JAUME SERRA HUNTER, DU SPIRITUALISME

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JAUME SERRA HUNTER, RÉNOVATEUR DU SPIRITUALISME
Alain
GUY
«La nova era sera una era de l'esperit» (Filosofia i c~ltura,l."serie, p. 29).
«Cada vegada que descendim a les fondaries de la propia consciencia, veiern més clar
que I'home és una imatge de Déu» (Sentit i
valor de la nova filosofia, p. 80).
Des le début de mon arrivée A Toulouse
(1948), le grand nom de Jaume Serra Hunter
( 1878-1943) vint frapper mes oreilles: dans les
milieux philosophiques de la Cité Palladienne,
sur les bords de la Garonne, on se souvenait
avec émotion et ferveur de l'éminent Recteur de
Barcelone, qui était membre correspondant de
la «Société Toulousaine de Philosopie» et
dont la courageuse attitude, libérale et catalaniste, était unanimement respectée. Sa généreuse activité d'homme de gauche, son discours
du 15 mai 1930 (répliquant aux attaques du
dictateur Primo de Rivera) et surtout son action,
sans défaillance, au service de la République,
tout au long de la Guerre Civile, faisait l'admiration de tous les progressistes. Sur un plan
plus personnel, encore, les républicains espagnols réfugiés A Toulouse (qu'ils appartinssent A
l'Ateneo Español, au Casal Catali, au PSOE ou
encore A la CNT et A la FAI) me parlerent
beaucoup de lui; mes c o l l e g ~ eAlfons
~
Serra
Baldó et aussi Maitre Domenec Pallerola (alias
Domenec de Bellmunt) me raconterent sa vie A
Toulouse, apres la défaite de 1939. Monseigneur Martimort, bibliothécaire de 1'Institut Catholique de Toulouse, qui gardait de lui un
profond souvenir, me montra la caisse de notes
et de manuscrits, abandonnée par lui, A son départ pour México, 06 la mort l'attendait deux
ans plus tard; je trouvai, dans ces papiers jaunis,
un savoureux article écrit par lui dans l'hebdomadaire languedocien Terra d'Oc.. . Je fus tout
de suite sensible au sillage de clarté et de grandeur intellectuelle et morale de cette haute personnalité philosophique, universitaire et politique.
Ce noble fils de Manresa, député de 1'Esquerra Republicana de Catalunya, était membre
de 1'Institut d'Estudis Catalans et de 1'Academia de Bones Lletres de Barcelone; sa «bonté
sans affectatiom («bondad sin aparato»), comme l'observe Eduard Nicol (El problema de la
filosofia hispánica, Ed. Tecnos, Madrid, 1961,
p. 194) sut allier intimement, avec toute l'exquise discrétion qui le caractérisait, ses ardentes
convictions catholiques et son militantisme aux
c6tés des classes laborieuses. Si l'étendue de son
oeuvre imprimée (una trentaine de titres) n'est
pas quantitativement aussi considérable que celle
d'Ortega y Gasset, d'unamuno ou d'Eugeni
d'Ors, elle est, tout de meme, importante: depuis son Ensayo de una teovia psicológica del
juicio (Madrid, 1910) jusqu'A son ouvrage posthume El pensament i la vida (México, 1945),
sans parler de ses écrits littéraires et poétiques.
Conférencier disert (notamment, dans les Cercles ouvriers, au sein desquels, comme chez
nous, Robert Garric avec ses Equipes Sociales, il
se dévouait sans compter) et journaliste doctrinaire (collaborateur, des 1914, de 1'Enciclopedia
Espasa-Culpe), Serra Hunter fut, avant tout, un
restaurateur éloquent de la métaphysique spiritualiste -A
la fois, contre le naturalisme, le
positivisme, I'idéalisme absolu et la néo-scolastique. Son rayonnement fut grand et il est perceptible aujourd'hui encore. Ce fut le vigoureux
rénovateur de l'École de Barcelone, dans la lignée de son maitre Xavier Llorens i Barba (et
de la philosophie écossaise, dans la tradition de
Ramon Martí d'Eixali). Pour ma part, je lui ai
consacré une page de ma récente Histoire de la
philosophie espagnole (Toulouse, Publications
de I'Université, 1983, p. 265: «Le spiritualisme
introspectif~).11 est souhaitable qu'une th2se
de doctorat lui soit bientot dédiée; je crois savoir que l'entreprise est en route, présentement,
A 1'Université de Barcelone.
En dépit de son tempérament serein, Serra
Hunter semble avoir connu, des sa jeunesse,
comme tous les authentiques philosophes, les
affres du doute ou, du moins, ceux de l'insatisfaction philosophique; il confesse, en effet,
qu'il a rejeté tres t6t le carcan des idées archiiques qui lui avaient été autoritairement enseignées: cl'étude de la philosophie moderne se
mit A dissiper en moi, déjh h l'époque oh j'étais
étudiant, les ombres d'une formation dogmatique, unilatérale et tendancieuse» (Sentit i valor
de la nova filosofia, prbleg, p. 10). A que1 professorat extrinséciste et figé fait-il ainsi allusion?
On peut supposer qu'il s'agit, d'un &té, du vieil
enseignement scolastique (requ par lui au collkge
jésuite) et, d'un autre caté, des derniers Cours
krausistes (qui lui furent dispensés, de 1902 i
1910, par ses maitres de 1'Université Centrale,
A Madrid, juste avant la nomination d'Ortega y
Gasset, qui libéra de ses phantasmes la malheureuse pensée espagnole.. . et qui aurait pu apporter beaucoup au jeune Catalan.. .).
