Réflexions à propos des modèles animaux de psychopathologie de la schizophrénie G. Sandner*, J. M. Danion* Trois questions habituellement posées “Que mesurez-vous ?”, “Que faitesvous à vos animaux ?”, “Qu’est-ce que la réponse à ces deux questions a à voir avec la schizophrénie ?”. Ces questions sont toutes trois pertinentes. Chacune réfère à un critère métrologique, le facteur mesuré, le facteur contrôlé et le critère de validité. Examinons respectivement quelques réponses apportées à chacune de ces questions. Trois propriétés comportementales souvent utilisées pour cette modélisation L’hyperactivité locomotrice dans un environnement nouveau (1) Le cerveau tend à enrichir sa représentation de l’environnement tant que cette représentation est “insuffisante”. L’hyperlocomotion d’un rat mis dans une nouvelle cage traduit, entre autres, cette quête d’informations. Les patients montrent aussi un déficit de leur capacité à intégrer des informations sensorielles. En outre, la construction d’un souvenir cohérent met en jeu des structures et des systèmes de neuro- * Unité 405 INSERM “Psychopathologie et psychopharmacologie de la cognition”, faculté de médecine, université Louis-Pasteur, Strasbourg. transmission incriminés dans la schizophrénie. Il y a cependant une contradiction formelle entre hyperactivité et symptomatologie négative de la maladie. L’inhibition de la réaction de sursaut (2) La réaction de sursaut, engendrée par un bruit, est atténuée lorsque ce bruit est précédé de quelques dizaines de millisecondes par un autre stimulus. Cela est interprété comme l’expression d’un mécanisme élémentaire d’attention accordée au stimulus. Nous avons vérifié récemment que cette inhibition du sursaut est abolie chez les patients. Elle est modifiée chez l’animal par une action sur des systèmes de neurotransmission incriminés dans la schizophrénie (dopamine notamment). L’inhibition latente d’un apprentissage (3, 4) L’appellation “inhibition latente” correspond à la difficulté que nous éprouvons à mettre en relation deux événements sensoriels dont l’un nous est familier. Sa familiarisation “inhibe” sa prise en compte dans un apprentissage ultérieur, d’où son appellation. Par exemple, si l’on mange régulièrement des huîtres, et que, par malchance, elles causent un jour une intoxication, cela n’occasionnera pas le dégoût (inhibition latente du conditionnement d’aversion alimentaire) qui se produirait si c’était là notre première expérience de cette nourriture. Si on met l’accent sur la phase de familiarisation initiale de l’inhibition latente, ce sont les mécanismes de la familiarisation L a mise sur le marché de nouveaux médicaments psychotropes se fonde sur leur efficacité dans des “modèles animaux”. Peuton échafauder des hypothèses physiopathologiques à l’aide de tels modèles ? Nous proposons une analyse pragmatique illustrée par des tentatives de modélisation animale mises en œuvre à propos de la schizophrénie. Plutôt que faire un catalogue de modèles, nous préférons présenter des exemples pour illustrer les questions qui se posent dans la pratique de cette modélisation, questions qui témoignent des préoccupations de ceux qui élaborent ces modèles et de ceux qui s’en servent. qui devront être mis en perspective avec une fonction équivalente perturbée chez les patients. Si notre intérêt porte, au contraire, sur l’apprentissage, deux interprétations sont possibles : perte d’intérêt pour ce qui n’est pas nouveau (inattention) ou incapacité de considérer qu’un stimulus neutre puisse être transformé en un stimulus pertinent (persévérance). Enfin, si l’on considère que le cerveau enregistre toutes les expériences vécues, c’est la gestion de deux souvenirs conflictuels qui est en jeu. Chacune de ces interprétations a du sens pour la schizophrénie. Là encore, on trouve une forte convergence de centres d’intérêt neuro-anatomiques et biochimiques avec la schizophrénie. Diverses méthodes provoquant des perturbations de ces propriétés “Modéliser” la schizophrénie revient à modifier l’une de ces propriétés – ou mieux, les trois – et à les restaurer 100 Mise au point Mise au point chez l’animal avec un médicament neuroleptique typique ou atypique. Voyons les divers moyens de perturber ces propriétés, en les assortissant de quelques commentaires. Utilisation de substances psychotropes (5, 6) Des agents psychotropes connus pour exacerber un aspect de la maladie, voire provoquer son apparition chez le sujet sain (amphétamine ou cocaïne), produisent de l’hyperlocomotion et atténuent l’inhibition latente. Ils stimulent la neurotransmission dopaminergique. Il n’est donc pas surprenant que l’halopéridol, antagoniste de récepteurs de la dopamine, contrecarre ces effets. La kétamine, la phencyclidine ou le MK801, qui bloquent la transmission glutamatergique, augmentent aussi la locomotion et réduisent l’inhibition du sursaut. Là, c’est la clozapine qui en contrecarre les effets. On peut aussi restituer l’inhibition du sursaut par l’halopéridol, mais ce médicament n’a d’effet que si l’inhibition du sursaut a été induite par un agent antagoniste des récepteurs 5HT2 de la sérotonine. Ces exemples montrent la complexité des résultats de cette démarche, puisque ce ne sont pas les mêmes propriétés comportementales qui sont sensibles aux divers agents pharmacologiques ni les mêmes groupes de substances médicamenteuses qui s’opposent à l’effet de chaque agent psychotrope. Modification des paramètres