A D P C Pharmaco… vigilance ! " B. Bégaud* du mot est, une fois de plus, éloquente : ’ étymologie prêter une attention particulière (vigilance) aux effets L (surprenants ou indésirables) des médicaments (pharmakon). Au-delà des clivages administratifs ou chronologiques (le pré- ou le post-AMM), l’intention du petit groupe de pharmacologues pionniers qui, dans les années 70, ont créé ce mot était claire : ne pas restreindre l’étude des effets indésirables des médicaments à une comptabilité bureaucratique de cas des médicaments commercialisés (ce que l’un de ces pionniers définissait d’une boutade : “le développement clinique débute avec la première administration à l’homme et se termine à l’AMM ; la pharmacovigilance rassemble toutes les activités allant de l’AMM au… retrait du marché d’un médicament !”). Le principe militant de l’adoption du mot pharmacovigilance consistait à s’opposer à l’appellation anglo-saxonne, prévalente à l’époque, de post-marketing surveillance (terme horriblement “traduit” par certains par surveillance post-marketing). Ne pas adopter cette position équivalait, au mieux, à faire de la pharmacovigilance la branche “effets indésirables” de ce qui s’appellerait plus tard la pharmaco-épidémiologie, et risquait de lui faire perdre son âme pharmacologique, ou, pire, de la restreindre à ce qu’elle est en partie devenue : une activité de comptage, à simple finalité administrative ou bureaucratique, n’intégrant plus les dimensions pharmacologiques, cliniques et épidémiologiques. En effet, le terme pharmacovigilance a une acception plus large puisqu’il intègre : ! La dimension pharmacologique : prévoir, attendre, interpréter, expliquer (et parfois reproduire des modèles expérimentaux adéquats) les effets “surprenants” (indésirables ou non) des médicaments. Selon l’adage “un apport à la connaissance * Université Victor-Segalen, Bordeaux 2, CHU de Bordeaux, 33000 Bordeaux. 70 est caché derrière tout effet indésirable”, il convient de rappeler que bon nombre de progrès thérapeutiques sont nés d’une observation “pharmacologique” fine de tels effets. ! La dimension clinique, qui reste la base du diagnostic d’effet indésirable et du conseil en ce domaine, et l’antidote de la dérive bureaucratique consistant à saisir sur une base de données un cas de “cancer” diagnostiqué quatre jours après le début du traitement au prétexte que ce cas a été notifié. Rappelons que la naissance de la “pharmacovigilance à la française” a été inséparable, dès 1977, de la promotion de la méthode d’imputabilité (estimation de la causalité au niveau individuel), concept longtemps combattu en dehors de nos frontières. ! La dimension épidémiologique et de santé publique (qui rejoint à ce niveau la pharmaco-épidémiologie, popularisée dix ans plus tard), qui consiste à étudier l’interaction médicamentpopulation (comment les médicaments sont-ils utilisés dans le monde réel et imparfait de la prescription et de l’usage ? Quel est l’impact de leurs éventuels effets indésirables sur la santé publique ?). De ce point de vue, on ne saurait rendre mutuellement exclusive la pharmacovigilance telle qu’on la définit (malheureusement) habituellement (le post-AMM) et la nécessaire mais encore balbutiante pharmacovigilance au cours du développement clinique. Non seulement parce que les problèmes sont en partie les mêmes (diagnostic des cas individuels, quantification de fréquence, recherche de facteurs de risque et d’un mécanisme, mesure de l’impact potentiel, etc.), mais surtout parce qu’il y a tout à gagner au rapprochement des compétences. Par exemple, les méthodes algorithmiques ou bayésiennes, les consensus d’experts pour le diagnostic des cas d’effets indésirables ont été utilisés, comparés depuis trente ans par les “pharmacovigilants post-AMM”, les pièges des calculs de taux d’incidence (à quel dénominateur rapporter un nombre de cas observés ?) ont été l’un des apports majeurs de la pharmacoépidémiologie à l’évaluation clinique. La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002 A D P C Parfois trop obsédé par la surveillance de type notification