Quoi qu'il en soit, c'est i plusieurs reprises,
dans ses diverses oeuvres, que Serra Hunter dit
«non! » au vieil aristotélisme curieusement thomistisé. D'emblée, il veut se placer dans la perspective et dans la problématique de la spéculation moderne, issue de la Renaissance, de Descartes et de ses successeurs (proches ou lointains). Toutefois, son caractere éclectique et
conciliant le porte A sauver ou A récupérer tour
l'ensemble de la tradition occidentale - e n excluant seulement ce qu'elle peut avoir de faux
son
i
avis: il répete, A pluou de dangereux ?
sieurs reprises, comme Leibniz (l'une de ses admirations), qu'on ne saurait faire fi du passé
philosophique, qu'on doit le respecter et meme
l'assimiler, autant que possible, comme un legs
précieux. C'est pourquoi la doctrine du Recteur
de 1'Université de Barcelone m'apparait, non
pas certes comme un vulgaire syncrétisme, mais,
du moins comme une synthese extremement
personnelle des apports les plus variés de la
pensée occidentale pendant trois millénaires.
«Les vieilles cultures, écrit-il (Filosofia i cultura, 1." serie, p. 1l ) , vivent chez l'homme actuel en ce qu'il a d'universel et de pérenne~.
Les prises de positions de Serra Hunter ont
été longuement mfiries par lui: ce ne sont pas
les options arbitraires d'un jeune rhéteur turbulent, qui, au bout de quelques mois a peine d'initiation philosophique, émettrait catégoriquement des jugements sans appel. Ce sont, tout i
l'inverse (meme avant les jours d'exil A l'étranger, dans sa vieillesse), des prises de conscience
longuement réfléchies, au terme de la méditation approfondie des problemes et des grandes
solutions introduites au cours des &es et en
notre siecle. En bref, le systeme de Serra Hunter (si systeme il y a!) s'adosse a une tres solide
connaissance de l'histoire de la philosophie. Estil besoin de rappeler ici les deux pertinents travaux qu'il nous a laissés sur Socrate (~Sbcrates
i la metafísica», dans les Miscellinia Crexells,
1929, pp. 223-229, et Socrates, Girone, «Els
clissics de la filosofia~,Grafiques Darius Rahola,
1931,61 pages), celui sur saint Thomas d'Aquin
(discours a l'université, 12 mars 1899, publié
aux Ed. Barna, Barcelona), celui sur «El canceller Bacon i la metodologia científica» (dans la
revue Cietzcia, février 1929, pp. 525-535) et
celui sur Spinoza (Girone, «Els classics de la filosofia», 1933, 87 pages), sans compter ses articles dans 1'Enciclopedia Espasa-Calpe (concernant Platon, Kant, Hume, Fichte, Schopenhauer, Hegel, etc.. .)?
Dans l'ordre de la pensée proprement catalane, on se souvient aussi de ses recherches sur
Llull, Sibiuda et Vives (dans Les tendencies filoshfiques a Catalunya durant el segle XIX,discours 2 1'Acadkmia de Bones Lletres, Barcelona,
1925), de son étude sur Balmes i la filosofia a
Catalunya, 1925), de celle sur «La vocació filosbfica d'En Crexells», (dans La Nova Revista,
février 1927)' de ses pages également sur Xavier
Llorens i Barba («Llorens i Sanz del Rio», Congres de 1'Asociación Espagola para el progreso
de las ciencias, Barcelona, 1929, 19 pages; «X.
Llorens i Barba. Estudis i carrera professional.
La seva actuació docent», Arxius de l'lnstitut
de Ciencies, any 9; et aussi les pp. 134-137 de
Sentit i valor de la nova filosofia, sur l'unité de
la philosophie selon Llorens) et, enfin, de celles
touchant le physiologiste-philosophe Ramon
Turró («Característiques fonamentals de la filo,
1927, dans le livre
sofia d'En T u r r ó ~Barcelona,
de Turró, El métode objectizl, in {(Monografies
M&diques»,n." 12, pp. 9-16: ces trois derniers
travaux ayant d'ailleurs été reproduits dans Figures i perspectiues de la historia del pensament), sans parler de ses éditions et traductions
en catalan de Platon (Fundació Bernat Metge).
Dans le sillage de l'École de Barcelone, Serra
Hunter part, comme ses prédécesseurs et inspirateurs (Ramon Martí d'Eixala -1808-1867,
puis Xavier Llorens i Barba -1820-1872)
d'une méthode entierement psychologique. A
ses yeux, conformément a la vieille tradition
écossaise, si chere 2 la Cité Comtale, la base de
toute recherche philosophique doit &re la conscience personnelle. Ouvrons, par exemple, Filosofia i cultura (2." serie, 1932, pp. 210-211):
«Il y a une priorité du probleme psychologique
qui place la psychologie dans une situation priviIégiée au sein de l'encyclopédie philosophique:
nous pouvons justifier ce caractere exceptionnel,
aussi bien du point de vue empirique que du
point de vue transcendental. Nous ne pouvons
pas nier que tous les problemes philosophiques
supposent comme condition préalable la connaissance de la vie psychique humaine sous son aspect empirique. Penser, sentir, vouloir, décider
sont des modalités de la conscience, dont la genese et le déroulement nous sont connus par
la psychologie. Sans rien préjuger de la valeur
primordiale de l'instrospection, il faut reconnaitre qu'il n'est possible d'éliminer la conscience d'aucune activité, logique ou éthique,
pour sublime qu'elle soit».
