D O S S I E R DOSSIER THÉMATIQUE DÉPISTAGE ORGANISÉ DES CANCERS DU SEIN 1 re partie ◆ Introduction René Gilles ◆ Le dépistage du cancer du sein : un bénéfice pour l’exercice médical ? Pierre Haehnel DÉPISTAGE ORGANISÉ DES CANCERS DU SEIN (II) ◆ Dépistage organisé des cancers du sein : quelles leçons peut-on tirer des essais historiques ? Marie-Hélène Dilhuydy, Béatrice Barreau, Joseph Stinès ◆ La contribution de l’analyse économique au débat sur le dépistage des cancers : l’exemple du cancer du sein François Eisinger, Jean-Paul Moatti ◆ Dépistage du cancer du sein avant 50 ans et après 70 ans Henri Tristant Introduction ◆ En conclusion Joseph Stinès ● Anne Lesur*, Edith Netter* L e dépistage de masse organisé (DO) du cancer du sein est un sujet d’actualité qui nous conduit à vous proposer un second volet au dossier “Dépistage organisé du cancer du sein” (le premier volet a été publié dans La Lettre du Sénologue, n° 6, novembre 1999). Une revue des essais historiques a permis d’affirmer l’impact du dépistage sur la mortalité, sous réserve d’une méthodologie optimale. En France, des campagnes de dépistage se sont mises en place progressivement, et nous nous proposons d’en détailler quelques-unes dans cette deuxième partie. Ces expériences, échelonnées dans le temps, sont intéressantes à connaître, compte tenu de l’extension à l’ensemble du pays annoncée par l’État. En France, dès 1989, dans le cadre du Fonds National de Prévention, d’Education et d’Information Sanitaire (FNPEIS), six campagnes expérimentales (Alpes maritimes, Ardennes, BasRhin, Bouches-du-Rhône, Rhône, Sarthe) de dépistage ont été mises en place. Quatre autres ont suivi en 1991. En 1994, une extension progressive du programme est alors envisagée, d’où la création d’un Comité national de pilotage, dont la mission est d’homogénéiser l’organisation et les pratiques des différents programmes, de promouvoir l’assurance de qualité et l’évaluation. Un cahier des charges est établi, où l’on retrouve quatre points principaux : l’assurance de qualité des examens de dépistage, la formation des médecins et des autres professionnels, la participation la plus large possible de la population concernée et le suivi épidémiologique avec évaluation du programme. Cela impose évidemment un suivi thérapeutique ultérieur adapté et de qualité. a 200 en Angleterre). À titre d’exemple, en 1985, on dénombrait, en France, 4 500 radiologues et 5 000 manipulateurs (pour 400 en Angleterre). Les programmes des 31 départements s’adressent actuellement à 2 500 000 femmes de 50 à 69 ans, soit environ la moitié de la population française de cette tranche d’âge. Dès 1996, vingt départements participèrent au programme ; il y en a actuellement trente et un. Le modèle est décentralisé, avec environ 2 500 mammographes (pour comparaison, il y en Enfin, nous pouvons conclure ce dossier par une question cruciale pour l’avenir : Avons-nous encore le choix entre ces deux types de dépistage ? (Le dépistage organisé gagnera en crédibilité grâce aux modalités uniformisées de “deux incidences, double lecture, tous les deux ans” À ce prix, et avec rigueur et conviction, il devrait s’imposer). ■ * Centre Alexis-Vautrin, Vandœuvre-lès-Nancy. 6 Les résultats des plus anciennes campagnes dans l’ordre chronologique (rapportés par Alain Brémond, Béatrice Gairard et Brigitte Séradour), avec leurs vagues successives, montrent leur impact et leur efficacité, mais aussi leurs difficultés. La mise en œuvre des campagnes de nouvelle génération est intéressante pour une future généralisation : nous attendons avec intérêt vos commentaires éventuels. Il faut signaler également l’existence de deux programmes un peu différents, non financés par le FNPEIS, en 1990 dans l’Hérault et en 1994 dans l’Orne, utilisant des structures mobiles et s’adressant aux femmes de 40 à 69 ans : l’expérience de l’Hérault est rapportée ici par Patrick Boulet. Parmi les expériences européennes, celle de Luxembourg est particulièrement riche d’enseignements ; elle est rapportée par Marie-Christine Wagnon. À côté de ce système organisé, la pratique du dépistage individuel est très répandue en France, bien qu’on lui reproche en général un biais de sélection et sa non-évaluation. Cependant, un essai d’évaluation a été réalisé dans un centre