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Correspondances en médecine - n° 1, vol. II - janv./févr./mars 2001
L’
ENJEU STRATÉGIQUE DES DÉFINITIONS
Il serait naïf et imprudent de croire que les défi-
nitions essentielles nous sont livrées toutes
faites dans les dictionnaires. En réalité, ces der-
niers renvoient à l’usage aussi bien qu’à des
thèses. Or, les définitions ne représentent pas
seulement un enjeu de savoir, mais surtout un
enjeu de pouvoir. Définir, c’est non seulement
prendre le pouvoir par le langage sur la réalité
que l’on vise, mais aussi et surtout imposer aux
autres une manière de voir dont ils seront
ensuite prisonniers sans en avoir forcément
conscience.
On peut distinguer trois grandes sortes de
définitions.
Les définitions arbitraires
Elles peuvent relever de la mode du jour (par
exemple, parler de morale fait vieillot et éveille
des sentiments négatifs, parler d’éthique fait
nouveau et éveille des sentiments positifs).
Elles peuvent aussi relever de la “sémantique
de complaisance”, de nature purement idéolo-
gique (par exemple, en inventant la notion de
pré-embryon”, qui est dépourvue de toute jus-
tification scientifique ou philosophique, on se
donne les mains libres en matière d’expérimen-
tation).
Les définitions conventionnelles
Ainsi a procédé Paul Ricœur : “C’est donc par
convention que je réserverai le terme d’éthique
pour la visée d’une vie accomplie et celui de
morale pour l’articulation de cette visée dans
des normes(1). La règle du jeu est donc claire-
ment affichée, mais l’inconvénient est que l’on
y perd en communicabilité. À la limite, on pro-
duira des notions “idiotes” (ce qui signifie, en
grec, particulières).
Les définitions conceptuelles
Ce sont les seules définitions vraiment ration-
nelles, parce qu’elles désignent clairement ce
qui fait que la réalité visée est ce qu’elle est.
Pour les obtenir, il faut dépasser mots et
notions pour accéder à concepts.
Les mots ont leur origine sémantique et leur
évolution historique, qui peuvent être éclai-
rantes ou trompeuses. Les notions (du latin
notus, ce qui est connu par l’esprit) nous livrent
du sens, mais ce dernier reste enfermé dans les
limites de notre subjectivité. Les concepts, en
revanche, nous livrent la réalité visée telle
qu’elle est, en, par et pour elle-même. Il est
d’ailleurs significatif que le terme conceptus, en
médecine, désigne une vie embryonnaire en
autodéveloppement. C’est pourquoi les
concepts nous résistent tant qu’ils ne sont pas
aboutis et requièrent une grande patience pour
être vraiment élaborés.
L
AMORALE ET L
ÉTHIQUE
Identité sémantique
Si l’on se réfère à l’histoire sémantique des
termes, il n’y a aucun doute possible : la morale
et l’éthique sont rigoureusement interchan-
geables, pour la bonne raison que le terme
morale” a été fabriqué de toutes pièces par
Cicéron, au premier siècle avant Jésus-Christ,
pour enrichir la langue latine de vocables qui
n’existaient jusqu’alors qu’en grec.
Cicéron présente la chose ainsi : “Comme elle
touche aux mœurs (mores), que l’on nomme en
grec éthos, nous appelons habituellement cette
partie de la philosophie ‘des mœurs’, mais il
convient d’accroître notre langue en la nom-
mant ‘morale(moralem)(2).
En conséquence, puisque l’adjectif “moral” est
l’équivalent latin du grec “éthique”, nous
n’avons aucune raison d’établir la moindre dif-
férence de fond entre les deux. Tout ce qui est
qualifié d’“éthique” côté grec peut être qualifié
de “moral” côté latin, qu’il s’agisse de mœurs,
d’actes ou de doctrines.
Morale, éthique, bioéthique
Définitions à problèmes
!
!