11 importe donc de connaitre, avant tout, le
déroulement réel du stream of consciousness
(selon l'expression de William James), si l'on
veut savoir ce que la philosophie peut nous
donner, «de la meme maniere qu'il est nécessaire de connaitre la nature d'un instrument
pour savoir que1 est son fonctionnement et A
quelle finalité il répond» (ibid., p. 211). Pareillement, les recherches logiques et morales
elles-memes sont tributaires de l'expérience psychologique, c'est-a-dire «de la vie spontanée de
la conscience, oh se manifestent déja empiriquement toutes les normes de la vie mentale
supérieure de l'homme» (ibid., p. 212). Bien
plus, la psychologie est également indispensable
i l'ontologie et i la cosmologie; les concepts
d'etre et de devenir, de substance et d'accident,
d'essence et de valeur, de cause et de fin, de loi
et d'ordre nous sont directement procurés par
l'introspection; plut6t que des représentations
qui nous viendraient du dehors, «ce sont des
présentations qui s'objectivent durant le cours
de la vie de la consciente» (ibid., p. 213). La
conscience suit notre pensée, comme notre ombre se profile constamment derriere notre corps:
«c'est l'activité de la conscience qui suscite les
problemes proprement philosophiques» (ibid.,
p. 214), et c'est elle qui «leur fournit, en majeure partie, des matérieux pour les résoudre»
(loc. cit.).
Serra Hunter s'objecte, pourtant, alors, i luimeme le reproche de se livrer au psychologisme;
i ce propos, il évoque la fin du xlxe siecle, oh
«la lutte contre les tendances p~~chologistes
était passionnée et sanglanteo (Filosofia i cul-
tuya, l."serie, p. 190); on félicitait précisément
Husserl de s'etre délivré de son éducation psychologiste, pour avoir édifié sa conception d'une
logique pure, tout i fait opposée au psychologisme! «Parler de psychologisme, de réalisme
psychologique ou de gnoséologie réaliste, c'était
parler d'empirisme, d'intuitionisme introspectif
ou de fidéisme ingénu» (ibid., p. 191). Néanmoins, cette hostilité au psychologisme avait
quelque chose d'artificiel et de spectaculaire:
c'était une mode, plut6t qu'une doctrine solidement et sérieusement élaborée. Brentano aperqut avec lucidité la faiblesse de cette manie antipsychologiste et il soutint «la compatibilité
parfaite d'une position initiale psychologiste
avec l'existence d'une logique formelle, au sens
kantien ou hamiltonien du terme» (loc. cit.).
Serra Hunter a repris la question dans sa
conférence ii la Societat Catalana de Filosofia,
intitulée «Idealitat, metafísica, espiritualisme»
(publiée d'abord dans 1'Anuari de cette Société, puis en tete de Sentit i valor de la nova
filosofia). Exposant la these spiritualiste i laquelle il adhere, dans la filiation de Platon, il
écrit: «la philosophie nouvelle réclamera la préférence pour les fonctions supérieures de l'esprit, dans la formation d'une conception logique
du monde et de la vie. Son véritable point de
vue n'est pas celui de la représentation ni celui
du concept, mais celuis des idées. Le point de
vue de la représentation consisterait ii confondre la phénoménologie avec la métaphysique;
le point de vue du concept ferait de la métaphysique une mathématique ou une logique. Se
placer au point de vue de la doctrine des idées,
c'est se placer au point de vue caractéristique
de la philosophie: les idées, comme expression
des essences des choses, ont le plus grand attrait spirituel et constituent l'intéret le plus
permanent de la vie» (Sentit i valor de la nova
filosofia, pp. 59-60).
Les scolastiques (qui vont a l'existence de
Dieu per ea quae facta sunt) n'admettent pas
la voie augustinienne, cartésienne et cousinienne, qui passe par l'intériorité du moi; contre
eux, Serra Hunter s'écrie: «Pourquoi nous méfier de l'introspection et, en revanche, accorder
cette confiance si illimitée aux représentations
sensibles, dans lesquelles l'activité perturbatrice de l'imagination prend une part si considérabie?» (ibid., p. 63). Tout au contraire, selon
le philosophe catalan, il est permis de répliquer
aux partisans de la méthode externe qu'a force
de regarder les choses partir du dehors, il
leur deviendra difficile de s'élever du monde inférieur, qu'est le monde des sens, au monde supérieur, que constitue celui de l'esprit. .. Quoi
qu'il en soit, il ne faut pas «mutiler les données de la consciente» (loc. cit.); l'empirisme
sensualiste et l'empirisme intellectualiste commettent tous deux la meme erreur, celle d'assimiler la perception -produit d'une complexe élaboration mentale- a une intuition nous
promettant la connaissance totale des choses.
Serra Hunter loue Bergson d'avoir fait litiere
de ce sophisme et de lui avoir substitué «une
nomenclature plus naturelle et plus psychologique» (ibid., p. 64).