privé de Tourraine (Michel Granger) ; nous vous le rapportons en vous laissant juge des résultats obtenus. La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 D O S S I E R Dépistage du cancer du sein dans le département du Rhône ● Alain Brémond*, I. Courtial** HISTORIQUE C’est en novembre 1985 que se réunit, à l’initiative du Conseil général du Rhône, une commission de cancérologie dont l’objectif était de proposer des actions dans le domaine de la prévention et du dépistage des cancers. Le dépistage du cancer du sein fut retenu comme action prioritaire. Un groupe de travail se constitua pour déterminer les modalités d’une telle action. Rappelons qu’à cette date aucune action de cette ampleur n’avait été envisagée en France et les données disponibles provenaient de pays européens, dont la Suède. L’un de nous avait fait un court séjour auprès du Dr Tabar, qui venait de publier les résultats de l’expérience dite “des deux Comtés”. Il fut décidé d’emblée d’utiliser les moyens existants, c’est-à-dire des installations de radiologie des secteurs public et privé. L’accent fut mis sur l’évaluation. Un registre des cancers fut institué après un enregistrement de tous les cas de cancer du sein de l’année 1985, constituant l’état des lieux avant le dépistage réalisé par le Dr Annie Sasco, épidémiologiste. Parallèlement, il fut prévu d’emblée d’enregistrer le suivi des femmes dépistées. Une des plus grandes difficultés fut la mise au point des convocations. La CNIL nous orienta vers l’utilisation des fichiers des caisses d’Assurance maladie. Malheureusement, les fichiers informatiques étaient morcelés en dix-huit fichiers. Le centre de calcul de l’université Claude-Bernard nous prêta heureusement son concours pour fusionner, trier les doublons et établir un fichier de femmes de 50 à 70 ans du département. Une expérience pilote commença en mai 1987 et se poursuivit jusqu’en juin 1988. Elle portait sur un échantillon de 30 000 femmes. Le financement était assuré par le Conseil général du Rhône et la Caisse primaire d’Assurance maladie de Lyon. Par un arrêté du 13 septembre 1989, le département devenait un site pilote, et la généralisation était obtenue en 1992. MODALITÉS PRATIQUES Le fichier d’origine est mis à jour régulièrement, incorporant les femmes qui atteignent l’âge de 50 ans et celles qui viennent résider dans le département. Chaque organisme d’Assurance maladie s’est assuré auparavant de l’accord des femmes pour la transmission des données au centre de dépistage, conformément à l’avis de la CNIL. Les femmes sont invitées l’année de leurs 50, 53, 56, 59, 62, 65, 68 et 70 ans. Une relance est adressée à celles qui ne répondent pas. Les mammographies (une seule incidence oblique par sein) sont réalisées dans l’un des 88 centres de radiologie. * Centre régional de lutte contre le cancer Léon-Bérard, Lyon. **Association pour le dépistage des maladies du sein dans le Rhône, 28, rue Servient, 69003 Lyon. La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 Les clichés sont ensuite adressés au centre de dépistage, où ils sont relus de façon quotidienne par huit radiologues. Ceux-ci évaluent la qualité des clichés, notent les anomalies retenues (par une troisième lecture en cas de discordance), puis adressent les résultats à la patiente et au médecin désigné par elle. Toutes les données sont saisies dans un fichier informatique. Par la suite, des demandes d’information sont adressées au médecin de la patiente pour connaître les suites données à un résultat positif. S’il n’a pas été consulté, la patiente est de nouveau alertée. Les résultats des examens et des interventions éventuelles sont saisis dans le dossier. Une étude réalisée à l’aide du registre des cancers du sein permet de connaître les cancers de l’intervalle et les cancers des “non-répondantes”. Le registre permet aussi de suivre l’évolution des paramètres pronostiques dans le département depuis 1985. RÉSULTATS Taux de rappel Il a beaucoup varié avec le temps (tableau I). Tableau I. Taux de rappels, de biopsies et de cancers en fonction du temps. Année 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 Taux de rappels (%) Taux de biopsies (%) 10,6 9,2 8,3 7,7 8,2 7,0 6,1 4,9 1,5 1,3 1,2 1,0 1,0 0,8 0,7 – Taux de cancers (quel que soit le rang de l’examen) 