expérimentaux (7) Les psychologues modulent le comportement servant de modèle en en modifiant les paramètres critiques. Un changement du contexte expérimental réduit l’effet de la familiarisation sur l’inhibition latente. Le fait de s’intéresser à un paramètre plutôt qu’à un autre se réfère implicitement, plus rarement explicitement, à une hypothèse sur la nature de la perturbation pathologique que cette modification simule. Blocage du fonctionnement d’une région cérébrale (8) Les neurobiologistes bloquent le fonctionnement d’une région cérébrale de façon temporaire ou définitive. Dans une telle approche expérimentale, le fait que la schizophrénie ne comporte pas de lésion focale pose problème. Il y a diverses manières de contourner cette objection. La première met l’accent sur le processus modélisé. Le fait de le perturber à l’aide d’une lésion est justifié par les connaissances que l’on a des relations structure-fonction chez l’animal. Ainsi, la lésion frontale produira des déficits caractéristiques de la “frontalité” des patients schizophrènes et la lésion de l’hippocampe désorganisera la construction mnésique, comme c’est le cas dans la schizophrénie. Le fait de voir l’inhibition latente perturbée, et cette perturbation amoindrie par des neuroleptiques, valorise cette approche. Les lésions néonatales de l’hippocampe ventral ou le blocage transitoire de son fonctionnement par injection locale de tétrodontoxine occupent une place originale dans ce contexte, d’autant que le déficit n’apparaît qu’après la puberté. Des démarches étiologiquement plausibles (9, 10) Actuellement, on préconise les démarches étiologiquement plausibles. Les handicaps des patients et les désordres neuro-anatomiques mineurs et diffus que l’on a identifiés ces dix dernières années nous incitent à agir sur l’embryon ou l’animal nouveau-né pour occasionner un trouble minime du développement cérébral. La diversité des moyens mis en œuvre se justifie par la diversité des causes possibles de la maladie : prédisposition génétique, fœtopathie carentielle, toxique ou virale complétée, dans l’enfance ou à l’âge adulte, par l’environnement qui suscite une réponse de stress ou un facteur hormonal déstabilisant le cerveau fragilisé. Des administrations itératives d’amphétamine ou de cocaïne se traduisent par des perturbations de la réactivité locomo- Act. Méd. Int. - Psychiatrie (20), n° 4, mai 2003 trice et de l’inhibition du sursaut. L’administration de méthylazoxyméthanol (MAM) entre le 9e et le 12e jour de la gestation empêche la migration de certaines cellules dans le cortex, ce qui se traduit par des modifications de l’inhibition du sursaut. Chez le rat nouveau-né – dont le cerveau est encore immature –, on peut perturber l’achèvement de l’évolution cérébrale à l’aide d’agents infectieux (virus de l’herpès, de la chorioméningite lymphocytaire). Dans ce cas, il semble que ce soit la réponse de l’organisme à l’infection, l’effet des cytokines, par exemple, qui serait responsable d’un dysfonctionnement cérébral auto-entretenu et spontanément évolutif. Toutes ces modifications du cerveau produisent de l’hyperlocomotion en réponse à une injection d’amphétamine et, souvent aussi, une suppression de l’inhibition du sursaut, ce qui pose la question de la spécificité de ces réponses comportementales. Ne seraient-elles que des indicateurs d’inadaptation de l’animal – rendu stupide – à son environnement ? L’approche génétique (1, 11, 12) Les diverses souches de rats disponibles montrent une différence de réactivité vis-à-vis des divers tests évoqués ci-dessus. Mais c’est la souris qui est l’animal de choix pour les études mettant en œuvre une approche génétique interventionniste. L’hypothèse d’une surproduction de dopamine dans la schizophrénie a pu être testée à l’aide de souris qui ont eu la chance de survivre à une réduction d’expression du transporteur transmembranaire de la dopamine. L’hypothèse glutamatergique de cette maladie a été testée à l’aide de souris présentant une réduction de taux du récepteur NMDA du glutamate. Il existe des anomalies génétiques humaines productibles chez la souris et qui se traduisent par des manifestations psychotiques chez l’homme, comme la maladie de Di Georges. 101 Mise au point Mise au point La recherche académique sur des animaux reste difficile vindicte publique, qui s’oppose de plus en plus fortement au recours à l’expérimentation animale. Ces modèles ont contribué à la compréhension physiopathologique, ne serait-ce que par les modifications pré- ou postnatales du système nerveux qui se sont traduites par l’apparition de perturbations à l’âge adulte, et la découverte de l’importance du stress dans le jeune âge comme révélateur d’une fragilisation prénatale du système nerveux. La diversité des moyens d’induire les perturbations fait écho à la diversité des mécanismes qui seraient à l’origine de la schizophrénie. Mais cette approche a besoin de soutien. Trop peu de chercheurs s’y consacrent en France. Ils sont confrontés à un champ de réflexion en totale rénovation grâce aux sciences cognitives. Ils ne disposent que de peu de moyens face à une offre technologique dispendieuse, celle de l’imagerie fonctionnelle appliquée depuis peu au petit animal de laboratoire, en parallèle avec ce qui se développe chez l’être humain. De plus, la modélisation animale est en première ligne face à la Références 1. Ellenbroek BA, Cools AR. 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