La dualité du moi et du non-moi se conjugue,
d'ailleurs, avec leur complémentarité. Aussi,
s'élevant désormais au plan métaphysique, le
Recteur de Barcelone déclare: «Si l'adaptation
des &tres les uns aux autres est un principe
général du Cosmos, pourquoi ne devons-nous
pas admettre cette adaptation entre la conscience et l'etre, en proclamant la possibilité de
transcender la phénoménalité propre de la conscience? » (ibid., pp. 64-65).
En une autre occasion, sa causerie du 1929
au Conferencia Club de Barcelone, intitulée
«La filosofia i els seus problemes», qui a été recueillie dans Sentit i valor de la nova filosofia
(pp. 75-109), Serra Hunter insiste, de nouveau,
sur le r6le sui generis de la conscience, capable
de nous faire accéder au csens humain et universe1 des choses» (p. 90), tout en s'en tenant toujours strictement aux faits, sans jamais sortir de sa mission de prudent réalisme. «La
conscience veut dire que l'homme est une réalité
qui s'intériorise, qui a le pouvoir de se voir
du-dedans et de sentir, tout au bas de son Ame,
la grossiere froidure des choses matérielles et
son adhérence aux idées et aux images qui représentent les choses. La conscience est inséparable de notre activité en tant qu'esprits: elle
nous offre le spectacle de notre vie intérieure,
sans la déformer ni la troubler. Assoupie parfois, reveuse d'autres fois, elle n'apporte ni
n'ajoute un seul mot k la lecture que fait l'ame
de ses créations internes» (p. 91).
Plus précisément, la notion de subjectiuité
a été analysée, avec beaucouop de pénétration,
par Serra Hunter, comme le coeur meme de notre conscience; et les pages qu'il lui a consacrées comptent parmi les plus originales et les
plus fécondes de toute son oeuvre. A cet effet,
référons-nous a la 2eme série de Filosofia i
cultura (pp. 159-181), intitulées «Subjectivitat, i subjectivisme». Le philosophe barcelonais
commence par déplorer la grande confusion
terminologique qui regne, a cet égard, dans la
logique et l'epistémologie traditionnelles. 11
rappelle, tout de suite, que, pour la Scolastique,
le subjectif était ce qui est affirmé d'une chose,
comme existant en elle-meme; c'était l'actuel
ou le formel; au contraire, l'objectif était ce
qui est présent d'un objet dans la conscience
(c'était le représentatif). Avec Descartes, l'usage de ces deux termes devient tout a fait différent; est objectif désormais, c'est-h-dire réel, le
sujet (la conscience) qui connait immédiatement comme il perqoit; a l'inverse, sont subjectifs les objets, parce qu'ils sont connus médiatement, par le raisonnement. Enfin, avec
Kant, l'objectif, c'est le supra-individuel, alors
que le subjectif, c'est l'individuel.
Serra Hunter médite sur ce nouvel emploi
des termes antinomiques, d'objectif et de subjectif. 11 y a des raisons subjectivement valables, mais qui ne le sont pas objectivement;
mais si l'on réussit, par la suite, A démontrer
le caractere vraiment général de telle ou telle
assertion subjective, celle-ci devient objective
et se transforme en vérité scientifique. Le Recteur de Barcelone fait ressortir toute l'importance de la mutation subie par le probleme aux
mains de Kant, k travers les trois degrés de
l'opinion, de la foi et de la certitude, respectivement exprimés par les jugements problématiques, assertoriques et apodictiques. L'application de cette distinction au probleme de l'immortalité de 1'Ame est, dans le Criticisme, particulierement prégnante. «Cette croyance sera
simplement problématique si nous agissons comme si nous devions &re immortels (opinion).
Elle sera assertorique si nous croyons que nous
sommes immortels (foi); et elle sera apodictique
si nous sommes tous surs qu'il y a une autre
vie apres la mort (certitude). Donc, le monde
du subjectivement certain, universel et nécessaire, d'apres ce qui ressort de ce texte de la
Logique de Kant (qui annonce déjk la théorie
de la modalité, dans la Critique de la raison
pure), est le domaine de l'actualité, de l'existence ou de la non-existence (idéale), par opposition a la simple posibilité et a la nécessité.
Ce qui est subjectivement certain s'offre donc
nous comme un degré intermédiaire entre le
simplement possible (probable) et l'absolument
nécessaire (certain). Cette distinction est fondamentale dans le criticisme kantien, pour leque1 la certitude objective n'appartient qu'a la
science des phénomenes, tandis qu'il ne reste
pour les vérités d'un autre ordre que la foi
ou la croyance, c'est-a-dire une certitude subjectivement valide, mais objectivament insuffisante» (ibid., pp. 162-163).
Mais le philosophe barcelonais refuse la réduction kantienne de l'ensemble du savoir a la
science et a l'expérience, que le penseur de
Konigsberg concilie, malgré tout, avec la valeur absolue du Sollen; en outre, le Criticisme
porte en lui tous les germes du subjectivisme intégral que développera ultérieurement Fichte.. .
La subjectivité ayant été ainsi définie, Serra
Hunter en vient A l'examen de la doctrine ontologique qui peut etre fondée sur elle. On
peut, a cet égard, distinguer trois positions. La
premiere considere la subjectivité comme l'unique valeur possible et le seul critere du vrai,
du bien et du beau; c'est le scepticisme (cf.
p. 166). La seconde fait de la subjectivité le
point de départ et de référence de la recherche philosophique, mais avec une certaine modération, car, ici, il s'agit seulement d'une méthode, «jamais d'une position définitive qui
puisse annuler la cognoscibilité des autres réalités transcendantes)} (ibid., p. 167), la troisieme, plus radicale, estime que «17etre est une
projection du moi autoconscient~ (loc. cit.);
dans cette vue, qu'on doit qualifier de subjectiviste, le sujet devient un principe ontologique.
