir du dehors, il
leur deviendra difficile de s'élever du monde in-
férieur, qu'est le monde des sens, au monde su-
périeur, que constitue celui de l'esprit.
..
Quoi
qu'il en soit, il ne faut pas «mutiler les don-
nées de la
consciente»
(loc. cit.); l'empirisme
sensualiste et l'empirisme intellectualiste com-
mettent tous deux la meme erreur, celle d'as-
similer la perception -produit d'une comple-
xe élaboration mentale-
a
une intuition nous
promettant la connaissance totale des choses.
Serra Hunter loue Bergson d'avoir fait litiere
de ce sophisme et de lui avoir substitué «une
nomenclature plus naturelle et plus psychologi-
que» (ibid., p. 64).
La dualité du moi et du non-moi se conjugue,
d'ailleurs, avec leur complémentarité. Aussi,
s'élevant désormais au plan métaphysique, le
Recteur de Barcelone déclare: «Si l'adaptation
des &tres les uns aux autres est un principe
général du Cosmos, pourquoi ne devons-nous
pas admettre cette adaptation entre la conscien-
ce et l'etre, en proclamant la possibilité de
transcender la phénoménalité propre de la cons-
cience?
»
(ibid., pp. 64-65).
En une autre occasion, sa causerie du 1929
au Conferencia Club de Barcelone, intitulée
«La filosofia i els seus problemes», qui a été re-
cueillie dans Sentit
i
valor de la nova filosofia
(pp. 75-109), Serra Hunter insiste, de nouveau,
sur le r6le sui generis de la conscience, capable
de nous faire accéder au csens humain et univer-
se1 des choses»
(p.
90), tout en s'en tenant tou-
jours strictement aux faits, sans jamais sor-
tir de sa mission de prudent réalisme. «La
conscience veut dire que l'homme est une réalité
qui s'intériorise, qui a le pouvoir de se voir
du-dedans et de sentir, tout au bas de son Ame,
la grossiere froidure des choses matérielles et
son adhérence aux idées et aux images qui re-
présentent les choses. La conscience est insépa-
rable de notre activité en tant qu'esprits: elle
nous offre le spectacle de notre vie intérieure,
sans la déformer ni la troubler. Assoupie par-
fois, reveuse d'autres fois, elle n'apporte ni
n'ajoute un seul mot k la lecture que fait l'ame
de ses créations internes» (p. 91).
Plus précisément, la notion de subjectiuité
a été analysée, avec beaucouop de pénétration,
par Serra Hunter, comme le coeur meme de no-
tre conscience; et les pages qu'il lui a consa-
crées comptent parmi les plus originales et les
plus fécondes de toute son oeuvre.
A
cet effet,
référons-nous
a
la 2eme série de Filosofia
i
cultura (pp. 159-18
1
),
intitulées «Subjectivi-
tat, i subjectivisme». Le philosophe barcelonais
commence par déplorer la grande confusion
terminologique qui regne,
a
cet égard, dans la
logique et l'epistémologie traditionnelles.
11
rappelle, tout de suite, que, pour la Scolastique,
le subjectif était ce qui est affirmé d'une chose,
comme existant en elle-meme; c'était l'actuel
ou le formel; au contraire, l'objectif était ce
qui est présent d'un objet dans la conscience
(c'était le représentatif). Avec Descartes, l'usa-
ge de ces deux termes devient tout
a
fait diffé-
rent; est objectif désormais, c'est-h-dire réel, le
sujet (la conscience) qui connait immédiate-
ment comme il perqoit;
a
l'inverse, sont sub-
jectifs les objets, parce qu'ils sont connus mé-
diatement, par le raisonnement. Enfin, avec
Kant, l'objectif, c'est le supra-individuel, alors
que le subjectif, c'est l'individuel.
Serra Hunter médite sur ce nouvel emploi
des termes antinomiques, d'objectif et de sub-
jectif. 11
y
a des raisons subjectivement vala-
bles, mais qui ne le sont pas objectivement;
mais si l'on réussit, par la suite,
A
démontrer
le caractere vraiment général de telle ou telle
assertion subjective, celle-ci devient objective
et se transforme en vérité scientifique. Le Rec-
teur de Barcelone fait ressortir toute l'impor-
tance de la mutation subie par le probleme aux
mains de Kant,
k
travers les trois degrés de
l'opinion, de la foi et de la certitude, respecti-
vement exprimés par les jugements probléma-
tiques, assertoriques et apodictiques. L'appli-
cation de cette distinction au probleme de l'im-
mortalité de 1'Ame est, dans le Criticisme, par-
ticulierement prégnante. «Cette croyance sera
simplement problématique si nous agissons com-
me si nous devions &re immortels (opinion).
Elle sera assertorique si nous croyons que nous
sommes immortels (foi); et elle sera apodictique
si nous sommes tous surs qu'il y a une autre
vie apres la mort (certitude). Donc, le monde
du subjectivement certain, universel et néces-
saire, d'apres ce qui ressort de ce texte de la
Logique de Kant (qui annonce déjk la théorie
de la modalité, dans la Critique de la raison
pure), est le domaine de l'actualité, de l'exis-
tence ou de la non-existence (idéale), par oppo-
sition
a
la simple posibilité et
a
la nécessité.
