Les réactions aux émeutes populaires du printemps 1795 Discours prononcé par le représentant du peuple Jean-Baptiste Louvet dans la séance du 14 prairial an III pour célébrer la mémoire du représentant Féraud, imprimé par ordre de la Convention, Paris, imprimerie de la République, Prairial an III« […] Représentants, il commençait le premier prairial et de sinistres augures annonçaient le plus affreux des jours. Partout c’était le cri de la révolte, du pillage, des prescriptions : devant quelques cinq cents provocateurs, avec art répartis dans un millier de groupes, la foule étonnée se taisait. Réveillés au bruit des émeutes, et plutôt que de coutume accourant dans cette enceinte, les législateurs n’y parvenaient qu’à travers les invectives, les menaces, les coups. Vos comités de gouvernement cherchaient quelques moyens de résistance. Au milieu de nous, un des nôtres… il était jeune ! Il était courageux ! Il était indigné ! Mais il contenait son indignation; mais, comme le vrai courage, il calculait froidement l’obstacle, et sans emporte—ment se disposait à le surmonter. Sa force, son ardeur généreuse, toutes les ressources de sa valeur, il les gardait pour le moment de l’exécution. Tranquillement, mais avec persévérance, il demandait cinquante hommes d’élite, assurant qu’avant qu’on exécutât les attentats préparés contre vous, il périrait. O digne compagnon de tant de périls, appui généreux mais trop faible contre l’immense débordement des forfaits médités, Féraud, tu n’as que trop réellement tenu les promesses ; tu n’as que trop complétement rempli tes destinées ! À l’autre extrémité de la ville, l’attroupement séditieux s’était formé. On avait arrêté le plan sacrilège, on s’était couvert d’armes parricides: le signal du pillage et des massacres est donné ; mille vociférations y répondent. À force de tumulte, et par d’épouvantables rugissements, on s’exerce, on se pousse, on se rend habile à tous les excès. L’heure suprême de la grande commune est sonnée ; ses destructeurs s’ébranlent, ils vont partir ; mais d’abord on s’ouvre, et de ses flancs ensanglantés, le monstre du terrorisme vomit son avant-garde. Elle marche, elle avance, elle accourt ; dans sa longue route elle s’est grossie de tout ce que la crédulité simple, l’aveugle confiance, la curiosité présomptueuse et la peur imprudente ont pu lui fournir de plus imbéciles recrues. Déjà les postes extérieurs sont forcés, ces portes retentissent des coups de la hache, elles tombent brisées. À la tête de quelques braves, Féraud se précipite et quel spectacle a frappé ses yeux ! C’est la déraison, l’imposture, la colère, l’impudeur, l’impudence; ce sont les vengeances, les haines, les viles imprécations, les malédictions féroces, toutes les passions hideuses, toutes les fureurs, toutes les furies. Partout la faim s’agite et crie ; et sur tous ces visages bourgeonnés d’ivresse, on ne découvre que la débauche gorgée de viandes et de vin. Pourtant c’est encore du nom de femmes que tout cela se qualifie ! Et tout cela se dit insolemment le peuple ! Quand donc le vrai peuple et les femmes dignes de ce nom, vengeront-ils leur injure ! Quand reprendront-ils leur titre si indignement prostitué ! Trois fois les flots de cette multitude entraînent nos défenseurs, dont le glaive brille et ne frappe pas. Quelque dépravée que soit cette image d’un sexe ordinairement innocent, bienveillant et doux, vos défenseurs la respectent encore. Trois fois pourtant notre collègue revient sur la foule et la force à rétrograder. Vains succès ! Une bande nouvelle est arrivée; le fer la couvre, la terreur la précède ; la mort l’accompagne ; tous les forfaits se pressent à sa suite. Sont-ce des hommes ! Non : c’est le lion furieux que le génie de Billaud réveille ; ce sont apparemment les jurés de Dumas ; les juges de Fouquier, les patriotes de Collot. Sans doute les maximes de Robespierre, les images de Marat, les mânes de Carrier sont au milieu d’eux. À leur aspect, qui ne serait saisi d’épouvante ! Un instant, quelques braves vous font un dernier rempart de leurs corps; un instant, la terreur que les assassins apportaient, leur est renvoyé ; un instant, les tigres se replient. Mais bientôt appuyés d’un affreux renfort, ils se précipitent; et la valeur doit céder au nombre. Sans armes, à-peu-près seul Féraud, l’intrépide Féraud, reste devant eux. Il dit (on a recueilli ses paroles) : « J’ai été plus d’une fois atteint du fer de l’ennemi; voilà mon sein couvert de cicatrices, je vous abandonne ma vie, frappez; mais ne profanez pas le sanctuaire des lois ». Les tigres ne l’écoutent point. Alors… ô dernier effort de la vertu qui s’humilie devant le crime ! Eh ! que ne fait-on pas pour sauver la patrie! Il prie, il presse, .il conjure, il implore, il tombe à leurs genoux ; rien ne les touche. Eh bien, vous passerez sur mon corps! s’écrie-til. Il a dit, il se jette; les barbares vont le fouler aux pieds. Quelques amis le relèvent à peine et l’entrainent.