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critique du capitalisme : politiques et philosophies
LE MARXISME POLITIQUE
ET SES DÉBATS
Entretien de Frédérick-Guillaume DUFOUR et Jonathan MARTINEAU
avec Ellen MEIKSINS WOOD
Ellen Meiksins Wood est l’une des principales représentantes du courant
parfois appelé « marxisme politique ». À l’occasion des premières parutions de
ses ouvrages en français (L’Origine du capitalisme, une étude approfondie,
Montréal, Lux, 2009 ; L’Empire du Capital, Montréal, Lux, 2011, elle est
interrogée ici sur les diérentes orientations de ses travaux. Le présent entretien
reprend et approfondit pour le public francophone plusieurs thèmes et questions
qu’Ellen M. Wood avait abordés dans une interview donnée au journal turc
Praksis (Şebnem Oğuz and Aylin Topal, « Ellen Meiksins Wood ile Söyleşi »,
Praksis, n° 18, Automne 2008, pp. 9-22), que nous remercions.
MARXISME ET MÉTHODE
Comment qualieriez-vous les
éléments cisifs des interventions
théoriques de Marx ? Diriez-vous
quils appartiennent à la philoso-
phie, à léconomie, à la sociologie, à
lhistoire, à ce quon pourrait appe-
ler une entreprise interdisciplinaire ?
Tout d’abord, je ne crois pas que
ce soit la bonne façon de formuler la
question. Une des grandes forces de
Marx est justement de faire tomber
ces catégories articielles qui sont
en quelque sorte chargées idéolo-
giquement et qui demeurent en
tout cas historiquement spéciques.
Marx identie le capitalisme en tant
que forme sociale historiquement
spécique, et c’est ce qui est le plus
novateur dans son œuvre, dans son
analyse du capitalisme. Cela signi-
e plusieurs choses. Premièrement,
le capitalisme est eectivement une
forme « sociale » : comme le dit
Marx, le capital est une relation so-
ciale. Deuxièmement, cette forme
sociale est historiquement spéci-
que, en ce qu’elle dière d’autres
formes sociales et opère selon sa
propre logique, ses propres « règles
de reproduction », selon l’expres-
sion de Robert Brenner. Selon
Marx, l’économie politique clas-
sique n’a pas su reconnaître cette
spécicité, c’est-à-dire qu’elle a eu
tendance à voir les « lois » spéci-
ques du capitalisme à l’œuvre à
travers toute l’histoire, comme si
Actuel Marx / no 50 / 2011 :Pourquoi Marx ? Philosophie, politique, sciences sociales
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Entretien de F.-G. DUFOUR et J. MARTINEAU avec E. Meiksins WOOD, Le Marxisme politique et ses débats
elles étaient des lois universelles,
éternelles et transhistoriques. On
peut aussi voir cette tendance à
l’œuvre dans la plupart des explica-
tions de l’émergence du capitalisme
moderne : elles n’expliquent pas du
tout ses origines, mais présupposent
précisément ce qui se doit d’être ex-
pliqué. Elles prennent pour acquis
l’existence du capitalisme, du moins
à un stade embryonnaire, et elles
tentent, au mieux, d’expliquer la
suppression des obstacles à son dé-
veloppement jusqu’à sa pleine ma-
turité. Concevoir le capitalisme de
cette façon a pour eet de natura-
liser le système capitaliste. Une telle
naturalisation engendre en retour
une conception de l’« économie »
qui généralise les mécanismes très
spéciques du capitalisme et ses im-
pératifs très spéciques de compéti-
tion et de maximisation du prot.