7,7 5,9 6,4 5,6 4,9 4,7 4,1 – Le taux de rappels le plus élevé se situe dans la tranche d’âges 50-54 ans et le plus bas dans la tranche d’âges 65-69 ans. Il diminue avec le rang de l’examen de chaque femme. Taux de biopsies (tableau I) Il a diminué de moitié, particulièrement chez les femmes examinées pour la première fois, ce qui traduit une meilleure sélection des patientes opérées. Taux de cancers (tableau I) Il a diminué avec le temps, y compris pour les dépistages incidents. Cela traduit peut-être le fait que les patientes invitées à l’âge de 50 ans ont, de plus en plus souvent, déjà subi des mammographies antérieures, en particulier dès l’âge de 40 ans. Cependant, le taux de détection reste élevé, autour de 5,5 pour 7 D O S S I E 1 000 en 1996. La baisse la plus spectaculaire a été observée chez les femmes de 60 à 69 ans, pour qui le taux de détection est passé de 11 à 4,5 pour 1 000 femmes examinées. Ce sont elles, en effet, qui ont eu le plus grand nombre d’examens de dépistage depuis l’initiation du programme. Tableau II. Variations en fonction de l’âge. 50-54 ans 55-59 ans 60-64 ans 65-69 ans Tableau III. Taux de rappels, taux de biopsies, taux de cancers et valeur prédictive positive de la biopsie. Rang Taux de Taux de Taux de cancer rappels (%) biopsies (%) (pour 1000) 1er examen 2e examen 3e examen Résultats en fonction de l’âge (tableau II) Âge R Taux de rappels (%) Taux de biopsies (%) Taux de cancers (quel que soit le rang de l’examen) pour 1 000 Valeur prédictive positive 9,6 7,8 7,5 6,6 1,0 1,0 1,0 1,1 3,9 4,9 5,6 6,8 38,7 49,6 57,4 64,4 Le tableau II montre que la spécificité de la mammographie de dépistage est meilleure à mesure que les femmes avancent en âge : les faux positifs sont nombreux entre 50 et 54 ans. Malgré une stabilité du taux de biopsies, le nombre de cancers détectés et traités augmente avec l’âge. Cela se traduit par un plus faible nombre de biopsies, chirurgicales inutiles chez les femmes plus âgées. On peut regretter le faible développement des techniques de microbiopsie pour ces images anormales. Résultats selon le rang de l’examen (tableau III) Les taux de rappels, taux de biopsies et taux de cancers diminuent avec le rang de l’examen, alors que la valeur prédictive 8,9 6,7 5,3 1,2 0,8 0,7 5,9 4,6 4,3 Valeur prédictive positive 49,9 59,2 63,0 positive de la biopsie augmente. Cette meilleure sélection des indications de la biopsie est en partie due à la possibilité de comparer les mammographies avec les précédentes, toutes archivées au centre de dépistage. Au total, 810 cancers ont été dépistés entre 1990 et 1996 ; 108, soit 15 %, sont des carcinomes canalaires in situ. Parmi les cancers qui ont eu un curage axillaire, 70,7 % n’ont pas d’envahissement ganglionnaire ; 77 % mesurent moins de deux centimètres et 32 % moins d’un centimètre. CONCLUSION Malgré une amélioration sensible au cours des années, des progrès restent à faire, notamment dans la sélection des patientes opérées, mais aussi pour l’unification des différentes modalités de dépistage. Celle-ci permettra une meilleure connaissance du cancer du sein et probablement une meilleure prise en charge diagnostique et thérapeutique. ■ Résultats du programme de dépistage du cancer du sein dans le département du Bas-Rhin (programme ADEMAS) ● Béatrice Gairard*, C. Guldenfels*, P. Haehnel*, C. Kleitz*, P. Schaffer* L e programme de dépistage du cancer du sein ADEMAS a débuté en 1989 dans le Bas-Rhin. Il s’agissait au départ d’une campagne pilote du programme “Europe contre le cancer”, avec le soutien du ministère des Affaires sociales, du Conseil général du Bas-Rhin, du Conseil régional et des caisses d’Assurance maladie. Après son lancement, l’ADEMAS s’est également orientée vers la mise en œuvre d’un programme d’assurance qualité qui porte à * ADEMAS, 10, rue de Leicester, 67080 Strasbourg Cedex. 