Un théâtre de recherche pour tous

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Dossier DES MINEURS ET DES ARTS
Un théâtre de recherche pour tous
Jean-Christophe BARBAUD (P74)
ntre mon métier d’Ingénieur et celui de metteur en
scène de théâtre, ce qui est un peu transversal c’est l’innovation, la création, la recherche aussi bien théorique
qu’appliquée. «La vérité est concrète» disait Brecht et l’art du
théâtre présente effectivement une certaine aridité compensée par l’aspect pratique de sa mise en œuvre. La devise
de l’Ecole des Mines de Paris «Théorie et Pratique» a aussi un
sens en art.
E
Il y a trente ans, quand j’ai annoncé mon intention de devenir un homme de théâtre professionnellement, mes aînés
ingénieurs soulignaient l’aspect «farfelu» d’une pratique
artistique. Or, c’est une pratique sérieuse : allier divertissement et faire penser. Faire du théâtre est souvent perçu
comme une activité accessoire et donc identifiée plus ou
moins au théâtre amateur avec ses passionnés et ses approximations. Mais le théâtre est d’abord un métier d’art, un artisanat qui demande une tradition orale, un vocabulaire spéciJean-Christophe BARBAUD (P74)
Jean-Christophe Barbaud est metteur en scène. Parallèlement à des études
scientifiques (École des Mines de Paris, Doctorat en sciences physiques) il
est formé par René Hiéronimus puis par Alain Knapp qui l’initie à l’improvisation-création. Il fonde avec Olivier Poivre d’Arvor le Théâtre du Lion
après la création Les Enfants terribles de Cocteau au Théâtre du Musée
Grévin, puis en 1996 le Théâtre Odyssée. Il développe des relations avec
le Festival international de Théâtre de Geochang (Corée du Sud), l’université Hannam (Daejon) et le Théâtre National de Séoul.
Pédagogue du théâtre, il enseigne pendant dix ans à l’École de la
Comédie de Saint-Étienne puis à l’École Nationale Supérieure des arts de
la Marionnette de Charleville.
Il rencontre Gérard Paquet et Marie-France Lucchini en 2000.
Cofondateurs de l’association Planète Emergences, ils travaillent ensemble
à la préfiguration du projet de la Maison des métallos de 2000 à 2006.
La Maison des métallos devient un établissement public de la Ville de Paris
en 2006. Il y sera conseiller artistique, et metteur en scène artiste associé.
Sa dernière mise en scène de Chien ou Loup (Labiche-TchekhovCourteline) est jouée à Paris et au Festival d’Avignon 2014 et bientôt à
celui de 2015.
Il donne aussi des conférences sur le théâtre et organise des stages de
créativité.
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fique, des anecdotes qui humanisent son histoire. Faire du
théâtre, c’est aussi diriger une entreprise, inventer une économie, gérer des finances, porter des demandes de subventions auprès de différentes instances. On a beaucoup glosé
sur les intermittents du spectacle et colporté bien des
inexactitudes sans rigueur intellectuelle alors que ce système
permet une véritable flexi-sécurité. Mais au-delà de tous ces
aspects, le cœur de ce métier pose avant tout beaucoup de
questions : de quoi parle-t-on, à qui, qu’est-ce qu’on raconte,
quels sont les récits, quel est leur intérêt et avec quels
moyens ? Et pour quel jeu et quel type de jeu ?1
Il y a des ressemblances entre la création en art et la création
en sciences, terme que j’entends au sens large (sciences fondamentales et sciences appliquées). On a les mêmes questions. Une démarche première est de ne pas tenter d’y
répondre tout de suite, de faire une pause et de regarder ces
questions posées avec une acuité particulière : qu’est-ce qui
me surprend ? qu’est-ce qui m’intéresse et me trouble à la
fois ? Cette scrutation, par une observation obstinée peut
conduire à trouver quelque chose, ou à dévoiler ce qui est
déjà là et qu’on n’avait pas vu. On peut évoquer à ce propos
la célèbre phrase de Picasso : Je ne cherche pas, je trouve. Cette
phrase résonne comme une véritable provocation aux chercheurs de toutes disciplines ; elle insiste en fait sur les conditions de la création, elle assimile la création à la découverte.
Que ce soit en art ou en sciences, la démarche créatrice est la
même. Seule la matière est différente. Dans le cas de la science, on s’intéresse au réel qui nous environne ou qui nous
constitue et on tend vers l’objectivité. En art, on s’intéresse à
l’imaginaire la matière travaillée et non l’utilitaire comme en
sciences2.