Lorsque les gens parlent de l’« éco-
nomie », ils font généralement réfé-
rence aux opérations spéciques du
marché capitaliste. Cela signie non
seulement que nous ne pouvons pas
comprendre le fonctionnement
d’autres formes sociales non capita-
listes, mais également que nous ne
pouvons comprendre le capitalisme
même, puisque nous tenons pour
acquis ses principes opérants sans
aucune distance critique. Comment
est-il alors possible de répondre à la
question, si elle est posée dans ces
termes ? La compréhension du ca-
pitalisme en tant que forme sociale
spécique, que l’on trouve chez
Marx, constitue-t-elle une contri-
bution plus importante à l’histoire,
à l’économie ou à la sociologie ? En
ce qui concerne la philosophie, po-
ser la question ainsi équivaut à ac-
cepter de décrire la philosophie dans
des termes qui opposent compré-
hension empirique et compréhen-
sion théorique (quelques variantes
du marxisme ont malheureusement
eu tendance à le faire), ce qui est
contraire à l’intention de Marx.
Quels sont les principaux ar-
guments de cette approche quil est
maintenant conenu dappeler le
« marxisme politique » ? Quest-ce
qui est spéciquement « politique »
dans le « marxisme politique » ?
Quelles sont les caractéristiques com-
munes des études se réclamant de
cette approche ? Quels sont les prin-
cipaux tmes et problématiques qui
ont fait lobjet détudes et quels sont
ceux qui mériteraient dêtre explos
dans le futur ?
Je devrais peut-être dire en
commençant que j’ai toujours eu
quelques doutes quant à cette éti-
quette, le « marxisme politique »,
bien que je doive accepter d’en en-
dosser en partie la responsabilité
pour l’avoir promue au part. J’en
suis tout de même venue à l’accepter
(après tout, si les gens veulent nous
appeler ainsi) pour la raison toute
simple que je crois bon d’identi-
er ce qui est maintenant devenu
une approche très fructueuse pour
l’étude de l’histoire et de la alité so-
ciale. Vos lecteurs ne savent peut-être
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critique du capitalisme : politiques et philosophies
pas dans quelles circonstances cette
étiquette nous a été attribuée au dé-
part. Il y a plusieurs années, au cours
du débat qui a fait rage autour de la
thèse de Robert Brenner sur la tran-
sition du féodalisme au capitalisme1,
Guy Bois, un marxiste français, l’a
accusé de « marxisme politique »
ce qui n’était pas une bonne chose
à ses yeux. Il déclara que Brenner
avait adopté une forme volonta-
riste de marxisme qui insistait trop
sur la lutte des classes et négligeait
« le concept le plus important du
matérialisme historique (le mode
de production) », tout en abandon-
nant le « champ des alités écono-
miques ». Je me suis opposée à cette
critique dans mon article intitulé
« e Separation of the Economic
and the Political in Capitalis » (qui
forme un chapitre de mon Democra-
cy Against Capitalism2). J’ai soutenu
qu’elle se basait sur une fausse di-
chotomie. J’ai nié qu’il y ait une op-
position entre, d’un côté, un « mode
de production » et, de l’autre, des
« facteurs sociaux », les relations so-
ciales de production et d’exploita-
tion. Linnovation la plus radicale de
Marx fut précisément de dénir le
mode de production et les lois éco-
nomiques eux-mêmes en termes
de « facteurs sociaux », comme je
l’ai mentionné en ponse à votre
première question. Le « marxisme
politique » tel que je le concevais
1. Voir T. H. Alston and C. H. E. Philpin, The Brenner Debate,
Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
2. Ellen Meiksins Wood, Democracy Against Capitalism, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1995.
accordait autant d’importance aux
facteurs matériels et au mode de
production que le marxisme écono-
miciste et il n’impliquait certes pas
un quelconque déni volontariste de
la causalité historique. En revanche,
il prenait au sérieux la proposition
selon laquelle la production est un
phénomène social. J’ajouterai qu’il
prend également au sérieux la vi-
sion de Marx selon laquelle l’histoire
est constituée par l’activité pratique.
Suite à cette discussion dans mon
article, quelques personnes dont
mes propres étudiants et les étu-
diants de mes étudiants, etc. ont
commencé à se clamer de cette
étiquette, non pas dans le sens -
joratif que Bois avait voulu lui don-
ner, mais plutôt comme un insigne
d’honneur, en quelque sorte.