8 la fois sur les qualités du test, avec mise en place du suivi télématique des équipements radiologiques du département, et sur le développement de l’évaluation, à tous les stades de la démarche diagnostique et thérapeutique. MODALITÉS PRATIQUES DU DÉPISTAGE La campagne ADEMAS a eu pour originalité d’utiliser les structures existantes, aussi bien publiques que privées. La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 Elle n’utilise pas de convocation, mais favorise la participation active de la population cible par motivationdes participants. Elle concerne toutes les femmes résidant dans le département du Bas-Rhin, âgées de 50 à 65 ans, assujetties à l’une des caisses d’Assurance maladie ayant accepté de participer à ce programme. Elle leur rappelle régulièrement le rythme de deux ans par l’envoi d’une lettre accompagnée des clichés de la vague précédente. Ce rappel est possible grâce à la mise en place d’un fichier informatisé de toutes les patientes qui se présentent spontanément au dépistage. Ce résultat est obtenu grâce à un travail d’incitation et d’information majeure auprès des médecins traitants qui ont tous été contactés personnellement. Seules sont exclues du dépistage et subissent d’emblée une procédure diagnostique les femmes qui ont des antécédents familiaux de cancer du sein au premier degré, diagnostiqué avant cinquante ans, les femmes suivies antérieurement pour une image atypique, une lésion frontière ou un cancer du sein, ou celles qui présentaient un signe clinique suspect de cancer (ride, fossette ou tumeur, écoulement sanglant). Le test de dépistage comporte une seule incidence latérale médio-oblique externe couvrant l’ensemble du sein, ce sans examen clinique. Au centre coordonnateur, une deuxième lecture de tous les clichés est réalisée en aveugle par d’autres lecteurs, plus spécialisés en sénologie que les précédents. Ils sont au nombre de cinq. Une troisième lecture est effectuée en cas de discordance entre les deux premiers groupes de lecteurs. Le nombre de radiologues participant au programme est de 101. Ils exercent dans des cabinets privés et publics répartis sur l’ensemble du département. Un système de contrôle de qualité régulier de la chaîne mammographique est assuré par le CAATS (Centre d’évaluation et d’Assurance de qualité des Applications Technologiques dans le domaine de la Santé), organisme privé spécialisé dans le contrôle de qualité des appareils de radiologie. RÉSULTATS Participation du 15 mai 1989 au 31 décembre 1997 Sur cette période, 171 767 mammographies ont été réalisées, dont 63 367 chez des femmes qui se sont présentées spontanément pour le premier examen de dépistage. Pour les vagues ultérieures, les femmes sont invitées par l’ADEMAS, avec l’envoi d’un courrier et des clichés antérieurs, leur rappelant la nécessité de refaire un cliché de dépistage deux ans après l’examen précédent : 46 982 femmes ont participé à la deuxième vague, 35 541 à la troisième et 22 083 à la quatrième. Participation à la vague prévalente Le taux de participation cumulatif calculé pour la cohorte des femmes qui avaient de 50 à 64 ans en 1989 (recensement INSEE, 1990) est de 31,6 % au bout de 1,5 an, de 41,9 % au bout de 2,5 ans et de 58,1 % au bout de 8,5 ans. Ce taux de participation est sous-évalué. En effet, pour la La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 cohorte des femmes de 60 à 64 ans, le nombre d’entre elles qui peuvent bénéficier d’un dépistage diminue avec le temps, puisque, au bout de deux ans, celles qui avaient 64 ans en 1989 ont 66 ans deux ans plus tard et ne peuvent de ce fait être dépistées dans le cadre de la campagne. Il en est de même, au bout de trois ans, pour les femmes qui avaient 63 ans en 1989. De ce fait, la participation, pour les femmes de cette tranche d’âge, se limite à 42,6 % à partir de 1994. Le taux de participation est également plus bas du fait des critères d’exclusion assez larges (voir précédemment), faisant que beaucoup de femmes ont immédiatement des examens diagnostiques. Les femmes qui n’appartiennent à aucune des caisses d’Assurance maladie participant au programme ont également d’emblée des examens mammographiques de diagnostic. Si l’on ajoute au taux de participation au programme ADEMAS ces examens hors dépistage, on trouve un taux de couverture qui atteint 51,6 % au bout de 2,5 ans, 77,1 % au 31 décembre 1997, et 77 % pour la cohorte des femmes âgées de 50 à 64 ans en 1989. Participation aux vagues ultérieures Parmi les femmes ayant bénéficié d’un dépistage incident, 85 % ont bénéficié d’une deuxième mammographie, en moyenne 24 mois plus tard ; parmi ces dernières, 91 % ont eu une troisième mammographie, et 92 % de celles de ce dernier groupe ont eu une quatrième mammographie. Tableau I. Autres indicateurs précoces d’efficacité au 31 décembre 1996. 