Pratiquer un art comme créateur développe donc l’esprit
d’innovation. Et, depuis Duchamp, apprécier un art comme
spectateur, nous savons que cela suppose une appropriation
du «lecteur» de l’œuvre qui, tel l’artiste qui dialogue avec lui,
peut découvrir lui aussi des aspects qui le touchent, le passionnent, le questionnent. Le spectateur devient co-créateur
de l’œuvre. Il passe ainsi du statut de consommateur au statut d’acteur. La pratique d’un art devient une école de la création, un entraînement à la créativité. En tant que metteur en
scène, ce que j’aime, c’est faire surgir, par une esthétique de
la simplicité, des univers riches et complexes. Ouvrir des
pistes qui élargissent l’imaginaire. Pour illustrer mon propos,
voici trois cas vécus «d’ouverture» dans les pièces que j’ai pu
mettre en scène.
Premier exemple : dans la pièce Comme il vous plaira de
Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
DES MINEURS ET DES ARTS Dossier
Shakespeare montée en 1989 à Paris au Théâtre 13 : une
jeune femme, Rosalinde, découvre l’amour en la personne
d’un jeune renégat, Orlando, et décide d’échapper à la cour
puritaine de son oncle pour retrouver, dans la forêt d’Arden,
son père banni par son frère qui fait un coup d’état, imposant
un régime tyrannique. Je devais trouver pour chaque scène
des objets médiateurs des enjeux des personnages. Pour
Shakespeare, qui respire mieux dans les scénographies nues,
mon idée a été de créer pour chaque personnage des costumes évocateurs de leurs préoccupations, mais aussi de leur
culture, en l’occurrence britannique. Plutôt que de choisir des
costumes historiques du XVIe siècle qui ne susciteraient
aucun étonnement, j’ai préféré opter pour des costumes de
toutes les époques. Dans la photo ci-dessous, on aperçoit les
deux princesses Celia et Rosalinde avant leur départ ; elles
arborent de vastes robes-jupon qui les corsettent à l’image
des robes élisabéthaines. Elles sont pourvues de grosses roulettes en bois leur permettant de parcourir la scène de façon,
solennelle, ludique et enfantine ce qui correspondait bien à
leur côté encore immature, à leur rang politique, mais aussi à
leur assujettissement à la vie de cour. Elles pouvaient cependant s’en échapper quand elles se retrouvaient seules pour
disserter sur leur désarroi amoureux.
L’homme qui regarde. - Tu es fou. L’homme qui travaille. - Je suis
vivant. Et l’avenir m’appartient ! (Il remplit son verre, le vide
d’un trait, le remplit à nouveau et se remet au travail). L’homme
a besoin de boîtes pour ranger ses souvenirs, pour protéger
ses rêves, pour semer ses projets, pour nourrir ses utopies.
L’homme qui regarde. - Mais qui voudra de ces boîtes qui ne
ressemblent à rien ?
S’ensuit un conflit entre ces deux hommes, l’homme qui
regarde prédisant un sort funeste à l’homme qui travaille, une
déchéance, l’abandon de sa femme, etc. Mais l’homme qui
travaille tient bon, et finira par recevoir un coup de fil d’un
client amateur d’art qui le sauvera. On voit que l’homme qui
travaille est un artiste et la métaphore du succès de tout
homme de foi travaillant sur la durée. En scrutant ce texte, j’ai
proposé une interprétation qui surprendra même l’auteur
qui n’y avait pas forcément pensé. J’ai imaginé que l’homme
qui regarde n’était autre que le diable, personnage éminemment théâtral comme le montre le Faust de Goethe. En inventant un jeu du diable, à la fois pervers et débonnaire, à l’allure insinuante et obsédante face à la droiture de l’homme qui
travaille, la scène présentait une version modernisée du
mythe du bien et du mal, plongeant notre contemplation
dans la métaphysique.
Troisième exemple : Chien ou Loup, mon dernier spectacle,
sur l’aliénation face à la liberté5. Cette fois, dans ce travail, le
mythe est premier et le choix de quatre petites pièces illustrant ce mythe est venu ensuite. Ainsi, l’une d’entre elles,
Tragédien malgré lui de Tchekhov présente un homme,
Tolkatchov qui habite à la campagne et doit faire les courses
de tout son voisinage. Acceptant cette aliénation, il est à
bout et songe à se suicider. Au moment où il avoue à son ami
«Ça reste entre nous, hein ? Je compte aller voir un psychiatre», il bondit sur lui et d’aliéné se transforme en agresseur, en fauve attaquant par derrière (voir photo ci-dessous).
L’anachronisme est encore accentué par les perruques
baroques à la Barry Lyndon. Le personnage masculin entouré par les deux princesses est le génial fou Pierre de Touche.