Il s’agit là de la première étape
dans l’identication du « marxisme
politique ». Sa pmisse de départ
est que les relations économiques
sont des relations sociales et son
principe organisateur primordial ré-
side dans ce que Robert Brenner a
appelé les « relations sociales de pro-
priété ». Ceci découle de ce que je
considère comme les principes de
base du matérialisme historique de
Marx : l’« activi pratique » hu-
maine constitue le fondement du
matérialisme historique ; l’activi
pratique humaine se roule à l’inté-
rieur de relations sociales spéciques
des relations entre les êtres hu-
mains et entre ceux-ci et la nature ;
chaque système spécique de rela-
tions sociales de proprié possède
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ses dynamiques propres, ses « règles
de reproduction » ; le mouvement
historique est le produit, non pas de
lois transhistoriques et universelles,
mais plutôt de l’action humaine telle
qu’elle s’exerce dans le contexte de
formes sociales spéciques qui im-
posent leurs propres conditions de
survie et d’autoreproduction spéci-
ques. En ce sens, le « marxisme po-
litique » s’oppose aux vieilles formes
de marxisme «terministe » et à
l’« économicisme » réductionniste.
Mais il ne rejette pas la causalité his-
torique pour autant, non plus qu’il
nie la possibilité d’expliquer les pro-
cessus historiques. Au contraire, il
prend la causalité historique très
au rieux et insiste sur la cessité
d’examiner les dynamiques propres
de formes sociales spéciques.
Il ne faut pas croire non plus
que le marxisme politique remplace
la théorie par un plus grand souci
du détail empirique. Je crois plu-
tôt qu’il fait ce que le matérialisme
historique devrait faire, c’est-à-dire
élaborer une méthode théorique
visant à saisir les spécicités et les
processus historiques. En d’autres
termes, le marxisme politique re-
jette toute téléologie et la remplace
par l’histoire. Il n’est pourtant pas
seulement une manière d’étudier
l’histoire. Il nous permet également
d’approcher les réalités sociales
contemporaines avec une sensibili-
plus grande envers les principes
opératoires spéciques du sys-
tème dans lequel nous vivons. Par
exemple, les vieilles formes de dé-
terminisme technologique marxiste
avaient tendance à voir à l’œuvre les
lois du mouvement du capitalisme
dans toute l’histoire ; ils y décelaient
à rebours la compulsion constante
à améliorer les forces productives
à l’aide de moyens techniques, qui
est pourtant spécique au capita-
lisme et à ses impératifs de compé-
tition. Le marxisme politique est
beaucoup plus conscient des spéci-
cités du capitalisme et il peut donc
mettre davantage en lumière son
mode d’opération contemporain :
pourquoi fait-il ce qu’il fait ? Pour-
quoi ses crises prennent-elles telles
formes plutôt que d’autres ? Quelles
sont les possibilités pour le futur ?
Le marxisme politique a un pro-
gramme de recherche très étendu. Il
a produit des études extrêmement
importantes sur certains processus
historiques, des travaux de Brenner
lui-même sur la transition du oda-
lisme au capitalisme jusqu’aux tra-
vaux de George Comninel sur le
odalisme ou la Révolution fran-
çaise3. Il a permis de grandes avan-
es dans l’étude des relations
internationales et de l’économie po-
litique internationale, notamment
grâce aux travaux d’Hannes Lacher
et de Benno Teschke4. Je pense éga-
lement, bien entendu, aux contri-
3. Sur Brenner, voir T.H. Alston and C.H.E. Philpin, The Brenner
Debate, op. cit. ; sur Comninel, voir George Comninel, Rethin-
king the French Revolution, Londres/New York, Verso, 1987 ;
George Comninel, « English Feudalism and the Origins of
Capitalism », Journal of Peasant Studies, vol. 27, n° 4, 2000.