‘ Il rentre, couvert de sueur, chargé de poussière, brisé de fatigue, hors d’haleine, haletant, épuisé. Il entre ; la foule impie entre avec lui. Vous les avez vus inonder la salle, toutes les tribunes, tous les corridors, toutes les issues, se jeter entre nous, vous cerner. […] ». Les principes politiques et intellectuels de la Constitution de l’an III « [extraits du] Discours préliminaire au projet de Constitution pour la République française, prononcé par Boissy d’Anglas au nom de la commission des Onze ; séance du 3 messidor an 3 [21 juin 1795] », dans M. Tropper, Terminer la révolution. La Constitution de 1795, Paris, Fayard, 2006, p. 290-294. « Représentants d'un peuple libre, réunissez toutes les facultés de vos esprits, donnez l'essor à toute l'énergie de vos âmes, imposez silence à toute autre passion que celle du bien public. Le temps est arrivé où vous allez remplir le devoir le plus imposant de la plus auguste mission. Les destinées de vingt cinq millions d'hommes sont dans vos mains; il dépend de vous de faire enfin succéder la lumière aux ténèbres, l'ordre au chaos, le bonheur au tourment, le repos aux agitations, la justice à l'arbitraire, la liberté à la licence, le crédit public aux méfiances de l'intérêt particulier, et toutes les vérités de l'ordre social aux désastreuses chimères de l'anarchie. Depuis six ans, en proie aux orages des révolutions qui ont déchiré notre malheureuse patrie, l'œil fixé sur un but qui semblait nous fuir, les bras armés pour conquérir la liberté que tout conspirait pour nous arracher, arrêtés par tous les préjugés , combattus par tous les vices, tourmentés par toutes les passions, nous avons plus travaillé pour détruire que pour édifier; nous avons plus cédé à l'impulsion populaire, que nous ne l'avons dirigée; nous avons plus combattu pour l'existence de la France, que pour son bonheur. Enfin, l'heureuse époque est arrivée où, cessant d'être les gladiateurs de la liberté, nous pouvons être ses véritables fondateurs. Je ne vois plus dans cette assemblée les scélérats qui la souillèrent; les voûtes de ce temple ne retentissent plus de leurs sanguinaires vociférations, de leurs propositions perfides. Nos délibérations ne sont plus enchaînées par la tyrannie des décemvirs; elles ne seront plus égarées par la démagogie de leurs complices. Leurs nombreux et farouches satellites, désarmés, vaincus, emprisonnés, n'auront plus l'insolence de porter ici leurs poignards, et de signaler parmi vous leurs victimes. Le crime habite seul les cachots; l'industrie, l'innocence en sont sorties pour ranimer l'agriculture et rendre la vie au commerce. Les drapeaux suspendus a nos murs nous rappellent nos victoires, nous en promettent d'autres, et attestent l'impuissance des rois coalisés contre nous. Les ambassadeurs assis dans cette enceinte vous annoncent le désir qu'éprouve la plus saine partie de l'Europe, de nous voir terminer dignement nos travaux, et reprendre parmi ses états le rang élevé qui nous appartient. Je ne dirai point toutefois que tout est tranquille autour de nous, que toutes les factions sont éteintes, que toutes les haines ont cessé, que tous les hommes immoraux ont disparu , que tous les ambitieux ont perdu leur crédit, que tous les hommes féroces ont étouffé leurs complots; mais je dirai que le peuple français a le calme de la force; qu'il est fatigué, mais non découragé par cette lutte longue et terrible du crime contre la vertu; qu'il connaît tous ses ennemis; qu'après les avoir déjà vaincus, il a appris le secret de les vaincre toujours; qu'il n'a plus qu'une arme à employer contre leurs efforts séparés ou réunis, et que cette arme est une Constitution sage et forte. […] Mais pour marcher sans crainte de vous égarer vers ce but si désiré, songez, représentants du peuple, qu'il faut écarter .de vous toute fausse théorie, tout esprit de système, toute exagération de zèle, toute pusillanimité de circonstances, toute vue privée d'intérêt, tout esprit de parti, de vengeance ou d'ambition. […] Nous avons consommé six siècles en six années : que cette expérience si coûteuse ne soit pas perdue pour vous. Il est temps de mettre à profit les crimes de la monarchie, les erreurs de l'assemblée constituante, les vacillations et les écarts de l'assemblée législative , les forfaits de fa tyrannie décemvirale, les calamités de l'anarchie, les malheurs de la Convention, les horreurs de la guerre civile : c'est en méditant sur le tableau rapide des causes de fa révolution, des