1er examen 2e examen 3e examen 4e examen 59 069 43 845 31 297 14 449 Taux de rappel (%) 8,7 3,6 2,4 2,3 VPP dépistage (%) 6,3 9,9 17 15,1 VPP biopsie (%) 48,8 67,2 80,4 72,5 Nombre de cancers détectés Taux de détection (pour 1 000) 328 158 127 50 5,5 3,6 4,0 3,5 Taux de cancers 10 mm (%) 35,2 32,8 40,6 35,3 Taux de N+ (%) 29,1 33,1 21,7 18,9 Nombre de dépistages VPP : valeur prédictive positive. CONCLUSION Au terme de cette présentation des résultats du programme ADEMAS au bout de 8 ans de fonctionnement, il est permis de penser que le dépistage “à la française”, faisant appel aux structures existantes et non pas à des centres spécialisés, est possible, et qu’il permet de réduire la mortalité par cancer du sein. Cependant, pour aboutir à un tel résultat, il est indispensable d’organiser ce dépistage et de l’évaluer en permanence, et de mettre en place un système d’assurance qualité. ■ 9 D O S S I E R Le dépistage organisé du cancer du sein : l’expérience des Bouches-du-Rhône ● Brigitte Séradour* E n 1989, une première expérience pilote de dépistage a été initiée dans le département : 3 000 femmes ont bénéficié d’une mammographie dans 9 centres de radiologie. Dès 1990, avec le soutien du Fonds National de Prévention, le programme a invité, tous les trois ans, l’ensemble de la population de 50 à 69 ans. La population cible des Bouches-duRhône comprenait 190 000 femmes. L’ensemble des assurées des différents régimes et des mutuelles était concerné. Le nombre des centres de radiologie publics et privés a progressivement augmenté : 60 centres participaient en 1990, 110 en 1994. Un recueil départemental des biopsies mammaires a été créé dès 1990 pour réunir l’ensemble de tous les résultats histologiques, quels que soient l’âge ou le diagnostic. Les mammographies de dépistage ont toutes été soumises à une double lecture. La deuxième lecture a été centralisée et effectuée par un comité fixe de 6 à 8 radiologues spécialisés en sénologie. En cas de test de dépistage anormal, la patiente a été examinée dans le cadre du système de soins habituel. Le programme n’a pas géré la prise en charge thérapeutique des anomalies détectées. Le suivi des dépistages anormaux a été connu dans 97 % des cas. Un programme d’assurance qualité radiologique a été mis en place en 1993. Des visites semestrielles de chaque centre ont permis d’homogénéiser la qualité des matériels radiologiques. Un cahier des charges a dû être accepté par les centres habilités par le programme. Quinze pour cent des centres ont renoncé à poursuivre ce programme entre 1993 et 1997. Un programme d’assurance qualité anatomopathologique a aussi démarré en 1993. Les 30 laboratoires y participant ont accepté une fiche de recueil identique et ont suivi des formations pour obtenir une meilleure concordance sur les diagnostics. Entre 1993 et 1998, trois campagnes se sont déroulées, et 223 000 mammographies ont été réalisées. La participation moyenne a été de 48 %. Le pourcentage de tests jugés positifs est resté assez bas, de l’ordre de 3,5 %. Au total, 1 050 cancers ont été détectés, dont 35 à 40 % avaient un diamètre de 10 mm ou moins. Le taux de détection a été supérieur à 5 ‰ lors de la première mammographie ; il a été de 4 ‰ lors de la deuxième ou troisième mammographie. Le taux de cancers de l’intervalle sur trois ans (après test négatif) a été de 2,5 cancers pour mille femmes dépistées. La qualité des clichés s’est largement améliorée mais les échecs du dépistage ont été d’autant plus nombreux que l’intervalle a été plus long. Les résultats obtenus sur 24 mois ont été de 1,5 ‰, ce qui est un taux comparable à celui des autres programmes européens. Des enseignements multiples ont été tirés du programme au cours de ces neuf années, tant sur le plan du fonctionnement que sur celui de la recherche. – Les professionnels du secteur public et du secteur privé, en collaborant, ont réussi à améliorer non seulement la qualité du dépistage, mais aussi la qualité de l’ensemble des mammographies du département. – La base de données qui a été constituée a pu servir à des études épidémiologiques, anatomopathologiques, radiologiques et économiques. Cette base a permis de développer un