4. Voir, entre autres, Hannes Lacher, Beyond Globalization, Ca-
pitalism, Territoriality and the International Relations of Mo-
dernity, Londres/New York, Routledge, 2006 ; Benno Teschke,
The Myth of 1648, Class. Geopolitics and the Making of Mo-
dern International Relations, Londres/New York, Verso, 2003.
Entretien de F.-G. DUFOUR et J. MARTINEAU avec E. Meiksins WOOD, Le Marxisme politique et ses débats
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critique du capitalisme : politiques et philosophies
butions extrêmement importantes
de Brenner à l’analyse de l’écono-
mie globale contemporaine5. Cette
approche a également récemment
été appliquée à de nouveaux thèmes
par de jeunes chercheurs comme
Geo Kennedy en histoire des idées
et Samuel Knafo en nance. Fdé-
rick-Guillaume Dufour et ierry
Lapointe ont introduit le marxisme
politique dans le monde franco-
phone et poursuivent leurs travaux
sur des thèmes tels que l’étude du
nationalisme et la critique de la so-
ciologie bérienne6. La liste n’est
pas exhaustive. Ces auteurs ne font
pas que répéter ce que les autres ont
dit. Ils sont tous des penseurs origi-
naux et créatifs et ils sont quelquefois
en désaccord. Tous partagent cepen-
dant les caractéristiques que j’ai at-
tribuées au marxisme politique : une
analyse de l’histoire et de la ali-
sociale en termes de relations so-
ciales de propriété spéciques et une
profonde compréhension de la spé-
cicidu capitalisme.
Le marxisme politique est sou-
vent perçu comme lapproche to-
rique et empirique la plus critique
5. Voir, entre autres, Robert Brenner, The Boom and the
Bubble, Londres/New York, Verso, 2002.
6. Voir Geoff Kennedy, Diggers, Levellers and Agrarian Capita-
lism : Radical Political Thought in Seventeenth Century England,
Lanham, Lexington books, 2008 ; Samuel Knafo, « Political
Marxism and Value Theory, Bridging the Gap between Theory
and History », Historical Materialism, vol. 15, n° 2, 2007 ;
F. G. Dufour, « Social-Property Regimes and the Une-
ven and Combined Development of Nationalist Prac-
tices », European Journal of International Relations,
vol. 13, 2007, pp. 583-604 ; F. G. Dufour et Thierry
Lapointe, « Assessing the Historical Turn in International Re-
lations : An Anatomy of Second Wave Historical Sociology »,
Cambridge Review of International Affairs (2011).
eners les marxismes mécaniques
inspirés du modèle « base-supers-
tructure ». Comment concevez-
ous le rapport entre os travaux et
la tradition marxiste associée à E.P.
omspon ? Quels sont os points
communs et os points de discorde
avec à cette tradition ?
La meilleure façon d’identier
ce qui est, à mon sens, la caracté-
ristique décisive du matérialisme
historique pourrait bien être la
conception du savoir théorique
de ompson, comme je le men-
tionne dans l’introduction de De-
mocracy Against Capitalism. Il
dénit le savoir théorique comme
« des concepts permettant d’exa-
miner et d’étudier des processus »
et s’oppose à la vision de la théo-
rie qui en fait une « représentation
conceptuelle statique ». Cela signi-
e notamment qu’il n’y a pas d’anti-
thèse claire entre histoire et théorie,
entre l’empirique et le théorique,
comme l’ont soutenu certaines va-
riantes du marxisme. Le dé du
matérialisme historique consiste,
non pas dans la construction de
modèles théoriques abstraits et sta-
tiques de modes de production et
de leurs diérents « niveaux » struc-
turels, mais plutôt dans la saisie et la
mise en lumière des processus his-
toriques. Il s’agit de prendre Marx
au sérieux lorsqu’il dit que c’est de
l’activité pratique humaine, de l’ac-
tion humaine dans des conditions
sociales et historiques spéciques
qu’il est question dans le matéria-
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