progrès de l'esprit public, de sa succession orageuse des opinions et des événements ; c'est en vous rappelant le point d'où vous êtes partis, le chemin où vous avez été entraînés , la position dans laquelle vous êtes, que vous pourrez assigner vous-mêmes le terme où vous voulez arriver. La révolution française, que des ignorants en délire osèrent appeler l'ouvrage d'une poignée d'écrivains factieux ; cette révolution qu'ils croyaient détruire par des sarcasmes, de la corruption, de l'intrigue, des conspirations et des manœuvres artificieuses et cachées; cette révolution qui a terrassé tous ses ennemis, et qui a résisté à ses propres excès, à ses propres fureurs n'est point la production de quelques individus, mais le résultat des lumières et de la civilisation ; elle est le fruit des siècles et de sa philosophie ; elle est la fille de cet art divin qui multiplie avec tant de rapidité, et qui conserve pour les générations futures toutes les conceptions du génie; Son principe était placé dans le cœur de tous les hommes. L'erreur, le despotisme, la superstition, l'ignorance, l'empêchèrent longtemps de se développer ; mais le flambeau des sciences, des arts et de la raison, venant à dissiper ces ténèbres, il naquit à la lumière, et prenant une force invincible, embrasa bientôt toutes les âmes du triple amour de la justice, de la liberté et de l'égalité. [rappel de l’histoire de la Révolution depuis 1789]. Mais la gloire de la nation ne devait pas rester longtemps pure; les premiers instants de la république furent souillés par des scélérats qui conçurent le plan d'une usurpation, et qui la firent tomber sur deux fondements puissants : une commune, maîtresse de la cité où devait se rassembler la Convention nationale, et la société des jacobins , la plus formidable et la plus dangereuse de toutes les associations politiques , faite également pour renverser un tyran et pour en créer un autre; conspirant ensemble, ces deux monstrueuses corporations délibérèrent les massacres du 2 septembre, pour établir à la fois l'empire de la mort, de la terreur et du crime. La Convention nationale , convoquée sous de si sombres auspices , dans une cité fumante encore du sang de tant de victimes, et qui était alors sous le joug des assassins et des usurpateurs, lutta péniblement et sans succès contre cette commune dominatrice, forte de la terreur qu'elle inspirait, du secours d'une multitude d'hommes égarés , et des combinaisons de scélérats profonds, qui, du sein de la Représentation nationale elle-même, dirigeaient ses abominables ressorts. […] Peuple français, tu n'as pas combattu pendant tant d'années pour que la liberté ne fût qu'un vain nom, pour que la tyrannie des hommes de sang fût encore une fois le prix de tes efforts; tes représentants ne le souffriront pas. Jetons, citoyens collègues, jetons dans un éternel oubli cet ouvrage de nos oppresseurs; qu'il ne serve plus de prétexte aux factieux. […] Après avoir rompu les liens honteux dont ils avaient chargé la liberté de vos pensées et l'utilité de vos délibérations, vous devez offrir à la nation française la constitution républicaine qui doit assurer son indépendance; vous devez, par son prochain établissement, garantir enfin la propriété du riche, l'existence du pauvre, la jouissance de l'homme industrieux, la liberté et la sûreté de tous. Vous devez faire prendre au peuple français, au milieu des nations qui l'environnent, le rang que lui assigne la nature, et l'influence que doivent lui donner sa force, ses lumières, son commerce; faire régner la tranquillité sans oppression, la liberté sans agitation, la justice sans cruauté, l'humanité sans faiblesse. Vous devez créer un gouvernement ferme sans qu'il soit dangereux, rendre son mouvement rapide en posant des bornes à son activité ; diviser le pouvoir qui fera des lois, sans l'affaiblir; ralentir la marche législative, et la mettre à l'abri de toute précipitation funeste, sans paralyser son énergie; combiner les pouvoirs de sorte que leur réunion opère le bien, et que leur opposition rende le mal presqu'impossible; assurer à l'ordre judiciaire une indépendance absolue qui ne donne jamais d'inquiétude à l'innocence, et qui ne laisse jamais de sécurité au crime; environner le pouvoir exécutif d'une autorité et d'une dignité qui le fassent respecter en dedans et considérer au dehors, sans qu'il puisse inspirer d'alarmes à la liberté : voilà le but sage et glorieux vers lequel doivent se diriger toutes vos méditations. Nous avons fait tous nos errons pour nous en approcher le plus près possible dans le plan que nous venons aujourd’hui vous soumettre. […] L’égalité civile, en effet, voilà tout ce que l'homme raisonnable peut exiger. L’égalité absolue est une