centre de formation pour les radiologues, les manipulateurs, les physiciens et les ingénieurs biomédicaux. – Chaque centre de radiologie a reçu régulièrement l’évaluation de ses résultats par rapport à l’ensemble des lecteurs et les corrections à envisager pour devenir plus performant. – Les méthodes de mesure de la qualité radiologique ont été validées par le programme européen EUREF. Cela nous a permis de comparer nos résultats à ceux des autres programmes étrangers. – Des études en collaboration avec le laboratoire de physique de la faculté des sciences de Saint-Jérôme ont été entreprises sur le traitement des images par ordinateur en vue d’améliorer leur détection. – Sur le plan de la santé publique, des enquêtes chez les femmes participant ou non au programme ont pu préciser l’impact de l’invitation sur les diverses classes sociales de la population. Il est clair que le programme a sensibilisé à la prévention les femmes les moins médicalisées. Dix pour cent d’entre elles étaient seulement surveillées par un gynécologue. Tableau I. Dépistage du cancer du sein (Bouches-du-Rhône, 19901997). Âge N 50-59 80 364 60-69 105 748 70-72 13 435 Total 199 547* Tests positifs 4,3 % 4% 2,7 % 4,1 % Biopsies Cancers Cancers/biopsies chirurgicales détectés 0,7 % 0,9 % 0,6 % 0,8 % 3,6 ‰ 6,1 ‰ 4,5 ‰ 5‰ 48 % 62 % 76 % 58 % *130 915 premières mammographies ; 68 632 deuxièmes ou troisièmes mammographies. * ARCADES (Association pour la recherche et le dépistage des cancers du sein), hôpital de la Timone, Bâtiment F, rue Jean-Moulin, 13005 Marseille Cedex. 10 La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 – La mesure de l’impact du programme en termes de réduction de la mortalité n’est pas encore possible. Nous avons seulement observé une augmentation significative des cancers de bon pronostic et une diminution des stades évolués. Ce sont les femmes de plus de 60 ans, qui avaient peu bénéficié de la prévention auparavant, qui ont le plus bénéficié de ce programme. Ces différentes réflexions pourront éclairer les choix quant aux modalités de l’extension du dépistage à l’ensemble des départements français. ■ P O U R E N S A V O I R P L U S . . . ❒ Séradour B., Wait S., Jacquemier J., Dubuc M., Piana L. Modalités de lecture des mammographies de dépistage du programme des Bouches-du-Rhône. Résultats et coûts 1990-1995. J Radiol 1997 ; 78 : 49-54. ❒ McCann J., Wait S., Séradour B., Day N. A comparison of the performance and impact of breast cancer screening programmes in East Anglia, U.K. and Bouches-du-Rhône, France. Eur J Cancer 1997 ; 33 (3) : 429-35. ❒ Séradour B., Allemand H., Schaffer P. Programme français de dépistage du cancer du sein. Résultats de cinq départements (1989-1994). Bull Cancer 1997 ; 84 (8) : 822-8. ❒ Séradour B., Jacquemier J., Dubuc M. Dual reading in a non-specialized breast cancer screening programme. The Breast 1996 ; 5 : 398-403. Dépistage du cancer du sein dans le département de l’Hérault ● Patrick Boulet*, J.L. Lamarque, J.Cherif-Cheikh, J. Pujol, P. Taourel, J.P. Daures, F. Seguret, L. Raynaud, F. Rabischong ❒ QUESTION : Pourquoi le Pr J.L. Lamarque lance-t-il en 1990, dans le district de Montpellier puis dans le département de l’Hérault, une campagne de dépistage organisé (DO) du cancer du sein par unités mobiles (Mammobiles) pour les femmes de 40 à 70 ans (1) ? ❒ REPONSE : Parce que, malgré les progrès diagnostiques et thérapeutiques, le cancer du sein a une incidence annuelle croissante de 1,5 %, soit 34 000 nouveaux cas et 11 000 décès chaque année en France. MATÉRIEL ET MÉTHODE Les femmes L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a défini, en 1968, 10 critères de dépistage du cancer du sein. Le DO, conformément à ces critères, concerne les femmes de 40 à 70 ans résidant dans le département de l’Hérault. À partir des listes électorales, une invitation informatisée est adressée environ un mois avant la venue du Mammobile dans le quartier, ou le village, à chaque femme de 40 à 70 ans. Un comité de femmes bénévoles non médecins (Comité féminin) sensibilise le public par une information locale (affiches, tracts, bouche à oreille…) et organise des réunions de quartier avec des médecins voisins, le Comité médical et l’équipe technique et médicale du dépistage. * Avenue Pierre