Ce qui est subjectivement certain s'offre donc
nous comme un degré intermédiaire entre le
simplement possible (probable) et l'absolument
nécessaire (certain). Cette distinction est fon-
damentale dans le criticisme kantien, pour le-
que1 la certitude objective n'appartient qu'a la
science des phénomenes, tandis qu'il ne reste
pour les vérités d'un autre ordre que la foi
ou la croyance, c'est-a-dire une certitude sub-
jectivement valide, mais objectivament insuffi-
sante» (ibid., pp. 162-163).
Mais le philosophe barcelonais refuse la ré-
duction kantienne de l'ensemble du savoir
a
la
science et
a
l'expérience, que le penseur de
Konigsberg concilie, malgré tout, avec la va-
leur absolue du Sollen; en outre, le Criticisme
porte en lui tous les germes du subjectivisme in-
tégral que développera ultérieurement Fichte..
.
La subjectivité ayant été ainsi définie, Serra
Hunter en vient
A
l'examen de la doctrine on-
tologique qui peut etre fondée sur elle. On
peut,
a
cet égard, distinguer trois positions. La
premiere considere la subjectivité comme l'uni-
que valeur possible et le seul critere du vrai,
du bien et du beau; c'est le scepticisme (cf.
p. 166). La seconde fait de la subjectivité le
point de départ et de référence de la recher-
che philosophique, mais avec une certaine mo-
dération, car, ici, il s'agit seulement d'une mé-
thode, «jamais d'une position définitive qui
puisse annuler la cognoscibilité des autres réa-
lités transcendantes)} (ibid., p. 167), la troisie-
me, plus radicale, estime que «17etre est une
projection du moi autoconscient~ (loc. cit.);
dans cette vue, qu'on doit qualifier de subjec-
tiviste, le sujet devient un principe ontolo-
gique.
L'analyse du subjectivisme en fait apparaitre
deux formes distinctes: l'une, le subjectivisme
individuel ou solipsiste (p. 168)' qui ramene
toute existence
a
celle du sujet personnel con-
naissant
;
l'autre, le subjectivisme impevsonnel
qui la ramene
a
un sujet anonyme et collectif,
ou, mieux, universel, seul arbitre de la connais-
sance. Dans les deux cas, le subjectivisme s'op-
pose
2
l'objectivisme, qui attribue une réalité
extramentale aux idées; le subjectivisme subor-
donne la réalité
a
la pensée;
2
ce titre, il en-
globe aussi bien l'empirisme et le phénoménis-
me que le matérialisme.
Si, maintenant, on le regarde du point de
vue psychologique, le subjectivisme peut rece-
voir trois acceptions bien différentes. Ce peut
etre d'abord un subjectivisme logique (le vrai
et le faux sont équivalents);
a
ce niveau, la
certitude est un état purement subjectif dans
lequel nous adhérons
a
un rapport entre des
concepts ou entre des faits et des représenta-
tions. Ce peut etre aussi un subjectivisme éthi-
que (le bien et le mal sont synonymes); ici, la
jugement moral provient uniquement de la sa-
tisfaction individuelle. Ce peut etre un sub-
jectivisme esthétique (la beau et le laid n'ont
rien d'absolu et dépendent seulement du gout
individuel).
Pour finir, Serra Hunter juge que le subjec-
tivisme n'a pas tort de souligner que «les cri-
teres subjectifs sont inséparables de la connais-
sance et encore plus de l'appréciation~ (pp.
170-171); mais il souligne avec force que «le
sujet ne peut se prononcer que par rapport
a
une norme qui va etre le p6le opposé, c'est-a-
dire, le p6le transcendant, le p6le objectif~ (loc.
cit.). Étant donné que l'esprit humain
a
travers
les iges, semble suivre «une marche rythmique»
(p. 172), il est fatal qu'il oscille, depuis tou-
jours, entre le subjectivisme et l'objectivisme;
aprks le réalisme objectiviste des Présocratiques,
vint la réaction subjectiviste, que développerent
au maximum les Sophistes; mais Socrate ruina le
subjectivisme intégral; désormais, il faudra at-
tendre Descartes pour voir s'ébaucher un certain
subjectivisme, qui s'épanouira chez Kant et sur-
tout chez Fichte. Mais, actuellement, on cons-
tate un retour
a
l'objectivisme, une aspiration
a
surmonter le relativisme. «Les systemes se
différencient dans la maniere de poser et de
formuler leurs doctrines; mais tous ont ten-
dance
2
élaborer une conception de la réalité
qui réponde, non pas
a
une nécessité person-
nelle du sujet, mais aux exigences universelles
et absolues de la science, de la religion et de la
philosophie.» (p. 176). Les philosophes con-
temporains semblent se rendre compte que le
subjectivisme priverait la connaissance de tou-
te base solide et réelle; ce serait «une déforma-
tion de l'humanisme» (p. 179), par laquelle on
considererait comme abstrait ce qui est supre-
mement concret et vivant. D'oii cette déclara-
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