chimère; pour qu'elle put exister, il faudrait qu'il existât une égalité entière dans l'esprit, la vertu, la force physique, l'éducation, la fortune de tous les hommes. En vain la sagesse s'épuiserait-elle pour créer une constitution, si l'ignorance et le défaut d'intérêt à l'ordre avaient le droit d'être reçus parmi les gardiens et les administrateurs de cet édifice. Nous devons être gouvernés par les meilleurs; les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d'exceptions près, vous ne trouvez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l'aisance qu’elle donne, l’éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie. L’homme sans propriété, au contraire, a besoin d'un effort constant de vertu pour s'intéresser à l'ordre qui ne lui conserve rien, et pour s'opposer aux mouvements qui lui donnent quelques espérances. Il lui faut supposer des combinaisons bien fines et bien profondes pour qu’il préfère le bien réel au bien apparent, l'intérêt de l'avenir à celui du jour. Si vous donnez à des hommes sans propriété les droits politiques sans réserve , et s'ils se trouvent jamais sur les bancs des législateurs, ils exciteront ou laisseront exciter des agitations sans en craindre l'effet; ils établiront ou laisseront établir des taxes funestes au commerce et à l'agriculture , parce qu'ils n'en auront senti, ni redouté, ni prévu les déplorables résultats; et ils nous précipiteront enfin dans ces convulsions violences dont nous sortons à peine, et dont les douleurs se feront si longtemps sentir sur toute la surface de la France. Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l'état de nature ». L’offensive contre les Lumières sous le Directoire Extraits de Jean-François Laharpe, Du fanatisme dans la langue révolutionnaire ou de la Persécution suscitée par les barbares du dix-huitième siècle contre la religion chrétienne et ses ministres, Paris, Migneret, an V/1797. « […] Comme on ne peut convaincre des philosophes, même par des faits, ils se retranchaient à dire qu’il fallait que la religion fût mauvaise en elle-même, puisqu’elle était susceptible de pareils abus ; réponse qui était d’une profonde ignorance et d’une profonde absurdité. [en note : Comme il faut aller au-devant de tout avec des gens qui e peuvent jamais répondre qu’à ce qu’on n’a ps dit, je suis obligé d’avertir que cette philosophie, que je traite (grâce au ciel) avec tout le mépris qu’elle mérite, n’est uniquement que celle des écrivains qui se sont eux-mêmes appelés philosophes, parce qu’ils prêchaient l’athéisme, l’irréligion, l’impiété, la haine de toute autorité légitime, le mépris de toutes les vérités morales, la destruction de tous les liens de la société, etc. Ces hommes pouvaient avoir d’ailleurs de l’esprit, des connaissances, et même du talent, dans d’autres parties ; mais assurément, il ne sera pas difficile de prouver que toute leur doctrine, faite, disaient-ils, pour éclairer le peuple, était le chef d’œuvre de l’ignorance et de l’absurdité, et qu’en un mot, ils ont été les dignes persécuteurs des hommes révolutionnaires, des Chaumette, des Hébert et des Marat. Comme je suis juste, je marquerai ailleurs […] qu’elle a été la seule différence entre les philosophes et les révolutionnaire]. Or, du principe énoncé par les philosophes sur la religion, il s’en suivrait nécessairement que la liberté est une bien mauvaise chose, puisque la licence en est l’abus ; que l’honneur est une bien mauvaise chose, puisque le duel est l’abus de l’honneur. […] Mais les philosophes avaient une dernière réplique, que longtemps ils ont crue triomphante et qu’ils ont répété jusqu’à satiété : « Il n’y a de vraiment bon que la philosophie ; car jamais elle n’a fait de mal aux hommes ; jamais les philosophes n’ont troublé la terre ». Je pourrai bien ler contester encore ceci, car de leur aveu, l’erreur est nuisible, et ils ne nieront pas que les Pyrrhoniens, les Epicuriens, les Cyniques et autres philosophes de l’antiquité n’aient pas débité beaucoup d’erreurs, et d’erreurs scandaleuses, et il n’est pas prouvé qu’elles n’aient fait aucun mal aux hommes. S’ils ne pas troublé la terre, c’est qu’ils ne l’ont pas pu ; car de quoi n’est pas capable l’orgueil philosophique, joint à la puissance ? Mais j’abandonne toutes ces réponses dont il m’est trop facile de me passer. La Providence s’est chargée de la réponse péremptoire qu’elle a jugé nécessaire une fois [note : C’est cette idée, appliquée à la révolution sous tous les rapports possibles, qui seule pourra la rendre explicable aux yeux de la postérité. […] C’est en la considérant sous ce point de vue, qu’on ne sera plus tenté d’accuser la Providence divine, à qui seule il appartient de ne permettre le mal que pour en tirer un