L'analyse du subjectivisme en fait apparaitre
deux formes distinctes: l'une, le subjectivisme
individuel ou solipsiste (p. 168)' qui ramene
toute existence a celle du sujet personnel connaissant ; l'autre, le subjectivisme impevsonnel
qui la ramene a un sujet anonyme et collectif,
ou, mieux, universel, seul arbitre de la connaissance. Dans les deux cas, le subjectivisme s'oppose 2 l'objectivisme, qui attribue une réalité
extramentale aux idées; le subjectivisme subordonne la réalité a la pensée; 2 ce titre, il en-
globe aussi bien l'empirisme et le phénoménisme que le matérialisme.
Si, maintenant, on le regarde du point de
vue psychologique, le subjectivisme peut recevoir trois acceptions bien différentes. Ce peut
etre d'abord un subjectivisme logique (le vrai
et le faux sont équivalents); a ce niveau, la
certitude est un état purement subjectif dans
lequel nous adhérons a un rapport entre des
concepts ou entre des faits et des représentations. Ce peut etre aussi un subjectivisme éthique (le bien et le mal sont synonymes); ici, la
jugement moral provient uniquement de la satisfaction individuelle. Ce peut etre un subjectivisme esthétique (la beau et le laid n'ont
rien d'absolu et dépendent seulement du gout
individuel).
Pour finir, Serra Hunter juge que le subjectivisme n'a pas tort de souligner que «les criteres subjectifs sont inséparables de la connaissance et encore plus de l'appréciation~ (pp.
170-171); mais il souligne avec force que «le
sujet ne peut se prononcer que par rapport a
une norme qui va etre le p6le opposé, c'est-adire, le p6le transcendant, le p6le objectif~(loc.
cit.). Étant donné que l'esprit humain a travers
les iges, semble suivre «une marche rythmique»
(p. 172), il est fatal qu'il oscille, depuis toujours, entre le subjectivisme et l'objectivisme;
aprks le réalisme objectiviste des Présocratiques,
vint la réaction subjectiviste, que développerent
au maximum les Sophistes; mais Socrate ruina le
subjectivisme intégral; désormais, il faudra attendre Descartes pour voir s'ébaucher un certain
subjectivisme, qui s'épanouira chez Kant et surtout chez Fichte. Mais, actuellement, on constate un retour a l'objectivisme, une aspiration
a surmonter le relativisme. «Les systemes se
différencient dans la maniere de poser et de
formuler leurs doctrines; mais tous ont tendance 2 élaborer une conception de la réalité
qui réponde, non pas a une nécessité personnelle du sujet, mais aux exigences universelles
et absolues de la science, de la religion et de la
philosophie.» (p. 176). Les philosophes contemporains semblent se rendre compte que le
subjectivisme priverait la connaissance de toute base solide et réelle; ce serait «une déformation de l'humanisme» (p. 179), par laquelle on
considererait comme abstrait ce qui est supremement concret et vivant. D'oii cette déclara-
tion bien sentie: «toute construction philosophique est, en fait, une tentative pour dépasser
le subjectivisme. Pourrions-nous dire réellement
que nous connaissons, si nous nous contentions d'affirmer la réalité de nos impressions?
Ne vaudrait-il pas mieux dire que cet acte est
une simple modification interne, un sentiment
et non pas une perception de choses existantes?
Les philosophes pourront se tromper de chemin
pour arriver a l'objectivité transcendante; mais
on peut compter sur les doigts les cas de ceux
qui se résignent a rester dans la seule contemplation de leurs états subjectifs. A partir du moment oh commence, au sein de l'esprit, le dessein d'apprécier, de valoriser ou d'utiliser ces
memes états subjectifs (et cela arrive chaque fois
qu'on a un tempérament de philosophe), on ressent le besoin de les mettre en rapport avec
quelque chose qui soit au-dessus de la conscience individuelle du sujet (p. 181).
Une fois ainsi cernée la structure du sujet
conscient et agissant, Serra Hunter fait appel
a toutes les ressources de la raison, pour qu'elle nous fasse accéder au domaine le plus profond et caché du Réel, c'est-a-dire aux réalités
spirituelles. A ce niveau interviennent aussi
bien l'intuition spirituelle et rationnelle que la
ou moderne: toutes deux
logique +lassique
nous découvrent les lois immuables du monde
et elles sont également capables de nous révéler, secundum quid, 1'Absolu. La Weltanschauung A laquelle se rallie ainsi le Recteur de Barcelone comprend trois grandes articulations, qui
se rapportent a trois problkmes imprescriptibles: le probleme critique (qui est initial et
gnoséologique), le probleme métaphysique (qui
est central et qui accomplit dans sa plénitude
l'élan rationnel tri-millénaire) et en& le probleme éthique (qui appartient a l'ordre de la
finalité).
