Le Courrier des addictions (9) – n° 2 – avril-mai-juin 2007
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Du plaisir dans la douleur
La douleur est un processus motivationnel
intervenant dans la mise en place de com-
portements facilitateurs ou inhibiteurs, re-
flets de la réponse des circuits pronocicep-
tifs et antinociceptifs du système nerveux
central en réponse aux stimuli environne-
mentaux. Le phénomène d’hyperalgésie
induit par les opiacés endogènes serait à
considérer comme un phénomène d’adap-
tation normal et protecteur.
L’utilisation chronique d’opiacés à visée
thérapeutique, mais aussi addictive, induit
des processus d’adaptation physiologiques
à l’origine d’une tolérance vis-à-vis de leur
effet antalgique, mais aussi parfois d’une
sensibilité accrue aux stimulations doulou-
reuses. Ainsi, l’homéostasie entre le sys-
tème opioïde (endorphines, enképhalines)
et les systèmes anti-opioïdes (neuropeptide
FF, nociceptine, cholécystokinine) endogè-
nes, pourrait être perturbée par la prise au
long cours d’opiacés (11, 25).
Le circuit de la récompense, connu pour
être à l’origine des processus de dépen-
dance, serait aussi impliqué dans les phé-
nomènes de douleur (aversif) et d’analgésie
(plaisir), impliquant notamment, dans les
deux cas, le système opioïde endogène et
des régions cérébrales communes (subs-
tance grise périaqueducale, noyau accum-
bens, cortex cingulaire antérieur, amygda-
le…). Ainsi, les addictions, notamment aux
opiacés (de substitution compris), peuvent,
en plus des comorbidités anxieuses ou dé-
pressives induites, altérer l’intégration des
informations liées à des stimuli douloureux
et potentialiser à terme les perceptions dou-
loureuses. Tout comme ces dernières peu-
vent être à l’origine d’une amplification
d’une addiction aux opiacés (26).
Une évaluation clinique
objective incomplète
Quelques études cliniques se sont intéres-
sées à l’évaluation objective des seuils de
douleur chez des patients sous traitement
substitutif aux opiacés. Ainsi, l’équipe de
Ling aux États-Unis a montré, dans un
première étude contrôlée, une diminution
significative (p < 0,002) de la tolérance à
la douleur provoquée par un stimulus froid
dans le groupe méthadone (n = 60 ; poso-
logie 66,2 ± 19 mg) (27).
Au cours d’une seconde étude contrô-
lée, incluant peu de patients (n = 18 par
groupe), cette équipe a mesuré les seuils
de tolérance à une stimulation douloureuse
froide de patients sous méthadone (66,2 ±
21 mg) ou buprénorphine (8,9 ± 1,7 mg).
Les deux groupes traités n’ont pas présen-
té de différence, mais un abaissement signi-
ficatif de leurs seuils de douleur comparés au
groupe témoin (p < 0,02). L’usage concomi-
tant de substances illicites, notamment opia-
cées, pour certains patients (respectivement,
72 % et 61 % pour les groupes méthadone
et buprénorphine), serait l’un des biais à
l’origine de l’absence de différence entre les
deux groupes traités. Lorsqu’on ne tient pas
compte de ces patients dans les résultats, on
trouve une hypersensibilité plus grande dans
le groupe méthadone comparé à celui des
patients sous buprénorphine (28).
Une troisième étude contrôlée de cette
équipe, utilisant des stimuli toniques
(thermique/froid) et phasiques (électrique)
sur un groupe de patients sous méthado-
ne (n = 16) testés au taux résiduel (juste
avant prise) et 3 heures après traitement a
montré, pour le stimulus électrique, une
diminution significative (p = 0,013) des
seuils de tolérance avant traitement ainsi
que des seuils de détection (p = 0,002) et
de tolérance (p = 0,015) 3 heures post-trai-
tement. De plus, les seuils de détection et
de tolérance sont significativement plus
élevés 3 heures après la prise de la métha-
done (p < 0,001). Concernant le stimulus
thermique froid, on retrouve la différence
significative à 0 et 3 heures, ainsi qu’entre
0 et 3 heures pour les seuils de tolérance.
Compte tenu des différences de seuils de
tolérance entre les tests, les patients sem-
blent plus sensibles au stimulus thermique
froid. De plus, les seuils nociceptifs, quel-
que soit le test, sont plus élevés chez les
patients présentant des taux sanguins éle-
vés de méthadone (29).
Une dernière étude contrôlée (n = 60) ré-
cente de Doverty et al. (20) menée dans le
cadre d’un programme de sevrage de pa-
tients dépendants aux opiacés (héroïne et
méthadone), a évalué la latence d’appari-
tion de la douleur, son intensité et le seuil de
tolérance à un test thermique au froid. Les
auteurs concluent à l’existence de seuils de
tolérance plus faibles chez les patients trai-
tés mais associés à une intensité de symp-
tôme plus faible et une latence d’apparition
plus longue, une donnée en contradiction
avec les trois études précédentes.
Enfin, une étude récente a montré qu’une
rotation de molécule par de la morphine à
libération prolongée chez des patients subs-
titués par de la méthadone et présentant
une hyperalgésie, ne présente aucun intérêt,
n’ayant permis d’améliorer ni les seuils no-
ciceptifs ni de corriger les troubles de l’hu-
meur associés (30).
Conclusion
Dans la pratique courante, l’impression cli-
nique va plutôt dans le sens d’un mal-être
sans plainte douloureuse avérée. Toutefois,
le contexte de dépendance peut rendre dif-
ficile l’identification par le clinicien des
plaintes douloureuses chez ces patients
pour lesquels l’utilisation plus systémati-
que d’outils spécifiques d’évaluation, voire
de dépistage de symptômes douloureux,
devrait se généraliser. D’autant plus que
la survenue de phénomènes douloureux,
aigus ou chroniques, chez des patients dé-
pendants aux opiacés et sous traitement de
substitution, est une cause possible d’exa-
cerbation des abus de substances voire de
déséquilibre du traitement substitutif.
Des études récentes évoquent l’intérêt que
représenterait la coadministration de très
faibles doses d’antagonistes opiacés dans
l’atténuation de cette hyperalgésie induite
(31).
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