bien.] Si cette réponse est terrible et digne d’un Dieu qui punit une nation pour instruire et préserver le monde, j’en suis fâché pour vous, grands philosophes ; c’est vous qui l’avez provoquée pendant cinquante ans. Pour cette fois, vous ne direz plus que la philosophie n’a point d’abus dangereux, qu’elle ne peut pas faire aucun mal aux hommes, qu’elle n’a jamais troublé le monde. Vous n’oserez pas nier que ce soit votre philosophie qui ait fait la révolution : vous vous en êtes souvent glorifiés, avant qu’elle vous eût écrasés vous-mêmes, qu’il n’y a plus moyen de dire non plus, plus moyen de revenir sur ses pas. L’impudence philosophique et révolutionnaire ne peut elle-même aller jusques là parce qu’enfin il y a un terme à tout. […] Eh ! Bien, Messieurs, on peut donc abuser de ce qu’il y a de meilleur et de lus beau dans le monde, de la philosophie, et pousser même l’abus jusqu’à un excès d’atrocité et de démence, dont le monde n’avait as encore l’idée ; et cependant vous n’en conclurez jamais que cet abus soit non seulement la philosophie en elle-même (ce qui en effet n’est pas) mais soit même votre philosophie (ce qui est trop vrai). Jamais, jamais un philosophe du 18e siècle n’a dit et ne dira : ‘j’ai tort’. Cela est moralement impossible ; j’en ai tous les jours la preuve sous les yeux. Je ne suis pas assez fou pour prétendre vous éclairer ; mais ke dois vous confondre, vous réduire à ne pouvoir répliquer qu’en déraisonnant, au point que tout homme qui n’a pas perdu le sens, puisse vous rire au nez ; et croyez-moi, le moment n’est pas loin où tout votre sérieux magistral, votre morgue de charlatan, votre emphase pédantesque, seront les objets de la risée universelle ». Bonaparte, fossoyeur de la République ? Extraits de Pierre-Jean-Georges Cabanis, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général et particulièrement sur la nouvelle Constitution, Paris, Imprimerie nationale, frimaire an VIII/1799. « Les journées des 18 et 19 brumaire n’ont point été faites contre quelques hommes [note : L’établissement de la Constitution doit être un signal de réunion pour tous les Français. Que toutes les erreurs s’oublient ! Et puisse enfin un gouvernement fort faire cesser toutes les proscriptions !], mais contre un système absurde et cruel qui conduisait rapidement la République à sa ruine inévitable, et qui ne pouvait manquer de dévorer bientôt ses propres apôtres et ses défenseurs. Elles n’ont point eu pour objet d’établir la domination de quelques hommes ou d’un parti, mais d’écarter les obstacles qui s’opposaient à l’organisation complète et solide d’un gouvernement capable de protéger efficacement les citoyens, sans pouvoir jamais attenter à la liberté publique. La Constitution de l’an 3 n’ayant presque fait qu’indiquer des principes, il restait à créer un système de lois organiques qui pût les réaliser. Or, l’exécution d’un pareil plan n’était pas possible avec les éléments dont se trouvait formé le Corps législatif ; et même, il faut le dire, elle ne le sera jamais dans un corps aussi nombreux, fût-il uniquement composé de sages. Tels sont les motifs qui ont dirigé les auteurs de la révolution de brumaire. […] Une grande république comme la France, a sans doute besoin d’un gouvernement vigoureux ; elle en a surtout besoin dans les circonstances présentes. Mais ce gouvernement doit être fondé sur la base des droits individuels ; et la liberté publique y doit être efficacement protégée : car, outre l’impossibilité d’assurer autrement la liberté d chaque citoyen, il est évident que le cours imprimé aux idées renverserait bientôt toute organisation sociale qui ne remplirait pas cette double condition, et que nous retomberions infailliblement au bout de peu d’années, et peutêtre dans peu de mois, dans tous les désordres révolutionnaires. C’est une vérité qui frappe tous les bons esprits ; et leur unanimité, à cet égard, doit rassurer également et les hommes paisibles et les plus ardents républicains. Le système de constitution que les circonstances où nous sommes placés, ont fait sortir du portefeuille qui le recélait, existe depuis longtemps. Ce système est le fruit de profondes méditations. Concerté dans ces dernières crises, entre deux hommes de génie, dont la France regarde, particulièrement depuis deux mois, le patriotisme et la gloire comme de très sûrs garants de sa liberté, ils se sont efforcés d’en approprier toutes les parties à l’état actuel des choses […] Je vois encore dans ce gouvernement un système judiciaire et administratif très simples, qui concourent au maintien de la liberté publique et de la sûreté individuelle ; qui sont peu coûteux et peu gênants pour les citoyens. Enfin, outre les assurances morales que donnent