fique, des anecdotes qui humanisent son histoire. Faire du
théâtre, c’est aussi diriger une entreprise, inventer une éco-
nomie, gérer des finances, porter des demandes de subven-
tions auprès de différentes instances. On a beaucoup glosé
sur les intermittents du spectacle et colpor bien des
inexactitudes sans rigueur intellectuelle alors que ce système
permet une véritable flexi-sécurité. Mais au-delà de tous ces
aspects, le cœur de ce métier pose avant toutbeaucoup de
questions : de quoi parle-t-on, à qui, qu’est-ce qu’on raconte,
quels sont les récits, quel est leur intérêt et avec quels
moyens? Et pour quel jeu et quel type de jeu?1
Il y a des ressemblances entre la création en art et la création
en sciences, terme que j’entends au sens large (sciences fon-
damentales et sciences appliquées). On a les mêmes ques-
tions. Une démarche première est de ne pas tenter d’y
répondre tout de suite, de faire une pause et de regarder ces
questions posées avec une acuité particulière: qu’est-ce qui
me surprend ? qu’est-ce qui m’intéresse et me trouble à la
fois ? Cette scrutation, par une observation obstinée peut
conduire à trouver quelque chose, ou à dévoiler ce qui est
déjà et qu’on n’avait pas vu. On peut évoquer à ce propos
la célèbre phrase de Picasso: Je ne cherche pas, je trouve. Cette
phrase résonne comme une véritable provocation aux cher-
cheurs de toutes disciplines; elle insiste en fait sur les condi-
tions de la création, elle assimile la création à la découverte.
Que ce soit en art ou en sciences, la démarche créatrice est la
même. Seule la matière est différente. Dans le cas de la scien-
ce, on s’intéresse au réel qui nous environne ou qui nous
constitue et on tend vers lobjectivité. En art, on s’intéresse à
l’imaginaire la matière travaillée et non l’utilitaire comme en
sciences2.
Pratiquer un art comme créateur développe donc lesprit
d’innovation. Et, depuis Duchamp, apprécier un art comme
spectateur, nous savons que cela suppose une appropriation
du «lecteur» de l’œuvre qui, tel l’artiste qui dialogue avec lui,
peut découvrir lui aussi des aspects qui le touchent, le pas-
sionnent, le questionnent. Le spectateur devient co-créateur
de l’œuvre. Il passe ainsi du statut de consommateur au sta-
tut d’acteur. La pratique d’un art devient une école de la créa-
tion, un entraînement à la créativité. En tant que metteur en
scène, ce que j’aime, cest faire surgir, par une esthétique de
la simplicité, des univers riches et complexes. Ouvrir des
pistes qui élargissent l’imaginaire. Pour illustrer mon propos,
voici trois cas vécus «d’ouverture» dans les pièces que j’ai pu
mettre en scène.
Premier exemple : dans la pièce Comme il vous plaira de
Entre mon métier d’Ingénieur et celui de metteur en
scène de théâtre, ce qui est un peu transversal c’est l’in-
novation, la création, la recherche aussi bien théorique
qu’appliquée. «La vérité est concrète» disait Brechtetl’art du
théâtre présente effectivement une certaine aridité compen-
sée par l’aspect pratique de sa mise en œuvre. La devise
del’Ecole des Mines de Paris «Théorie et Pratique» a aussi un
sens en art.
Il y a trente ans, quand j’ai annoncé mon intention de deve-
nir un homme de théâtre professionnellement, mes aînés
ingénieurs soulignaient l’aspect «farfelu» d’une pratique
artistique. Or, c’est une pratique sérieuse : allier divertisse-
ment et faire penser. Faire du théâtre est souvent perçu
comme une activité accessoire et donc identifiée plus ou
moins au théâtre amateur avec ses passionnés et ses approxi-
mations. Mais le théâtre est d’abord un métier d’art, un arti-
sanat qui demande une tradition orale, un vocabulaire spéci-
Un théâtre de recherche pour tous
Jean-Christophe BARBAUD (P74)
Jean-Christophe BARBAUD (P74)
Jean-Christophe Barbaud est metteur en scène. Parallèlement à des études
scientifiques (École des Mines de Paris, Doctorat en sciences physiques) il
est formé par René Hiéronimus puis par Alain Knapp qui l’initie à l’impro-
visation-création. Il fonde avec Olivier Poivre d’Arvor le Théâtre du Lion
après la création Les Enfants terribles de Cocteau au Théâtre du Musée
Grévin, puis en 1996 le Théâtre Odyssée. Il développe des relations avec
le Festival international de Théâtre de Geochang (Corée du Sud), l’uni-
versité Hannam (Daejon) et le Théâtre National de Séoul.
Pédagogue du théâtre, il enseigne pendant dix ans à l’École de la
Comédie de Saint-Étienne puis à l’École Nationale Supérieure des arts de
la Marionnette de Charleville.