D. Folscheid*
vocabulaire
* Professeur de philosophie
à l’université de Marne-la-Vallée.
Voilà pourquoi nous ne pouvons que nous mon-
trer méfiants, pour ne pas dire plus, quand
nous entendons parler d’éthique pour qualifier
des choses que nous estimons répréhensibles
du point de vue moral.
Différences acceptables
Cela dit, il n’en demeure pas moins que l’on
peut, sur ce fond commun, établir un certain
nombre de différences pour les raisons sui-
vantes.
Premièrement, en sautant directement des
mœurs à la philosophie morale, Cicéron a opéré
un raccourci qui appauvrit les données
grecques. En effet, l’alphabet latin ne connaît
qu’une seule lettre Ealors que l’alphabet grec
en a deux à sa disposition : le Elong (êta) et le
Ebref (epsilon). Ce qui, en grec, donne deux
mots et non pas un seul :
éthos, qui commence par epsilon et signifie
l’habitude, aussi la coutume (de la Cité) ;
êthos, qui commence par êta et signifie séjour
habituel, aussi caractère, mœurs, d’où se tire
l’adjectif êthikos, qui a donné notre “éthique”.
Comme le déclarait, en effet, Aristote : “La vertu
morale (êthikhès) est le produit de l’habitude
(ex éthous), d’où lui est venu aussi son nom,
par une légère modification de éthos(3).
Ce jeu de mots recèle une grande richesse. Il
nous montre d’abord que la vertu éthique est
acquise, obtenue par transmission proprement
humaine, et n’est pas naturellement innée. Il
nous montre également que la morale déborde
de toute part la sphère privée parce qu’elle
concerne l’habitat d’un homme humain dans un
monde ordonné.
On retrouve tout cela dans le terme latin habi-
tus, vulgarisé par la philosophie médiévale, qui
est à la source des termes français “habit”,
“habitat” et “habitude”, tous indispensables
pour penser le monde moral.
Deuxièmement, il est évident que le terme
morale” recouvre trop d’acceptions différentes
pour éviter les confusions.
– Il y a d’abord la moralité-sphère, qui permet
d’opposer l’univers moral, où se situe l’homme,
et l’univers non moral, où se situent les êtres
purement naturels, étrangers à la moralité
(plantes, animaux, etc.).
– Il y a ensuite la moralité-valeur, qui ne
concerne que l’homme et permet d’opposer le
moral à l’immoral.
– enfin, il faut distinguer la “morale” qui
désigne le système normatif engagé dans la
pratique de la “morale” qui désigne la partie de
la philosophie qui s’occupe de penser la pra-
tique (on l’écrit souvent Morale, avec une
majuscule, pour éviter l’équivoque).
Comme la langue française puise ses racines à
la fois dans le latin et le grec, on ne voit pas
pourquoi elle n’utiliserait pas les deux cordes
de son arc afin de limiter la confusion. Et
comme l’esprit du français est de réserver plu-
tôt les termes d’origine latine aux mots de la
langue courante, tandis que les termes d’ori-
gine grecque conviennent mieux à la langue
savante, il est logique de se servir du terme
morale” pour désigner la pratique, le substan-
tif “éthique” pouvant alors être réservé à la par-
tie de la philosophie qui s’occupe de la morale
(ce qu’ont d’ailleurs fait les Romains en réintro-
duisant le terme Ethica).
Dès lors, on comprend fort bien la définition
que Kant a donnée de l’éthique dans la
Fondation de la métaphysique des mœurs. De
même que la physique est la science des lois de
la nature (en grec : phusis), l’éthique est “la
science des lois de la liberté”.
Cela dit, on utilise “éthique” plutôt que
morale” pour évoquer l’éthique de la méde-
cine, alors qu’elle constitue une pratique.
L’origine historique de cette situation remonte
à Hippocrate, qui récuse la nécessité d’une phi-
losophie préalable à la rencontre médicale du
patient. La raison philosophique va dans le
même sens : la relation du médecin au patient
est immédiatement et indissociablement médi-
cale et éthique puisque le patient est une per-
sonne humaine.