contre tout usurpateur, et l’entière liberté de la presse, et l’influence constante de l’opinion publique, que nulle n’entrave n’empêche de se développer, je vois encore d’autres assurances régulières, et en quelque sorte mécaniques, qui paraissent capables de rassurer les amis de la liberté les plus inquiets et les plus soupçonneux. […] Hommes paisibles et laborieux, vous serez protégés par des lois sages ; et l’exécution de ces lois sera remise entre les mains d’un gouvernement stable et fort. Propriétaires et capitalistes entreprenants, vos possessions vous sont garanties : le fruit de vos spéculations restera dans vos mains ; il deviendra la juste récompense de vos efforts ; aucune entrave n’arrêtera l’essor de vos plans ; aucune loi prohibitive ou rapace ne viendra les glacer ou les mettre à contribution. Hommes de tous les partis, respirez enfin : toutes les dénominations de la haine sont abolies ; il n’y a maintenant que des Français. Vous ne pouvez plus être oppresseurs ; mais aussi vous ne serez plus opprimés. Hommes religieux, de quelque manière que vous adoriez cette force inconnue de la nature, cette puissance toujours et partout active, que vous aimez à faire présider plus immédiatement aux destinées humaines : la liberté de votre culte sera protégée ; et si vos dogmes contribuent à fortifier dans les cœurs la bonne et saine morale, ils seront respectés de ceux même qui ne les adoptent pas ». Régénération et républicanisation des esprits. La question de l’éducation Extraits d’Édouard Lefebvre, Considérations politiques et morales sur la France constituée en République, Paris, 1798. « La France s’est donné un gouvernement libre, cela ne suffit ; il est question de recréer partout l’instruction publique, de façonner au régime de la liberté la régénération qui naît, et de fondre ses habitudes, ses inclinations, ses mœurs dans le moule républicain ; si cela n’est pas, on n’aura fait que plâtrer la tyrannie, il faudra toujours être armé contre elle ; mais ce n’est point la force qui naturalise la liberté dans un pays, ce doit être l’ouvrage de l’éducation. Un étranger qui arriverait en France ne voudrait pas croire que depuis huit ans nous sommes libres, et que la jeunesse est encore élevée chez nous à peu près comme elle l’était sous la monarchie. Qu’attendre cependant de jeunes gens pétris des préjugés de la vieille éducation, et dressés dès l’enfance au mépris de la République ; qu’on ne s’y trompe, si elle s’est maintenue jusqu’à présent chez nous, c’est qu’une institution neuve tire toujours de sa jeunesse assez de force pour résister aux plus violentes secousses ; mais quand l’édifice commencera à vieillir, que deviendra-t-il si on ne l’a pas assis sur de slides fondements ? Dans les républiques anciennes, on avait tellement senti l’influence de l’éducation sur la prospérité des peuples libres, qu’elle faisait une partie essentielle de la législation. […] Mais dans un gouvernement tel que le nôtre, l’éduction doit-elle se régénérer sur le modèle des républiques anciennes, quels sont ses justes rapports avec la liberté, et que doit-elle être pour qu’elle ne se trouve jamais en-deçà ni au-delà de l’esprit de l’institution politique ? […] On voit par-là que chez nous l’éducation publique finit précisément où commence le besoin d’un état, au lieu que dans les anciennes républiques, la vie était une continuelle éducation. Leur unique objet était la guerre […] Mais dans une république montée comme la nôtre sur un système de manufactures, le législateur a dû chercher à combiner l’éducation pour l’intérêt de la liberté et celui de la prospérité manufacturière et agricole. En effet, si elle était trop longe, les jeunes gens ne pourraient prendre de métiers, les écoles seraient pleines et les ateliers vides ; si elle était nulle, l’esclavage renaîtrait bientôt ; il a pris un terme moyen extrêmement sage ; il a voulu que les enfants passassent à s’instruire l’âge où ils ne peuvent être utiles ni à leurs parents, ni aux manufactures ni à l’agriculture. Le peuple ne puisera pas dans les écoles primaires de vastes lumières, mais il recevra au moins les éléments des premières connaissances humaines, et conséquemment une sorte de capacité pour gérer les affaires publiques. Dans un état libre tel que le nôtre, qui n’a point pour base l’égalité des fortunes, mais l’égalité des droits politiques, il est important de balancer l’autorité de a richesse par celle de la multitude, ce qui ne peut guère se faire sans donner au peuple assez de lumières pour connaître et défendre ses droits. […] [J’aurais] désirer que tous les citoyens eussent été obligés de commencer leur éducation par celle des écoles primaires ; cela n’aurait ni contrarié le vœu de la