Il rencontre Gérard Paquet et Marie-France Lucchini en 2000.
Cofondateurs de l’association Planète Emergences, ils travaillent ensemble
à la préfiguration du projet de la Maison des métallos de 2000 à 2006.
La Maison des métallos devient un établissement public de la Ville de Paris
en 2006. Il y sera conseiller artistique, et metteur en scène artiste associé.
Sa dernière mise en scène de Chien ou Loup (Labiche-Tchekhov-
Courteline) est jouée à Paris et au Festival d’Avignon 2014 et bientôt à
celui de 2015.
Il donne aussi des conférences sur le théâtre et organise des stages de
créativité.
Dossier
DES MINEURS ET DES ARTS
44 Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
L’homme qui regarde. - Tu es fou. L’homme qui travaille. - Je suis
vivant. Et l’avenir m’appartient ! (Il remplit son verre, le vide
d’un trait, le remplit à nouveau et se remet au travail). L’homme
a besoin de boîtes pour ranger ses souvenirs, pour protéger
ses rêves, pour semer ses projets, pour nourrir ses utopies.
L’homme qui regarde. - Mais qui voudra de ces boîtes qui ne
ressemblent à rien ?
S’ensuit un conflit entre ces deux hommes, l’homme qui
regarde prédisant un sort funeste à l’homme qui travaille, une
déchéance, l’abandon de sa femme, etc. Mais l’homme qui
travaille tient bon, et finira par recevoir un coup de fil d’un
client amateur d’art qui le sauvera. On voit que l’homme qui
travaille est un artiste et la métaphore du succès de tout
homme de foi travaillant sur la durée. En scrutant ce texte, j’ai
proposé une interprétation qui surprendra même l’auteur
qui n’y avait pas forcément pensé. J’ai imaginé que l’homme
qui regarde nétait autre que le diable, personnage éminem-
ment théâtral comme le montre le Faust de Goethe. En inven-
tant un jeu du diable, à la fois pervers et débonnaire, à l’allu-
re insinuante et obsédante face à la droiture de l’homme qui
travaille, la scène présentait une version modernisée du
mythe du bien et du mal, plongeant notre contemplation
dans la métaphysique.
Troisième exemple: Chien ou Loup, mon dernier spectacle,
sur l’aliénation face à la liber5. Cette fois, dans ce travail, le
mythe est premier et le choix de quatre petites pièces illus-
trant ce mythe est venu ensuite. Ainsi, l’une d’entre elles,
Tragédien malgré lui de Tchekhov présente un homme,
Tolkatchov qui habite à la campagne et doit faire les courses
de tout son voisinage. Acceptant cette aliénation, il est à
bout et songe à se suicider. Au moment où il avoue à son ami
«Ça reste entre nous, hein ? Je compte aller voir un psy-
chiatre», il bondit sur lui et d’aliéné se transforme en agres-
seur, en fauve attaquant par derrière(voir photo ci-dessous).
Shakespeare montée en 1989 à Paris au Théâtre 13 : une
jeune femme, Rosalinde, découvre l’amour en la personne
d’un jeune renégat, Orlando, et décide d’échapper à la cour
puritaine de son oncle pour retrouver, dans la forêt d’Arden,
son père banni par son frère qui fait un coup d’état, imposant
un régime tyrannique. Je devais trouver pour chaque scène
des objets médiateurs des enjeux des personnages. Pour
Shakespeare, qui respire mieux dans les scénographies nues,
mon idée a été de créer pour chaque personnage des cos-
tumes évocateurs de leurs préoccupations, mais aussi de leur
culture, en l’occurrence britannique. Plutôt que de choisir des
costumes historiques du XVIesiècle qui ne susciteraient
aucun étonnement, jai préféré opter pour des costumes de
toutes les époques. Dans la photo ci-dessous, on aperçoit les
deux princesses Celia et Rosalinde avant leur départ; elles
arborent de vastes robes-jupon qui les corsettent à l’image
des robes élisabéthaines. Elles sont pourvues de grosses rou-
lettes en bois leur permettant de parcourir la scène de façon,
solennelle, ludique et enfantine ce qui correspondait bien à
leur côté encore immature, à leur rang politique, mais aussi à
leur assujettissement à la vie de cour. Elles pouvaient cepen-
dant s’en échapper quand elles se retrouvaient seules pour
disserter sur leur désarroi amoureux.
L’anachronisme est encore accentué par les perruques
baroques à la Barry Lyndon. Le personnage masculin entou-
par les deux princesses est le génial fou Pierre de Touche.