d’Adhénuar, Montpellier. La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 Ces rencontres incitent les femmes à venir passer un “Mammotest” rapide et gratuit dans le Mammobile et permettent de répondre aux questions, de minimiser les tabous et la plupart des idées préconçues négatives à l’encontre de la campagne de dépistage. Une information générale passe par les médias régionaux et nationaux (presse, radio, télévision, panneaux publicitaires), relayée par des conférences de presse. Unités mobiles du dépistage Deux camions spécialement aménagés (figures 1 et 2), équipés d’un mammographe de dernière génération et d’une machine à développer plein jour, permettent chacun la réalisation, par des techniciennes en imagerie médicale spécialisées en mammographies, de 50 Mammotests par jour environ (une incidence de face et une incidence oblique pour chaque sein). Un contrôle de qualité-image quotidien (sensitométrie et dosimétrie sur fantôme) est réalisé après une heure de fonctionnement et transmis au physicien du centre fixe du dépistage : l’Institut montpelliérain d’imagerie médico-biologique et de mastologie (IMIM). 11 D O S S I E R Si le test est positif, un double courrier informe la patiente et son médecin. Ce dernier reçoit un dossier de suivi pré-affranchi à retourner à l’IMIM. Plusieurs rappels sont effectués en cas de non-réponse. Les dossiers de suivi détaillent (tableau I) : Tableau I. Analyse et statistique. Figure 1. Première unité mobile : ville de Montpellier et son district. Femmes invitées Nombre de tests (et taux d’adhérence) Taux de tests + Cancers VPP test Biopsies Biopsies VPP biopsies CCIS Diamètre tumoral 10 mm N– 1er tour 2e tour 69 287 37 053 (54 %) 35 026 23 738 (67,7 %) 7,4 % 190 (5,2/1 000) 7,8 14%% 14 36 % 40 (21,6 %) 40 % 68 % 3,7 % 67 (2,8/1 000) 8,7 66%% 45,6 % 10 (15,4 %) 49 % 72 % – le résultat des examens cliniques et paracliniques pratiqués après le Mammotest, – la preuve histologique des cancers par ponction à l’aiguille ou biopsie chirurgicale, – l’acte chirurgical, la classification TNM de la tumeur, – le stade histologique SBR et l’hormonodépendance éventuelle, – les autres modalités thérapeutiques. Le croisement des bases de données du DO et du registre des cancers de l’Hérault a identifié les cancers d’intervalle diagnostiqués entre deux vagues de dépistage (2). Figure 2. Deuxième unité mobile : département de l’Hérault. RÉSULTATS Lecture des mammotests Les tests anonymes avec code informatique sont acheminés chaque jour à l’IMIM. Ils sont lus sur des négatoscopes défilants, successivement par deux radiologues compétents en sénologie, et comparés aux précédents Mammotests éventuels. S’il y a discordance dans les résultats de la lecture, un troisième, voire un quatrième, lecteur très expérimenté décide, en ayant connaissance des conclusions précédentes, de la positivité ou de la négativité du test sur une feuille standardisée. Un Mammotest est positif s’il montre une image susceptible d’être un cancer. Un test est négatif dans le cas contraire. Ces informations sont enregistrées dans une base de données qui rend possible la gestion informatique générale et le suivi des Mammotests. Gestion des données L’IMIM a émis les invitations au dépistage après avoir défini les déplacements du Mammobile. C’est le lieu de lecture et d’archivage des Mammotests et du suivi des tests positifs. Si le test est négatif, un courrier informatisé est adressé à la patiente, la remettant à la surveillance de son médecin, jusqu’à la prochaine vague de dépistage. 12 Les taux d’adhérence, des tests positifs, des cancers dépistés, des cancers d’intervalle et des biopsies diagnostiques ont été calculés, de même que les valeurs prédictives positives (VPP) des Mammotests et des biopsies. Les taux des cancers de taille inférieure à 10 mm, des cancers in situ (CIS) et des cancers à ganglions négatifs ont été établis par traitement des données sur les micro vax de Nîmes et de Montpellier (Pr J.P. Daures), en utilisant les logiciels SAS. Le test de Qui 2 a permis de comparer les variables étudiées chez les femmes de 40 à 50 ans et de 50 à 70 ans (p < 0,005 étant considéré comme négatif). Les résultats partiels des deux premiers tours sont présentés dans le tableau II, et la comparaison entre les classes d’âge (40-49 ans