constitution, ni heurté bien rudement nos mœurs et nos habitudes actuelles, et il en serait résulté de grands avantages. Ce n’est vraiment que dans les écoles publiques qu’on forme les citoyens ; là, le riche est confondu avec le pauvre, prend sans peine les manières modestes de l’égalité ; c’est une image du gouvernement paternel où tous les enfants sont élevés en commun : mêmes soins, même instruction, mêmes exemples, tout y est confondu. Ce premier germe d’égalité jeté dans les esprits de tous enfants, les riches l’auraient porté dans les écoles supérieures, où il se serait développé et aurait produit un peuple d’hommes vraiment libres. Je ne puis que regretter que cette pensée ait échappé au législateur ; ce n’est point ici un rêve brillant, une idée métaphysique, c’est une chose fondamentale et si facile dans la pratique, qu’il n’aurait fallu qu’un simple acte de la volonté législative pour la faire exécuter dans toute l’étendue du territoire français. […] Quant à la partie de l’enseignement proprement dit, je ne pense pas que le gouvernement ait le droit de rien prescrire à cet égard ; toutes les méthodes lui doivent être indifférentes ; il peut bien empêcher l’enseignement de ce qui blesse la Constitution ; mais ce qui y est conforme, il ne peut pas ordonner qu’on l’enseigne d’une manière plutôt que d’une autre. En un mot, le fond est soumis à sa surveillance, mais la forme n’est pas de son ressort ». Les Cents Jours… Une expérience démocratique ? Extrait de l’acte additionnel aux Constitutions de l’Empire (22 avril 1815) « Depuis que nous avons été appelé, il y a quinze années, par le vœu de la France, au gouvernement de l’État, nous avons cherché à perfectionner, à diverses époques, les formes constitutionnelles, suivant les besoins et les désirs de la nation, et en profitant des leçons de l’expérience. Les constitutions de l’Empire se sont ainsi formées d’une série d’actes qui ont été revêtus de l’acceptation du peuple. Nous avions alors pour but d’organiser un grand système fédératif européen, que nous avions, adopté comme conforme à l’esprit du siècle, et favorable aux progrès de la civilisation. Pour parvenir à le compléter et à lui donner toute l’étendue et toute la stabilité dont il était susceptible, nous avions ajourné l’établissement de plusieurs institutions intérieures, plus spécialement destinées à protéger la liberté des citoyens. Notre but n’est plus désormais que d’accroître la prospérité de la France par l’affermissement de la liberté publique. De là résulte la nécessité de plusieurs modifications importantes dans les constitutions, sénatus-consultes et autres actes qui régissent cet empire. À ces causes, voulant, d’un côté, conserver du passé ce qu’il y a de bon et de salutaire, et, de l’autre, rendre les constitutions de notre Empire conformes en tout aux vœux et aux besoins nationaux, ainsi qu’à l’état de paix que nous désirons maintenir avec l’Europe, nous avons résolu de proposer au peuple une suite de dispositions tendant à modifier et perfectionner ses actes constitutionnels, à entourer les droits des citoyens de toutes leurs garanties, à donner au système représentatif toute son extension, à investir les corps intermédiaires de la considération et du pouvoir désirables ; en un mot, à combiner le plus haut point de liberté politique et de sûreté individuelle avec la force et la centralisation nécessaires pour faire respecter par l’étranger l’indépendance du peuple français et la dignité de notre couronne. En conséquence les articles suivants, formant un acte supplémentaire aux constitutions de l’Empire, seront soumis à l’acceptation libre et solennelle de tous les citoyens, dans toute l’étendue de la France. TITRE PREMIER - Dispositions générales […] Article 2. - Le Pouvoir législatif est exercé par l’Empereur et par deux Chambres. / Article 3. - La première Chambre, nommée Chambre des pairs, est héréditaire. / Article 4. L’Empereur en nomme les membres, qui sont irrévocables, eux et leurs descendants mâles, d’aîné en aîné en ligne directe. Le nombre des pairs est illimité. L’adoption ne transmet point la dignité de pair à celui qui en est l’objet. - Les pairs prennent séance à vingt et un ans, mais n’ont voix délibérative qu’à vingt-cinq. / […] Article 6. - Les membres de la famille impériale, dans l’ordre de l’hérédité, sont pairs, de droit. Ils siègent après le président. Ils prennent séance à dix-huit ans, mais n’ont voix délibérative qu’à vingt et un. Article 7. - La seconde Chambre, nommée Chambre des représentants est élue par le peuple. Article 8. - Les membres de cette Chambre sont au nombre de six cent vingt-neuf. Ils doivent être âgés de vingt-cinq ans au moins. […] Article 14. - Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut être arrêté, sauf le cas de flagrant délit, ni poursuivi en matière criminelle et correctionnelle, pendant les sessions, qu’en vertu d’une résolution de la Chambre dont il fait partie. TITRE II - Des collèges électoraux et du mode d’élection Article 27. - Les collèges électoraux de département et d’arrondissement sont maintenus, conformément au sénatus-consulte du 16 thermidor an X, sauf les modifications qui suivent. Article 28. - Les assemblées de canton rempliront chaque année, par des élections annuelles, toutes les vacances dans les collèges électoraux. Article 29. - A dater de l’an 1816, un membre de la Chambre des pairs, désigné par l’Empereur, sera président à vie et inamovible de chaque collège électoral de département. Article 30. - A dater de la même époque, le collège électoral de chaque département nommera, parmi les membres de chaque collège d’arrondissement, le président et deux vice-présidents. A cet effet, l’assemblée du collège de département précédera de quinze jours celle du collège d’arrondissement. […] Article 32. - Les représentants peuvent être choisis indifféremment dans toute l’étendue de la France. - Chaque collège de département ou d’arrondissement qui choisira un représentant hors du département ou de l’arrondissement, nommera un suppléant qui sera pris nécessairement dans le département ou l’arrondissement. […] TITRE V - Du pouvoir Judiciaire Article 51. - L’Empereur nomme tous les juges. Ils sont inamovibles et à vie dès l’instant de leur nomination, sauf la nomination des juges de paix et des juges de commerce, qui aura lieu comme par le passé. Les juges actuels nommés par l’Empereur, aux termes du sénatus-consulte du 12 octobre 1807, et qu’il jugera convenable de conserver, recevront des provisions à vie avant le 1er janvier prochain. Article 52. - L’institution des jurés est maintenue. Article 53. Les débats en matière criminelle sont publics. Article 54. - Les délits militaires seuls sont du ressort des tribunaux militaires. Article 55. - Tous les autres délits, même commis par les militaires, sont de la compétence des tribunaux civils. […] TITRE VI - Droits des citoyens Article 59. - Les Français sont égaux devant la loi, soit pour la contribution aux impôts et charges publiques, soit pour l’admission aux emplois civils et militaires. Article 60. - Nul ne peut, sous aucun prétexte, être distrait des juges qui lui sont assignés par la loi. Article 61. Nul ne peut être poursuivi, arrêté, détenu ni exilé, que dans les cas prévus par la loi et suivant les formes prescrites. Article 62. - La liberté des cultes est garantie à tous. Article 63. - Toutes les propriétés possédées ou acquises en vertu des lois et toutes les créances sur l’Etat, sont inviolables. Article 64. - Tout citoyen a le droit d’imprimer et de publier ses pensées, en les signant, sans aucune censure préalable, sauf la responsabilité légale, après la publication, par jugement par jurés, quand même il n’y aurait lieu qu’à l’application d’une peine correctionnelle. Article 65. - Le droit de pétition est assuré à tous les citoyens. Toute pétition est individuelle. Ces pétitions peuvent être adressées, soit au gouvernement, soit aux deux Chambres : néanmoins ces dernières même doivent porter l’intitulé : A Sa Majesté l’Empereur. Elles seront présentées aux Chambres sous la garantie d’un membre qui recommande la pétition. Elles sont lues publiquement, et si la Chambre les prend en considération, elles sont portées à l’Empereur par le président. Article 66. - Aucune place, aucune partie du territoire, ne peut être déclarée en état de siège, que dans le cas d’invasion de la part d’une force étrangère, ou de troubles civils. - Dans le premier cas, la déclaration est faite par un acte du gouvernement. - Dans le second cas, elle ne peut l’être que par la loi. Toutefois, si, le cas arrivant, les Chambres ne sont pas assemblées, l’acte du gouvernement déclarant l’état de siège doit être converti e n une proposition de loi dans les quinze premiers jours de la réunion des Chambres. Article 67. - Le peuple français déclare que, dans la délégation qu’il a faite et qu’il fait de ses pouvoirs, il n’a pas entendu et n’entend pas donner le droit de proposer le rétablissement des Bourbons ou d’aucun prince de cette famille sur le trône, même en cas d’extinction de la dynastie impériale, ni le droit de rétablir soit l’ancienne noblesse féodale, soit les droits féodaux et seigneuriaux, soit les dîmes, soit aucun culte privilégié et dominant, ni la faculté de porter aucune atteinte à l’irrévocabilité de la vente des domaines nationaux ; il interdit formellement au gouvernement, aux Chambres et aux citoyens toute proposition à cet égard.