Remarquons pour finir que la langue allemande
est mieux placée que la nôtre pour restituer les
distinctions requises puisqu’elle dispose de
trois termes : deux à racine grecque et latine
(Ethik, Moralität), un à racine germanique
(Sittlichkeit). Hegel les a thématisés comme
suit (4).
– LEthik désigne la partie de la philosophie qui
s’occupe de la morale.
– La Moralität désigne la morale dans sa dimen-
sion d’intériorité subjective et encore abstraite
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Correspondances en médecine - n° 1, vol. II - janv./févr./mars 2001
vocabulaire
(Hegel vise ici la morale de Kant, qui se can-
tonne aux intentions morales).
– La Sittlichkeit, en revanche, désigne la
morale objective” ou la “vie éthique”. Ce
terme recèle en effet les notions déjà présentes
dans l’êthos grec (Sitten évoque la relation aux
mœurs, Sitte renvoie à Sitz, “siège” ou “rési-
dence”).
L
ES FLOTTEMENTS DE LA
BIOÉTHIQUE
L’invention de ce terme est attribuée au cancé-
rologue Van Rensselaer Potter qui l’a utilisé en
1970-1971 (5). La bioéthique, présentée comme
l’alliance de la science biologique et des
valeurs humaines, est alors définie comme
“science de la survivance”. Dans cette première
acception, la bioéthique a été à peu près résor-
bée dans l’écologie.
Quelques mois plus tard, André Hellegers, fon-
dateur du Joseph and Rose Kennedy Institute,
employait le même terme de “bioéthique” pour
désigner l’éthique de la biomédecine, définition
qui l’a rapidement emporté sur la première.
Mais on n’est pas sorti d’affaire pour autant. On
peut évidemment admettre que l’on veut sim-
plement désigner par là l’éthique des pro-
blèmes posés par l’application des sciences et
techniques biologiques au vivant en général et
à l’homme en particulier (6).
D’un autre côté, on ne voit pas pourquoi il fau-
drait englober l’objet visé par l’éthique dans un
néologisme en forme de chimère verbale (7).
Il en résulte un immense flottement. Les plus
prudents estiment que la bioéthique n’est fina-
lement qu’un “champ”, occupé par une éthique
médicale orientée, d’une part, vers la clinique,
d’autre part, vers la recherche, à laquelle il fau-
drait ajouter la “dimension légale” (8). Mais
alors on ne voit pas comment on peut considé-
rer la bioéthique comme une discipline, à moins
de confondre le contenant et le contenu (9). On
se défausse donc en parlant d’une “interdisci-
pline”, ou encore d’une “métadiscipline” (coif-
fant droit, médecine, théologie, philosophie,
etc.), mais on la traite tout de même comme
une discipline. Ce qui incite d’autres auteurs,
pour sortir d’embarras, à définir la bioéthique
comme une méthodologie, voire simplement un
esprit” (10).
Mais il ne faut pas se leurrer : l’évolution de la
bioéthique montre de plus en plus clairement
sa profonde divergence d’avec l’éthique,
comme en témoigne son orientation dans deux
directions bien précises.
La première est la biologisation de l’éthique.
Dans ce cas, la science biologique remplace
évidemment la philosophie. S’inscrit dans cette
mouvance la sociobiologie d’Edward O. Wilson,
qui cherche à fonder les comportements sur
des bases biologiques (11). Plus généralement,
la bioéthique s’intégrera à ce qu’on appelle la
morale évolutionniste”, qui cherche à montrer
que la moralité n’est qu’une “ruse de la nature
pour moraliser l’homme (12). Ou simplement un
détour pris par le patrimoine génétique pour
s’enrichir, comme le prétend la théorie du
gène égoïste”. On débouche finalement sur la
réduction de la bioéthique à une génétique des
comportements.