versus 50-69 ans) dans le tableau III. Le tableau IV montre les facteurs pronostiques des cancers dépistés et ne met pas en évidence de différence significative entre les femmes de 40 à 50 ans et les femmes de 50 à 70 ans. L’étude suédoise de Tabar (3) et le programme espagnol de Valencia (4) sont concordants avec ces résultats. L’étude de Curpen (5) a mis en évidence une légère tendance à la détection de tumeurs de plus petit diamètre chez les femmes de La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 Tableau II. Arbre évolutif pour le premier et le second tours. Premier tour Deuxième tour 10 000 9 260 tests négatifs 10 000 740 tests positifs 9 730 tests négatifs 370 tests positifs 140 indications de biopsie 60 indications de biopsie 52 cancers 28 cancers Tableau III. Résultat du dépistage. Valeur prédictive Taux de tests + Taux de cancers détectés Biopsie Valeur prédictive du cancer tours 40-49 ans 50-59 ans 1er tour 7,4 % 7,4 % 2e tour 4,6 % 3,3 % 1er tour 2,9 % 6,6 % 2e tour 2,2 % 3,1 % 1 tour 21,8 % 43,5 % 2e tour 36,4 % 51 % er Les facteurs pronostiques des cancers dépistés chez les femmes de 40 à 50 ans sont aussi favorables que chez les femmes de 50 à 70 ans. Une étude de 500 000 femmes de moins de 50 ans serait nécessaire pour démontrer, avec une puissance statistique suffisante, la réduction de la mortalité, significative chez les femmes de moins de 50 ans selon Kopans (7). La commission sénatoriale des États-Unis a recommandé, en 1997, comme la Suède et la Hollande, le dépistage chez les femmes de moins de 50 ans. Le DO de l’Hérault poursuit cette étude. Du 11 juin 1990 au 1er juin 1999, 131 543 tests ont été réalisés au cours de quatre vagues chez les femmes de 40 à 70 ans : – 531 cancers du sein ont été dépistés, avec confirmation histologique, – 24 % concernaient des patientes de 40 à 50 ans. Depuis le 1er juin 1999, les femmes de 50 à 70 ans sont suivies par une nouvelle structure de dépistage : Mammosud. Les femmes de 40 à 49 ans sont toujours prises en charge par le DO et l’IMIM. ■ R Tableau IV. Facteur pronostique des cancers détectés selon les tranches d’âge. % de cancers invasifs 40-49 ans 50-70 ans 25,9 % 18 % % de cancers invasifs < 10 mm 37 % 44 % % de cancers invasifs N– 71 % 69 % % de carcinomes canalaires in situ É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Lamarque J.L., Cherif-Cheikh J., Boulet P., Pujol J., Laurent J.C., Guerrin B., Di Ruggiero F., Seguret F., Daures J.P., Wolf P., Regal R., Rabischong F. Dépistage de masse organisé du cancer du sein dans le département de l’Hérault. J Le Sein 1993 ; 2 (1) : 33-46. 2. Lamarque J.L., Cherif-Cheikh J., Boulet P., Laurent J.C., Valmorin J., Pujol J., Taourel P., Seguret F., Daures J.P. Cancérologie aujourd’hui 1998 ; 7 (5) : 233-9. 3. Tabar L., Fagerberg G., Day N.E., Duffy S.W., Kitchin R.M. Breast cancer treatment and natural histology : new insights from results of screening. Lancet moins de 50 ans. Cinquante-deux cancers de l’intervalle surviennent entre les deux tours, soit un taux de 1,7 % des femmes par an. CONCLUSION Les résultats du DMO sont en accord avec les indicateurs d’efficacité définis par les Recommandations européennes (6) : – 25 % des cancers dépistés sont des cancers in situ, – 37 % des cancers infiltrants ont une taille inférieure ou égale à 10 mm, – 71 % des cancers infiltrants n’ont pas de métastase ganglionnaire. La Lettre du Sénologue - n° 7 - février 2000 1992 ; 339 ; 412-4. 4. Vizcaino I., Salas D., Vilar J.S., Ruiz-Perales F., Herranz C., Ibanez J. Breast cancer screening : first round in the population-based program in Valencia, Spain. Radiology 1998 ; 206 : 253-60. 5. Curpen B.N., Sickles E.A., Sollitto R.A., Ominsky S.H., Galvin B., Frankel S.D. The comparative value of mammographic screening for women 40-49 years old versus women 50-64 years old. AJR 1995 ; 164 : 1099-103. 6. Kirkpatrick A., Tomberg S., Thijssen M.A.O. European guidelines for quality assurance in mammography screening (final round) Luxembourg : Commission of the European Communities, 1993. 7. Kopans D.B., Halperin E., Hulka C.A. Statistical power in breast cancer screening trials and mortality reduction among women 40-49 with particular emphasis on the national breast screening study of Canada. Cancer 1994 ; 74 : 1196-203. 13