Quant h elle, la métaphysiqie spiritualiste
de Serra Hunter se présente comme une recherche supreme, qui s'applique a trois questions
spécifiques: celle de l'ttre fini (la cosmologie),
celle de I'etre indéfini (l'ontologie) et celle de
l'etre infini (la théodicée). Etre personnel, pro-
vident et judicateur, Dieu se trouve donc au
sommet de la prospection serrahuntérienne, contre tout athéisme, mais aussi contre tout panthéisme. Enfin, un te1 systeme donne lieu a
l'esquisse d'une vaste encyclopédie des sciences
de l'esprit: science de l'epistémologie, science
du langage, science de la société, science des
valeurs, science de l'histoire, science du droit,
science de l'art, science de la religion -dont
l'ensemble forme la Culture.
A ce niveau, on est surtout frappé par l'intéressante axiologie que propose Serra Hunter
(notamment, dans Filosofia i cultura, l." serie, pp. 65-89 et 155-177, mais aussi dans
Sentit i valor de la nova filosofia, pp. 85-87).
Pour le maitre catalan, a l'inverse de ce que
prétendent les nihilistes, les valeurs ne sont pas
créées par l'homme, mais elles sont reconnues,
regues,-respectées ét appliquées par lui: c'est
qu'elles échappent au flux déconcertant du devenir et qu'elles émanent de la Transcendance.
«Toute tentative d'expliquer une existence par
une essence est une valorisation. De ce point
de vue, les essences sont les types des valeurs,
et les existences sont des valeurs a partir du
moment oh elles peuvent &re l'objet d'estimation et de calcul. La racine de que l'on appelle
aujourd'hui la Philosophie des Valeurs est gnoséologique et métaphysique. Nous valons dans
la mesure oh nous sommes. Les essences fondent les valeurs» (Sentit i valor de la zova filosofia, pp. 85-86).
Mais i l n e faut pas attribuer aux essences un
caractkre statique; tout au contraire, elles recelent en leur sein un dynamisme, plus ou moins
secret, qui est appelé h se développer et a s'épanouir completement et sans limites; l'homme
est ainsi convié, par sa vocation propre, 2 accomplir sa destinée, en faisant librement et peu
a peu passer toutes ses puissances a l'actualisation; et c'est ainsi qu'il lui sera permis d'accéder au plan de l'axiologie. «Celui qui est vaut
ce qu'il vaut dans la mesure oh il réalise sa propre essence. Notre valeur personnelle est en
raison directe de la réalisation des potentialités que nous avons regues de la nature et de
l'héritage, du tempérament et de l'éducation»
(p. 86). Le Recteur de Barcelone retrace alors
la genese du theme des Valeurs, depuis ses origines psychologiques et économiques, jusqu'h
sa systématisation doctrinale; défilent ainsi de-
vant nous les noms de Kant, Fichte, Taine,
Nietzsche, Menger, von Wieser, Windelband,
Eucken, Munsterberg, Rickert, Eisler, Brentano, Ehrenfels, Ludemann, Meinong, Urban,
Hoffding, Lotze, Valli, Scheler, etc.
La philosophie des Valeurs, ainsi interprétée,
concoit comme étant complémentaires l'activité spéculative et l'activité pratique; repoussant le naturalisme, mais aussi l'intellectualisme, elle tend a «souder de nouveau deux parties de la philosophie, qui apparaissent en conflit permanent, depuit l'époque de Kant: la métaphysique et la morale (...) . La connaissance
n'est pas seulement représentation, mais activité vitale et téléologique; la plénitude du connaitre se trouve dans ces formes qui reflktent
les réalités les plus parfaites et qui sont aussi les valeurs supremes» (Filosofia i cultura,
l." skrie, p. 168). Dans ses investigations,
I'une des originalités les plus saillantes de Serra Hunter consiste A insister sur le r6le des
facteurs émotionnels et sentimentaux de l'option axiologique et de l'effort humain pour concrétiser le plus fidklement possible les valeurs; d'aprks lui, le désir et la sympathie
émergent au niveau de nos motivations les plus
élevées.
Par conséquent, comment s'étonner de la place primordiale accordée par le philosophe catalan a I'éthique, qui innerve et regle notre vie
morale tout entikre? Sans doute les actes moraux se produisent-ils selon les lois les plus générales et constantes des processus psychologiques; «mais leur valeur dépend non pas du
fait (matériel) de leur production, mais de leur
adaptation a l'idéal moral. Ce dernier est le patron ou la mesure de la valeur des actions de
l'homme, meme dans le cas ou cet idéal n'est
pas réalisable en sa totalité» (pp. 171-172).
Bien que nous sachions fort bien que la contingence et la relativité grkvent ou, du moins,
menacent la mise en pratique de notre idéal,
nous sommes pleinement assurés du caractkre
absolu et immuable de ce dernier. Le grand clivage entre les hommes s'effectue, a ce tournant: d'une part, les «optimistes», qui considkrent la valeur morale comme susceptible d'2tre atteinte et incarnée; d'autre part, les cpessimistes», qui la jugent inaccessible et purement abstraite.