La seconde est la procéduralisation de
l’éthique. C’est la position dominante en
Amérique du Nord. Son chef de file est Tristram
Engelhardt Jr., auteur célèbre de The
Foundations of Bioethics (13). La bioéthique est
ici définie comme la nouvelle manière de faire
de l’éthique, une éthique “séculière” imposée
par la rencontre entre le progrès technoscienti-
fique, l’incapacité de la philosophie en matière
pratique, le discrédit des religions et la pluralité
inconciliable des systèmes de valeurs existants.
Sur le fond d’un dualisme radical du corps et de
la personne, qui conduit à distinguer des
“humains personnes” et des “humains non-
personnes”, on abandonne aux sciences et
techniques biologiques la partie biologique de
l’homme et l’on réserve la part de vie person-
nelle à une éthique à la fois libertaire et procé-
durale. Chacun étant absolument libre de déci-
der de “son” bien, le médecin devient un pur
prestataire de services. La bioéthique est alors
la méthode destinée à éviter les conflits vio-
lents entre systèmes de valeurs antagonistes.
Elle doit donc être définie comme une éthique
procédurale qui élabore des règles du jeu.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de
voir la bioéthique peu à peu dévorée par le droit
(quitte à le rebaptiser biolaw, “biodroit”).
Il en résulte une nouvelle manière de com-
prendre le consensus.
On sait que, selon les lieux et les enjeux, il y a
diverses sortes de consensus (consensus scien-
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tifique d’experts, consensus prudentiel au sein
d’une équipe soignante, etc.). En éthique, le
consensus (en grec sumpatheia) est un terme
d’inspiration stoïcienne qui signifiait primitive-
ment l’harmonie que l’homme doit faire régner
en lui-même, entre les hommes, entre les
hommes et la nature. Il suppose donc un accord
préalable sur des valeurs préexistantes.
Le consensus contemporain, tel qu’il est prôné
en bioéthique, signifie exactement l’inverse.
Dans un univers profondément relativiste (on
dit “pluraliste”), où dominent le scepticisme et
l’anomie, le consensus désigne simplement
l’accord entre les personnes, faute de pouvoir
le fonder sur des valeurs communes. Et c’est le
consensus lui-même qui devient valeur en soi.
BIBLIOGRAPHIE
1. Paul Ricœur. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil,
1990 : 200.
2. Cicéron. Du destin. I, 1.
3. Aristote. Éthique à Nicomaque. II, 1, 1103 a 17-18.
4. Hegel. Principes de la philosophie du droit. Paris :
Gallimard, coll. “Tel”, § 105, 106 et s. ; § 142 et s.
5. Van Rensselaer Potter. “Bioethics, The science of survi-
val”. Article de l’automne 1970, repris et complété dans
Bioethics : Bridge to the future. Englewood Cliffs.
Prentice-Hall Inc. New Jersey, janvier 1971.
6. Lucien Sève. Pour une critique de la raison bioéthique.
Paris : Odile Jacob, 1994 : 12.
7. France Quéré. L’éthique et la vie. Paris : Odile Jacob,
1991 : 12-3.
8. Paul Ricœur. Préface du Code de déontologie médicale.
Paris : Seuil, 1996 : 18.
9. Guy Bourgeault. Qu’est-ce que la bioéthique ? In : Les
fondements de la bioéthique. Sous la dir. M.H. Parizeau.
Bruxelles : De Boeck Université, 1992 : 34.
10. Gilbert Hottois. Le paradigme bioéthique. Bruxelles :
De Boeck Université, 1990 : 182-3.
11. Edward O. Wilson. L’humaine nature : essai de socio-
biologie. Paris : Stock, 1979 ; La sociobiologie. Paris : Éd.
du Rocher, 1987.
12. Jean-Pierre Changeux (sous la dir. de). Fondements
naturels de l’éthique. Paris : Odile Jacob, 1993.
13. Tristram Engelhardt Jr. The Foundations of
Bioethics. New York : Oxford University Press, 1986.
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