spontanée ou les études épidémiologiques observationnelles postAMM, le pharmacovigilant a tendance à oublier que le plan expérimental reste la référence incontestable pour étudier la relation causale pouvant exister entre l’exposition à un facteur (ici la prise d’un médicament) et la survenue d’un événement. Malgré leur taille souvent réduite, les essais cliniques (à condition qu’ils soient analysés par un expert compétent disposant d’une vision plus globale que celle que fournissent les interminables listings de paramètres biologiques et cliniques) restent une mine d’information pour mieux prédire les risques éventuellement associés à la prise d’un médicament dans certaines conditions. De même, il serait temps de s’apercevoir que le soi-disant “manque de puissance statistique des essais préAMM pour détecter un effet indésirable rare” est, en fait, une “impuissance” congénitale liée au caractère trop protocolisé, trop aseptisé de l’essai, excluant des centaines de situations qui ont pourtant toutes les chances d’être assez prévalentes dans le monde réel de l’utilisation future (sujets âgés, associations médicamenteuses, maladies connexes, traitements prolongés, etc). On peut ainsi partir d’une interrogation initiale (analogie de classe, données de toxicologie, etc.) et suivre l’ensemble du développement et de la commercialisation à la recherche d’une confirmation ou (préférablement) d’une infirmation de l’hypothèse ; il est fondamental de tenter d’identifier par avance des sous-groupes ou des conditions d’utilisation qui pourraient plus tard se révéler particulièrement à risque. On peut aussi, devant des cas identifiés en population et validés en clinique, revenir vers le contexte expérimental “purifié” que constituent les études cliniques ou animales pour mieux comprendre le mécanisme de survenue d’un effet indésirable, avec pour but ultime de le prévenir. L’évaluation de la sécurité des médicaments est par essence un continuum (allant de la molécule au modèle animal, à l’homme et à la population) qui ne connaît pas forcément les barrières méthodologiques et administratives. Il serait de ce point de vue dommage de cloisonner excessivement les trois pôles classiques de l’évaluation : le pré-AMM (recherche clinique), la sécurité après commercialisation (dans laquelle on cantonne la pharmacovigilance) et l’utilisation (trop souvent gérée, pour des raisons compréhensibles, par les forces de vente ou marketing). Que ce soit avant ou après l’AMM, le problème est le même : les effets attendus ou observés avec un médicament dépendent avant tout de qui l’utilise, combien de gens l’utilisent et dans quelles conditions. Du fait de l’évolution très importante des normes et procédures au cours de ces dernières années et de la spécialisation (justifiée) des fonctions qu’elle a entraînées, il est illusoire de penser que la même personne ou la même équipe puisse gérer l’ensemble des problèmes de sécurité en pré- et post-AMM. Il est toutefois certain qu’il y a beaucoup à gagner à décloisonner davantage l’évaluation pré- et post-AMM du médicament et à favoriser les visions prospectives (du modèle animal ou de l’étude clinique vers le monde futur de l’utilisation) ou rétrospectives (des effets observés en population vers le modèle animal ou l’étude clinique). La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002 CONCLUSION Si l’on reproche souvent à l’évaluation post-AMM de manquer de rigueur méthodologique dans ses approches (reproche en partie seulement justifié), l’évaluation pré-AMM, souvent excessivement codifiée, au point de tuer l’imagination, aurait beaucoup à gagner à intégrer des informations et hypothèses issues d’une observation bien conduite du monde réel. À un moment où il est remis en question au niveau international, et en particulier européen, lutter pour que le terme pharmacovigilance continue de désigner l’ensemble des activités consistant à identifier, évaluer et prévenir les effets indésirables des médicaments revient à refuser une mort programmée par “asphyxie bureaucratique”, mort à laquelle personne n’a à gagner ! # 71