11 faudrait encore parler des pages bien suggestives, consacrées a la science (par exemple,
dans Filosofia i cultura, l." skrie, pp. 93-98):
«la différence entre le savoir scientifique et le
savoir philosophique n'est pas seulement une
différence d'extension, mais aussi une différence de profondeur» (p. 97). On ne saurait
oublier non plus les paragraphes qui scrutent
les rapports de la religion et de la philosophie
(op. cit., pp. 98-104); sur cet ultime probleme,
Serra Hunter évite tout souci oisew de concordisme entre la foi et la pensée rationnelle,
car il reconnait que chacune de ces deux vocations répond A un besoin différent: celui de
croire et celui de comprendre; mais il estime
qu'elles s'averent, au fond, parfaitement conciliables I'une avec l'autre, sur l'essentiel, dans
le domaine métaphysique comme dans le domaine moral, en dépit de la différence fondamentale entre leurs méthodes et leurs contenus
respectifs. «Une philosophie sensée ne peut entrer en conflit avec la religion; d'un caté, les
vérités supra-rationnelles ne peuvent pas etre
démontrées A la facon des lois scientifiques et,
d'un autre coté, la raison n'est pas dépourvue
de forces pour parvenir naturellement a la démonstration de I'existence de Dieu, de la spiritualité de l'2me et de la création du monde»
(p. 100). Par-dela cette coexistence pacifique de
la recherche philosophique et de I'expérience
religieuse, on doit également admettre le bienfondé de la philosophie de la religion, qui se
montre souvent capable d'éclairer les motifs
de l'acte de foi comme les origines ou les étapes des croyances.
Serra Hunter a, en outre, esquissé une histoire des rapports entre la philosophie et la religion,
travers les 2ges. Dans I'Antiquité,
chez les peuples de I'Orient le culte et le souci éthique ou politique étouffkrent longtemps
I'essor de toute réflexion philosophique; il en
fut de meme en Grkce, au début, lorsque les
Pré-socratiques durent combattre, non sans peine, les mythes polythéistes. Avec Platon, Aristote et les Stoiciens, un modus vivendi fut institué entre le numineux et le philosophique.
Au contraire, Épicure et les Sceptiques tentkrent d'anéantir le sens du divin. Plus tard,
dans la période hellénistique, le néo-platonis-
me restaura l'élan religieux et s'abandonna meme au mysticisme le plus accentué et aventureux. Puis la philosophie chrétienne des Peres
de l'Église s'efforca d'harmoniser la pensée
paienne avec les dogmes de la Révélation. Au
Moyen Age, la premiere scolastique (de saint
Augustin a Duns Scot et a Occam) réussit a
délimiter les deux domaines, au moyen de leur
recours respectifs, l'un a l'autorité divine et ecclésiale, l'autre a la libre recherche. Mais la seconde scolastique (celle de saint Thomas et de
ses successeurs, qui l'emporterent pendant des
siecles) enseigna que «la foi présuppose la connaissance naturelle et que la Révélation confirme et fortifie les vérités démontrées par la raison humaine» (p. 103). Désormais, l'humanité
occidentale jugera que philosophie et religion
different aussi bien par leur objet que par leur
méthode, mais que la raison est utile pour démontrer les praeambula rationabilia fidei, en
ruinant les doctrines opposées a la foi.
Avec l'ere moderne, tandis que certains penseurs continuent a faire leur la tradition médiévale, la plupart, surtout au XVIII' siecle, attaquent la Révélation et le magistere ecclésiastique, en leur préférant le naturalisme des Lumieres. Le XIX' siecle consacre la quasi-généralisation de l'agnosticisme. Enfin, le xxe siecle
nous fait assister a «un beau commencement
de la prédominance des valeurs spirituelles, qui
assure une rénovation de la conscience religieuse» (p. 104).
11 conviendrait aussi d'évoquer les substantielles pages oh le philosophe barcelonais étudie la genese et le r6le de l'histoire (Filosofia
i cultura, la. serie, pp. 115-136)) les diverses
formes de l'utilitarisme (Filosofia i cultuua, 2."
serie, pp. 59-84), le contresens commis par Spinoza ii l'égard de Descartes (Spinoza, pp. 86
y SS.),l'élaboration de la sociologie (Filosofia i
cultura, 2 ." serie, pp. 139-155)'la morale sociale
et humanitaire (Filosofia i cultura,
serie
pp. 70-89, qui ont des accents jauressiens), la
lutte contre l'idéologie des intérets créés (selon
!e titre de la piece fameuse de Jacinto Benavenre: pp. 81-82), les limites du prétendu mysticisme de Socrate (Socrates, pp. 40-42))l'amour de
la sagesse (Sentit i valor de la nova filosofia,
pp. 101-104)) l'inéluctable révision de l'histoire
de la philosophie (op. cit., pp. 109-114))le réalisme psychologique de Turró (Figures i pers-
pectives de la historia del pensament, pp. 9295)) etc.
En conclusion, je me rallierai a la juste formule d'Eduard Nicol: «Serra Hunter était un
philosophe authentique», qui, «en expliquant
les philosophies, enseignait ce qu'est la philosophie; et il ne le faisait pas en élaborant une
théorie personnelle de la philosophie, mais en
la vivant et en exprimant, sans délibération,
par sa présence seule, ce en quoi consiste etre
philosophe. La probité peut se precher, mais
elle est plus effective encore quand elle est agissante, quand elle constitue un exemple vivant»
(El problema de la filosofia hispánica, Ed. Tecnos, Madrid, 1961, p. 182).