Il porte un manteau et un haut de forme victorien, un grand
nœud de clown et une moustache à la Einstein. Une duchesse en costume d’époque fin règne de Louis XIV les prévient
d’un événement imminent à la cour. Voilà comment les costumes ouvrent des pistes : enfermement et immaturité des
princesses, fou à la Lewis Carol renvoyant à l’onirisme, présence oppressive des époques d’austérités morales, grand
thème de Shakespeare.
Deuxième exemple : choisi dans le théâtre contemporain :
État des lieux avant le chaos de Serge Adam3, spectacle monté
en 2005 à la Maison des métallos à Paris (extrait consultable
sur Internet - voir4). C’est un florilège de saynètes qui illustrent la déliquescence de la société dans différents
domaines : social, économique, médiatique, économique,
etc. Je veux parler ici d’une saynète intitulée Un beau
contrat dont voilà un extrait :
Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
Au-delà de ce jeu, on peut y découvrir nos démons inconscients qui nous cernent. Remarquons que l’ami joue au psychanalyste indiquant ses remarques sur un carnet. On ouvre
donc sur des univers riches et complexes : sauvagerie domestiquée de l’homme, ses parts inconscientes, les menaces kafkaïennes…
Savoir lire un spectacle comme œuvre d’art, lavoro d’arte (travail d’art), entraîne à la créativité, entraînement utile pour
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Dossier DES MINEURS ET DES ARTS
toutes ses activités. Pour conclure, je veux partager avec vous
la lecture de ce texte, un peu désuet dans sa forme mais passionnant par son contenu, et réveillant par son avertissement
au seuil de la guerre de 14-18 :
«L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui
pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est ellemême animée. C’est la joie et l’intelligence qui voit clair dans
l’univers et qui recrée en l’illuminant de conscience. L’art,
c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le
faire comprendre. Mais aujourd’hui l’humanité croit pouvoir
se passer d’art. Elle ne veut plus méditer, contempler, rêver :
elle veut jouir physiquement. Les hautes et les profondes
vérités lui sont indifférentes : il lui suffit de contenter ses
appétits corporels. L’humanité présente est bestiale : elle n’a
que faire des artistes».
«Auguste Rodin, L’Art, Entretiens avec Paul Gsell», Les Cahiers
Rouges, Grasset, Paris, 1911.
À nous de démentir le Maître… ■
1 AK,
2 Art
une école de la création théâtrale par Alain Knapp, Actes Sud 1993.
et Science, Regards croisés, Jean-Christophe Barbaud, Alain Knapp
Théâtre/Public 126, 1995 in Théâtre, Science et Imagination
3 États des lieux avant le chaos : Comédies et tragédies de l’époque de
Serge Adam - Janvier 2006 / L’Archange Minotaure.
4 http://www.etat-des-lieux-avant-le-chaos.fr
5 https://www.facebook.com/ChienOuLoup
CYCLE DE FORMATION
La philosophie : un outil pour l’ingénieur ?
Nouveau cycle de formation :
six séances en soirée du 26 mars au 21 mai 2015
Olivia Chevalier-Chandeigne
Docteur en Philosophie, thèse sur le
rapport philosophie/mathématiques
chez Descartes.
Ses cours, ses recherches, ainsi que
ses publications se concentrent sur la
théorie de la connaissance et sur sa
relation à l’histoire des sciences :
Constitution de la connaissance via
le paradigme mathématique (cours
universités de Paris-Ouest et de
Rouen). Histoire de la technique du
point de vue des sciences humaines
(École Nationale des Ponts et
Chaussées).
L’ingénieur a-t-il besoin de la philosophie pour définir ses objectifs?
Comment les exprimer et que faire pour les atteindre avec succès ?
Comment le philosophe peut-il accompagner l’ingénieur ?
Pour répondre à de telles questions,
encore faut-il s’entendre sur le sens du
mot philosophie.
La philosophie n’est pas la «libre» discussion où chacun donne son avis sur
tout, mais l’exercice de l’esprit qui
cherche à résoudre des problèmes et
des contradictions au moyen d’argumentation rationnelle et d’outils
conceptuels propres.
• Le
métier de l’ingénieur et l’analyse
philosophique.
• L’ingénieur et les nouvelles technologies ; intelligence artificielle, vie
artificielle.
• La responsabilité et le principe de
précaution.
• Le principe d’innovation.
• La création : la spécificité de l’ingénieur ?
Programme détaillé et inscription : sur le site www.inter-mines.org
Organisme de formation enregistré sous le numéro 11 75 4519975
Lieu de formation : Intermines 32 rue du Mont Thabor 75001 Paris
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Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
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