Il porte un manteau et un haut de forme victorien, un grand
nœud de clown et une moustache à la Einstein. Une duches-
se en costume d’époque fin règne de Louis XIV les prévient
d’un événement imminent à la cour. Voilà comment les cos-
tumes ouvrent des pistes: enfermement et immaturité des
princesses, fou à la Lewis Carol renvoyant à l’onirisme, pré-
sence oppressive des époques daustérités morales, grand
thème de Shakespeare.
Deuxième exemple : choisi dans le théâtre contemporain:
État des lieux avant le chaos de Serge Adam3, spectacle monté
en 2005 à la Maison des métallos à Paris (extrait consultable
sur Internet - voir4). C’est un florilège de saynètes qui illus-
trent la déliquescence de la société dans différents
domaines : social, économique, médiatique, économique,
etc. Je veux parler ici d’une saynète intitulée Un beau
contrat dont voilà un extrait:
Au-delà de ce jeu, on peut y découvrir nos démons incons-
cients qui nous cernent. Remarquons que l’ami joue au psy-
chanalyste indiquant ses remarques sur un carnet. On ouvre
donc sur des univers riches et complexes: sauvagerie domes-
tiquée de l’homme, ses parts inconscientes, les menaces kaf-
kaïennes…
Savoir lire un spectacle comme œuvre d’art, lavoro d’arte (tra-
vail d’art), entraîne à la créativité, entraînement utile pour
45
Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
Dossier
DES MINEURS ET DES ARTS
appétits corporels. L’humanité présente est bestiale: elle n’a
que faire des artistes».
«Auguste Rodin, LArt, Entretiens avec Paul Gsell», Les Cahiers
Rouges, Grasset, Paris, 1911.
À nous de démentir le Maître…
1AK, une école de la création théâtrale par Alain Knapp, Actes Sud 1993.
2Art et Science, Regards croisés, Jean-Christophe Barbaud, Alain Knapp
Théâtre/Public 126, 1995 in Théâtre, Science et Imagination
3États des lieux avant le chaos : Comédies et tragédies de l’époque de
Serge Adam - Janvier 2006 / L’Archange Minotaure.
4http://www.etat-des-lieux-avant-le-chaos.fr
5https://www.facebook.com/ChienOuLoup
toutes ses activités. Pour conclure, je veux partager avec vous
la lecture de ce texte, un peu désuet dans sa forme mais pas-
sionnant par son contenu, et réveillant par son avertissement
au seuil de la guerre de 14-18 :
«L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de l’esprit qui
pénètre la nature et qui y devine l’esprit dont elle est elle-
même animée. C’est la joie et l’intelligence qui voit clair dans
l’univers et qui recrée en l’illuminant de conscience. L’art,
c’est la plus sublime mission de l’homme puisque c’est l’exer-
cice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le
faire comprendre. Mais aujourd’hui l’humanité croit pouvoir
se passer d’art. Elle ne veut plus méditer, contempler, rêver:
elle veut jouir physiquement. Les hautes et les profondes
vérités lui sont indifférentes : il lui suffit de contenter ses
Dossier
DES MINEURS ET DES ARTS
La philosophie: un outil pour lingénieur?
Nouveau cycle de formation:
six séances en soirée du 26 mars au 21 mai 2015
Le métier de l’ingénieur et l’analyse
philosophique.
L’ingénieur et les nouvelles techno-
logies ; intelligence artificielle, vie
artificielle.
La responsabilité et le principe de
précaution.
Le principe d’innovation.
La création : la spécificité de l’ingé-
nieur ?
Pour répondre à de telles questions,
encore faut-il s’entendre sur le sens du
mot philosophie.
La philosophie n’est pas la «libre» dis-
cussion chacun donne son avis sur
tout, mais l’exercice de l’esprit qui
cherche à résoudre des problèmes et
des contradictions au moyen d’argu-
mentation rationnelle et d’outils
conceptuels propres.
CYCLE DE FORMATION
Olivia Chevalier-Chandeigne
Docteur en Philosophie, thèse sur le
rapport philosophie/mathématiques
chez Descartes.
Ses cours, ses recherches, ainsi que
ses publications se concentrent sur la
théorie de la connaissance et sur sa
relation à l’histoire des sciences :
Constitution de la connaissance via
le paradigme mathématique (cours
universités de Paris-Ouest et de
Rouen). Histoire de la technique du
point de vue des sciences humaines
(École Nationale des Ponts et
Chaussées).
Programme détaillé et inscription : sur le site www.inter-mines.org
Organisme de formation enregistré sous le numéro 11 75 4519975
Lieu de formation : Intermines 32 rue du Mont Thabor 75001 Paris
L’ingénieur a-t-il besoin de la philosophie pour définir ses objectifs?
Comment les exprimer et que faire pour les atteindre avec succès ?
Comment le philosophe peut-il accompagner l’ingénieur ?
46 Mines Revue des Ingénieurs #477 Janvier/Février 2015
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