Ce professeur de premier ordre, qui, selon
les propres paroles de José Gaos (Filosofia mexicana de nuestros dias, Imprenta Universitaria, México, 1954, p. 287), fut «le maitre par
excellence des jeunes générations (barcelonaises)», de 1913 ii 1939, forma patiemment et
avec abnégation de nombreux disciples, parmi
lesquels Joaquim Xirau, Josep Ferrater Mora,
Francesc Mirabent, Joaquim Carreras i Artau,
Joan Crexells, Eduard Nicol, Joan Roura Parella, etc. Plus précisément, a c6te de son
collegue universitaire Tomas Carreras i Artau,
Serra Hunter fut bien la cheville ouvriere d'une certaine École de Barcelone.. . Ainsi que
l'a tres bien vu Laureano Robles («La Societat
Catalana de filosofia», Actas del I I I Seminario
de historia de la filosofia española, Salamanca,
1982, p. 176)) Serra Hunter se préoccupait de
«former des hommes qui se dédient a l'étude
des traditions catalanes», bien qu'en leur enseignant «a éviter tout patriotisme ou toute défense a outrance des valeurs locales, comme tout
dénigrement systématique» .
Eníin, si l'on dépasse le plan péninsulaire, on
reconnaitra, sur le plan universel, que Serra
Hunter a contribué puissamment A la resurgence du spiritualisme contemporain, jalonné par
les grands noms de Bergson, Jacques Chevalier, Jean Guitton, Maurice Blondel, Gabriel
Marcel, Jaspers, Berdiaev, Louis Lavelle, René
Le Senne, J. Xirau, M. F. Sciacca, Carlini, Guz-
zo, Emmanuel Mounier, Urs von Balthasar,
Georges Bastide, Auguste Etcheverry, Henri
Gouhier, Joseph Moreau, Jean Lacroix et tant
d'autres comme. X. Zubiri. Relisons ce splendide texte de Sentit i valor de la nova filosofia
(p. 6 0 ) : «Le spiritualisme n'est pas une dénomination négative, comme certains le supposent, qui serait née par réaction contre la philosophie matérialiste; ce n'est pas non plus une
solution exclusivement propre i la question
des rapports entre l'hme et le corps. Le spiritualisme moderne doit etre une solution intégrale des problkmes philosophiques. 11 est objectiviste et il est aussi éloigné du phénoménisme empirique que de l'idéalisme pur; "réalisme ou positivisme spiritualiste", ainsi l'appelait Ravaisson, qui prophétisait dans cette doctrine la philosophie de l'avenir. Mais ce réalisme, bien que cela semble paradoxal, ne méprise pas la collaboration de l'idéalisme, de meme
qu'il ne nie pas non plus la valeur de la science; c'est un idéalisme qui a plut6t une filiation
latine, un idéalisme concret et psychologique
qui, reconnaissant les droits primordiaux de
l'esprit, n'oublie pas l'existence de la nature
clui l'entoure.))
Serra Hunter s'éleve alors au palier le plus
haut de sa méditation et se risque jusqu'au plan
prophétique; c'est avec une conviction tres communicative qu'il nous propose, avec ferveur,
une esquisse de la philosophie de l'avenir, tres
proche de nos prises. «L'homme travaille toujours pour l'avenir. La souffrance qui accompagne son travail est compensée par la joie
qu'il éprouvera demain, en voyant naitre et
porter du fruit la semence qu'il a enfouie dans
le sol. Et tout homme peut savoir ce que sera
son oeuvre. Non pas tout ce qu'elle sera, parce
que d'autres hommes que lui en recueilleront
les fruits et les mettront au jour. Mais il faudra que la génération suivante utilise les travaux de la génération antérieure, si elle veut la
réformer ou la dépasser.
Et il en est ainsi en philosophie. On travaille afin de faire s'enraciner chez nous une philosophie d'école qui donne dogmatiquement la
vérité ou qui l'explique et la commente, sans
l'altérer en rien et sans jeter le doute sur son
indestructible valeur. Ce sera concevoir la philosophie comme une religion, absorber toute
la pensée dans le fond traditionnel et confondre
ce qui est transitoire et contingent dans l'ordre
de la connaissance avec ce qui est permanent
et nécessaire. Quelle que soit la forme historique que I'on propose, elle doit forcément en
sortir grevée d'échec» (pp. 145-146).
En aucune maniere, le passé ne saurait revivre, mais il n'est pas possible non plus de le
rayer comme s'il n'avait jamais été. L'erreur de
la Renaissance consista, précisément, i gommer
le Moyen-Age, pour tenter de faire retour h
1'Antiquité. «Notre cas est identique. Nous
sommes au début d'une nouvelle époque de la
pensée, en pleine rectification de la pensée du
x~xemesiecle; mais nous ne pouvons pas nier
que nous soyions les enfants légitimes de la
philosophie que preche Kant et qui n'a pas
cessé d'influer sur le monde pendant plus d'un
sikcle» (p. 147). Nous allons ainsi, tres probablement revenir A l'époque des systtmes, oh la
recherche de l'unité s'imposera partout; en meme temps, la philosophie se fera plus humaine
et vivante; elle abandonnera la technicité excessive et «se mettra A parler le langage du
coeur» (p. 148). Elle sera polarisée par «la
soif de l'éternel et du divin» (p. 149). 11 s'agit,
dorénavant, d'«humaniser la science et de spiritualiser la vie» (loc. cit.). On retiendra cet ultime mot d'ordre, que nous laisse Serra Hunter:
«la philosophie doit etre un amour intense du
savoir, sans préoccupations exagérérément pragmatiques. La philosophie a sa finalité en ellememe et, si elle a u n caractere instrumental,
elle l'a seulement en vue de l'idéal de perfection intégrale de I'homme» (p. 152).
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