L’homme qui regarde. - Tu es fou. L’homme qui travaille. - Je suis
vivant. Et l’avenir m’appartient ! (Il remplit son verre, le vide
d’un trait, le remplit à nouveau et se remet au travail). L’homme
a besoin de boîtes pour ranger ses souvenirs, pour protéger
ses rêves, pour semer ses projets, pour nourrir ses utopies.
L’homme qui regarde. - Mais qui voudra de ces boîtes qui ne
ressemblent à rien ?
S’ensuit un conflit entre ces deux hommes, l’homme qui
regarde prédisant un sort funeste à l’homme qui travaille, une
déchéance, l’abandon de sa femme, etc. Mais l’homme qui
travaille tient bon, et finira par recevoir un coup de fil d’un
client amateur d’art qui le sauvera. On voit que l’homme qui
travaille est un artiste et la métaphore du succès de tout
homme de foi travaillant sur la durée. En scrutant ce texte, j’ai
proposé une interprétation qui surprendra même l’auteur
qui n’y avait pas forcément pensé. J’ai imaginé que l’homme
qui regarde n’était autre que le diable, personnage éminem-
ment théâtral comme le montre le Faust de Goethe. En inven-
tant un jeu du diable, à la fois pervers et débonnaire, à l’allu-
re insinuante et obsédante face à la droiture de l’homme qui
travaille, la scène présentait une version modernisée du
mythe du bien et du mal, plongeant notre contemplation
dans la métaphysique.
Troisième exemple: Chien ou Loup, mon dernier spectacle,
sur l’aliénation face à la liberté5. Cette fois, dans ce travail, le
mythe est premier et le choix de quatre petites pièces illus-
trant ce mythe est venu ensuite. Ainsi, l’une d’entre elles,
Tragédien malgré lui de Tchekhov présente un homme,
Tolkatchov qui habite à la campagne et doit faire les courses
de tout son voisinage. Acceptant cette aliénation, il est à
bout et songe à se suicider. Au moment où il avoue à son ami
«Ça reste entre nous, hein ? Je compte aller voir un psy-
chiatre», il bondit sur lui et d’aliéné se transforme en agres-
seur, en fauve attaquant par derrière(voir photo ci-dessous).
Shakespeare montée en 1989 à Paris au Théâtre 13 : une
jeune femme, Rosalinde, découvre l’amour en la personne
d’un jeune renégat, Orlando, et décide d’échapper à la cour
puritaine de son oncle pour retrouver, dans la forêt d’Arden,
son père banni par son frère qui fait un coup d’état, imposant
un régime tyrannique. Je devais trouver pour chaque scène
des objets médiateurs des enjeux des personnages. Pour
Shakespeare, qui respire mieux dans les scénographies nues,
mon idée a été de créer pour chaque personnage des cos-
tumes évocateurs de leurs préoccupations, mais aussi de leur
culture, en l’occurrence britannique. Plutôt que de choisir des
costumes historiques du XVIesiècle qui ne susciteraient
aucun étonnement, j’ai préféré opter pour des costumes de
toutes les époques. Dans la photo ci-dessous, on aperçoit les
deux princesses Celia et Rosalinde avant leur départ; elles
arborent de vastes robes-jupon qui les corsettent à l’image
des robes élisabéthaines. Elles sont pourvues de grosses rou-
lettes en bois leur permettant de parcourir la scène de façon,
solennelle, ludique et enfantine ce qui correspondait bien à
leur côté encore immature, à leur rang politique, mais aussi à
leur assujettissement à la vie de cour. Elles pouvaient cepen-
dant s’en échapper quand elles se retrouvaient seules pour
disserter sur leur désarroi amoureux.
L’anachronisme est encore accentué par les perruques
baroques à la Barry Lyndon. Le personnage masculin entou-
ré par les deux princesses est le génial fou Pierre de Touche.
Il porte un manteau et un haut de forme victorien, un grand
nœud de clown et une moustache à la Einstein. Une duches-
se en costume d’époque fin règne de Louis XIV les prévient
d’un événement imminent à la cour. Voilà comment les cos-
tumes ouvrent des pistes: enfermement et immaturité des
princesses, fou à la Lewis Carol renvoyant à l’onirisme, pré-
sence oppressive des époques d’austérités morales, grand
thème de Shakespeare.
Deuxième exemple : choisi dans le théâtre contemporain:
État des lieux avant le chaos de Serge Adam3, spectacle monté
en 2005 à la Maison des métallos à Paris (extrait consultable
sur Internet - voir4). C’est un florilège de saynètes qui illus-
trent la déliquescence de la société dans différents
domaines : social, économique, médiatique, économique,
etc. Je veux parler ici d’une saynète intitulée Un beau
contrat dont voilà un extrait:
Au-delà de ce jeu, on peut y découvrir nos démons incons-
cients qui nous cernent. Remarquons que l’ami joue au psy-
chanalyste indiquant ses remarques sur un carnet. On ouvre
donc sur des univers riches et complexes: sauvagerie domes-
tiquée de l’homme, ses parts inconscientes, les menaces kaf-
kaïennes…
Savoir lire un spectacle comme œuvre d’art, lavoro d’arte (tra-
vail d’art), entraîne à la créativité, entraînement utile pour
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Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
Dossier
DES MINEURS ET DES ARTS